Charles Renouvier, pionnier de l’uchronie
p. 87-98
Texte intégral
1Si d’aucuns perçoivent le recours à l’uchronie comme une simple fantaisie fictionnelle dont les procédés et la valeur heuristiques sont, sinon inexistants, du moins minimes, il en va autrement dès lors que l’on considère cette démarche comme un instrument de mesure de la place de l’action humaine dans l’histoire. C’est à ce titre que Charles Renouvier – à qui l’on doit la paternité du terme d’« uchronie », forgé à l’occasion dans son livre éponyme – s’est proposé de réécrire l’histoire de l’Occident à partir des velléités de Marc Aurèle de chasser les chrétiens vers l’Orient, lesquelles auraient été suscitées par la réception d’une lettre – apocryphe – d’Avidius Cassius1 l’exhortant à écarter Commode et à régénérer un empire corrompu par le christianisme. Il s’agit de procéder, comme l’indique le sous-titre dû à Renouvier lui-même, à une Histoire de la civilisation européenne telle qu’elle n’a pas été, telle qu’elle aurait pu être. Si l’ouvrage semble de prime abord relever de la farce, puisqu’il est rédigé « sous une forme humoristique et romanesque » et a pour auteur Antapire, un personnage fictif du xviie siècle, victime de l’Inquisition romaine, il ne faut pas omettre que ce nom signifie avant tout « ennemi de l’infini » (anti apeïron) et que le néocriticisme de Renouvier est entièrement fondé sur la critique de la notion d’Infini actuel2. L’exercice ne se résume donc pas simplement à un artifice divertissant dans la mesure où il est destiné à ouvrir l’esprit « à la pensée des possibles qui ne se sont pas réalisés3 ». Longtemps, l’érudition et l’aridité littéraire que les critiques virent à ce texte ont été au principe d’une réception limitée et marginale4. Par ailleurs, plusieurs étapes ont été nécessaires à la publication de l’ouvrage, puisque le début d’Uchronie, composé de l’avant-propos, de l’Appendice pouvant servir de préface ainsi que des deux premiers tableaux, est paru dans un premier temps – sans nom d’auteur – dans la Revue philosophique et religieuse, en 1857. Après avoir accumulé une documentation historique d’envergure, Renouvier republie son travail en 1876, en y ajoutant trois nouveaux tableaux et une postface. Au fil des années et au gré des évolutions de la pensée renouviériste, l’Uchronie a subi des évolutions et des inflexions, témoignant par là d’une réécriture dynamique de l’histoire.
2En modifiant le cours des événements, l’uchroniste adopte une posture éthique visant à réhabiliter le poids de la volonté et de la liberté dans l’histoire. Ce texte peut donc être envisagé comme un lieu d’expérimentation de la philosophie de Charles Renouvier, car bien plus qu’une réécriture de l’histoire de l’Occident, l’Uchronie est un espace d’affirmation de la pensée politique, religieuse et juridique de son auteur. Nous verrons ensuite que Renouvier propose une véritable théorie du contrefactuel articulée autour de l’idée de vraisemblance, ce qui nous permettra enfin d’interroger à nouveaux frais la relation entre l’histoire réelle et l’histoire fictive.
Réintroduire la liberté dans l’histoire
3Si la dimension morale à l’arrière-plan de ce travail uchronique s’impose à l’évidence, l’Uchronie n’en demeure pas moins un terreau fertile de la philosophie politique et de l’histoire de Renouvier. Contemporaine des grands débats intellectuels de son temps, elle dissimule, derrière les figures récurrentes du pamphlétaire huguenot ou du libertin érudit, les influences constitutives de la pensée de son auteur. Le cinquième tableau se clôt d’ailleurs étonnamment par une exhortation à l’Harmonie, doctrine consistant en des « relations parfaites accomplies dans un ordre fini5 » qui n’est pas sans rappeler les doctrines fouriéristes, auxquelles le philosophe a durablement adhéré – notamment parce qu’elles revendiquaient l’autonomie des personnes face à l’hégémonie de l’État, la solidarité sociale basée sur l’association volontaire des hommes désireux de mener à bien des buts communs, grâce à des actions communes6. Coopération et libre association d’individus sont ainsi autant des leitmotivs du fouriérisme que des clés de lecture de l’Uchronie, incitant à œuvrer pour la « libération commune7 ». En filigrane, nous entrapercevons donc l’idéal politique d’une fédération d’États articulée autour de libres associations de citoyens destinées à rendre les personnes autonomes8.
4Mais au-delà des analogies et des influences qui en font un miroir et un laboratoire de la pensée de Renouvier, ce livre est aussi un puissant réquisitoire contre les philosophies de l’histoire du xixe siècle, en même temps qu’il révèle l’affirmation d’une philosophie de la liberté. L’Uchronie constitue d’une part le prolongement de ses premiers travaux de philosophie de l’histoire qui, dès les années 1840, et en dépit de l’influence encore vivace de la réalisation de l’Absolu, recherchent dans les systèmes religieux et philosophiques la genèse de la réalisation de la liberté humaine dans l’histoire9. D’autre part, l’ouvrage initie les recherches de l’Introduction à la philosophie analytique de l’histoire (1864), où Renouvier réfléchit à la liberté du sujet dans l’histoire et dans les structures étatiques, dans une perspective néokantienne de recherche d’une « morale à la fois rationnelle et à bases historiques10 ». L’Uchronie prolonge et poursuit donc le démantèlement de l’arsenal rhétorique des systèmes totalisants et déterministes, à commencer par celui de Hegel. Elle s’inscrit également dans la continuité des théories de la contingence émergentes qui contribuent à ne plus faire de l’histoire la résultante de processus réguliers et nécessaires. L’un des représentants de ce courant est Antoine Cournot, qui, dans ses Considérations sur la marche des idées, exhorte explicitement à se demander « comment les choses auraient vraisemblablement tourné, sans l’accident ou l’incident qui a imprimé un autre cours aux événements11 ». À s’en tenir à des lois constantes et immuables, le futur serait donc entièrement prévisible ; mais dans la mesure où l’histoire n’est pas une loterie, elle s’apparente plutôt à la rencontre de deux « séries causales indépendantes », au fondement d’une causalité contingente12. Dans l’avant-propos de l’Uchronie, Renouvier insiste bien sur la nécessité de réhabiliter la contingence en soulignant ceci :
Comme il y a deux parts dans l’histoire, une pour la critique des événements comme vrais ou probables, une autre pour la recherche de leurs lois de production et d’enchaînement, il ne faut pas s’étonner si l’esprit des historiens qui ont traité cette dernière a été de considérer, non pas seulement la liberté humaine comme astreinte à se mouvoir entre des limites que lui tracent certaines fins que l’humanité ne pourrait s’empêcher d’atteindre tôt ou tard, mais encore tous les actes humains comme déterminés par leurs précédents, et tous les événements écrits d’avance dans nous ne savons quels décrets éternels13.
5Si l’on considère avec Raymond Aron que « la philosophie moderne de l’histoire commence par le refus de l’hégélianisme14 », alors l’Uchronie fait partie de ces ouvrages qui ont contribué à la déconstruction de théodicées négligeant, selon Renouvier, l’étude objective des faits.
6Cependant, l’Uchronie révèle aussi l’autre philosophie de l’histoire que son auteur n’a cessé de promouvoir – notamment dans sa Philosophie analytique de l’histoire –, c’est-à-dire une histoire fondée sur l’expérience que l’humanité a d’elle-même, en dehors de tout système a priori, où ce qui importe est moins d’éclairer la marche du devenir historique que d’aller chercher dans les systèmes spirituels, religieux et intellectuels les conditions de possibilité de l’action des hommes dans l’histoire. En ce sens, l’Uchronie, qui choisit pour point de divergence un acte politique de portée structurellement religieuse – le refoulement des chrétiens hors de l’Empire romain –, met en lumière la hiérarchie des facteurs et l’importance que Renouvier leur attribuait. Alors que nombre d’uchronies contemporaines tendent à choisir comme point de scission des événements clairement identifiables (la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, la défaite de Napoléon à Waterloo ou encore la bataille de la Marne), Renouvier affirme que ce sont moins les événements qui constituent la trame de l’histoire que les idées, religieuses ou philosophiques – les institutions juridiques et politiques n’étant que les émanations d’attitudes morales et de façons de voir le monde, et non des manifestations ex nihilo ne dépendant d’aucune détermination particulière ou individuelle, comme le considère la notion hégélienne d’esprit objectif15.
Religion, droit et politique
7La primauté du facteur religieux est telle que, selon Renouvier, l’histoire de l’humanité peut se résumer à une lutte d’influence séculaire – dont il écrit qu’elle est « la seule, la vraie et fondamentale » – pour l’imposition d’une seule et même foi. Que le christianisme oriental ait été au principe de la décadence de l’Empire romain n’est en soi pas une idée nouvelle, puisque Machiavel, Gibbon et Condorcet l’avaient déjà explorée, mais elle prend sous la plume de Renouvier une tournure inédite en s’inscrivant dans la lignée des débats contemporains sur la séparation de l’Église et de l’État. Précisons d’abord que le positionnement de l’Uchronie vis-à-vis du fait religieux est particulièrement ambigu, puisque dans sa première version de 1857, l’ouvrage se veut être une « protestation contre l’institution chrétienne », avant d’être considéré par son auteur, en 1876, comme un « livre contre l’institution temporelle de l’Église ». Nous voyons ici à quel point l’écriture d’une histoire alternative répond aux exigences de l’évolution de la pensée renouviériste et du contexte politique : dans le texte de 1876 disparaissent l’extinction radicale de la foi chrétienne ainsi que la victoire de la philosophie sur le christianisme qui composaient les travaux de 1857. D’une prose résolument antichrétienne, nous passons à un christianisme épuré et « réformé » – le mot apparaît à plusieurs reprises dans l’ouvrage. La deuxième partie de l’appendice peut à cet égard être lue moins comme une critique de la religion que comme une diatribe contre le papisme et le despotisme des prêtres et des évêques :
Nous aurions écrit contre la religion ! Comment serait-ce possible, alors que nous n’avons point écrit du tout sur la religion, mais seulement contre les règlements d’injuste autorité et police despotique, qui se parent de ce nom, et tout au plus contre des superstitions propres à abaisser les âmes et diviniser la puissance usurpée des prêtres, lesquelles toutes nos églises réformées sont d’accord à bannir de leur sein16.
8Renouvier ne cloue pas au pilori le sentiment religieux – dont il écrit qu’il est à même d’unir les cœurs et les volontés libres – mais s’attache en revanche à discréditer des institutions qui ont perverti la foi par l’orgueil, le fanatisme et le mensonge. L’établissement d’une généalogie des crimes commis par l’Inquisition romaine permet au philosophe de conclure qu’à une foi soumise au joug de la contrainte doit être substituée une liberté de culte – liberté que Renouvier n’a cessé de proclamer dans tous ses textes politiques et philosophiques17. Ces inclinations ont d’ailleurs rapproché Renouvier du protestantisme libéral et de la figure de Charles Secrétan, avec qui il a entretenu une correspondance. Son anticléricalisme manifeste en a ainsi fait, comme le souligne Marie-Claude Blais, un allié de taille pour une bourgeoisie protestante dont on sait l’influence sur l’histoire de la Troisième République18. Les religions, naturellement plurielles, doivent dès lors être inféodées au principe de la raison, par essence une et indivisible, et incarnée par l’État de droit, si l’on veut leur « refuser l’usage des moyens de contrainte ou de pression illégitime19 ».
9Le récit uchronique est d’abord pour Renouvier un outil de légitimation de sa conception de la séparation de l’Église et de l’État, dont il fut l’un des grands théoriciens. Il n’est donc pas étonnant qu’à ce titre, l’Uchronie entreprenne également une réécriture des rapports entre les religions. Dans le cinquième tableau par exemple, l’auteur imagine un projet de reconquête de Rome par l’Orient au viiie siècle, mené par une coalition de princes orientaux et germains. Si la plus importante de ces croisades – où les Mahométans d’Afrique du Nord sont enrôlés – échoue devant Naples, elles contribuent à fasciner durablement les Germains pour la culture qu’ils rencontrent en Italie, amenant le christianisme oriental à se réformer en favorisant notamment la diffusion de l’esprit de libre examen. Ainsi, les nations chrétiennes réformées et les nations dites philosophiques s’ouvrent mutuellement, et le christianisme se constitue en autant d’« Églises tolérantes et variées20 ». De fait, l’Occident peut suivre deux directions parallèles, l’une religieuse et l’autre rationnelle, sans qu’il n’y ait nécessairement d’antagonisme. Ce détour uchronique aura donc permis d’établir solidement la nécessité d’une tolérance universelle reposant sur le « respect sincère et profond de la conscience ». Surtout, il aura contribué à asseoir la théorie que Renouvier élabore dans les années 1870, renvoyant les Églises au statut de simples associations de droit commun, ces dernières devant être inféodées au droit commun de l’État21. Ce dernier constitue dans sa philosophie la seule puissance en mesure de reconnaître toute institution religieuse, car il ne saurait en aucun cas accepter une suprématie externe.
10Si les obstacles de nature religieuse qu’ont rencontrés les sociétés pour parvenir à un ordre social fondé sur la raison et le droit ont été nombreux, ils n’ont pas empêché le triomphe de la loi. La constitution d’un État rationnel est à ce titre au cœur de la philosophie politique de Renouvier, et l’Uchronie en constitue un atelier de fabrication. Mais l’État de droit ne peut reposer que sur une association volontaire de personnes, et les gouvernements ne sont en ce sens que les « émanations des peuples22 ». Dès lors que les États sont constitués, il reste à promouvoir un ordre international fédératif reposant sur la paix. Certes plus complexe à mettre en place, il n’en demeure pas moins impératif rationnellement et moralement23. L’institution d’États libres est la condition sine qua non d’une paix durable qui élève les citoyens au-dessus des frontières, car, conscients de leurs devoirs mutuels comme sujets moraux, leur association libre contraindrait les États à former des fédérations. Si le cinquième tableau de l’Uchronie s’achève sur une note optimiste, puisque « le grand jour s’annonce » et que la « paix réelle » semble définitivement établie, il ne faudrait pourtant pas en inférer que Renouvier pensaient que les guerres étaient désormais révolues ; elles revêtiraient selon lui des formes plus accidentelles.
Une théorie du contrefactuel
11Bien que la démarche uchronique puisse sembler de prime abord mener à une impasse, sa force explicative réside surtout dans la déconstruction de ce que Renouvier nomme l’illusion du « fait accompli », définie comme l’illusion de « la nécessité préalable qu’il y aurait eu à ce que le fait maintenant accompli fût, entre tous les autres imaginables, le seul qui pût réellement s’accomplir24 ». Ainsi, l’uchronie serait un antidote à l’illusion de la fatalité, car, en introduisant dans le cours de l’histoire des déterminations différentes et en insérant la causalité libre des volontés humaines au sein de la causalité naturelle des « tendances invincibles », nous rendons au devenir historique ce qu’il contient d’ouvert et de possible. L’un des apports les plus cruciaux de l’uchronie renouviériste se situe donc vraisemblablement sur le plan méthodologique, car la fiabilité de toute démarche contrefactuelle présuppose des critères à la fois invariables et pertinents. Renouvier a contribué à échafauder – et ce, avant même l’avènement de la sociologie wébérienne – une théorie de la causalité et du contrefactuel, dont témoignent sa Postface de l’éditeur et un article publié dans la Critique philosophique en 188225. Pour pouvoir répondre à « la possibilité de concevoir en différentes façons la série des événements26 », la démarche uchronique doit en effet reposer sur des conditions inaltérables. Comment résoudre donc, face à la superposition des hypothèses, l’aporie de l’apparente impossibilité à déterminer des trajectoires fictives bifurquant d’un point O, qui acculent l’uchroniste à « des décisions multipliées, arbitraires, incontrôlables27 » ? À partir d’un point de divergence identifié, il s’agit de déterminer quelle série peut en dériver, mais surtout de se poser la question de savoir si la trajectoire OA imaginaire est bel et bien celle qui aurait pu découler concomitamment de trois éléments : « 1) du fait modifié lui-même, 2) des faits corrélatifs qui ont dû changer, 3) de ceux que l’on conserve à titre de circonstances et conditions données28 ».
12Il nous semble que Renouvier introduit ainsi deux éléments fondamentaux de la démarche contrefactuelle, à savoir la recherche d’une vraisemblance, voire d’une conformité hypothétique au devenir historique, mais également la prise en considération de la pluralité des impacts d’un événement. Le philosophe met en application ce postulat de vraisemblance et de conformité, d’abord en conservant – tout en leur attribuant un destin différent du leur dans l’histoire réelle – les véritables personnages historiques, et ce, y compris après la divergence, puisque nous retrouvons en rivalité après la mort de Marc Aurèle, Commode, Septime Sévère et Clodius Albinus. Il s’agit donc de ne pas substituer à l’histoire telle qu’elle s’est réellement passée, une histoire fictive dénuée d’ancrage réel et de fondements causaux, ce qui reviendrait, en fin de compte, à renforcer le mirage de la fatalité. Mais si la diversité des faits corrélatifs introduite par la modification d’un événement doit éveiller l’attention de l’uchroniste, Renouvier considère que le choix doit porter, au sein de l’éventail des possibles, sur une configuration potentielle parmi plusieurs autres, du fait de la capacité de l’esprit humain à créer des dichotomies et à ramener la question du choix à une alternative entre le faire et le ne pas faire, cette alternative ayant une dimension non seulement logique, mais aussi morale29. Il procède même à une géométrie fictive de la démarche uchronique en imaginant un polygone à grands côtés dont les angles représenteraient des variations par rapport à un certain axe, et dont la direction correspondrait à une tendance imaginée vers telle ou telle configuration sociale. Cette « double direction possible30 » est certes simplificatrice, mais l’auteur du Manuel de philosophie moderne a bien conscience du fait que les déterminations possibles sont presque infinies du fait des croisements et des combinaisons multiples. Toutefois, l’impératif de crédibilité et l’impossibilité de prendre la mesure de cette accumulation exponentielle de faits nous ramène systématiquement entre une trajectoire AB réelle et une trajectoire Ab exclue, ou à tout le moins à des déviations minimes par rapport au cours de l’histoire. À l’image des idéaux-types wébériens, qui accentuent et extrapolent certaines configurations sociales, Renouvier choisit ainsi de simplifier et de ramener à « une unité factice l’histoire imaginaire31 ».
13Il s’agit également, pour lui, de déterminer quel est le coefficient permettant de mesurer l’impact de la décision d’un acteur dans le cours des événements, et c’est précisément ici qu’achoppe la démarche uchronique. En discutant de la possibilité de savoir si l’Empire romain aurait pu être réformé au temps des Antonins, Renouvier avoue ignorer si les germes et « facteurs moraux » d’une réforme étaient suffisamment distillés dans la société pour escompter transformer l’Empire, puisque ces facteurs, indépendants de « la volonté des princes ou de leurs ministres32 » sont difficilement pondérables pour l’uchroniste. Il ne sonne pas pour autant le glas du libre-arbitre ; il préfère insérer les inflexions majeures de l’humanité, dues aux décisions de quelques-uns, dans une filiation complexe d’acteurs qui préparent les changements en amont, les « préparateurs », et qui les rendent possibles en aval, les « continuateurs »33. Le changement viendra donc de la collision entre ces déterminations libres, selon le schème de la causalité contingente. En épaississant les mécanismes des prises de décision pouvant infléchir le cours de l’histoire, Renouvier tisse un lien ténu entre l’histoire réelle et l’histoire alternative, lien qui est justement l’objet de la réflexion renouviériste sur les formes de l’écriture historique.
Histoire fictive, histoire réelle
14Dans ses Études critiques pour servir à la logique des sciences de la « culture »34, Max Weber rappelle à quel point l’isolement de certains facteurs et l’abstraction d’une partie de la réalité jouent un rôle méthodologique essentiel chez l’historien, puisqu’en construisant des déterminations et des relations causales fictives, nous sommes en mesure de mieux identifier les enchaînements causaux réels. Ce texte gagne donc à être lu en miroir avec celui de Renouvier, car pour ce dernier aussi, l’établissement d’une histoire alternative implique dans un second temps de déterminer les événements inévitables, « à raison des événements acquis, des causes données et des tendances invincibles35 ». Un lien inextricable unit ainsi l’histoire contrefactuelle à l’histoire réelle : l’établissement de l’une comme de l’autre nécessite une méthode, et la première permet de reconsidérer la seconde. Une communauté de destins unit l’historien à l’uchroniste, car tout travail contrefactuel nécessite préalablement un travail factuel et une connaissance de ce que Renouvier nomme les « conditions générales du monde », avant de hiérarchiser ces facteurs pour pouvoir établir leur impact sur le devenir historique. Mais pas plus que celui qui se risque à réécrire l’histoire, l’historien « de la réalité » – comme se plaît à l’appeler Renouvier – ne peut prétendre maîtriser la causalité réelle qui permet d’articuler les faits historiques, « en cette part de l’histoire qui ne vise à établir que des vraisemblances ». Il ne peut donc, à l’instar de ce que propose Weber, que se cantonner à instituer des schèmes de causalité « adéquate » en prenant pour point d’appui l’établissement des faits permis par les sources36.
15Dans la pratique, Renouvier entreprend de faire dialoguer l’histoire fictive qu’il construit et l’histoire réelle. Vraisemblablement inspiré des clins d’œil au lecteur distillés par Louis-Napoléon Geoffroy-Château dans son Napoléon apocryphe. Histoire de la conquête du monde et de la monarchie universelle, publié en 1836 et 1841, l’uchroniste ajoute à son récit principal un second récit parallèle, qui, dans la Deuxième partie de l’appendice, se propose de réécrire une histoire différente à partir du point de divergence. Si Marc Aurèle n’avait pas reçu la missive de Cassius – ce qui fut évidemment le cas –, l’histoire de l’Occident aurait été bouleversée ; et cette « autre histoire possible » que Renouvier se propose d’explorer n’est autre que celle qui advint. Cette histoire aurait – ou plutôt a – été marquée du sceau de la victoire du fanatisme, de la confusion entre les pouvoirs spirituel et temporel et in fine du triomphe de la « religion des bûchers »37. Ce procédé audacieux de mise en parallèle de deux récits différents a non seulement pour vocation de créer des échos ironiques à l’histoire réelle, mais elle permet aussi, en un certain sens, de mettre à distance celle-ci, de la considérer comme une possibilité parmi d’autres, possibilité dont la seule différence est d’avoir pu advenir. Cet effet rhétorique a donc pour finalité de renforcer la critique de systèmes justifiant le présent comme résultat nécessaire et logique du passé. En rendant fictive l’histoire réelle et en lui conférant le seul attribut de possible, Renouvier parvient à prouver au lecteur que le détour par des siècles de dogmatisme n’était pas nécessaire pour faire émerger une société où les fondements du pacte social puissent reposer sur la raison et la justice. À cet égard, il est tout à fait remarquable que dans le premier récit uchronique, non seulement les guerres de religion du xvie siècle n’aient pas lieu, mais que les mathématiques, la géométrie, l’astronomie, les techniques se développent sans entrave38. L’histoire des sciences et des techniques n’est curieusement pas asservie aux ruptures qu’introduit la divergence, comme si l’invention de la poudre à canon, de la boussole et de l’imprimerie, mais aussi la découverte de l’Amérique, présentée comme « un élan considérable donné au commerce et à l’esprit d’entreprise39 », ne pouvaient pas ne pas advenir. Fidèle à ses énoncés théoriques, Renouvier ne quitte jamais totalement le sillage de l’histoire, le récit uchronique ne s’opposant pas, sur certains points, à la poursuite d’une même destinée. Faut-il voir là un insurmontable paradoxe ? Au contraire, Renouvier n’entend pas remplacer l’absolu de la nécessité par l’absolu de la liberté, comme auraient tendance à le faire ceux qu’Antoine Cournot nomme les « molinistes de l’histoire ». Il n’en va pas de l’Uchronie comme de la mise en application d’une volonté indéterminée que rien ne limiterait. De cette confrontation entre l’histoire telle qu’elle fut et l’histoire telle qu’elle aurait pu être, il résulte qu’aux côtés de la liberté et des faits qui émanent d’elle, siègent des causes générales et constantes, lesquelles agissent à travers les actions individuelles.
16L’uchronie, telle qu’elle fut pensée et pratiquée par Charles Renouvier, annonce l’ère d’un homme radicalement nouveau, pleinement conscient de sa liberté et de sa responsabilité dans l’histoire. Alors que les promesses de l’utopie laissaient entrevoir aux hommes la possibilité à venir d’un monde meilleur au sein d’une société régénérée et purifiée de ce qui la corrompait, l’uchronie quant à elle invite, à rebours, à imaginer l’espace des possibles qui se présentent aux acteurs à tout moment de l’histoire ; en invoquant d’autres issues, d’autres choix, d’autres alternatives, elle met à nu la puissance performative de volontés libres. In fine, elle est à même, aux dires de Renouvier, de contribuer à battre en brèche « les préjugés dont le fatalisme ouvert ou déguisé est la racine40 ».
Notes de bas de page
1 Avidius Cassius est un consul, sénateur et général de l’Empire romain, qui reçut le gouvernement de la Syrie en 166 et un commandement plus large sur l’Orient romain dès 169. Voir M. Sartre, L’Orient romain. Provinces et sociétés provinciales en Méditerranée orientale d’Auguste aux Sévères, 31 av. J.-C.-235 apr. J.-C., Paris, Le Seuil, 1991, p. 51.
2 Dans l’appendice pouvant servir de préface, Renouvier écrit d’ailleurs « que rien d’infini, en aucun genre au nombre, ne saurait être donné actuellement, mais que l’idée de l’infini en choses numérables est simplement une idée de la possibilité abstraite de compter » (Uchronie : l’utopie dans l’histoire. Histoire de la civilisation européenne telle qu’elle n’a pas été, telle qu’elle aurait pu être [1875 et 1876], Paris, Fayard, 1988, p. 35).
3 Ibid., p. 470.
4 A. Pons, « Charles Renouvier et l’uchronie », Commentaire, no 47, aut. 1989, p. 572-582.
5 Ch. Renouvier, Uchronie, p. 325.
6 Cette dimension de la pensée renouviériste a été explorée par M.-C. Blais, Au principe de la République. Le cas Renouvier, Paris, Gallimard, 2000.
7 Ch. Renouvier, Uchronie, p. 325.
8 L. Fedi, Le Problème de la connaissance dans la philosophie de Charles Renouvier, Paris, L’Harmattan, p. 26.
9 M.-C. Blais, Au principe de la République, op. cit., p. 45.
10 Ch. Renouvier, Introduction à la philosophie analytique de l’histoire, Paris, E. Leroux, 1896, p. 142.
11 A. Cournot, Considérations sur la marche des idées, Paris, Hachette, 1872, p. 5.
12 Q. Deluermoz et P. Singaravélou, « Des causes historiques aux possibles du passé ? », p. 58.
13 Ch. Renouvier, Uchronie, p. 13-14.
14 R. Aron, La Philosophie critique de l’histoire. Essai sur la théorie allemande de l’histoire (1938), Paris, Julliard, 1986, p. 15.
15 A. Pons, « Charles Renouvier et l’uchronie », art. cité, p. 578.
16 Ch. Renouvier, Uchronie, p. 416.
17 Voir notamment Ch. Renouvier, « Mouvement des idées à l’heure présente », La Critique philosophique, politique, scientifique et littéraire, 1er nov. 1902, p. 131.
18 M.-C. Blais, Au principe de la République, op. cit., p. 322.
19 Ch. Renouvier, Uchronie, p. 293.
20 Ibid., p. 290.
21 Ch. Renouvier, « Sur la formule de séparation de l’Église et de l’État », La Critique philosophique..., 5 août 1875, p. 23.
22 Ch. Renouvier, Uchronie, p. 323.
23 Ibid., p. 322.
24 Ibid., p. 468-469.
25 Ch. Renouvier, « Un mot sur les uchronies », La Critique philosophique..., 1881/2, p. 10-15.
26 Ch. Renouvier, Uchronie, p. 465.
27 Ibid, p. 467.
28 Ibid., p. 466.
29 F. Turlot, Le Personnalisme critique de Charles Renouvier : une philosophie française, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2003, p. 176.
30 Ch. Renouvier, Uchronie, p. 468.
31 Ch. Renouvier, « Un mot sur les uchronies », art. cité, p. 14. Renouvier écrit également de cette histoire fictive qu’il ne pouvait « songer à un seul instant à considérer dans la complexité, la multiplicité illimitée qui résulte de l’entrecroisement des possibles, à chaque moment du temps où des volontés particulières se produisent et se modifient les unes les autres pour décider du cours de l’histoire » (ibid.)
32 Ibid.
33 « S’il y a des coups de théâtre en histoire, et il y en a certainement de visibles, encore doivent-ils se produire sur une scène préparée. Tout ce que la doctrine de la liberté réclame, c’est le libre-arbitre des agents de la préparation, de l’exécution et de ses suites. » (ibid.)
34 M. Weber, Essais sur la théorie de la science (1904-1917), trad. fr. Paris, Plon, 1965, p. 217-233.
35 Ch. Renouvier, Uchronie, p. 469.
36 A. Pons, « Charles Renouvier et l’uchronie », art. cité, p. 578.
37 Ch. Renouvier, Uchronie, p. 415. Renouvier souligne également dans son article sur les uchronies, où il rend compte de la parution de l’Histoire romaine de M. Maréchal, « les conditions desquelles dépendaient la durée de l’Empire romain, la possibilité, pour la civilisation occidentale, de se développer avec continuité, sans passer par une ère de barbarie et de théocratie, et de parvenir finalement à une sorte de constitution des “États unis d’Europe” dont les rivalités nationales acharnées nous éloignent aujourd’hui autant que nous en ont peu rapprochés les tentatives de monarchie universelle des princes à certaines époques » (« Un mot sur les uchronies », art. cité, p. 13).
38 Ch. Renouvier, Uchronie, p. 297-313.
39 Ibid., p. 309.
40 Ibid., p. 470.
Auteur
jan.synowiecki1@gmail.com
Ancien étudiant normalien de l’ENS Ulm, agrégé d’histoire et doctorant en histoire moderne sous la direction d’Antoine Lilti (EHESS). Contact :
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2018
Approches de l’individuel
Épistémologie, logique, métaphysique
Philippe Lacour, Julien Rabachou et Anne Lefebvre (dir.)
2017
Sacré canon
Autorité et marginalité en littérature
Anne-Catherine Baudoin et Marion Lata (dir.)
2017
Jouer l’actrice
De Katherine Hepburn à Juliette Binoche
Jean-Loup Bourget et Françoise Zamour (dir.)
2017
Les Petites Cartes du web
Analyse critique des nouvelles fabriques cartographiques
Matthieu Noucher
2017