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Jouer l’actrice

 | 
Jean-Loup Bourget
, 
Françoise Zamour

Introduction

Jean-Loup Bourget y Françoise Zamour

Texto completo

1« Toutes les femmes sont comédiennes, à l’exception de quelques actrices », écrivait Sacha Guitry, résumant brillamment dans ce paradoxe misogyne une opinion assez répandue qui fait de l’actrice, capricieuse, évaporée, calculatrice, infidèle, une sorte de concentré des attributs de l’éternel féminin. S’agissant d’une actrice qui interprète un rôle d’actrice, ou d’un rôle d’actrice tel qu’il est conçu et imaginé par un auteur, un scénariste, un réalisateur, tout un terrain favorable est ouvert au déploiement de ces clichés, à leur épanouissement pour ainsi dire kaléidoscopique. Pourtant, en invitant à une réflexion sur ce topos cinématographique, qui pourrait, à lui seul, donner lieu à un sous-genre du cinéma sur le cinéma, nous avons tenté de mettre en lumière la richesse des personnages d’actrices, la manière dont ces rôles, ces personnages, invitent à porter un regard critique sur les enjeux esthétiques du casting et de la direction d’acteurs. Il s’agissait également de montrer comment ces personnages apportent un éclairage singulier sur la place de l’actrice dans l’économie et la société du cinéma, sur la relation de pouvoir, l’aspiration à l’émancipation qui sous-tend la construction du personnage d’actrice. Célèbre comme Katharine Hepburn, réinventée par Cate Blanchett dans Aviator, ou imaginaire comme Lena, interprétée par Penélope Cruz dans Étreintes brisées de Pedro Almodóvar, l’actrice, en tant que personne, se présente au cinéma comme une femme décuplée, investie d’une aura particulière, illustration vivante de ce que François Truffaut, dans La Nuit américaine, appelait des « femmes magiques ». Protéiforme, insaisissable, l’actrice magnifie et rend visible, par le truchement du cinéma, les pouvoirs supposés de la femme.

2Il est clair qu’une telle vision, qui relève des stéréotypes de genre au sens gender, met l’accent sur une donnée fondamentale du cinéma : le personnage d’actrice matérialise la relation centrale qui institue le cinéma comme lieu privilégié de la rencontre entre un homme (réalisateur) et une femme (actrice). Le personnage d’actrice, par sa seule présence, installe, au cœur du dispositif, un regard désirant. Le film se fait alors écrin, précieux réceptacle d’une femme magnifiée, ou prison, piège qui fige dans une image, une persona, une personne qui se trouve comme niée, anéantie par la machine cinéma. À cet égard, le topos de la séquence de premier essai, agressif, violent, intrusif, tel qu’on le relève dans Nina ou Les Enchaînés de Minnelli, révèle l’ambiguïté, la complexité, de cette relation supposée fonder la fiction cinématographique. La persona de l’actrice, ainsi aliénée par le cinéma, masque et dévoile, dans le même plan, la souffrance et les aspirations de la femme. Jouer l’actrice conduit souvent à tutoyer l’autofiction, à rendre visible un sacrifice, ou tout au moins un sacerdoce. C’est également, de manière paradoxale peut-être, accomplir un geste d’émancipation, s’affirmer comme un rouage indispensable au fonctionnement d’une institution, se poser en tant que paramètre déterminant d’une économie. Le rôle d’actrice et/ou le personnage d’actrice se situent à l’intersection de ces enjeux. Ils éclairent une problématique qui engage autant l’esthétique cinématographique que, plus généralement, les pratiques sociales. Délibérément, cet ouvrage a choisi de placer sa réflexion au cœur de ces contradictions, d’en faire même la problématique directrice de sa construction.

  • 1 E. Keller-Rahbé, « “Du théâtre ! ma fille !” Actrices en romancie aux xiie et xviiie siècles », com (...)

3Comme le montre l’article que Thibaut Casagrande consacre aux personnages d’actrices dans le roman, le cinéma n’a pas le monopole de tels personnages, et il ne serait pas possible de les envisager dans toute leur complexité sans faire la part de la littérature et de l’histoire du théâtre. L’opération de transmutation, qui permet de faire passer l’actrice de la scène à la page, ou plus exactement d’un statut dramatique à un statut narratif, remonte, comme l’a montré E. Keller-Rahbé1, aux romans du xviie siècle. De même, la condition de comédien est célébrée, comme un état noble et glorieux, par L’Illusion comique de Corneille, tandis que les travers des acteurs sont moqués, et leur talent consacré, dans L’Impromptu de Versailles de Molière. Alors qu’il règne sur la hiérarchie des genres, le théâtre s’empare déjà du théâtre, non seulement en tant que dispositif, mais également comme prétexte au portrait, à la satire, à l’exercice d’admiration tourné vers les comédiens et les comédiennes. Persona muée en personnage, l’actrice, inspirée du paysage dramatique du moment, ou issue de l’imagination du romancier, hante depuis lors les pages des romans libertins, mais également des récits comiques de Lesage ou Scarron. À partir du xviiie siècle, l’actrice, personnage complexe, occupe une place de choix parmi les grandes figures fictionnelles qui peuplent les romans sérieux.

  • 2 S. Jouanny, L’Actrice et ses doubles. Figure et représentation de la femme de spectacle à la fin du (...)

4Au xixe siècle, elle devient même l’héroïne de ce que Sylvie Jouanny2 a appelé, dans L’Actrice et ses doubles, le « roman d’actrice », un sous-genre du roman réaliste, considéré comme l’un des points de passage vers le symbolisme. D’abord ancré dans un contexte historique et social, le personnage d’actrice fonctionne, à la fin du xixe siècle, comme un « espace ouvert aux jeux de l’imaginaire ». L’auteur y montre que, contrairement à l’opinion souvent répandue, il n’a pas fallu attendre Nana de Zola pour voir apparaître, dans l’univers du roman, des personnages d’actrices riches et complexes.

5Ces personnages, qui trouvent leur accomplissement au début du xxe siècle, de La Mouette de Tchekhov (1896) à Six personnages en quête d’auteur de Pirandello (1921), se transportent rapidement au cinéma où ils connaissent un développement continu. Katharine Hepburn, Judy Garland, Marion Davies, Preity Zinta, Juliette Binoche, Brigitte Bardot, Anna Magnani, Kinuyo Tanaka, d’un continent à l’autre, les films abondent qui ont permis à des actrices d’interroger leur métier, de se mesurer à leurs aînées, d’explorer les abymes de la représentation de l’autre, ou de soi. C’est ce continent que ce volume, issu d’un colloque international organisé à l’École normale supérieure en juin 2015, se propose d’explorer.

6Le principe de construction du volume alterne des textes qui prennent en compte, sous un aspect particulier, l’ensemble du champ de recherche ouvert par la thématique « jouer l’actrice », et les articles qui se proposent d’étudier une modalité particulière de l’incarnation de l’actrice par une actrice, qu’elle soit réelle ou imaginaire. Dans un premier temps, nous avons choisi de mettre en avant le caractère particulier de cette représentation de l’actrice : le genre, toujours au sens gender. Une actrice, c’est d’abord une femme au cœur d’une industrie dominée essentiellement par les hommes. Cet enjeu colore l’article de Jacqueline Nacache, qui prend en compte toutes les implications socio-politiques du sujet. Dans la même section, nous avons souhaité présenter quelques-unes des implications particulières de cette représentation. Les contributions de Claudine Le Pallec Marand, de Jules Sandeau, ou l’analyse par Julien Achemchame de la manière dont Show People de King Vidor a consacré Marion Davies comme actrice, reflètent toutes cette dimension importante du sujet : jouer l’actrice peut parfois relever du combat, de l’engagement ou tout, au moins, du geste politique. Dans certaines cultures, qui continuent de porter sur l’actrice un jugement moral réprobateur, assumer de jouer une actrice constitue en soi une prise de position sur le statut de la femme et sur la société.

7La deuxième section de cet ouvrage est consacrée au travail de l’actrice Il impose d’envisager la relation qui unit, ou sépare, l’actrice et le réalisateur L’interaction entre actrice et réalisateur, pour reprendre la formule employée par Simon Daniellou à propos de Kinuyo Tanaka, oscille souvent entre collaboration émancipatrice et domination patriarcale. De l’effet Pygmalion qui se construit et se modifie au fil du temps, comme on le voit dans l’évocation par Arnaud Duprat de Montero de la relation qui unit Carlos Saura et Geraldine Chaplin, à la réinvention d’une actrice, qui constitue l’enjeu même du Carrosse d’or. Le texte de Philippe de Vita sur le film de Renoir l’atteste : cette relation n’échappe pas toujours au conflit, au rapport de force. Elle peut également se muer en complicité créative, telle que celle que Nina Ovtchinnikova met en lumière dans le texte qu’elle consacre à Renata Litvinova et Kira Mouratova Ce couple de cinéma, fait de séduction réciproque, de désir et de travai communs, qui prend souvent des allures de couple conflictuel, est constitutif de la mythologie du cinéma, il détermine l’ambiance du tournage, mais auss souvent, par voie de conséquence, le résultat qui apparaît à l’écran et sa qualité documentaire, dramatique, psychologique et/ou esthétique.

8Si l’on envisage l’ensemble des contributions qui constituent la troisième partie, on s’aperçoit que toutes mettent au premier plan la préoccupation voire la menace, que représente le passage du temps. Dans le jeune cinéma français contemporain, peuplé d’actrices qui jouent des actrices, la question du temps est cruciale, et domine le panorama très complet proposé par Sophie Walon. Le vieillissement, principal prédateur de l’actrice, comme le montre si magnifiquement La Mouette de Tchekhov dès l’entrée en scène d’Arkadina, menace et accompagne le personnage. Le temps de l’histoire du cinéma n’est pas absent non plus de la problématique, notamment celui des crises et des mutations du médium, que les auteurs de l’ouvrage examinent dans tous ses effets. On pense, bien sûr, à Sunset Boulevard de Billy Wilder comme matrice d’une tradition de représentation et d’incarnation de l’actrice Mais aussi à Bette Davis, qui, comme le souligne Flavia Soubiran, s’est mise en devoir de se vieillir par le maquillage, assumant, avant l’heure, les ravages du temps sur sa beauté, composant un visage qui ressemble à la caricature d’elle-même. Ou encore à Robin Wright, acceptant de livrer à l’éternité un visage figé, rendu intemporel, mais également immatériel, par la technologie, ainsi que le relate Nicolas Geneix dans son analyse du Congrès d’Ari Folman. Le travail consacré à Fedora par Hélène Valmary explore les arcanes de cette relation au temps, susceptible de conduire jusqu’à la folie, de nouveau devant la caméra de Billy Wilder.

9Enfin, une actrice qui « joue l’actrice » se joue toujours un peu elle-même, aussi la question comporte-t-elle un aspect autobiographique qu’ont mis en avant plusieurs des contributeurs. Comme le souligne le travail de Christian Viviani à travers l’étude de trois cas, choisis à dessein dans des cinématographies diverses, l’actrice qui joue l’actrice travaille à partir de sa persona. Le rôle peut lui permettre de constituer cette persona, comme c’est le cas pour Jean Harlow dont la vie devient une sorte de film hollywoodien, selon l’article de Sylvain Louet, ou, comme le montre Julien Achemchame, pour Marion Davies, légitimée par la grâce de la caméra de King Vidor. Show People institue professionnellement la jeune femme à qui l’on conteste les qualités de jeu, et la diégèse vient ici redoubler la situation réelle au moment du tournage. L’enjeu biographique est également souligné dans le texte que Carol Reese a consacré à Brigitte Bardot dans Vie privée de Louis Malle. Le rôle peut même sembler au spectateur transparent, construit à partir d’éléments personnels qui interrogent le rapport entre la femme et l’actrice, tout en permettant de dramatiser la relation entre l’actrice et son métier.

10Si le rôle d’actrice consacre, et parfois conteste, une persona, il ne se contente pas de décrire une situation, ou de tenter de cerner une femme, il s’intéresse aussi, et c’est peut-être l’une de ses caractéristiques les plus puissantes, à une femme « augmentée ». Il célèbre la personne à travers les potentialités de la persona et chaque personnage laisse percevoir au spectateur une infinité de possibles. Le rôle d’actrice pourrait bien se révéler le plus apte à poser autrement la question de l’identité du personnage. La fascination du narrateur de la Recherche pour la Berma paraît, à cet égard, emblématique, elle qui apparaît tout au long de l’œuvre, sous des jours sans cesse nouveaux, objet de désir, cause de déception, sujet d’admiration ou de pitié, dans les premières pages du Temps retrouvé. Actrice majuscule, elle laisse percevoir, dans ses moindres gestes, tous les possibles de la représentation, au point que le narrateur renonce à retourner la voir jouer, dans Le Côté de Guermantes.

  • 3 M. Proust, À la recherche du temps perdu, 1988, vol. 2, p. 351-352.

Je comprenais, écrit Proust, que mon désir d’autrefois était plus exigeant que la volonté du poète, de la tragédienne, du grand artiste décorateur qu’était son metteur en scène, et que ce charme répandu au vol sur un vers, ces gestes instables perpétuellement transformés, ces tableaux successifs, c’était le résultat fugitif, le but momentané, le mobile chef-d’œuvre que l’art théâtral se proposait et que détruirait en voulant le fixer l’attention d’un auditeur trop épris. Même je ne tenais pas à venir un autre jour réentendre la Berma ; j’étais satisfait d’elle ; c’est quand j’admirais trop pour ne pas être déçu par l’objet de mon admiration, que cet objet fût Gilberte ou la Berma, que je demandais d’avance à l’impression du lendemain le plaisir que m’avait refusé l’impression de la veille3.

11Support privilégié de l’imaginaire, l’actrice magnifie une femme toujours changeante, toujours redécouverte par son spectateur, toujours réinventée, par les auteurs et les metteurs en scène, mais d’abord par elle-même.

Notas

1 E. Keller-Rahbé, « “Du théâtre ! ma fille !” Actrices en romancie aux xiie et xviiie siècles », communication pour le congrès de la Society for Seventeenth Century French Studies, Londres, 10-12 septembre 2009, http://www.theatredefemmes-ancienregime.org/wp-content/uploads/2012/01/Actrices-en-romancie-E.Keller-Rahbé1.pdf

2 S. Jouanny, L’Actrice et ses doubles. Figure et représentation de la femme de spectacle à la fin du xixe siècle, 2002.

3 M. Proust, À la recherche du temps perdu, 1988, vol. 2, p. 351-352.

Autores

Professeur émérite d’études cinématographiques à l’École normale supérieure (UMR 7172 THALIM Arias), où il a créé et dirigé le département d’Histoire et Théorie des arts (2004-2012). Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages portant principalement sur le cinéma hollywoodien classique. Le dernier s’intitule King Vidor (avec Françoise Zamour, Vrin, 2016).

Docteur en études cinématographiques, enseigne l’analyse de films et l’esthétique du cinéma au département d’Histoire et Théorie des arts de l’École normale supérieure (UMR 7172 THALIM Arias). Ses travaux portent essentiellement sur l’expression du politique au cinéma. Derniers ouvrages parus : Le Mélodrame dans le cinéma contemporain, une fabrique de peuples (PUR, 2016) et King Vidor (avec Jean-Loup Bourget, Vrin, 2016).

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