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Les Petites Cartes du web

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Matthieu Noucher

Chapitre 1. La fin des grands récits cartographiques

La profusion des « petites cartes »

Texte intégral

1L’accélération de la circulation de l’information géographique, la généralisation et la diversification de ses usages modifient les paramètres qui assuraient aux cartographes autorité et légitimité dans le champ de la production de connaissance sur le territoire. Alors que cette autorité était jadis fondée sur les expertises techniques et scientifiques qui leur octroyaient une forme de monopole pour « dire le territoire », elle se construit à présent sur la capacité à être visible sur Internet. La profusion des « petites cartes du web » accompagne la fin des grands récits cartographiques. Elle offre des grilles de lecture inédites pour décrypter les nouveaux cadres normatifs ordonnant une variété de points de vue sur le monde.

La fin des grands récits cartographiques

Des données d’autorité à la myriade de « cartes thématiques »

  • 6 J. Lefort, L’Aventure cartographique, 2004.
  • 7 http://geospatialrevolution.psu.edu/

2L’histoire de la cartographie est marquée par de grands récits qui associent explorations de mondes inconnus et prouesses technologiques. Pour J. Lefort, la cartographie est « une aventure humaine, celle des savants et des explorateurs, de leurs rêves aux péripéties de leurs voyages, de leur vision du monde à la mise au point de leur instrument6 ». L’histoire récente de la cartographie numérique et des systèmes d’information géographique (SIG), moins centrée sur le récit de grandes explorations, reste profondément marquée par les progrès technologiques. Des web-documentaires comme la série Geospatial Revolution produite par l’Université de Pennsylvanie7 sont le témoin des exploits technologiques qui accompagnent ces mises en carte. Logistique, gestion de crise ou sciences citoyennes, la série illustre la dissémination, dans divers champs et tous azimuts, des techniques de géolocalisation. Elle traduit aussi l’expansion des usages : la carte n’est plus du seul ressort des experts cartographes et la diversification des acteurs impliqués révèle la fin des grands récits cartographiques.

  • 8 Les « thématiciens » désignent des experts dans un domaine de l’action publique. Le terme s’oppose (...)

3Ainsi, pendant longtemps, la palette des fonds de plans numériques consistait pour l’essentiel en des produits « sur étagère » au caractère à la fois scientifique et institutionnel, à l’image du plan cadastral, des cartes topographiques de l’Institut géographique national (IGN) ou de la base européenne d’occupation des sols Corine Land Cover. Pourtant, depuis les années 1990 et le développement de la micro-informatique, la prise en main des outils par des non-spécialistes s’est accélérée. En s’affranchissant de la tutelle des experts de la géomatique, les thématiciens8 prennent progressivement la main sur les outils de cartographie numérique. Ce mouvement de diffusion s’accompagne d’un déploiement de la géomatique au-delà des organisations de grande taille. Il se traduit aussi par une production exponentielle de données géographiques publiques. Par-delà les référentiels génériques (levé topographique, plan photogrammétrique, etc.) qui peuplaient les premières banques de données urbaines, de plus en plus de données thématiques deviennent le socle informationnel de nombreux SIG. Les organisations hâtent leur déploiement sans se soucier de la mise en cohérence ou de la fédération des outils et des données. Les banques de données urbaines centralisées font place à la prolifération de systèmes gérés localement. À titre d’exemple, Évry (50 000 habitants) comptait, début 2000, cinq logiciels SIG différents déployés dans les services de la ville, jusqu’à quatre versions du plan cadastral et pléthore de données thématiques.

L’émergence du géoweb ou le succès de la carte sur Internet

4À partir de 2005 et du lancement de Google Maps, les cartes se sont multipliées sur Internet. L’offre d’outils en ligne explose avec de nombreux services et l’apparition d’usages différenciés. Une organisation de l’information sur Internet par l’espace fait émerger le géoweb. Ce dernier permet une indexation spatiale dans une perspective d’aide à la recherche pour les utilisateurs de tous types de contenus (photos, vidéos, articles d’encyclopédie, dépêches d’agences de presse, etc.).

  • 9 Les multinationales de l’Internet ont placé les services de cartographie et de géolocalisation au c (...)
  • 10 Extrait de la note 2003-CNIG-085 « Document de doctrine sur la notion de référentiel géographique » (...)

5L’écrasante domination de quelques géants du web9 entraîne alors une banalisation à la fois des usages de l’information géographique, de l’offre en données et des formes de référentiels géographiques. La forme de banalisation la plus évidente tient dans la fonction, assignée aux fonds cartographiques, de simple interface de recherche de services web de toute nature. Le contenu de ces nouveaux dispositifs et leurs modalités inédites de production et d’utilisation donnent à voir l’espace d’une manière qui modèle (ou révèle) les représentations mentales des usagers/clients/citoyens, autant sinon plus que n’ont pu le faire en leur temps la carte de France accrochée au mur de la classe ou la carte au 1/25 000e des randonnées familiales. Les progrès techniques permettent désormais aux acteurs de toute nature et de toutes origines de produire des fonds de cartes consacrés, autonomes, malléables… rendant potentiellement caducs les impératifs de légitimité, de responsabilité et de stabilité jadis affirmés pour les référentiels institutionnels10. De plus, le développement des technologies nomades, qui autorise la création d’un lien immédiat, permanent et fonctionnel entre la Toile et « moi (ou toi), ici, maintenant », modifie en profondeur les attentes de l’usager en matière de caractérisation de son environnement. Le référentiel géographique statique, générique et égalitaire « historique » se trouve alors en concurrence avec la possibilité technique et le besoin croissant de produire une forme de référentiel dynamique, personnalisé et égocentré : les grands récits cartographiques sont ainsi complétés, contournés, voire concurrencés par la profusion des « petites cartes du web ».

La profusion des « petites cartes »

Lire et écrire la carte : cartographie contributive et crowdsourcing

  • 11 Source : http://www.openstreetmap.org/stats/data_stats.html
  • 12 « L’expression Volunteered Geographic Information a toutefois un sens plus proche d’information géo (...)
  • 13 D. Sui, S. Elwood et M. Goodchild (dir.), Crowdsourcing Geographic Knowledge. Volunteered Geographi (...)

6Le crowdsourcing, littéralement « approvisionnement par la foule », est un élément central de l’économie collaborative liée au web. Pour J. Howe et M. Robinson, les créateurs de ce néologisme, les sauts technologiques et la démocratisation des outils informatiques réduisent les écarts entre professionnels et amateurs. Suivant cette logique, au-delà de l’artéfact marketing, la « cartographie 2.0 » reflète un engagement actif du grand public dans la lecture et l’écriture des cartes. Plus contributive que réellement participative, elle transforme la carte en objet plutôt qu’en support de participation. Elle conduit à une démultiplication des contenus géographiques, produits non plus par des cartographes patentés, mais par des communautés d’utilisateurs plus ou moins structurées. OpenStreetMap, un système de cartographie libre qui comptait en décembre 2016 plus de trois millions de contributeurs11, en est le symbole. On parle de contenus cartographiques produits par les utilisateurs, d’information géographique volontaire12 ou de crowdsourcing géographique13. Plus récemment, l’intégration de la géolocalisation dans un nombre toujours plus important d’objets du quotidien, avec la multiplication des capteurs, conduit à une croissance exponentielle des traces numériques volontaires ou involontaires.

Être lu pour écrire la carte : traces numériques et personnalisation algorithmique

  • 14 M. Dodge et C. Perkins parlent de « me maps » pour évoquer l’émergence d’un modèle de carte égocent (...)
  • 15 A.-S. Pharabod, V. Nikolski et F. Granjon, « La mise en chiffres de soi. Une approche compréhensive (...)

7Les traces numériques participent à l’écriture de cartes personnelles14. Le mouvement du quantified self, permettant à chacun de mesurer ses données personnelles, de les analyser et de les partager, témoigne à l’extrême de cette individualisation des données. La quantification personnelle est en effet une parfaite illustration des formes (technicisées) de l’individualisme contemporain, où la généralisation de la norme d’autonomie s’accompagne de l’injonction à formuler une mise en chiffres de soi-même15. Ces données orientent alors les contenus qui nous sont proposés sur le web.

8Si les entreprises de commerce électronique utilisent depuis longtemps les suggestions fondées sur des prédictions algorithmiques, la personnalisation du web gagne aussi la cartographie. Ainsi, depuis 2013, Google Maps s’appuie sur un algorithme de contextualisation visant à personnaliser la carte en intégrant les « traces » laissées sur Internet par l’utilisateur (historique des recherches, position géographique, contenu des mails, post sur les réseaux sociaux, etc.).

  • 16 B. Beaude, Les Fins d’Internet, 2014.

9Cette évolution n’est pas anodine sur le plan cartographique. Au-delà de l’affichage des marqueurs répondant à une recherche, le fond de carte lui-même est concerné par cette personnalisation. L’apparition des points d’intérêt, la hiérarchie des voies, la forme et les couleurs des objets, voire demain, pourquoi pas, la toponymie, pourront évoluer au fur et à mesure que la zone de recherche se précise et en fonction de l’utilisateur (de son profil comme de son positionnement). Avec cette idée de « carte unique », ce n’est plus l’individu qui devient cartographe de sa vie et de son univers, mais un algorithme qui développe à sa place l’expression cartographique censée lui correspondre. La personnalisation algorithmique a pour effet de déplacer la vision zénithale pour l’ancrer dans la situation individuelle du sujet, réalisant une sorte de privatisation du regard panoramique. Ces cartes constituent-elles alors encore des représentations partagées sur lesquelles des actions dotées de sens commun peuvent porter, ou sont-elles un révélateur de plus des logiques de privatisation qui marqueraient les « fins d’Internet »16 ?

Les « petites cartes » comme nouvelle grille de lecture des processus de mise en ordre du monde

  • 17 J.-F. Lyotard, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, 1979.

10Depuis la fin des « grands récits », nombre de grilles de lecture unitaires se sont effacées pour donner lieu à la multiplication des discours17. Le monde de la cartographie n’échappe pas à la règle et le tournant numérique ne fait que renforcer l’effet de dispersion d’une production cartographique échappant aux mains des seuls experts de la carte. Cette diversification des acteurs de la production cartographique (des communautés issues de la culture de l’Internet libre, comme OpenStreetMap, aux multinationales, comme Google, en passant par le maintien des dispositifs institutionnels ou l’émergence de mouvements contestataires) démultiplie les « petites cartes » devenues aujourd’hui centrales dans l’économie du web.

  • 18 Le 17 juillet 2015, la France publie son « plan d’action national pour un gouvernement ouvert ». Pa (...)

11Ce nouveau régime de fabrique cartographique pourrait paraître anecdotique dès lors qu’il contourne la production officielle conventionnelle sans la supprimer. Or, il est en voie d’institutionnalisation18 et participe d’une forme de (re)mise en ordre du monde. La mosaïque des « petites cartes » offre en effet autant de facettes et de points de vue sur un monde devenu insaisissable. La carte n’est donc pas la représentation fidèle d’un espace, miroir du monde fantasmé par Borges, mais le fruit d’un processus complexe de fabrication, impliquant de multiples acteurs et supports d’écriture, chacun participant à son niveau à la production de « petites cartes ». Ces « petites cartes » forment le monde tout autant qu’elles nous forment. En tant que dispositif de représentation – même protéiforme –, les « petites cartes du web » imposent un cadre normatif de mise en visibilité, elles ordonnent un point de vue sur le monde qu’il devient nécessaire d’étudier dès lors que leur diffusion est massive. Elles ne peuvent cependant être décrites exhaustivement ou classées en un ensemble méthodique. Les tentatives de typologie formelle pour décrire exhaustivement la combinatoire des assemblages composites possibles n’aboutiraient qu’à une réduction drastique de leur hétérogénéité. Cette difficulté ne doit pourtant pas décourager toute entreprise d’analyse critique de ces dispositifs sociotechniques mais, au contraire, engager la voie de son renouvellement.

Notes

6 J. Lefort, L’Aventure cartographique, 2004.

7 http://geospatialrevolution.psu.edu/

8 Les « thématiciens » désignent des experts dans un domaine de l’action publique. Le terme s’oppose au profil de « technicien », comme si la connaissance des « choses » (les « thèmes ») était indépendante des outils de formalisation de ces « choses ».

9 Les multinationales de l’Internet ont placé les services de cartographie et de géolocalisation au cœur de leur stratégie. Ainsi les GAFA (Google Amazon Facebook Apple) ont investi massivement dans des infrastructures d’acquisition et de diffusion de données.

10 Extrait de la note 2003-CNIG-085 « Document de doctrine sur la notion de référentiel géographique » publiée en 2003 par le Conseil national de l’information géographique (CNIG) : « Les données de référence sont clairement identifiées, définies et sont placées sous la responsabilité d’une structure publique clairement identifiée comme responsable de cette donnée. Les utilisateurs accordent aux données de référence un niveau de confiance très élevé, lié à la légitimité de l’organisme responsable de cette donnée. Elles offrent une couverture exhaustive du territoire. »

11 Source : http://www.openstreetmap.org/stats/data_stats.html

12 « L’expression Volunteered Geographic Information a toutefois un sens plus proche d’information géographique bénévole », rappelle Gilles Palsky (G. Palsky, « Cartographie participative, cartographie indisciplinée », 2013, p. 16).

13 D. Sui, S. Elwood et M. Goodchild (dir.), Crowdsourcing Geographic Knowledge. Volunteered Geographic Information (VGI) in Theory and Practice, 2012.

14 M. Dodge et C. Perkins parlent de « me maps » pour évoquer l’émergence d’un modèle de carte égocentrée dans « Reflecting on J. B. Harley’s influence and what he missed in “Deconstructing the map” », 2015, p. 39.

15 A.-S. Pharabod, V. Nikolski et F. Granjon, « La mise en chiffres de soi. Une approche compréhensive des mesures personnelles », 2013, p. 97-129.

16 B. Beaude, Les Fins d’Internet, 2014.

17 J.-F. Lyotard, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, 1979.

18 Le 17 juillet 2015, la France publie son « plan d’action national pour un gouvernement ouvert ». Parmi les vingt-six engagements figure le no 11 – « Coproduire avec la société civile les registres-clés de données essentielles à la société et à l’économie » – qui cite l’accord sur la base Adresse nationale (BAN) réunissant l’IGN, Etalab, La Poste et OpenStreetMap dans un même projet de production cartographique nationale, emblématique des « nouvelles formes de coopération entre les autorités publiques et les citoyens [qui] permettent désormais de créer de nouveaux biens communs, indispensables au service public, à la société et à l’économie, d’une manière plus rapide, plus efficace et moins coûteuse que par le passé ». (http://fr.okfn.org/2014/09/03/banola-base-dadresses-nationale-ouverte/)

© Éditions Rue d’Ulm, 2017

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