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Commun parce que divisé

 | 
Sophie-Anne Bisiaux

Deuxième partie. Xénos, politique et xénopolitique

Chapitre 6. Le xénos du politique

Texte intégral

  • 1 B. Waldenfels, « Normalité et normativité », p. 59.

Il n’y a donc pas d’ordre sans une extériorité spécifique, sans un non-lieu, une « a-topie »1.

1L’impasse à laquelle conduit la considération des politiques du xénos est davantage promesse d’un seuil que désespoir d’une voie sans issue. Si la relation entre tiers et étranger est conflictuelle, reste qu’elle n’est pas impossible, à condition de renverser les perspectives : au lieu de faire de la politique du xénos la saisie de l’étranger par une tierce instance, il s’agit de faire du tiers une figure qui relève de l’expérience étrangère. Avant de considérer l’étranger en aval de la politique, je soumets ici l’hypothèse qu’il est nécessaire de dégager un étranger en amont de la politique. Que le tiers proviendrait d’une relation à l’étranger avant même qu’il ne soit en mesure de faire de l’étranger un objet de politique. C’est précisément la considération d’un étranger à l’origine du tiers, d’un extra-ordinaire à l’origine de l’ordre politique qui permet ensuite de le saisir comme objet de la politique, sans réduction ni relativisation. Autrement dit, avant de mettre l’étranger à l’épreuve de la politique, encore faut-il mettre la politique à l’épreuve de l’étranger.

L’institution des ordres

2Mettre la politique à l’épreuve de l’étranger implique une considération plus générale sur l’institution des ordres. L’examen du lien entre expérience étrangère et ordre révèle d’une part qu’il n’y a pas un ordre mais des ordres, et d’autre part qu’ils sont indissociables de leur processus de genèse et en cela irréductiblement liés à leur extra-ordinaire. En réinterrogeant le débat entre normativisme et normalisme, on remarque que ces deux positions font abstraction de la radicalité de l’expérience étrangère. De la perte du tout au normal restant, d’une sacralisation de l’ordre à son affaiblissement, l’histoire des ordres montre en effet que ceux-là tendent toujours à réduire la contingence de leur origine et leur extériorité, évitant par là tout ce qui relève de l’extra-ordinaire, de l’en-dehors de l’ordre.

Normativité et normalité : genèse et pluralisation des ordres

3Dans leur manière de lier sens et structure, le débat entre structuralistes et phénoménologues est particulièrement éclairant pour penser plus précisément le concept d’ordre :

  • Le structuralisme tend à diminuer le rôle du sujet au profit des structures : cette position conduit à dissoudre le point de vue sur les structures dans les structures mêmes, les réduisant à « un système formel à l’intérieur duquel le sujet finirait par n’être rien de plus qu’une place vide, prête à être remplie par n’importe qui2 ». La structure s’impose à la manière d’un tiers neutre qui réduit le propre et l’étranger à des termes échangeables à volonté, comme deux rôles accidentels. Le sens tend à se tenir tout entier dans la structure.
  • La phénoménologie refuse de réduire le sujet à une place vide au sein de la structure, mais le fait participer à la formation du sens. Elle prend pour point de départ le sens qu’est le noème du corrélat noético-noématique : quelque chose est donné comme quelque chose. Le « comme » ouvre un espace entre le sujet et l’objet où un sens se donne. La position phénoménologique présente la particularité, par rapport au structuralisme, de faire du sens un attribut entre le sujet et la structure à travers le comme de l’intentionnalité, et non un attribut des choses mêmes : le sujet participe alors au processus de formation du sens. Deux conséquences apparaissent immédiatement : d’une part, il n’y a pas un ordre mais des ordres, et d’autre part, ils sont indissociables de leur processus de genèse.

4Que la phénoménologie lie étroitement le sujet et la structure à travers la donation de sens de quelque chose comme quelque chose implique une forme de perspectivisme : une instance sélective est à l’œuvre, qui retient des éléments et en écarte d’autres de telle sorte que toute lumière projette en même temps une part d’ombre. Cette instance sélective relève du même mouvement de différenciation par inclusion et exclusion à l’origine du propre et de l’étranger. Le propre se distingue de l’étranger, il se différencie de lui avant d’être distingué de l’étranger par une tierce instance. La relation entre eux est dynamique et non statique. De même, l’ordre ou la structure proviennent d’un mouvement d’inclusion et d’exclusion qui, de ce fait, donne lieu à un point de vue nécessairement situé et alors sélectif. Dès lors, il n’y a pas un ordre, mais autant d’ordres qu’il existe d’instances sélectives. Plutôt que de dire qu’il y a des ordres, la formule « il y a de l’ordre » serait certainement plus juste : elle incite moins à se hisser pour prendre la position d’un tiers dont le regard embrasserait tous les ordres à la fois dans leur juxtaposition. Il y a du sens, de la vérité, de la rationalité... chaque ordre étant irrémédiablement pris dans une sorte de contingence due à l’instance sélective qui le sous-tend. Ainsi, sens, vérité et rationalité se dissipent – du moins se dispersent – dans des structures variables et variées.

  • 3 Ibid., p. 59.

5Le perspectivisme implique certes qu’il y ait de l’ordre et non un ordre unique, mais il interdit tout autant la coexistence de différents ordres au sein desquels tout serait propre. L’instance sélective à l’origine de chaque ordre fait signe vers leur caractère irrémédiablement engendré à travers un mouvement de différenciation, toujours lié à un étranger dont il s’agit de se différencier. En effet, « [o]n retomberait dans un structuralisme historiciste ou évolutionniste, si on négligeait le fait que chaque ordre a son revers extraordinaire qui l’accompagne comme son ombre3 ». La structure ne peut être telle sans une certaine extériorité. L’ombre de l’étranger rôdant autour de chaque ordre est là pour rappeler que ce dernier provient d’un processus de différenciation et est à ce titre bordé d’une atopie, d’un non-lieu. L’ordre émergeant d’un mouvement d’inclusion et d’exclusion avec l’étranger, celui-ci constitue sa tache aveugle ineffaçable. Tout ordre résulte d’une genèse, quand bien même la plupart du temps l’évènement de fondation et le processus de formation de l’ordre sont progressivement engloutis, renvoyés à une préhistoire dont ne subsistent que des traces et que l’on tend à oublier. Ainsi, il y a de l’ordre, cet ordre est engendré et par là toujours bordé par un extra-ordinaire.

  • 4 Ibid., p. 64.
  • 5 Ibid., p. 66.

6En reprenant la terminologie de B. Waldenfels on peut alors reformuler le débat qui oppose les partisans de la normativité et ceux de la normalité. Alors que les premiers conçoivent un système de règles prescriptives, les seconds s’en tiennent à des règles descriptives, distinction recoupant la différence entre droit et fait. Or, un point commun les rassemble, à savoir que ni les uns ni les autres ne font droit à la radicalité de l’expérience étrangère et à l’extra-ordinaire de tout ordre. Les partisans de la normativité tiennent la norme en quelque sorte pour inengendrée, comme une réalité extérieure immuable à laquelle le sujet doit se conformer. Ils occultent le processus de différenciation à l’origine des normes, c’est-à-dire à la fois leur genèse et leur incarnation comme mœurs, coutumes... en somme, ils ignorent la tache aveugle de la norme, l’extra-ordinaire de l’ordre. À l’inverse, les partisans de la normalité reconnaissent que les normes sont les produits d’un processus appelé normalisation. Les normes sont anomiques ou illégitimes en cela qu’elles n’ont pas de raison suffisante, étant en deçà du vrai et du faux, du bien et du mal. Pour autant, là aussi l’expérience étrangère est laissée pour compte. « [P]rédilection pour ce qui est réglé ou ordinaire4 », le normalisme attribue la primauté au cas normal. L’étranger à l’origine de l’ordre se voit alors remplacé par la figure du marginal, par celui qui se tient aux marges de cet ordre donné comme anomalie et non plus comme extraordinaire. Le normalisme consiste alors à camoufler ce qui échappe à l’ordre, (c’est-à-dire l’ordre lui-même en tant qu’il reste sans raison suffisante), en le remplaçant par ce qui dysfonctionne au sein de l’ordre. La différence ne se situe plus entre ordre propre et ordre étranger à travers leur genèse concomitante, mais se réduit à la différence entre fonctionnel/dysfonctionnel. Autrement dit, ce qui est étranger à l’ordre, ce n’est pas tant son origine que ses éléments qui dysfonctionnent : « chaque code a sa tache aveugle, il est vrai, mais cela ne signifie rien d’autre qu’une autoréférence différée, qu’un bruit provisoire qui peut toujours être remis en ordre, et cela en échangeant un bruit contre un autre5 ». Normativisme et normalisme sont alors renvoyés dos à dos en tant qu’ils ne font ni l’un ni l’autre place à l’expérience étrangère prise dans la radicalité de son acception.

De la perte du tout au normal restant

  • 6 B. Waldenfels parle en Occident d’« une victoire du monde libre, de la démocratie parlementaire, de (...)
  • 7 Cette caractérisation de l’utopie par B. Waldenfels est cependant loin d’être satisfaisante. Cf. Co (...)
  • 8 L’aliénation est alors libération d’une aliénation inférieure. B. Waldenfels relève des phrases fra (...)

7Dans la mesure où il est ordre et ensemble de normes, le politique n’échappe pas à ce débat entre normativisme et normalisme. L’histoire des ordres politiques au xxe siècle peut être lue comme victoire du normalisme, supplantant à un normativisme, ces deux courants s’étant fait face comme deux blocs pendant plusieurs décennies, et s’étant respectivement incarnés politiquement dans un fonctionnalisme proche de ce qu’on appelle libéralisme, et dans un certain socialisme6. Pendant longtemps, le normativisme s’est imposé comme un modèle politique pertinent. Un tel modèle consiste à prendre le point de vue du tout comme premier : il n’est pas la somme des points de vue particuliers mais il s’agit pour chaque point de vue de se conformer à un unique point de vue qui vaut comme vrai. Se conformer à ce point de vue c’est se rencontrer soi-même dans la vérité de son être. On retrouve ici l’idée de l’utopie7 comme projet d’une organisation politique visant à faire de l’homme ce qu’il n’est pas spontanément afin de le faire advenir à une perfection supérieure. Or, l’utopie, contrairement à l’atopie de l’étranger qui est toujours séparée du propre par un seuil, vise à être réalisée, comme si l’individu ne pouvait atteindre sa perfection qu’en s’aliénant à un tout. Ici, l’alien de l’aliénation est étape et aboutissement du propre, au sens où le propre doit se conformer à un tout qui lui est étranger. Alors que l’utopie consiste à donner au propre le lieu du tout, l’atopie de l’étranger radical le sépare du propre par un seuil infranchissable. Le normativisme politique comme utopie ne fait donc pas place à l’étranger radical mais plutôt relatif, si l’on considère que le propre rejoint sa perfection en s’aliénant au tout8, ou encore total si on reconnaît qu’au terme du processus, il ne reste plus rien de propre.

8S’ensuit alors une analyse de l’auteur du totalitarisme. Selon lui, dans le terme de totalitarisme se donne l’idée d’un tout qui s’impose aux individus comme point de vue omniscient. Or :

  • 9 B. Waldenfels, Topographie de l’étranger, p. 195.

Le tout devient lui-même un point de vue particulier aussitôt que quelqu’un – un individu ou un collectif – se réclame du tout dans certaines circonstances limitées. Quelqu’un observe et manie quelque chose sous le point de vue du tout (sub specie totius) et parle au nom du tout. D’où prend-il le droit de le faire puisqu’il n’a pas et n’est pas le tout ?9

9Ce qu’occulte le normativisme dont l’incarnation politique se rapproche du totalitarisme, c’est que tout ordre est nécessairement engendré et institué et que pour cette raison il n’est pas unique et relève d’un point de vue toujours restreint. Les totalitarismes du xxe siècle, qu’il s’agisse du fascisme de Mussolini ou de Hitler, en passant par les procès de Moscou, témoignent de la violence d’une telle idée du tout qui occulte sa propre genèse, broyant les individus au profit d’individus totaux. Ce qui est occulté, c’est que chaque point de vue est nécessairement sélectif et que par conséquent tout point de vue du tout est un discours de ventriloque, sinon une violente usurpation. La politique héritière d’un normativisme pèche par l’oubli de sa propre contingence et sélectivité et tourne alors à vide, ce qui ne l’a pas empêchée d’être la plus grande meurtrière du xxe siècle. Lorsque les différents États sont placés sous la tutelle mondiale d’une normativité qui n’est rien d’autre que l’expression d’un ordre propre, les projets cosmopolitiques prennent eux aussi l’étiquette du normativisme.

10Après la perte du tout, reste la normalité et le normalisme. Dès lors qu’on admet la pluralité des points de vue, l’ordre total se fragmente en une multitude d’ordres qui prennent acte de leur absence de raison suffisante. Le normal supplante le vrai comme ce qui fonctionne :

  • 10 Ibid., p. 199.

Ce qui est caractérisé comme convenable, significatif ou correct par des ordres contingents et variables n’est plus le vrai comme tout, mais le normal, comme par exemple un « style normal » de vie qui varie historiquement, un style qui correspond à un ordre qui fonctionne, au contraire de l’anomalie qui est exclue parce que sans importance, non pertinente, contraire au style, contraire à la méthode, contraire à la procédure, contraire au droit ou immorale10.

11L’ordre ne correspond plus à une norme fixe jugée vraie absolument, mais se rapporte à ce qui fonctionne et s’articule harmonieusement à partir d’un ensemble de règles. Par exemple, s’épanouir, c’est moins s’intégrer à un ordre total contraignant que s’insérer dans un ordre cadre où les règles se bornent à coordonner les comportements de chacun pour que le tout fonctionne. Il ne s’agit plus de se conformer à un ordre total mais de poursuivre ses propres fins en suivant un minimum de règles permettant la coexistence des différents intérêts. Des libéraux comme Spencer n’hésitent pas d’ailleurs à concilier fins individuelles et fins collectives par un tour de passe-passe qui rend vaine et même gênante toute régulation sociale. Le passage du tout au normal s’éclaire par l’exemple du passage de la conception antique cosmologique du bonheur (pour être heureux, l’homme doit accomplir son ergon d’homme, c’est-à-dire mener une existence rationnelle) à sa conception moderne (libre à chacun d’être heureux comme bon lui semble, le bonheur étant un idéal de l’imagination, du moment qu’il respecte les règles fondamentales du droit et de la morale).

  • 11 Ibid., p. 200.

12Le seul critère de la normalité est la fonctionnalité, de telle sorte qu’un ordre politique peut être envisagé de manière axiologiquement neutre. Cette idée a été suggérée par Hobbes et tant d’autres qui l’ont suivi, un tel libéralisme pouvant aussi bien assurer l’être-en-commun d’un peuple d’honnêtes gens que d’un peuple de démons comme l’écrivait Kant. Si le libéralisme est proclamé par l’Occident comme supérieur au socialisme du bloc adverse, ce n’est pas en tant qu’il est le meilleur moralement, mais parce que le marché libre, l’indépendance de la justice et le système parlementaire permettent un fonctionnement sans débordements, si on fait abstraction de quelques anomalies. Ces dernières ne renvoient qu’à des dysfonctionnements provisoires, que l’on pense par exemple à Mai 68, dont les porte-paroles ont rapidement été intégrés par la flexibilité du système. L’étranger n’est pas plus qu’un petit caillou lancé dans les rouages sociaux entrainant des dysfonctionnements et des pannes. Il s’agit alors de remédier à la panne en trouvant une solution pour intégrer l’élément au système. L’ordre politique est en effet d’autant plus flexible qu’il ne met en jeu qu’un minimum de règles. Quant aux anomalies qui résistent à la normalisation, elles restent en dehors du système comme potentielles causes de dysfonctionnement qu’il faut prévenir : « les bruits et les anomalies qui sont exclus demeurent virulents sous la forme de possibles facteurs perturbateurs auxquels un système réagit de manière plus ou moins flexible et sensible11 ». L’étranger radical est alors soit dissous dans la politique du normal à travers son intégration au système (en se pliant à un minimum de règles permettant son fonctionnement), soit réduit à l’état d’un faible bruit parasitaire, d’un être gesticulant aux marges de l’ordre sans que la moindre attention lui soit prêtée.

  • 12 Ibid., p. 202.

13L’analyse de la place de l’étranger au sein d’un normalisme politique est alors révélatrice des possibilités de critique du système en question. Soit la critique est radicale et se dresse contre le système, en s’excluant de ses règles de bon fonctionnement, mais dans ce cas, elle devient inaudible pour ceux qui sont à l’intérieur du système. À moins de proférer la destruction du système existant, le discours faisant l’apologie d’un monde meilleur tombera dans le vide : « [s]i une critique veut tout de même se faire entendre au-delà du système, elle ne peut le faire que sous la forme d’une critique apocalyptique qui n’invoque pas un monde meilleur mais l’autodestruction du système existant12 ». Seule la profération de la destruction du système actuel peut faire porter sa voix au-delà des marges du système d’où le cri est proféré. Cependant, il suffit de prendre l’exemple de l’absence de réactions au dérèglement climatique et à l’épuisement des ressources fossiles pour douter d’un changement radical de système. Soit la critique se fait de l’intérieur du système et a alors plus de chances d’être entendue : elle est même la bienvenue dans le cadre d’un pluralisme politique qui est de bon augure dans nos sociétés occidentales, à condition bien sûr qu’elle exprime ses opinions dans le respect des règles et dans le cadre du système. La question de l’écologie montre que la prise en compte de ses enjeux n’a pas débouché sur le changement de système (les théories de la décroissance prêchent dans un quasi-désert) mais sur l’intégration de l’anomalie au système (principe de pollueur-payeur, développement du marché des énergies renouvelables...). L’intégration de ces anomalies dans le système permet de le maintenir en mouvement et de donner l’impression qu’il évolue, mais cette évolution ne bouleverse jamais son propre cadre. Il s’agit de trouver le juste mouvement du système, savamment dosé entre un immobilisme et une trop grande rapidité donnant prise à un risque d’emballement du système pouvant mener à son autodestruction.

  • 13 Ibid., p. 203.
  • 14 Ibid., p. 156.

14S’intéressant au système électoral, B. Waldenfels remarque que l’organisation du champ politique de la plupart des pays occidentaux fait écho à une forme de normalisme et renvoie à un tel dosage. L’auteur fait alors référence à Baudrillard qui analyse le duopôle du système électoral : on a affaire à « deux partis qui représentent presque la même chose tout en conservant une différence minimale pour maintenir les choses en mouvement13 ». Le pluralisme politique n’est qu’illusoire dans la mesure où chaque parti qui propose un programme électoral apparemment novateur constitue en réalité une simple anomalie qui s’intègre dans une norme qui n’est jamais radicalement mise en cause. Ainsi, dans un cadre normaliste, l’étranger est soit absolu et dans ce cas il est aphone, soit relatif et alors il n’est qu’un bruit indistinct qu’il est possible de négliger ou d’intégrer au système. Comme le normativisme, le normalisme politique se montre incapable de faire place à une étrangeté radicale alors que celle-ci est à l’origine de tout ordre. La considération de la tache aveugle de l’ordre politique permet-elle alors de faire face à ce que B. Waldenfels appelle avec C. Castoriadis « une montée de l’insignifiance » allant de pair avec un « affaiblissement de l’imaginaire social14 » ?

La trahison de l’étranger par le tiers

15Loin de porter l’espoir d’une ouverture de l’ordre politique à son extra-ordinaire, l’étude phénoménologique de la genèse des ordres creuse l’inquiétude. Apolis de la polis, si l’étranger est à l’origine de l’ordre politique, on remarque d’emblée que cette étrangeté originaire tend à être occultée. Trahison du Dire par le Dit, ce mouvement d’occultation de l’extra-ordinaire se présente comme la pente naturelle du politique, comme si toute communauté était nécessairement régie par un principe de clôture. Cependant, l’extra-ordinaire ne semble jamais pouvoir être définitivement intégré à l’ordre, si bien que son aiguillon ne cesse de mettre en branle les frontières de ce dernier et l’amène à se reformuler contre sa tendance à la clôture et à la cristallisation dans une tradition.

L’apolis de la polis : l’origine du tiers

16Reconsidérant l’apolis de la polis, l’étranger à la racine de tout ordre, il s’agit de faire la genèse du tiers à partir du xénos. Tout ordre politique, avant de se cristalliser en un système, a été engendré à partir d’une origine qui toujours se dérobe à lui, tout ordre a une origine qui lui échappe en tant que celle-ci ne peut être à son tour justifiée et expliquée par cet ordre, à moins de céder à la tentation d’un mouvement rétrograde du vrai. Normativisme et normalisme escamotent tous deux ce mouvement originaire procédant d’un ailleurs dont ils ne sont pas maîtres. Or, pourrait-il en être autrement ?

  • 15 Ibid., p. 356.
  • 16 B. Waldenfels, « Entre les cultures », p. 355.

17Institué et non donné comme tel, le tiers naît d’un double mouvement de différenciation d’avec l’étranger. D’une part, le tiers correspond à une position propre provenant d’un processus d’inclusion et d’exclusion d’avec l’étranger. D’autre part, le tiers est abstraction de cette position propre et occultation de son origine contingente. Cette abstraction consiste à intégrer l’origine contingente de l’ordre en son sein, autrement dit à traiter sur le même plan propre et étranger, ce qui relève d’une irrémédiable trahison de l’expérience étrangère dans sa radicalité par le rendre égal qui la sous-tend : « [l]’égalisation appartient à chaque production d’ordre qui conduit à l’intérieur de l’ordre quelque chose qui ne lui appartenait pas auparavant. En ce sens, toute justice [...] adhère à un moment d’injustice15 ». Le tiers consiste à traiter de la même manière ce qui n’est pas égal par l’intégration de sa propre tache aveugle dans un médium universel alors que celle-ci se trouve en réalité de l’autre côté d’un seuil infranchissable sans dommages. De ce fait, « [c]haque appropriation de ce commencement mène à une rationalisation apparente et violente qui cherche vainement à expulser toute contingence et toute genèse hors du soi et de la raison16 ».

  • 17 Ibid., p. 356.
  • 18 L’étranger devient alors l’immigré ayant telle origine ethnique et tel statut social : en France, i (...)

18Dès lors, l’étranger et le tiers ne sont ni deux figures confondues, ni deux figures absolument séparées. On a bien plutôt affaire à une pluridimensionnalité de l’expérience de telle sorte que « le point d’intersection entre la dimension de l’étranger et celle du tiers est là où ce qui est étranger et celui qui est étranger sont conçus en tant que quelque chose et en tant que quelqu’un17 ». Le tiers apparaît précisément lorsqu’il fait abstraction de son origine contingente et qu’il intègre sa propre tache aveugle dans l’ordre, en faisant de cette étrangeté quelqu’un ou quelque chose18. Ainsi, l’étranger a beau se présenter comme étant l’apolis de la polis, l’effacement de l’extra-ordinaire semble être constitutif du mouvement d’institution de tout ordre. Pente naturelle de la genèse des ordres, la trahison de l’expérience étrangère serait dès lors inévitable.

Une inévitable trahison du Dire par le Dit

19La trahison de l’étranger à l’origine de l’ordre politique peut s’exprimer dans le registre d’une phénoménologie responsive. Alors que B. Waldenfels décrit la responsivité comme étant une dimension intrinsèque à la praxis humaine, il s’agit ici de se concentrer sur l’une d’entre elles, la praxis politique. L’ordre politique se caractérise dans une telle perspective comme une réponse à une requête étrangère. L’enjeu est alors de déterminer si cette dernière finit toujours par être trahie par l’émergence du tiers : y-a-t-il une pente naturelle du politique faisant inévitablement glisser l’ordre vers sa clôture à l’expérience étrangère ? Y-a-t-il en d’autres termes une irrémédiable trahison du Dire par le Dit ? Certes, comme réponse à une requête étrangère qui le dépasse infiniment, l’ordre politique surgit sans avoir de consistance préalablement à ce mouvement de surgissement (Dire). C’est le moment de l’apolis de la polis. Mais ce moment semble toujours viser son propre anéantissement dans un renversement. En effet, l’origine de l’ordre a beau procéder tout entière d’un Dire, inintégrable à une quelconque dimension du Dit puisque débordant toujours ce qui se donne préalablement, il n’en reste pas moins que le mouvement de genèse de l’ordre passe par une cristallisation du Dire dans un Dit. Sans pour autant s’imaginer qu’ils soient réellement séparables, deux aspects doivent alors être distingués malgré leur étroit entrelacs, à savoir : la genèse de l’ordre à partir d’un Dire, et la trahison de ce Dire dans un Dit pour rendre possible l’achèvement de cette genèse.

20D’une part, la requête étrangère met en jeu une dimension du Dire, a priori irréductible dans la genèse de l’ordre, à travers la réponse qu’il adresse à cette requête. En effet, une telle réponse ne s’inscrit pas dans un système de règles préalables (buts contenus dans la question, règles d’interprétation) mais déborde tous les cadres préexistants, sans quoi la question et la réponse s’inscriraient dans un schéma circulaire, dans lequel rien de nouveau ne se ferait entendre. Le mouvement du répondre du politique est toujours travaillé par une requête qui déborde le strict contenu des questions qu’il est possible de formuler à son sujet, si bien que cette réponse comporte une dimension du Dire irréductible à celle du Dit. Une telle caractérisation de la réponse, rompant avec ses acceptions traditionnelles, la rend incontournable, l’affecte d’un retard irrattrapable, et la caractérise comme toujours insuffisante : incontournable car il est impossible de se dérober à la requête, en retard car cette dernière ne peut être anticipée, et insuffisante car la requête est toujours en excès par rapport aux réponses qui lui sont apportées.

21Or, d’autre part, lorsqu’on envisage l’ordre politique uniquement à partir de sa dimension de Dire, on se borne à saisir les phénomènes dans leur genèse, in statu nascendi, comme l’écrit souvent B. Waldenfels. On s’en tient au mouvement du répondre, d’inclusion et d’exclusion qui lui donne naissance, mais on occulte le fait que ce mouvement donne lieu à un Dit qui vient inéluctablement trahir le Dire :

  • 19 M. Vanni, L’Adresse du politique, p. 54.

Ces éléments différenciés [les différents ordres politiques] se cristallisent immanquablement en tant que contenus ou Dits, constituent des totalités cohérentes, s’orientent selon des ordres de signification déterminés19.

  • 20 Ibid., p. 54.

22Sans la cristallisation du Dire dans un Dit, « nous n’aurions affaire qu’à un chaos informe, à un pur surgissement indéterminé20 ». Cette cristallisation du Dire dans un Dit comprend l’intégration de l’extra-ordinaire à l’ordre, l’assignation de l’apolis à sa place dans la polis. Les deux aspects de la réponse à la requête étrangère en laquelle consiste la genèse de l’ordre sont donc inséparables : c’est en tant que trahison d’un Dire et cristallisation dans un Dit concomitantes qu’un ordre peut émerger. L’étranger et le tiers doivent alors être considérés à travers leur étroit entrelacs. Si le tiers ne peut faire l’économie de l’expérience étrangère dans sa genèse, il ne peut pas non plus faire abstraction d’une inévitable part d’occultation de cette expérience, dans la mesure où cette occultation est le principe même de sa genèse. Inéluctable, la trahison de l’étranger serait constitutive du politique.

Une réponse frappée d’insuffisance

  • 21 Ibid., p. 54.

23Ce qui sauve l’ordre politique d’une clôture définitive à l’étranger, c’est le fait que la réponse à la requête étrangère est toujours frappée d’insuffisance. Si trahison il y a, ce n’est pas parce qu’un Dit vient réduire de manière seconde ce qu’il y a d’étranger dans la requête, mais il y a trahison précisément dans le fait que le Dit procède de la cristallisation d’un Dire et que cette cristallisation donne toujours lieu à une insuffisance de la réponse. Nulle réponse ne peut être définitive et satisfaisante en ceci qu’elle procède toujours d’un Dit trahissant un Dire, d’une réponse qui, dans sa formulation, défigure le mouvement responsif dont elle procède. Aussi, la trahison de l’étranger par le tiers ne signe-t-elle pas la clôture définitive de l’ordre à son égard. Au contraire, du fait que le tiers relève d’une réponse toujours insuffisante, la requête étrangère ne cesse de le travailler en l’amenant à reformuler incessamment les réponses qu’il produit et par lesquelles il est produit et se produit. C’est pourquoi le schéma responsif régissant l’ordre politique ne peut faire l’économie d’un mouvement continuel de ruptures et de transgressions : « l’insuffisance des réponses face aux requêtes qui les aiguillonnent implique qu’elles se trouvent constamment déplacées et remises en cause par de nouvelles réponses, qui viennent en reprendre l’enjeu21 ». L’ordre a beau provenir d’une requête étrangère qu’il a occultée lors de sa genèse, il n’en continue pas moins d’être remis en cause par elle. Si à nouveau il produit des réponses, celles-ci ne peuvent jamais être suffisantes et la requête étrangère ne cesse alors de le mettre en mouvement, l’obligeant à reformuler et à transgresser ses anciennes réponses :

  • 22 Ibid., p. 55.

On a là un mouvement – discontinu – fait de surgissement de réponses qui finissent par se sédimenter, et qui se trouvent constamment remises en cause et contestées dans leur légitimité par de nouvelles réponses, qui à leur tour se cristalliseront, et ainsi de suite. Discontinuité d’un mouvement de genèse et de rupture continuelles22.

24Entre ces mouvements de cristallisation, sédimentation et transgression, le tiers de l’ordre politique se trouve alors pris entre deux tendances paradoxalement inséparables, que sont l’irruption révolutionnaire et la cristallisation de la tradition.

  • 23 Ibid., p. 163.

25On oppose souvent révolution et tradition, or, encore faut-il remarquer qu’il n’y a de révolution que sur fond de tradition et qu’il n’y a de tradition que sur fond de révolution. Autrement dit, la rupture révolutionnaire ne peut surgir qu’à partir d’un ordre préalablement constitué qu’elle vient mettre en cause, tandis que la tradition se forme progressivement à partir d’un évènement originaire qui finit avec le temps par devenir la norme. D’une part, l’institution d’un ordre politique est toujours la réponse d’un mouvement instituant requis, de telle sorte qu’elle est toujours bordée par un extra-ordinaire en lequel consiste son origine. D’autre part, le mouvement d’institution se traduit par ce que Michel Vanni appelle un mouvement de « formalisation » et de « mythologisation » : « tandis que la mythologisation entend nommer le lieu d’origine [de la réponse], à savoir la requête étrangère, la formalisation consiste en la fixation du mouvement du répondre sur ses contenus répondus, sur ses Dits23 ».

26S’en tenir uniquement à la dimension du Dire (révolution perpétuelle) ou du Dit (répétition d’une tradition), c’est manquer dans les deux cas la radicalité de l’expérience étrangère. Dans le cas d’un Dire sans Dit, on aurait affaire à une sorte d’anarchie dans laquelle aucun ordre politique ne parviendrait à émerger et à se cristalliser dans des institutions. Sans règles communes ou sens commun, il n’y aurait à dire et à voir que la fugacité d’un nunc fluens. Or, chaque réponse s’inscrit bien plutôt dans un ensemble de réponses qui l’ont précédée et qui se sont sédimentées dans un ordre. Croire qu’une révolution consiste en une table rase radicale sans aucun jeu de reprises de l’ordre renversé relève d’une imagerie trompeuse, d’une mythification a posteriori de l’origine. À l’inverse, dans le cas d’un Dit sans Dire, on manquerait le fait que tout ordre est irréductiblement engendré, de telle sorte qu’il n’y a pas d’ordre qui puisse totalement intégrer sa propre origine et prétendre à son auto-institution. Dépourvu de nouveautés et toute réponse étant contrôlée ou anticipée, Michel Vanni estime qu’un tel ordre serait soit totalitaire soit bureaucratique :

  • 24 Ibid., p. 136.

Là, tout comportement doit correspondre à une détermination précise, qui l’inscrit dans le registre des réponses autorisées. Mais en dehors du totalitarisme, on peut apercevoir la même tendance à l’œuvre, non seulement dans la bureaucratisation galopante de nos démocraties actuelles, avec leur foisonnement d’experts, de statistiques et de commissions en tout genre24.

27Ainsi, s’il est possible de faire l’économie de la dimension du Dire, c’est seulement parce que celle-ci est occultée, et non pas parce qu’elle est inexistante. Inversement, le Dire ne peut faire fond que sur une dimension de Dit, de telle sorte que chaque requête vient s’inscrire dans un horizon existant, qui ne peut pas pour autant épuiser son étrangeté.

28Par conséquent, Dire et Dit sont comme le recto et le verso d’une même feuille et ne peuvent être pensés séparément. Le tiers est à la fois une figure qui provient d’une requête ne se laissant pas totalement intégrer dans un ordre préalable (Dire), et qui précisément surgit dans la cristallisation d’un ordre déterminé (Dit), qui lui-même ne cesse d’être aiguillonné par une requête intarissable. Ce double mouvement de rupture du Dire et de cristallisation dans un Dit s’inscrit alors dans une sorte de cercle vivant :

Figure 6 – La genèse du tiers : entre Dire et Dit.

Figure 6 – La genèse du tiers : entre Dire et Dit.

29Ainsi, l’étude de la trahison de la requête étrangère par le tiers ne doit pas immédiatement faire conclure à la primauté du mouvement de clôture et de cristallisation de l’ordre politique. Ce serait là faire abstraction de l’origine instituante, qui certes, si elle est récupérée, n’en continue pas moins de mettre l’ordre politique en mouvement en débordant ses cadres constitués.

L’étrange aiguillon du politique

30Au-delà de son apparente logique de clôture, le politique est travaillé par l’aiguillon de l’étranger qui œuvre sans relâche à son ouverture. Si la cristallisation du Dire dans un Dit est inévitable pour qu’un ordre apparaisse, cela ne veut pas dire que le principe du politique réside précisément dans cette cristallisation. Le cas échéant, le politique sombrerait dans une forme de normalisme. À l’inverse, le critère du politique n’est-il pas plutôt à chercher dans la mise en mouvement de l’ordre par son ouverture à l’expérience étrangère et sa reformulation incessante que cette dernière met en jeu ? Aussi, entre clôture et ouverture à l’étranger, l’ordre politique semble ne pouvoir se tenir que dans la tension de ce paradoxe.

Les biais du normalisme

  • 25 B. Waldenfels, Topographie de l’étranger, p. 147.

31Lorsqu’un pas de plus est franchi par le tiers dans son effort de cristallisation et de formalisation de l’ordre, le politique en vient à complètement occulter son extra-ordinaire. Caractérisant nos sociétés occidentales, le normalisme consiste en l’intégration de l’étranger dans un système minimal de règles assurant le bon fonctionnement du système et en une entreprise de recouvrement de l’hétérogénéité des requêtes étrangères qui traversent l’ordre. Non seulement l’origine étrangère se retrouve totalement réintégrée à l’ordre, le caractère engendré et la pluralité des ordres se perd, mais également, tout geste pratique se soumet a priori à des règles ou des buts prédéterminés. Le normalisme correspond à un pas de plus dans la trahison de l’expérience étrangère, toute voix extraordinaire se retrouvant muselée par un système de règles de fonctionnement où toute différence est nivelée. Un tel ordre s’impose comme une entreprise de réduction de toute étrangeté au système. Plus aucune trace d’étrangeté ne subsiste dans le normalisme : « L’extra-ordinaire qui tient tout ordre en éveil cède à une normalisation qui, même si elle se tient sous le signe d’une raison consensuelle, reste une simple normalisation25 ». L’extra-ordinaire qui borde tout ordre est alors ordonné à son tour au sein de cet ordre.

32Dès lors qu’est occulté l’extra-ordinaire du politique, celui-ci se présente comme une forme d’évitement de l’étranger. Le normalisme, malgré sa volonté affichée de rendre possible le consensus, n’en reste pas moins violence à son égard, et en supposant un espace unifié et cohérent de règles, il impose une rationalité du champ pratique qui ne tient pas compte de l’extra-ordinaire de tout ordre. Une telle rationalisation du champ pratique manque le fait que la rationalité de l’ordre relève d’une genèse continuelle et plurielle, toujours bordée d’un extra-ordinaire qui la met constamment en question. Dans un ordre normalisé, l’étranger est toujours déjà apprivoisé et se voit dépouillé de son inquiétante étrangeté. Si cet évitement de l’étranger est un biais, c’est non seulement en tant qu’il lui fait violence, mais également parce que le normalisme endort le politique et vide petit à petit l’ordre de son sens.

Le critère du politique

33En évitant l’aiguillon de l’étranger, c’est le sens même du politique qui se perd. Non seulement tout ordre procède d’une genèse qui lui confère une contingence dont il ne peut définitivement se débarrasser, mais également, sans extra-ordinaire l’ordre est voué à se vider de son sens. Ces deux aspects sont loin d’être déconnectés : c’est précisément parce que l’étranger est à l’origine de la politique que l’ordre ne peut faire l’économie de son aiguillon. C’est précisément parce que la politique est trahison d’un Dire par le Dit qu’elle se voit obligée de reformuler incessamment un Dit pour tenter de répondre au Dire qui s’adresse à elle. Que la réponse politique soit toujours frappée d’insuffisance est particulièrement révélateur quant au rôle de l’étranger vis-à-vis du politique. En effet, si aucune réponse de la politique n’est suffisante, cela implique alors que le répondre doive incessamment se reprendre, sans jamais parvenir à réaliser pleinement la requête étrangère. L’insuffisance de la réponse requiert une ouverture de l’ordre politique à l’expérience étrangère toujours en excès, ouverture sans laquelle il tombe dans le normalisme, se réduisant à un système de règles vidées de leur sens. Aiguillonné par l’étrangeté, le Dit est sans cesse déplacé par le mouvement même de sa propre institution.

  • 26 Ibid., p. 191.

34Résistance à la normalisation, l’étranger s’annonce sous la forme d’exigence, de provocation ou encore de stimulation pour l’ordre politique. Deux mouvements antagonistes, cristallisation et stimulation caractérisent l’ordre politique dans son rapport à l’étranger. D’une part, l’ordre tend à se cristalliser dans des règles figées qui trahissent l’expérience étrangère, l’étranger étant « l’élément dérangeant duquel nous partons, même si le dérangement finit toujours par s’éteindre en habitude, en routine et en règlements26 ». D’autre part, le sens finit par s’épuiser dans des habitudes réglées, si bien que l’ordre politique doit s’ouvrir à la requête étrangère pour se recomposer et retrouver un sens sans quoi il sombrerait dans un normalisme fade. Les institutions illustrent bien ce double mouvement : si elles apparaissent au moment de leur création répondre aux exigences du moment des citoyens, elles finissent par se vider de leur substance et de leur sens à mesure que le temps passe et que les exigences changent. C’est alors que

  • 27 Ibid., p. 205.

nous défendons les institutions avec d’autant plus d’angoisse qu’elles sont moins incarnées ; car les façades s’effondrent plus facilement que les maisons tout entières. Quand on ne peut presque plus s’accrocher à quelque chose de substantiel, alors il ne reste qu’à s’en tenir aux règles27.

35Contre ce normalisme et cet essoufflement du sens, seule l’ouverture à la stimulation de la requête étrangère permet d’en retrouver. Ainsi, l’étranger est un élément qui dérange les règlements, non pas simplement en les transgressant provisoirement avant d’entrer dans les rangs, mais en les bousculant et les redéfinissant radicalement et incessamment. L’ordre politique n’est jamais au repos, mais sans cesse remis en cause par la requête étrangère l’amenant à formuler de nouvelles réponses qui transgressent les réponses précédemment formulées, et qui bouleversent en ce sens l’ordre lui-même. Les réponses surgissent de la requête étrangère, se sédimentent, perdent de leur pertinence et leur légitimité finit par être remise en cause par de nouvelles réponses... ainsi de suite sans qu’à aucun moment il soit possible de s’accrocher durablement à une réponse, à moins de prendre le risque que son sens s’épuise. Ce n’est que dans la transgression qu’il peut y avoir invention, production de nouveauté et surgissement d’un sens neuf. Tout ordre efficient ici et maintenant est donc bordé d’un extra-ordinaire qui constitue le principe de son mouvement contre l’évidement du sens de la praxis et d’une rigidification mortifère de l’ordre.

  • 28 M. Vanni, L’Adresse du politique, p. 63.

36L’étranger, loin de se réduire à l’objet de la politique se présente comme le principe même du politique. C’est dans une telle perspective que Michel Vanni propose de concevoir « une politique non pas simplement respectueuse de l’étrangeté intrinsèque qui l’habite [...] mais littéralement sous le coup de l’étranger, en tant que ses structures institutionnelles puissent demeurer ouvertes aux sollicitations qui les portent sans s’y refermer28 ». Ainsi, que la tache aveugle de l’ordre et son extra-ordinaire resurgissent sans cesse est la condition sine qua non du maintien d’un sens en politique.

Le politique au seuil de l’aporie

  • 29 J. Derrida, Aporie, p. 43.

37Le politique se tient à la crête du Dire et du Dit, deux dimensions contradictoires et pourtant inséparables. Ni totalement clos car toujours travaillé par une requête étrangère, ni tout à fait ouvert car toujours cristallisation de la requête dans un contenu déterminé, l’ordre politique est manifestement le lieu d’une aporie. Au terme de ce parcours, politique et étranger prennent sens dans leur entrelacs conflictuel : le politique, en tant que le sens de l’ordre provient et se maintient sous l’influence de la requête étrangère mais toujours en la trahissant, et l’étranger en tant qu’il est à la fois ce qui se trouve de l’autre côté de la frontière, mais également ce qui vient bouleverser l’ordre politique sans conciliation possible. La relation entre politique et étranger n’est pas une simple mise en présence ou une rencontre entre des termes qui ne devraient rien à la relation. Au contraire, on a affaire à une relation intrinsèque, à un rapport qui est constitutif des termes qu’il relie et qui leur donne sens. Bien qu’ils se distinguent l’un de l’autre, chaque terme n’a de réalité et de sens que par la relation qu’il entretient l’un avec l’autre. Il n’y aurait rien d’étranger sans clôture d’un ordre sur lui-même mais en même temps, il n’y a pas d’ordre politique sans ouverture à la requête étrangère. J’emploie alors le terme xénopolitique pour nommer l’aboutissement de ce parcours et renvoyer à ce double mouvement du politique. Ce terme entend exhiber l’ambiguïté de la politique de l’étranger, selon que l’expression est prise dans son sens du génitif subjectif (étranger à la racine de la politique qui est ouverture) ou objectif (étranger comme objet de la politique qui renvoie à un principe de clôture). Ce n’est que dans la tension de la contradiction entre clôture et ouverture que se tient le politique, dans son tiraillement même. Une fois de plus, le politique ne prend sens, qu’à « l’épreuve de l’aporie à partir de laquelle inventer la seule invention possible, l’invention impossible29 ».

  • 30 É. Tassin, Un monde commun, p. 259.

38Cette aporie n’est pas sans rappeler celle dans laquelle semblait faire tomber la considération des projets cosmopolitiques, autant de tentatives pour lutter contre la tendance de la politique à l’exclusion et pour l’ouvrir aux dimensions du monde afin d’y intégrer l’étranger. De même que la cosmopolitique n’apparaît comme possible que dans la contradiction d’une politique toujours excluante et visant pourtant son ouverture au monde, le politique ne se tient que dans le déchirement entre clôture identitaire et ouverture à l’expérience étrangère. Cosmo-politique et xénopolitique se font étrangement écho. Retour au motif contradictoire de toute communauté politique, l’exclusion est « à la fois ce à quoi elle recourt pour se constituer ; à la fois ce qu’elle tente idéalement de repousser pour assumer son essence cosmopolitique, l’hospitalité30 », écrivait Étienne Tassin. Ici aboutit le détour par la pensée de B. Waldenfels et la phénoménologie dans l’ébauche d’un nouveau projet cosmopolitique : c’est précisément la considération d’un xénos originaire qui permet de définir la politique dans une tension indépassable entre ouverture et clôture de l’ordre. Revenus au seuil de l’aporie, il s’agit alors de voir comment le concept ébauché de xénopolitique permet de sortir le cosmopolitisme de son impasse et d’esquisser les contours d’une cosmo-politique.

Notes

1 B. Waldenfels, « Normalité et normativité », p. 59.

2 Ibid., p. 58.

3 Ibid., p. 59.

4 Ibid., p. 64.

5 Ibid., p. 66.

6 B. Waldenfels parle en Occident d’« une victoire du monde libre, de la démocratie parlementaire, de l’État de droit et du marché libre ou à fortiori du capitalisme sur le communisme, sur la démocratie populaire, la justice de classe et l’économie planifiée », Topographie de l’étranger, p. 193.

7 Cette caractérisation de l’utopie par B. Waldenfels est cependant loin d’être satisfaisante. Cf. Conclusion « Atopie et utopie ».

8 L’aliénation est alors libération d’une aliénation inférieure. B. Waldenfels relève des phrases frappantes dans l’œuvre de Marx qui montrent que la totalité est vue comme libération de l’aliénation de la production sociale. L’homme achevé et pleinement homme est alors l’homme total : « L’homme s’approprie sa nature universelle d’une manière universelle, donc en tant qu’homme total », K. Marx, Manuscrits de 1844, p. 91.

9 B. Waldenfels, Topographie de l’étranger, p. 195.

10 Ibid., p. 199.

11 Ibid., p. 200.

12 Ibid., p. 202.

13 Ibid., p. 203.

14 Ibid., p. 156.

15 Ibid., p. 356.

16 B. Waldenfels, « Entre les cultures », p. 355.

17 Ibid., p. 356.

18 L’étranger devient alors l’immigré ayant telle origine ethnique et tel statut social : en France, il est le plus souvent identifié à l’Africain fuyant la misère économique de son pays et associé à la figure du « voyou ».

19 M. Vanni, L’Adresse du politique, p. 54.

20 Ibid., p. 54.

21 Ibid., p. 54.

22 Ibid., p. 55.

23 Ibid., p. 163.

24 Ibid., p. 136.

25 B. Waldenfels, Topographie de l’étranger, p. 147.

26 Ibid., p. 191.

27 Ibid., p. 205.

28 M. Vanni, L’Adresse du politique, p. 63.

29 J. Derrida, Aporie, p. 43.

30 É. Tassin, Un monde commun, p. 259.

Table des illustrations

Titre Figure 6 – La genèse du tiers : entre Dire et Dit.
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