Préface

1L’uchronie fascine notre époque : les romanciers et cinéastes s’y adonnent désormais sans complexe. Ce jeu de l’esprit semble correspondre à la structure du cerveau humain qui seul, selon les neurosciences, autorise le raisonnement contrefactuel, et en même temps au Zeitgeist du tournant des deux siècles marqué par la perte de confiance dans l’avenir, le déclin apparent des idéologies et la redéfinition de la frontière entre réalité et fiction. Cette mode actuelle ne doit pas dissimuler l’ancienneté du genre uchronique qui s’inscrit dans diverses traditions littéraire, historiographique, scientifique et philosophique1. Une des vertus réjouissantes de cet ouvrage collectif est de restituer pour la première fois, depuis l’œuvre encyclopédique d’Éric Henriet, le foisonnement des formes et la diversité des usages de l’uchronie : de madame de Staël à la série de bandes dessinées « Jour J » et au manga Zipang, en passant par le romancier anarchiste Michel Zévaco et le cinéaste Frank Capra2. Alors que cette approche est toujours méconnue, sinon méprisée, en France, de jeunes chercheurs s’emparent ici de cet objet non identifié des sciences sociales pour tenter d’en explorer les virtualités. L’opération est risquée car le chercheur peut à chaque instant basculer dans la fabulation, d’autant plus inquiétante qu’elle paraît nimbée d’un surcroît de réalité. Elle suppose un effort de réflexivité et de curiosité transdisciplinaire mais le pari est réussi : le lecteur aura plaisir à découvrir ou revisiter des œuvres dont les contributeurs s’appliquent à révéler les divers savoirs3. Plus rares sont les incursions dans les domaines de la philosophie, de l’histoire et des sciences sociales mais, à chaque fois, les auteurs nous livrent d’utiles synthèses sur Charles Renouvier, Robert Fogel et Kenneth Pomeranz.

2La focalisation sur l’écriture littéraire d’histoires alternatives permet en creux de démontrer la « plasticité » de l’histoire universitaire et de révéler sa possible proximité avec certaines formes d’écriture de fiction. Les contributeurs s’efforcent ainsi de retisser les liens entre la fiction et les sciences sociales en choisissant d’étudier ensemble historiens, auteurs de science-fiction et auteurs de romans historiques, au sein d’une seule et même catégorie : l’« uchronie historique ou historisante ». Si ce choix audacieux induit un gain heuristique en déconstruisant des frontières disciplinaires dessinées progressivement dans la seconde moitié du xix^e siècle, il n’est pas sans poser problème. Sans doute faut-il aussi, nous semble-t-il, s’attacher à distinguer différents types de contrefactuels qui enrichissent la « boîte à outils » des sciences sociales4. Le raisonnement contrefactuel peut constituer le point de départ d’une histoire alternative, une uchronie. Il peut être mobilisé pour contextualiser le passé en s’interrogeant sur ce qui n’a pas été5. Il joue également, comme les auteurs le rappellent, un rôle indispensable dans la formulation des hypothèses et la recherche des causalités, qu’elles soient déterministes ou contingentes, linéaires ou multiples. L’analyse contrefactuelle autorise en outre l’étude des « futurs non advenus », c’est-à-dire la façon dont les acteurs percevaient leur propre avenir ainsi que les futurs de leur passé. Ces « futurs du passé », craints et espérés par les contemporains, ont influencé leur manière de voir, de penser et d’agir6. Les chercheurs peuvent enfin tenter d’appréhender les « possibles du passé », c’est-à-dire les virtualités « réelles » des situations passées : cette méthode permet de remettre en question les grandes catégories de l’entendement historique (la « révolution industrielle », le « sous-développement », le cadre national, etc.) tout en offrant une appréhension ouverte du devenir historique. Néanmoins ce recueil d’études de cas stimulantes traduit bien le potentiel subversif de la démarche contrefactuelle. Cette réouverture des possibles invite le plus grand nombre à se réapproprier les savoirs universitaires afin de participer à la production du récit historique7.