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Les Petites Cartes du web

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Matthieu Noucher

Conclusion

Pour un réarmement de la critique de carte en géographie

Texte intégral

  • 84 G. Di Méo, « Un regard de géographe », 2004, p. 662.

« Dans une courte conclusion en forme de paradoxe ou de boutade, on pourrait, en définitive, se demander si les savoirs géographiques ne s’enrichissent pas plus de la lecture critique des cartes produites par une multitude de cartographes désormais autonomes, que du fait de leur stricte production par la géographie des géographes84. »

  • 85 « Critical GIScience is in danger of becoming almost invisible », in M. Goodchild, « Two decades on (...)
  • 86 V. Mosco, To the Cloud. Big Data in a Turbulent World, 2014.

1Vingt-cinq ans après la critique radicale formulée dans « Desconstructing the map », le texte de Harley s’est institutionnalisé : R. Rose-Redwood, dans un numéro spécial de la revue Cartographica dédié à cet article, explique que les citations de Harley dans les publications deviennent presque un rituel académique. Il invite les chercheurs en sciences sociales à explorer ses prolongements. Pourtant, l’accélération des développements technologiques, issus pour la plupart de travaux extérieurs à la géographie et même à la géomatique, conduit à marginaliser les chercheurs qui s’engagent dans les approches critiques de l’information géographique. M. Goodchild note ainsi qu’ils sont proportionnellement moins nombreux à présent qu’au milieu des années 199085. Les nouvelles promesses cartographiques associées au big data semblent marquées par un retour en force du positivisme ou de ce que certains appellent le « néopositivisme numérique86 ». Ce dernier conduirait à un rétrécissement de l’horizon en opposition à « l’élargissement de l’horizon » qu’avaient perçu, il y a vingt ans, P. Gould et A. Bailly dans les travaux de déconstruction de Harley. Goodchild déplore la marginalisation des approches critiques. Pour lui, l’expansion et la diversification des usages de l’information géographique les rendent indispensables à condition qu’elles engagent leur mue.

  • 87 La théorie ancrée (grounded theory) a émergé principalement grâce aux travaux d’A. Glaser et B. Str (...)

2 Pour nous, cette mue passe par un réarmement de la critique en cartographie. Réarmement qui ne peut s’opérer qu’en s’enracinant dans un double terrain : celui des acteurs et de leurs pratiques, celui des infrastructures web et de leurs interconnexions. Or, depuis quelques années, de nombreux travaux revendiquant une approche critique, se laissent tenter, face à la complexité des dispositifs sociotechniques, par la spéculation, adoptant des postures théoriques désincarnées qui passent ainsi à côté de la complexité de la production cartographique. Quelle peut être alors la portée de ces travaux déconnectés du terrain ? Nous proposons, au contraire, de prendre appui sur des méthodes exploratoires, de privilégier l’immersion dans les données, les algorithmes et les situations de terrain pour décrypter la fabrique des « petites cartes du web ». À ce titre, la théorie ancrée apparaît comme une méthode de recherche particulièrement adéquate87, en raison de son approche inductive et de sa valorisation de l’enquête de terrain. Elle laisse ainsi parler les données pour faire émerger ensuite des éléments de théorisation.

  • 88 M. Dodge et Ch. Perkins, « Reflecting on J. B. Harley’s influence and what he missed in “Deconstruc (...)

3Réarmer la critique en s’appuyant sur la théorie ancrée, c’est donc essayer de faire parler les cartes et ceux qui les produisent en se confrontant aux techniques de fabrique et en cherchant à ouvrir leurs boîtes noires algorithmiques. Cette proposition soulève alors une double difficulté méthodologique : d’une part, il est difficile de disposer de compétences de plus en plus techniques pour comprendre ou même simplement interroger ces systèmes ; d’autre part, l’estompage des catégories d’acteurs et la diversification des parties prenantes dans les processus de fabrique cartographique renforcent la complexité de leurs analyses. Comme le soulignent M. Dodge et Ch. Perkins88, il est sans doute plus complexe de déconstruire les dispositifs cartographiques actuels où s’entremêlent des sphères d’acteurs divers et où s’agrègent des technologies multiples, que les dispositifs d’antan où le pouvoir cartographique était détenu par quelques rares experts. Alors que les études de Harley sont centrées sur un décryptage de l’autorité des cartes et de leur caractère surplombant et dominant, les questions d’appropriation sociale des outils cartographiques semblent à présent centrales. Au-delà des images fixes induites par ces appropriations sociales, le renouvellement de la cartographie critique passe par un décryptage des pratiques, partant des nouveaux modes de production pour aller jusqu’aux usages inédits qui découlent de la démultiplication des « petites cartes ». Un tel tournant (du produit au processus) nécessite de prolonger et renouveler les travaux de Harley et d’envisager d’autres méthodes d’analyse. Pour compléter progressivement la lecture textuelle du produit en s’intéressant davantage au processus, de nouvelles approches sont à imaginer : des fouilles exploratoires pour ouvrir les boîtes noires algorithmiques et remonter dans la généalogie des données, des observations participantes pour comprendre les dynamiques collaboratives, des enquêtes ethnographiques pour incarner les pratiques individuelles...

4Dès lors, les approches critiques doivent se développer sur la base d’un savoir-faire interdisciplinaire et prolonger la cartographie critique en l’intégrant pleinement aux « critical data studies ». La profusion des « petites cartes » sur le web donne ainsi une autre portée à ce qui n’était jusque-là qu’un débat assez marginal à l’intérieur de la géographie.

Notes

84 G. Di Méo, « Un regard de géographe », 2004, p. 662.

85 « Critical GIScience is in danger of becoming almost invisible », in M. Goodchild, « Two decades on : Critical GIScience since 1993 », 2014.

86 V. Mosco, To the Cloud. Big Data in a Turbulent World, 2014.

87 La théorie ancrée (grounded theory) a émergé principalement grâce aux travaux d’A. Glaser et B. Strauss, The Discovery of Grounded Theory, 1967, au sein du courant de l’interactionnisme symbolique.

88 M. Dodge et Ch. Perkins, « Reflecting on J. B. Harley’s influence and what he missed in “Deconstructing the map” », 2015.

© Éditions Rue d’Ulm, 2017

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