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Écrire l’histoire avec des « si »

 | 
Florian Besson
, 
Jan Synowiecki

Première partie. Voix

Entretien avec Jean-Pierre Pécau1

Texte intégral

  • 1  Cet entretien, mis en forme par Florian Besson, reprend la séance du mercredi 19 février 2013. Un (...)

1D’abord professeur d’histoire, Jean-Pierre Pécau se tourne vers le jeu de rôle, avant de devenir scénariste de bande dessinée en 1997. Son goût pour l’histoire parallèle s’affirme très tôt, à travers la grande série Arcanes, en cours depuis 1998, ou dans des bandes dessinées comme Empire (Delcourt, 2006-2007) ou Le Grand Jeu (Delcourt, 2007-2013). Depuis 2009, il coscénarise, avec Fred Duval et Fred Blanchard, la BD Jour J, aux éditions Delcourt. Avec 16 tomes parus pour l’instant, et bien d’autres annoncés, cette série s’est très vite imposée comme l’un des incontournables de la littérature uchronique.

Pourquoi en êtes-vous venus à l’uchronie ?

2Jean-Pierre Pécau : j’ai toujours écrit sur l’histoire, j’ai toujours eu envie de raconter des histoires sur l’histoire. Même dans mes cycles de science-fiction, on est toujours rattaché à une histoire fictionnelle, on n’est pas hors du temps.

Avant d’écrire vos scénarios, comment vous documentez-vous ? Comment est-ce que vous travaillez concrètement ?

3Je lis des sources, des biographies, des textes... J’ai lu par exemple Et si on refaisait l’histoire ? d’Anthony Rowley et Fabrice d’Almeida. Avant la série, je lisais beaucoup de romans uchroniques ; maintenant, de moins en moins, pour ne pas me laisser influencer. Parmi mes modèles, j’aimais beaucoup Le Maître du Haut Château de Philippe K. Dick, ou encore Pavane de Keith Roberts, lequel s’inscrit dans une ambiance steampunk qui me tient à cœur, et que j’ai eu l’occasion de développer dans ma série Empire. Je travaille surtout sur des périodes que j’aime, puisqu’en fait on peut vraiment trouver des uchronies partout ! Au départ, systématiquement, on part d’un point de divergence. On échange beaucoup entre scénaristes, on se partage le travail, on est très complémentaires : moi j’aime les dialogues et construire l’univers, et Fred Duval aime scénariser une histoire, la mettre en scène.

Comment choisissez vous le point de divergence ?

  • 2  Tome 1, Les Russes sur la Lune !, avril 2010, scénario J.-P. Pécau, F. Duval et F. Blanchard, dess (...)
  • 3  Tome 2, Paris, secteur soviétique, juin 2010, scénario J.-P. Pécau, F. Duval et F. Blanchard, dess (...)
  • 4  Tome 13, Colomb Pacha, mars 2013, scénario J.-P. Pécau, F. Duval et F. Blanchard, dessin Emem.

4Certains dessinateurs demandent une période précise ; sinon, ça dépend beaucoup de mes goûts personnels. Il y a aussi une part de stratégie éditoriale : on voulait faire des uchronies sur le xxe siècle, car ça parle davantage au lectorat. On essaye généralement de n’adopter qu’un point uchronique, précis, clairement identifié, car plus on les multiplie, plus ça devient bizarre ; il faut être le plus proche possible du point de divergence, sinon les branches de l’arbre des possibles se multiplient. Les couvertures des tomes reprennent à chaque fois le point de divergence, d’une façon forte, frappante : un drapeau russe sur la Lune2 (fig. 1), une tour Eiffel effondrée dans un Paris en ruines3 (fig. 2), une caravelle aux voiles marquées d’écritures arabes4 (fig. 3)... Je ne choisis pas de points de divergence absurdes : Hitler ne pouvait pas gagner la Seconde Guerre mondiale, car l’Allemagne était seule contre une coalition internationale, et dès lors ça n’a aucun sens de faire une uchronie sur la victoire des Nazis. On aimerait bien concevoir un pivot culturel ou scientifique, mais ce n’est pas si simple : non seulement ça demande des connaissances précises, mais en plus ce serait difficile de toucher un vaste public. Il ne faut pas oublier qu’on n’a que cinquante-quatre pages ; en termes de nombre de signes, un scénario de bande dessinée, c’est une grosse nouvelle. Il ne faut pas non plus tomber dans le steampunk, qui pour moi n’est pas de l’uchronie mais de la science-fiction.

Avez-vous pensé à faire une uchronie sur le xxie siècle ?

5On s’est posé la question, en pensant notamment, bien sûr, au 11 Septembre. Mais il n’y a pas encore assez de temps écoulé pour que l’histoire diverge vraiment. On avait pensé aussi à la guerre d’Algérie, mais on est trop proche de l’événement. En France, on a un rapport problématique à l’histoire et à la mémoire, et ça complique tout.

Pourquoi est-ce qu’il n’y a pas de tome sur le Moyen Âge ?

6Parce que les dessinateurs sont des flemmards et qu’un cheval est difficile à dessiner ! C’est pour ça qu’il y a beaucoup de séries de science-fiction : c’est plus facile à dessiner... Plus sérieusement, c’est aussi parce que l’histoire contemporaine parle davantage au grand public, il en identifie plus rapidement les acteurs et les enjeux. Cela dit, on s’ouvre un peu : l’un des prochains tomes se passera en 1242 ; dans les tomes à venir, on en prévoit un sur Spartacus, un sur la guerre de Cent Ans, et on pense également à Hannibal. On va aussi faire un tome sur une Afrique du xvie siècle qui vient commercer avec un Occident dévasté par la Peste noire – on a repris l’idée de La Porte des mondes de Silverberg. On a aussi en vue quelque chose sur la Chine de Zheng He. Mais c’est difficile : plus on s’éloigne de nous, moins c’est connu du public ; les sources sont plus rares, et le dessinateur a plus de mal – c’est facile d’habiller un Français en 1940, mais un Africain en 1540...? Maintenant que la série est bien établie, on va pouvoir se permettre ce genre de choses, alors qu’au début on ne pouvait pas prendre ce risque éditorial.

Les couvertures de Jour J : une uchronie visuelle
Figure 1

Les couvertures de Jour J : une uchronie visuelleFigure 1

Figure 4

Figure 4

Florian Besson : Reprenant le design de Life, imitant ainsi la « une » d’un journal, les couvertures de la série Jour J, dessinées par Manchu et Fred Blanchard, jouent sur nos connaissances. À chaque fois, la couverture reprend une image célèbre, en la détournant par un détail ou un autre, mettant souvent en scène le moment clé, le turning point lui-même. On reconnaît immédiatement la scène et, tout aussi immédiatement, on sent que quelque chose ne va pas, qu’il y a comme un décalage ; les couvertures mêlent ainsi provocation et jeu sur l’histoire, synthétisant le projet global de la série. Ces images sont autant d’images mentales qui structurent notre rapport à l’histoire, et d’images d’Épinal qui habitent notre imaginaire collectif : on pourrait donc aller jusqu’à dire que les couvertures de Jour J subvertissent, pour mieux les réinventer ou les réinvestir d’un sens nouveau, des lieux de mémoire.

Dans la série Jour J, chaque tome est indépendant (sauf les tomes 3 et 4), et chaque tome est illustré par un dessinateur différent : pourquoi ce choix des one-shots ?

7C’est surtout une contrainte éditoriale en fait. Maintenant que la série a bien pris, on va développer des sous-séries uchroniques sur plusieurs tomes. Car il faut bien reconnaître que parfois un tome c’est trop court...! Jour J, c’est quatre albums par an, un rythme qu’aucun dessinateur ne peut suivre, d’où le choix de travailler avec un dessinateur différent à chaque fois.

Quel retour des lecteurs ?

8Les lecteurs sont vraiment passionnés ici, c’est la première fois que je vois ça à ce point. Ce qui montre aussi clairement que l’uchronie, c’est de la politique : les gens s’investissent, prennent parti, et parfois nous prennent à partie ! Chaque tome se vend très bien, à environ 25000 exemplaires.

Quelle part de sérieux, quelle part de plaisir ?

  • 5  Tome 15, La Secte de Nazareth, déc. 2013, scénario J.-P. Pécau, F. Duval et F. Blanchard, dessin I (...)
  • 6  Tome 6, L’Imagination au pouvoir, mai 2011, scénario J.-P. Pécau, F. Duval et F. Blanchard, dessin (...)
  • 7  J. Sapir, F. Stora et L. Mahé, 1940 : et si la France avait continué la guerre ? Essai d’alternati (...)

9Ça reste de la BD, donc du divertissement. On assume clairement un côté ludique : on fait tuer le roi d’Angleterre par Hitler, on fait exploser Staline... Il y a une part de jubilation : on se fait plaisir. Le format de l’album impose d’utiliser des personnages très connus, que le lecteur pourra reconnaître immédiatement. Mais ce serait une grosse erreur de ne pas prendre l’uchronie au sérieux. Elle peut donner un éclairage historique différent, et puis surtout elle sert à insérer du doute dans les discours très assurés des historiens académiques. Ceux-ci disent souvent « ça c’est passé comme ça » : l’uchronie permet de mettre du doute là-dedans, de réintroduire du jeu, de la souplesse. L’uchronie, c’est un jeu, mais il y a aussi toute une réflexion derrière. Certains tomes sont plus ludiques (comme le tome 15, autour de la figure de Jésus5), d’autres plus sérieux, comme les deux tomes autour de Mai 68, où l’un décline une alternative positive, l’autre une version plus noire6 : ici, on touche presque à une expérience historique, jouant sur les facteurs et les variables pour présenter deux versions possibles du passé. Dire que les événements n’auraient pas pu se passer autrement, c’est déjà de la politique... En ce moment, j’adapte en bande dessinée Et si la France avait continué la guerre ? de Jacques Sapir7. Quand on lit L’Étrange Défaite de Marc Bloch, on a l’impression que les choses ne pouvaient pas se passer autrement, car la défaite militaire est attribuée à une défaite du système politique dans son ensemble : Jacques Sapir montre bien au contraire que l’accession au pouvoir de Pétain s’est jouée à très peu de choses. L’uchronie permet de se resituer sur ce moment, forcément infime, où l’histoire s’est faite.

Peut-on revenir sur ce « but politique » que vous assignez à l’uchronie ?

  • 8  Tome 3, Septembre rouge, sept. 2010, et tome 4, Octobre noir, nov. 2010, scénario J.-P. Pécau, F. (...)

10Tous les écrivains ont un objectif politique. Je ne ferais pas d’uchronie sur « Et si Hitler avait gagné la guerre ? ». On a une sensibilité de gauche affirmée, on l’assume. J’aurais beaucoup de mal à rendre Pétain sympathique alors que ça me plaît de réécrire Mai 68, de mettre en scène Bonnot8... L’histoire, j’en ai toujours été convaincu, ça sert à faire de la politique, et l’uchronie ça sert à faire de la politique-fiction.

Quelle est votre vision de l’histoire ?

  • 9  Tome 11, La Nuit des Tuileries, nov. 2012, scénario J.-P. Pécau, F. Duval et F. Blanchard, dessin (...)
  • 10  Tome 13, Colomb Pacha, juin 2013, scénario J.-P. Pécau et F. Duval, dessin Emem.

11Une des idées fortes que j’ai, c’est que nos pivots changent l’histoire sur quelques années, mais que derrière il y a l’histoire longue, celle de Braudel, qui nous ramène forcément dans les mêmes ornières. C’est ce qu’on met en scène par exemple avec le onzième tome, autour de la Révolution9, ou avec le tome sur Christophe Colomb10 : même si l’histoire a divergé, on finit par revenir dans une histoire connue, où l’Amérique sera colonisée par les Occidentaux, et où Napoléon profitera des circonstances politiques troublées pour s’imposer au pouvoir.

12Au-delà de cette idée, je pense qu’il y a vraiment peu de points uchroniques susceptibles de modifier l’histoire sur plusieurs siècles. L’Amérique aurait forcément été découverte, l’absolutisme en France était forcément condamné, même si la Révolution, elle, n’était pas inévitable. Nous retombons toujours plus ou moins sur nos pieds. Bien sûr, c’est aussi parce que nous écrivons de notre point de vue : pour l’uchroniste comme pour l’historien, il faut réussir à sortir de soi. Il est difficile de savoir si la flèche de l’histoire existe vraiment ou si c’est nous qui l’inventons...!

Notes

1  Cet entretien, mis en forme par Florian Besson, reprend la séance du mercredi 19 février 2013. Un grand merci encore à Jean-Pierre Pécau pour le temps qu’il a bien voulu nous accorder.

2  Tome 1, Les Russes sur la Lune !, avril 2010, scénario J.-P. Pécau, F. Duval et F. Blanchard, dessin Ph. Buchet.

3  Tome 2, Paris, secteur soviétique, juin 2010, scénario J.-P. Pécau, F. Duval et F. Blanchard, dessin G. Séjourné.

4  Tome 13, Colomb Pacha, mars 2013, scénario J.-P. Pécau, F. Duval et F. Blanchard, dessin Emem.

5  Tome 15, La Secte de Nazareth, déc. 2013, scénario J.-P. Pécau, F. Duval et F. Blanchard, dessin I. Kordey.

6  Tome 6, L’Imagination au pouvoir, mai 2011, scénario J.-P. Pécau, F. Duval et F. Blanchard, dessin M. Fab ; tome 8, Paris brûle encore, mai 2012, scénario J.-P. Pécau, F. Duval et F. Blanchard, dessin Damien.

7  J. Sapir, F. Stora et L. Mahé, 1940 : et si la France avait continué la guerre ? Essai d’alternative historique, 2010 ; 1941-1942 : et si la France avait continué la guerre ? Essai d’alternative historique, 2012.

8  Tome 3, Septembre rouge, sept. 2010, et tome 4, Octobre noir, nov. 2010, scénario J.-P. Pécau, F. Duval et F. Blanchard, dessin F. Calvez.

9  Tome 11, La Nuit des Tuileries, nov. 2012, scénario J.-P. Pécau, F. Duval et F. Blanchard, dessin F. Calvez.

10  Tome 13, Colomb Pacha, juin 2013, scénario J.-P. Pécau et F. Duval, dessin Emem.

Table des illustrations

Titre Les couvertures de Jour J : une uchronie visuelleFigure 1
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Titre Figure 2
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Titre Figure 3
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Titre Figure 4
Légende Florian Besson : Reprenant le design de Life, imitant ainsi la « une » d’un journal, les couvertures de la série Jour J, dessinées par Manchu et Fred Blanchard, jouent sur nos connaissances. À chaque fois, la couverture reprend une image célèbre, en la détournant par un détail ou un autre, mettant souvent en scène le moment clé, le turning point lui-même. On reconnaît immédiatement la scène et, tout aussi immédiatement, on sent que quelque chose ne va pas, qu’il y a comme un décalage ; les couvertures mêlent ainsi provocation et jeu sur l’histoire, synthétisant le projet global de la série. Ces images sont autant d’images mentales qui structurent notre rapport à l’histoire, et d’images d’Épinal qui habitent notre imaginaire collectif : on pourrait donc aller jusqu’à dire que les couvertures de Jour J subvertissent, pour mieux les réinventer ou les réinvestir d’un sens nouveau, des lieux de mémoire.
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© Éditions Rue d’Ulm, 2015

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