1Le fait de lier démarche contrefactuelle et enquête d’histoire économique n’est pas propre à Robert Fogel. En 2000, Kenneth Pomeranz, spécialiste de l’histoire de la Chine, a publié un livre intitulé The Great Divergence : China, Europe and the Making of the Modern World Economy, traduit en français en 2010, qui a fait beaucoup de bruit à la fois dans l’histoire économique et dans l’histoire de la révolution industrielle1. On trouvera un résumé très utile de ses thèses dans un petit livre aisément abordable, La Force de l’Empire : révolution industrielle et écologie, ou pourquoi l’Angleterre a fait mieux que la Chine2, lequel rassemble trois de ses articles initialement parus entre 2001 et 2002 dans des revues anglophones. Les travaux de Pomeranz s’inscrivaient ainsi au croisement de plusieurs démarches historiographiques – dans le cadre de l’histoire économique, qui multiplie les approches comparatistes, ou des New Imperial Studies, qui retravaillent la question du tournant industriel – de ce que l’on appelle le « take off », le décollage – et en particulier de l’importance de l’Empire dans ce développement. Pomeranz apportait sa contribution à une réévaluation globale du concept impérial3, réfléchissant par exemple de façon nuancée sur l’impérialisme écologique : celui-ci ne se résume pas au fait d’amener avec soi microbes et lapins, mais repose sur une utilisation optimale, au sein d’un empire éclaté, de la multiplicité des climats et des niveaux de développement, pour jouer sur les avantages comparatifs régionaux – ce qui conduit à une répartition inégale des risques écologiques. Comme le note Philippe Minard dans son introduction à La Force de l’Empire, « à l’Angleterre les vertes campagnes, à l’Australie les terres appauvries et dévastées par les lapins4 ».

2Pour Kenneth Pomeranz, il s’agit de repenser en profondeur la révolution industrielle et l’entrée dans le monde moderne, en comparant l’Occident et la Chine, et plus précisément en comparant le delta du Yangzi et l’Angleterre à la fin du xviii^e siècle. S’appuyant sur des chiffres très précis (taux de production, urbanisation, niveaux de consommation, pression démographique...), brassant, comme Fogel, une masse considérable de données, l’auteur montre que les deux régions présentent beaucoup de traits communs – et s’inscrit en cela dans « l’école californienne d’histoire chinoise ». L’espérance de vie est similaire, les dynamiques sont les mêmes : urbanisation, hausse de la consommation, déclin des familles élargies et des clientèles comme critère principal de statut social. Les fermiers chinois et anglais dépensent autant pour leur nourriture (53 % de leur budget total, ce qui laisse une marge importante). À bien des égards, c’est même la Chine qui domine : les Chinois consomment plus de sucre par tête et leurs élites dépensent davantage. Se pose alors la question : pourquoi la révolution industrielle est-elle apparue en Angleterre plutôt qu’en Chine ?

3Certes, Pomeranz ne fait pas ici de l’histoire contrefactuelle proprement dite, un exercice auquel il s’est livré par ailleurs dans un livre dirigé par Richard Lebow, Geoffrey Parker et Philip Tetlock5. Mais sa démarche se rapproche considérablement de celle de l’uchroniste. Et avant tout parce qu’en posant la question, il admet que les choses auraient pu se passer différemment : « Il convient pour comprendre l’histoire économique [de la révolution industrielle] de nous prémunir ici aussi contre une telle vision déterministe du développement6. » Le raisonnement comparatiste « ouvert », pour reprendre l’un de ses maîtres mots, conduit donc à s’opposer à une vision déterministe de l’histoire, vision qui au final est trop téléologique. Il s’agit de montrer que la Chine aurait pu développer une révolution industrielle, que toutes les conditions étaient réunies pour cela – et ce non pour reconstruire une histoire alternative, mais pour expliquer pourquoi le pays n’a pas développé ladite révolution. Ainsi, comme nous l’avons souligné en introduction, la démarche contrefactuelle est un moment de la démarche historique. L’uchronie ne consiste pas, lorsqu’elle est pratiquée en historien, à affirmer que tout était possible, mais à tâcher de comprendre pourquoi un scénario a prévalu plutôt qu’un autre. Il s’agit d’identifier les turning points pour se demander pourquoi l’histoire a pris telle ou telle voie. À cet égard, le titre même du livre de Pomeranz est révélateur : la « grande divergence » peut et doit évidemment être comparée au « time on the cross » de Robert Fogel7 : il s’agit précisément d’identifier cette divergence, ce moment où l’histoire a basculé sur une voie, avec dans l’idée que rien n’était inévitable ni déterminé.

4Quelle est alors la réponse de Kenneth Pomeranz ? Il veut avant tout dépasser une lecture malthusienne de la situation, qui insisterait sur le nombre d’habitants ; il ne considère pas non plus comme pertinente la lecture wébérienne, qui lie la construction du capitalisme à la religion protestante et oppose, au contraire, éthique confucéenne et progrès8. Pour autant, il ne néglige pas les facteurs sociaux et culturels : il montre ainsi qu’en Chine, l’idéal confucéen de « famille unie » a largement découragé l’émigration des femmes à la ville, alors qu’en Angleterre elles ont formé un vaste réservoir de « petites mains », ouvrières employées à bas prix qui ont ainsi soutenu la croissance. Mais là n’est pas le plus déterminant selon l’historien. Pour lui, la réponse n’est à chercher ni dans le surpeuplement de la Chine ni dans les mentalités : l’Angleterre a « fait mieux que la Chine » parce qu’elle avait deux avantages qui se sont révélés décisifs. Premier avantage : elle avait accès à des réserves de charbon plus facilement accessibles car enfouies moins profondément dans le sol et plus proches des grandes villes ; cela a permis à la fois de nourrir l’industrie naissante et de développer la machine à vapeur, utilisée initialement pour assécher les mines de charbon souvent inondées. Au contraire, la Chine, faute de gisements facilement exploitables, a dû consommer beaucoup de bois, dégradant son environnement et s’exposant ensuite à des représailles climatiques. La part faite aux facteurs environnementaux est en effet l’un des points forts de la démonstration de Pomeranz9. Et on pense alors aux travaux de Jared Diamond : dans Effondrement10 comme dans La Force de l’Empire, la réflexion sur la façon dont une société gère ses ressources naturelles pour décider de son avenir parle fortement au lecteur contemporain. Dans les deux cas, se dégage l’idée que l’environnement est une contrainte, une pesanteur, mais sans déterminisme : il impose un langage, mais l’homme choisit les mots11. Ce qui est évidemment déterminant : en réhabilitant le poids de l’environnement sur les évolutions politiques, sociales et économiques des sociétés – ce qui participe bien entendu du spatial turn12 – il ne faudrait pas verser dans le déterminisme, substituer des « lois de l’espace » aux « lois de l’histoire ».

5Second avantage de l’Angleterre : via son empire colonial, elle avait accès à une vaste périphérie dominée, qu’elle a pu utiliser pour son propre développement. Pomeranz invente ici la notion d’« hectares fantômes » : pour nourrir et habiller la population croissante de l’Angleterre de la révolution industrielle, le pays aurait eu besoin d’une grande quantité de terres. L’historien l’évalue à dix millions d’hectares, soit plus que l’ensemble des terres disponibles en Angleterre : si celles-ci avaient été utilisées sur le sol anglais même, cela aurait immobilisé beaucoup d’espace et de travailleurs, alors qu’en utilisant l’Empire, et notamment les colonies américaines, l’Angleterre a libéré des terres et des travailleurs qui ont pu dès lors être utilisés pour la révolution industrielle. Dans le même temps, cette périphérie, réservoir de matières premières, a aussi été un débouché tout trouvé pour les biens manufacturés : Pomeranz montre par exemple très bien, rejoignant les travaux de Robert Fogel, que les ouvriers anglais travaillaient le lin cultivé par les esclaves américains pour produire des vêtements qui étaient achetés... par les riches planteurs du Sud pour habiller leurs esclaves. D’où un cercle vertueux de croissance. Au contraire, la Chine, faute d’un empire, a dû immobiliser un grand nombre de travailleurs, notamment dans l’arrière-pays du Yangzi. La « force de l’Empire », c’est moins le nombre de ses soldats que celui de ses producteurs et de ses consommateurs.

6Si la vision ainsi résumée peut paraître schématique, elle est en réalité aussi souple que séduisante. Pas de lecture téléologique qui insisterait sur la supériorité de la civilisation occidentale, vouée de tout temps à dominer le monde via la révolution industrielle : Pomeranz au contraire insiste sur « la contingence et le miracle européen13 ». Il réhabilite le hasard, non sans noter au passage combien il est curieux que l’historien répugne à ce point à utiliser une notion que le biologiste mobilise en permanence à propos de l’évolution des espèces. Pomeranz peut donc être catégorique : la révolution industrielle en Angleterre tient avant tout à un hasard géologique. Manquant de charbon aisément exploitable et de périphéries intégrées dans une structure impériale, la Chine a dû emprunter la voie de la déforestation massive et de la surexploitation des terres. Pour toutes ces raisons, elle a manqué le coche et s’est orientée, à l’image du Danemark et de la Suède, vers l’intensification du travail14, alors que la révolution industrielle conduisait au contraire l’Angleterre, et bientôt l’Allemagne et la France, sur la voie de l’intensification du capital. Cette intensification du travail a poussé la Chine à articuler population plus nombreuse, meilleure maîtrise des sols, utilisation du résidu des récoltes, recours à des ustensiles de cuisine plus économes en énergie (le wok), mais l’a détournée de l’industrialisation. L’usage répété du conditionnel permet à l’historien d’insister sur le fait que cette grande divergence s’est finalement jouée à peu de choses :

Sans énergies fossiles et sans accès au Nouveau Monde, deux facteurs qui, combinés, lui permirent de faire l’économie d’une utilisation plus intensive de ses terres, l’Europe aurait pu, elle aussi, prendre la voie de l’intensification du travail adoptée par l’Asie orientale. [...] La différence entre l’Orient et l’Occident en matière d’intensité du travail n’était pas essentielle mais contingente : enlevez les ressources inattendues offertes par le charbon et par le Nouveau Monde, et il n’est pas difficile d’imaginer une évolution progressive de l’Europe vers une économie davantage fondée sur le travail intensif. En suivant une telle voie, le niveau de vie se serait peut-être maintenu, voire amélioré, mais l’Europe n’aurait pas inventé le monde dépensier en énergie et en capital qui est devenu le nôtre15.

7Pas d’uchronie avouée, donc, mais une démarche contrefactuelle qui infuse toute la démonstration. Rapprocher la Chine de l’Angleterre permet de se demander « ce qui se serait passé si... » et donc de comprendre « pourquoi cela s’est passé ainsi ». La démarche uchronique n’est pas posée comme une fin en soi mais comme une expérience mentale permettant d’identifier les acteurs, les facteurs, les pesanteurs. Authentique outil de travail, l’uchronie permet à l’historien de retrouver les véritables causalités derrière un événement, faisant jouer les variables pour construire une explication. La lecture contrefactuelle est mise au service d’une lecture critique du système économique contemporain : il s’agit de souligner que notre histoire économique n’est pas la seule possible16. À travers les caractéristiques de la Chine se dégage donc une « voie orientale de développement », que Pomeranz peut finalement proposer comme un modèle pertinent aujourd’hui, pour autant que l’on ne fasse pas de la voie économique de l’Occident la voie « normale ». Et on mesure dès lors que ses travaux, à l’instar de ceux de Diamond, sont traversés par une question inquiète : en remettant l’économie au cœur du développement, en liant explicitement développement industriel et exploitation des ressources naturelles non renouvelables, il interroge implicitement la durabilité de notre modèle économique. Comme l’indique le titre de l’ouvrage de Lebow et alii cité plus haut, en relisant la révolution industrielle, en nous invitant à considérer les possibles voies sur lesquelles l’histoire aurait pu s’engager pour peu que le charbon ait été plus rare en Europe, en remettant en question le « miracle européen », Kenneth Pomeranz contribue à « défaire » l’Occident.