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Approches de l’individuel

 | 
Philippe Lacour
, 
Julien Rabachou
, 
Anne Lefebvre

Strawson face à l’expérience des individus

Julien Rabachou

Texto completo

  • 1 P. F. Strawson, Les Individus, 1973, p. 254-255.
  • 2 Ibid., p. 277.
  • 3 Ibid.

1Dans Les Individus, P. F. Strawson formule tour à tour trois propositions. Premièrement, « n’importe quoi peut se présenter comme un sujet logique, comme un individu ; si nous proposons de définir “être un individu” comme “être en mesure de se présenter comme un individu”, il s’ensuit qu’un individu, c’est n’importe quoi1 » ; ce qui signifie que tout objet ou pan du réel, singulier, universel, massique, est susceptible d’apparaître en contexte discursif comme un sujet de prédication, et d’être doté d’une unité logique. Deuxièmement, « étant admis […] que notre schème conceptuel des choses comprend le schème d’un monde commun spatiotemporel de particuliers, il semble que parmi les particuliers nous devons accorder une place centrale aux corps et aux personnes2 » ; autrement dit, épistémologiquement, nos structures de pensée font que nous nous repérons dans le monde en dotant d’unité des morceaux de réel, que nous identifions et réidentifions, et que nous pouvons considérer comme des corps matériels, cette pierre, cette montagne, cette chaise, ce chien, ou bien comme des personnes, Pierre, Paul et peut-être Médor, l’Église catholique ou l’Armée française. Troisièmement, Strawson conclut, à titre personnel : « je puis peut-être m’aventurer à dire que j’ai trouvé quelque justification à l’idée que ce qui existe fondamentalement, ce sont les personnes et les corps matériels3 » ; il s’agit cette fois d’une thèse d’ontologie, certes exprimée de manière prudente, selon laquelle deux types d’individus, aux propriétés bien définies, sont les êtres concrets fondamentaux du monde. La question simple qui se pose alors est de savoir comment l’on peut conclure, à travers deux sauts analytiques brutaux, d’une modeste considération sur nos catégories logiques à une détermination affirmative touchant les types concrets d’êtres que nous sommes et qui nous entourent. Comment comprendre ce passage d’une définition logique de l’individuel, qui ne concerne que nos catégories subjectives, à une définition métaphysique, qui concerne l’être extérieur à nous ? Comment, sans être téméraire ou peu scrupuleux, donner une portée telle à l’ontologie que de théorie sur nos catégories les plus fondamentales de pensée, elle soit érigée en théorie sur l’être lui-même, comme si elle pouvait quelque part nous permettre de sortir de notre pensée pour toucher le réel tel qu’il est ?

  • 4 P. F. Strawson, Analyse et Métaphysique, 1985, p. 85-96.

2La seule manière vraiment rigoureuse de justifier un tel affranchissement des limites de notre pensée consiste à accorder un statut de révélateur ontologique à l’expérience. Strawson, dans ses conférences au Collège de France, oppose ainsi frontalement deux programmes de réduction philosophique de l’expérience. L’un, « l’empirisme classique », qui tente de reconduire les données du monde physique et public aux entités privées qui composent la vie intérieure du sujet, l’autre, « la thèse de l’extériorité », qui essaie au contraire d’interpréter toute donnée interne en termes d’entités physiques spatialisées. Face à ces deux programmes extrêmes, Strawson invite à tenir compte d’un aspect bien particulier de l’expérience : l’expérience humaine étant en effet celle d’êtres capables d’action et sociables4, elle est révélatrice du monde en ce que les hommes agissent ensemble dans le monde et communiquent à propos de lui. Peu importe donc la relativité, sans doute anthropologique ou intersubjective, de notre expérience, elle n’en exhibe pas moins ce qu’il y a, dans la stricte mesure où elle est liée aux actions que nous menons et aux interactions avec nos congénères. « Notre schème d’un monde commun de particuliers » est donc intersubjectif, public, efficace pratiquement, et touche ainsi au réel.

  • 5 P. F. Strawson, Les Individus, p. 9.
  • 6 Voir J. Rabachou, L’Individu reconstitué,2017, chap.1 et3.
  • 7 Selon la formule de la proposition 2.1511 du Tractatus logico-philosophicus.

3Il faut cependant se demander si l’argument défendu ici par Strawson est suffisant pour justifier la portée ontologique de l’expérience telle qu’il la conçoit. Autrement dit, parce que nous avons un « schème d’un monde commun de particuliers », peut-on en déduire qu’il y a autour de nous un monde de particuliers sur lesquels nous agissons ? Le problème peut être reformulé en fonction de la tâche que Strawson assigne à la « métaphysique descriptive » qu’il entend pratiquer et qu’il décrit dans l’introduction d’Individuals : si une telle métaphysique « se contente de décrire la structure effective de notre pensée au sujet du monde », qu’est-ce qui peut la distinguer d’une simple analyse logique ou conceptuelle ? Pour Strawson la différence est quantitative, elle se trouve « dans la portée et la généralité » de la métaphysique5. Mais dans ce cas, outre que l’on tombe sous le coup de l’argument quinien de la relativité et de l’indéterminabilité des ontologies, nécessairement provinciales par rapport à l’expérience commune, aucune ontologie ne peut plus être un discours sur ce qu’il y a, il s’agit à chaque fois d’un discours sur ce que nous disons qu’il y a6. La tentation qu’a Strawson de franchir le pas et d’établir une métaphysique réaliste est dès lors liée à une intuition d’origine kantienne qui semble animer sa pensée à propos des individus : ces unités spatiotemporelles dont nous avons l’expérience attesteraient du réalisme de l’expérience, parce que leur inscription dans l’espace garantit leur extériorité par rapport au sujet ; en percevant les individus, qui apparaissent comme une concrétisation de l’espace-temps, en construisant des propositions logiques à leur sujet, nous irions « jusqu’à atteindre la réalité »7. Il s’agit cependant de voir si l’on n’en fait pas dire ici beaucoup trop à Strawson en cherchant à établir par une voie rigoureuse, à partir de ses arguments, une métaphysique réaliste, et il convient dès lors d’examiner si les moyens que Strawson se donne pour établir des vérités ontologiques sont suffisants.

La justification logique de l’individuel

  • 8 F. Ramsey, « Universals », in Mind, p. 401-417, 1925 ; trad. fr. « Les universaux », in Logique, ph (...)
  • 9 La lecture que Strawson propose de Ramsey est globalement simplifiée.
  • 10 P. F. Strawson, Les Individus, p. 179.
  • 11 Ibid., p. 167-169.
  • 12 Ibid., p. 170-171.
  • 13 Ibid., p. 182.
  • 14 Ibid., p. 184.

4Pour opérer un basculement rigoureux de certains résultats logiques vers des conclusions ontologiques, il faut en premier lieu, dans la perspective de Strawson, parvenir à fonder la distinction ontologique entre particuliers et universels sur la distinction logique entre sujet et prédicat ; aussi la deuxième partie d’Individuals tente-t-elle un long et laborieux travail d’établissement et de définition de la catégorie des particuliers, qui commence par une critique de la position de Ramsey. Dans son article « Les universaux »8, dans lequel il remet en cause la position de Russell, Ramsey estime en effet que la distinction entre sujet et prédicat n’a rien de logiquement nécessaire, que son admission dépend de choix et d’intérêts subjectifs, et que par conséquent la distinction entre particuliers et universaux, qu’il conçoit comme articulée à la première, ne s’impose pas non plus. Strawson reconnaît en gros le bien-fondé et la portée des critiques qu’il décèle dans l’article de Ramsey contre la distinction entre sujet et prédicat9 ; pourtant, l’analyse grammaticale des expressions qui figurent dans les phrases en position de sujet et de celles qui figurent dans les phrases en position de prédicat nous révèle bien selon lui un « contraste », mais qui reste vague, entre un style substantif et un style assertif10. On a en effet l’impression que la partie de la proposition qui constitue le prédicat possède un style propositionnel ou assertif, tout simplement parce que les éléments verbaux ou temporels y sont inclus, et par conséquent le prédicat a toujours besoin d’être complété par le sujet pour constituer une proposition11, tandis que la partie de la proposition qui tient lieu de sujet a une certaine autonomie en elle-même, puisque l’on peut dresser des listes de substantifs. Dans cette différence de style, Strawson croit retrouver une différence de complétude entre des types de termes, puisque c’est l’élément qui porte le style propositionnel, donc le prédicat, qui a besoin par nature d’être complété pour qu’il y ait une proposition12. Pour autant, il faut bien avouer pour Strawson que ces différences de style apparaissent contingentes, liées aux usages et aux conventions de certaines langues, et qu’elles n’ont pas le moyen de fonder une véritable différence de nature entre sujet et prédicat ni, par conséquent, une autre différence de nature entre les réalités dont les noms figurent en position de sujet ou de prédicat. Strawson reformule ce qu’il nomme le « scepticisme » de Ramsey en admettant que rien ne prouve, sinon les usages et les conventions, que le style propositionnel doive être porté davantage par l’expression-prédicat que par l’expression-sujet13. Ce qu’il montre grâce à l’exemple d’une symbolisation possible de la phrase « Socrate est sage » en « (Socrate Sagesse) », qui représente la fonction propositionnelle par un système de parenthèses : si on écrit « (Socrate Sagesse) », on ne se prononce pas sur le terme qui est porteur de la fonction propositionnelle, mais rien ne semble nous interdire d’écrire « (Socrate) Sagesse » tout autant que « Socrate (Sagesse) », et il faut alors en conclure plus généralement, en suivant Ramsey, que « la doctrine selon laquelle un particulier ne peut jamais se manifester comme prédicat semble manquer de raison d’être et exprimer un préjugé arbitraire14 ».

  • 15 Ibid., p. 181.

5Pourtant, l’idée centrale de Strawson est bien que les deux distinctions, entre sujet et prédicat d’une part, et entre particuliers et universaux de l’autre, sont articulées. Il fait dès lors l’hypothèse que le problème est pris, par Ramsey et par ses devanciers, dans le mauvais sens. Ce n’est pas la différence grammaticale entre sujet et prédicat qui permet de fonder la différence de catégorie entre les particuliers et les universaux, parce que la première est dérivée de la seconde ; il faut au contraire tenter d’établir la différence entre sujet et prédicat à partir de la différence de nature entre particuliers et universaux, et c’est seulement de cette manière que ce qui peut apparaître comme une contingence grammaticale pourra trouver sa nécessité15. Strawson suppose ainsi deux choses importantes. D’une part, cette inversion implique de prendre en compte la différence entre la catégorie très large des individus logiques, qui comprend tous les objets dont les noms peuvent être des sujets logiques dans des propositions, et la catégorie beaucoup plus restreinte des particuliers. Car on constate d’expérience que les sujets logiques peuvent tout à fait être des universaux, comme lorsque l’on prononce la phrase « le rouge est harmonieux mais peu discret ». Il est donc impossible de dire que les sujets logiques réfèrent par nature à des particuliers. En revanche il est possible d’affirmer, comme on a vu que Strawson le faisait dans la conclusion d’Individuals, que « les particuliers tiennent une place centrale parmi les sujets logiques ». Réciproquement, on doit alors réinterpréter les cas où des non-particuliers figurent en position de sujets dans des propositions comme des cas non-paradigmatiques :

  • 16 P. F. Strawson, « L’asymétrie entre sujets et prédicats », 1977, p. 135.

L’occurrence de n’importe quel élément autre qu’un particulier, dans le rôle de sujet, dépend de (ou présuppose) sa faculté d’apparaître dans un autre rôle propositionnel. Nous ne pourrions rien prédiquer du bonheur, si nous ne pouvions prédiquer le bonheur à propos de personnes16.

  • 17 Voir P. F. Strawson, Subject and Predicate in Logic and Grammar, 2004, Introduction.
  • 18 Voir N. Chomsky, Aspects de la théorie syntaxique, 1971.

6Autrement dit, à suivre Strawson, les non-particuliers peuvent certes figurer en position de sujets dans les propositions, mais de manière seulement dérivée, d’une part par rapport aux particuliers, qui eux figurent uniquement en position de sujets, mais, d’autre part, aussi par rapport à leur propre emploi principal en position de prédicats. L’hypothèse ne suppose donc pas une superposition des distinctions entre sujet et prédicat et entre particuliers et non-particuliers, mais une articulation de ces distinctions. Elle postule en outre une seconde chose d’importance : la distinction entre sujet et prédicat, si elle est articulée avec la différence entre particuliers et non-particuliers, ne doit pas être seulement relative à certaines langues humaines, comme on l’a souligné, mais doit être une caractéristique naturelle de tous les types de langages, parce qu’elle dépend alors de la structure logique du monde, composé de particuliers et d’autres éléments non particuliers. Strawson suppose ainsi que certains traits de la grammaire, tels que la différence entre sujets et prédicats, « sont plus naturels à l’espèce humaine que d’autres17 ». Il se revendique de Chomsky pour développer l’idée qu’il y a des structures grammaticales fondamentales qui s’imposent naturellement à toute langue18 ; ce n’est en effet qu’à la condition d’une telle naturalisation de la logique que les catégorisations d’objets en sujets logiques ou en particuliers peuvent perdre leur aspect arbitraire ou conventionnel.

  • 19 P. F. Strawson, Les Individus, p. 187.
  • 20 Voir « L’asymétrie entre sujets et prédicats », p. 115-136 ; ou Subject and Predicate in Logic and (...)
  • 21 Strawson reprend une idée développée par Geach dans Reference and Generality, 1968.
  • 22 P. F. Strawson, « L’asymétrie entre sujets et prédicats », p. 123-127.
  • 23 Ibid., p. 135.
  • 24 P. F. Strawson, « Termes singuliers et prédication », 1977, p. 86.
  • 25 P. F. Strawson, Subject and Predicate in Logic and Grammar, p. 15.

7Il ne s’agit encore dans tout cela que d’une hypothèse ; celle-ci peut-elle maintenant être justifiée ? Si Strawson propose de faire reposer la distinction entre sujet et prédicat sur la distinction entre particuliers et universaux, cela signifie que, constatant l’échec d’un effort pour justifier grammaticalement la première distinction, il cherche à découvrir un critère la justifiant catégorialement19. Mais avant d’en venir à la manière dont Strawson tente d’établir ce nouveau critère, on peut remarquer que dans d’autres textes qu’Individuals20, il suggère une manière alternative de différencier sujet et prédicat, fondée sur l’observation grammaticale d’une asymétrie particulière concernant la négation21 ; la négation n’est pas liée de manière analogue au prédicat et au sujet de la proposition car on peut toujours trouver un couple de propriétés contradictoires dont une seule peut être prédiquée du sujet, alors qu’on ne peut pas trouver un couple d’individus contradictoires dont un seul pourrait être prédicable par un nom de propriété. Par exemple, si on soutient que « Socrate est blanc », on ne pourra pas soutenir en même temps sans contradiction que « Socrate est non-blanc » ; en revanche, il serait absurde de prétendre, parce que l’on soutient que « Socrate est blanc », qu’il serait contradictoire de dire en même temps que « non-Socrate est blanc » et, par exemple, qu’un individu tel que Platon est la contradiction de Socrate. Une telle asymétrie est-elle cependant suffisante pour justifier une autre asymétrie entre particuliers et non-particuliers ? Pour Strawson elle est liée à la définition même des notions de « sujet » et de « prédicat »22, et elle est valable du moins pour des phrases simples où sont mis en relation un particulier empirique et un caractère général qui peut s’appliquer à des particuliers ; or ces cas de phrases simples apparaissent comme des cas fondamentaux de prédication23. Certes, cette simple différence grammaticale ne suffit une nouvelle fois pas à établir une différence catégoriale ; mais le nerf de l’argumentation est ailleurs. On peut en effet concevoir une proposition simple, semblable à celle envisagée par Strawson, comme la mise en relation de deux termes, un sujet qui réfère à un particulier et un prédicat qui réfère à un non-particulier (à une propriété). Si on envisage les deux termes de manière symétrique, on peut dire que le terme sujet a la capacité de regrouper des propriétés, puisqu’on peut dire que « Socrate est sage, barbu, blanc, philosophe, etc. » et on peut également dire que le terme prédicat a aussi la capacité de regrouper des particuliers, puisqu’on peut dire que « Socrate, Platon, Aristote, etc. sont sages »24. Mais, en réalité, les regroupements ne sont pas identiques, et ce fait s’explique par la structure même de notre expérience. Car il existe une asymétrie fondamentale dans la manière dont nous faisons l’expérience des particuliers spatiotemporels et des concepts généraux que ces particuliers exemplifient25, et cette asymétrie soutient l’autre asymétrie entre sujet et prédicat. On ne peut pas traiter le fait d’être sage ou barbu comme le fait d’être Socrate ou Platon.

  • 26 Voir la conclusion des Individus, p. 277-278.
  • 27 P. F. Strawson, Subject and Predicate in Logic and Grammar, p. 15.

8Autrement dit, parmi toutes les données empiriques qui nous parviennent du monde, la sagesse ne se présente pas à nous de la même manière que Socrate ou Platon (c’est-à-dire un être humain). La sagesse n’est ni un corps ni une personne, elle n’apparaît pas comme matérielle, aussi nous ne pouvons pas en parler de la même manière que d’un corps ou d’une personne26. C’est donc cette différence empirique qui est fondamentale et qui justifie toute asymétrie postérieure entre des types de termes, c’est-à-dire la différence logique entre la manière que nous avons de désigner les particuliers spatiotemporels et celle que nous avons de désigner les concepts généraux27. En effet, l’usage d’un concept permet d’établir des distinctions entre les particuliers, de classifier les particuliers, puisque l’on a dit que chaque concept regroupe certains particuliers et en exclut d’autres ; on peut, par exemple, distinguer tous les particuliers à qui on peut appliquer le prédicat d’« être sage », ou d’« être rond » ; on peut certes dire de la même manière que les particuliers constituent des principes de distinction parmi les concepts, qu’ils permettent de classifier les concepts, puisque l’on peut par exemple distinguer les propriétés socratiques des propriétés platoniciennes ; cependant, pour Strawson, la différence entre concepts et particuliers tient à ce que, lorsqu’il s’agit de les différencier entre eux, les concepts se différencient juste parce qu’ils servent à distinguer les particuliers, c’est donc leur fonction première que de créer des ensembles de particuliers ; au contraire, les particuliers se différencient de manière plus fondamentale, en dehors de toute relation à des concepts. Les particuliers se différencient fondamentalement par leurs relations spatiotemporelles respectives, par l’espace concret qu’ils occupent singulièrement, par leur matérialité donc, et nous les différencions selon des règles empiriques et non logiques. L’expérience joue ainsi un rôle décisif pour l’établissement de notre ontologie : en nous plaçant face à l’espace concret, elle nous présente certains traits extérieurs, qui influencent la constitution de nos catégories subjectives.

9Pour autant, quel statut accorder à ces traits empiriques extérieurs ? Cette question, qui se pose naturellement, peut être entendue en deux sens. Premièrement, elle peut prendre un tour sceptique, voulant dire : quelle garantie avons-nous du réalisme de nos catégories, c’est-à-dire de leur conformité avec ce qui existe véritablement dans le monde extérieur ? À cela, Strawson répond qu’il n’y a pas de sens à chercher ici une telle garantie car une telle recherche inviterait à

  • 28 P. F. Strawson, Analyse et Métaphysique, p. 77.

s’écarter de la structure entière du système conceptuel que nous employons effectivement et à justifier ce système en partant d’un point de vue quelconque tout à fait externe ; mais un tel point de vue n’existe pas ; à l’extérieur du système, il n’y a rien que le vide28.

  • 29 Voir ce que Strawson dit de la conception kantienne de l’espace dans The Bounds of Sense, p. 24-25  (...)

10Deuxièmement, la question peut plus modestement avoir une portée critique et signifier : quelle garantie avons-nous de l’indépendance par rapport à nous des traits du réel que nous percevons comme extérieurs ? Selon la lecture kantienne, qui influence énormément Strawson, la spatialité est à la fois une condition subjective de notre perception et une propriété des objets perçus qui fonde leur extériorité et leur indépendance par rapport au sujet29. L’expérience d’une extériorité des individus peut-elle dès lors nous conduire légitimement à un réalisme catégorial ?

Le statut métaphysique de l’expérience

11À ce point du raisonnement, la notion de « particulier » n’est plus uniquement logique mais n’est pas encore proprement métaphysique, elle demeure dans un entre-deux empirique. Les particuliers sont ces objets qui se révèlent à nous dans notre expérience du monde et dont nous parlons d’une certaine manière lorsque nous voulons les juger objectivement. Pour Strawson, qui se revendique des analyses de « l’esthétique transcendantale », l’expérience est le lieu privilégié de dévoilement de la structure logique du monde, puisque les dimensions subjective et objective, que l’on a tendance classiquement à distinguer et à opposer, s’y confondent :

  • 30 P. F. Strawson, Analyse et Métaphysique, p. 72.

[L]’expérience du monde de la part du sujet se conçoit à la fois comme quelque chose dans le monde, une partie du monde et son histoire, et aussi, comme authentiquement une expérience du monde, donc la source, l’origine de jugements objectifs à son égard30.

  • 31 J. Rabachou, Qu’est-ce qu’un monde ?, 2016, p. 38-39.
  • 32 P. F. Strawson, Les Individus, p. 16.
  • 33 Ibid., p. 42-43.

12C’est bien le sujet qui fait l’expérience du monde, mais lui-même est situé dans le monde, et il n’est pas extérieur au contenu empirique qu’il reçoit, il est lui aussi dans le temps et dans l’espace et il expérimente un monde spatiotemporel objectif. Plutôt qu’appliquer aux jugements portant sur l’expérience la dissociation stérile entre objectivité et subjectivité, en fonction de présupposés idéalistes ou réalistes, il vaut ainsi mieux juger que l’expérience relève de l’intersubjectivité, et réserver le terme de subjectivité à ce qui concerne les opinions propres ou les goûts des locuteurs31. Le domaine empirique se situe ainsi à la jointure entre le logique et l’ontologique ; la situation basique et ordinaire dans laquelle les êtres humains font l’expérience du monde exige en effet la mise en compatibilité des catégories logiques humaines avec les manifestations du réel ; car cette situation ordinaire, telle qu’elle est par exemple décrite au tout début d’Individuals32, est l’interlocution au cours de laquelle deux personnes parlent de quelque chose, font référence au monde, et procèdent ainsi à des références identifiantes aux réalités qui les entourent. Pour que le discours désigne des particuliers, il faut donc qu’il prenne une dimension publique, intersubjective. C’est la première condition : un discours qui décrit le réel se tient toujours à deux (et on peut même supposer qu’« il y a en fait une référence implicite à un locuteur et à un auditeur dans toute référence démonstrative identifiante faite en présence de l’objet auquel on se réfère », ce qui rend impossible toute individualisation en privé, même lorsqu’on se parle à soi-même33). Quand un locuteur parle d’une réalité à un autre locuteur, ils peuvent la désigner dans le monde, ils en ont une connaissance empirique ; « cet arbre que voilà », « l’ordinateur de mon grand-père » renvoient à des réalités dont les locuteurs savent des choses concrètes et dont ils peuvent avoir l’expérience. Ou alors, s’il s’agit de choses abolies ou éloignées du champ de l’expérience, ils peuvent les situer dans un repère spatiotemporel public lié à leur expérience actuelle, de telle sorte que dans tous les cas une référence ostensive, même dérivée, est possible à partir de la situation d’interlocution.

  • 34 P. F. Strawson, Analyse et Métaphysique, p. 73.
  • 35 Ibid., p. 75.

13Le dispositif originel d’Individuals fixe donc deux conditions pour le bon usage d’un discours référentiel : d’une part, il ne peut y avoir référence directe que s’il y a partage des informations entre une pluralité potentielle de locuteurs, aussi la référence à une expérience privée, comme une sensation ou une douleur, ne peut être directe et implique toujours la référence implicite à la personne qui a cette expérience privée ; ce qui est désigné directement est donc nécessairement extérieur aux individus ; d’autre part, une référence ne peut avoir lieu que dans un contexte d’expérience, dans le contact entre le langage et le monde. Strawson précise ainsi ce contact en évoquant « la dépendance causale du monde environnant par rapport à notre expérience sensible34 ». L’expérience est donc l’espace où un lien logique se crée entre le monde extérieur, totalement indépendant de nous et indifférent à nos catégories, et les informations que nous recevons de ce monde et qui sont soumises à nos structures conceptuelles. Et ce, d’autant qu’il y a interpénétration et interaction entre les éléments de l’expérience perceptuelle sensible et les concepts utilisés pour juger cette expérience35.

14Cette seule définition de l’empirique, comme espace intermédiaire ou surface de contact où s’entremêlent les domaines du logique et de l’ontologique, permet finalement à Strawson de justifier les deux asymétries qui jusqu’à présent n’avaient été que postulées. L’asymétrie entre les particuliers et les non-particuliers, d’abord, s’explique par le fait que les premiers constituent concrètement l’expérience, ou sont les éléments empiriques fondamentaux, tandis que les autres sont seulement des éléments dérivés des premiers.

  • 36 Ibid., p. 83.

Ces choses-là – qui sont, pour la plupart, dans notre expérience, des objets matériels, des « corps » – ces choses jouent un rôle tout à fait fondamental dans notre système d’idées, dans la structure conceptuelle que nous employons. […] Ces objets, avec leurs changements et leurs relations et leurs réactions réciproques, constituent le cadre unifié spatiotemporel de notre monde36.

15On retrouve ainsi l’idée lockéenne selon laquelle le fondement même de l’expérience consiste en un contact sensoriel avec des corps matériels qui sont, à cause de leur matérialité même, individualisés. Si l’on donne en effet comme seules conditions nécessaires de l’expérience l’extension et la durée, alors on rend possible l’expérience mais on n’impose aucun contenu empirique ; rien ne semble s’opposer dans ce cas à une divisibilité infinie de l’espace et du temps, car l’extension et la durée sont des données abstraites de l’expérience ; si on ajoute en revanche une condition nécessaire de matérialité, qui, chez Locke, s’exprime avant tout par la disposition de tout corps matériel à être solide, alors on justifie également le fait que notre expérience soit d’abord celle de corps singularisés. Locke explique ainsi que

  • 37 J. Locke, Essai sur l’entendement humain [1689], II, 4, 2001, p. 195-201.

[l]’étendue d’un corps n’est que la cohésion ou la continuité d’éléments solides, séparables, et capables de mouvement ; au lieu que l’étendue d’un espace est la continuité d’éléments qui ne sont pas solides, pas séparables et pas capables de mouvement37.

16Dans ce cas, on définit donc des éléments concrets de l’expérience, et il semble logique d’assimiler ces éléments, comme le fait d’emblée Strawson, parce qu’ils sont matériels et séparables, à des corps singuliers. On peut ainsi en conclure que si notre expérience est concrète, comme on peut le postuler, alors elle renvoie principalement à des corps, que l’on peut légitimement nommer des « particuliers ».

  • 38 P. F. Strawson, Les Individus, p. 208.
  • 39 Ibid., p. 203.
  • 40 Ibid., p. 213 sq.

17La justification de la seconde asymétrie, entre sujet et prédicat, découle dès lors de ce qui précède. Strawson maintient finalement l’idée frégéenne selon laquelle le sujet logique serait doté d’une complétude que ne possède pas le prédicat, mais il réinterprète totalement la notion de « complétude », et ne la comprend plus seulement comme une propriété logique qui caractériserait les sujets et dont seraient dépourvus les prédicats (justifiant ainsi le besoin logique d’accouplement du prédicat au sujet), mais aussi comme une propriété empirique dont seraient dotés les termes particuliers seuls, à savoir la capacité d’impliquer la connaissance d’un fait empirique qui suffit à identifier les particuliers auxquels réfèrent ces termes38. Strawson précise que l’introduction de tout terme, quel qu’en soit le mode, implique essentiellement l’idée d’identification et suppose donc un fait à propos de l’objet désigné par ce terme39. Pour reprendre l’exemple de son texte, la phrase « Jean fume » suppose, d’une part, qu’il y a un particulier qui est Jean, ce fait pouvant être traduit par une proposition existentielle portant sur Jean40, et elle suppose, d’autre part, que ce particulier, « Jean », est doté d’une certaine caractéristique, être fumant, ou engagé dans un certain processus, le fait de fumer. À priori, la différence entre le sujet et le prédicat de cette phrase n’est pas encore justifiée, puisque le sujet comme le prédicat impliquent un fait ; sauf qu’il s’agit de faits bien différents. Car puisque notre expérience nous donne comme éléments concrets des corps particuliers, les faits empiriques de base sont ceux qui affirment l’existence de corps particuliers (ou de personnes), comme l’individu Jean dans l’exemple. L’emploi d’un terme particulier tel que « Jean » suppose donc un fait empirique de base, par exemple que « Jean existe ». Mais l’emploi d’un terme non-particulier tel que « fume », s’il suppose peut-être l’existence d’un fait empirique tel que « l’acte de fumer de Jean », ne suppose pas pour autant l’existence d’un fait empirique de base, parce que l’acte de fumer de Jean concerne Jean, ou modifie Jean, ou engage Jean. Il est vrai que l’on peut employer aussi le non-particulier « fume » en position de sujet, si l’on dit par exemple que « fumer est nocif », et une question se pose alors à propos de ce dernier exemple : l’existence de l’ensemble des processus de production de fumée (car l’existence de la fumée n’est peut-être pas une réalité physique évidente) n’est-elle pas engagée par l’emploi du sujet logique « fumer », de la même manière que l’existence de la personne qui s’appelle « Jean » est engagée par l’emploi du sujet logique « Jean » ? Sur ce point, Strawson répond par la négative, justement parce que le fait général de fumer n’apparaît pas, dans notre expérience, comme un particulier. C’est plutôt un tout autre genre de fait qu’un fait empirique de base qui est engagé par l’emploi d’un terme non-particulier en position de sujet, un fait purement linguistique et non un fait empirique. Strawson précise ainsi :

  • 41 Ibid., p. 207-208.

Il se peut que les mots utilisés pour identifier les termes universaux introduits ne puissent acquérir leur sens que si la plupart des universaux ainsi introduits admettent, en fait, des occurrences. Mais une fois acquise la signification de ces mots, [...] tout ce qui est nécessaire, c’est que ceux qui utilisent ces expressions sachent ce qu’elles signifient, et non pas qu’elles ont acquis leur sens en vertu de la vérité d’une proposition empirique quelconque41.

  • 42 Ibid.
  • 43 Ibid., p. 209.

18Non seulement l’emploi d’un non-particulier ne peut renvoyer aux éléments fondamentaux de notre expérience, mais même il ne renvoie pas principalement à notre expérience, car il suppose simplement de connaître la signification du terme employé et de savoir bien l’appliquer aux particuliers. Strawson résume cela en disant que l’introduction d’un particulier suppose un fait empirique qui permet d’identifier le particulier, tandis que l’introduction d’un universel suppose une connaissance du langage42. Pour dire adéquatement que « fumer est nocif », je dois donc simplement avoir compris la bonne application du terme « fumer » aux particuliers qui fument, connaître le bon usage de ce terme, mais je ne présuppose pas pour autant, en prononçant la phrase, l’existence d’une entité séparée et particulière qui serait la résultante de toute production de fumée. Les termes singuliers qui, rappelons-le, sont pour Strawson les paradigmes des sujets logiques, entretiennent donc un lien tout à fait spécifique avec l’expérience. L’introduction d’un particulier « apporte nécessairement un poids de fait »43, et c’est ce qui explique la complétude qui caractérise généralement les expressions en position de sujet. L’introduction d’un prédicat dans une phrase en revanche ne suppose rien d’empirique, et pour que la phrase prenne son sens et puisse renvoyer à l’expérience, il faut que le prédicat soit complété par un sujet qui renvoie lui-même à l’expérience. Ainsi s’expliquent l’incomplétude du prédicat et la relative complétude du sujet (relative car le sujet n’est pas toujours un terme particulier).

19Strawson semble finalement tenir une théorie cohérente, qui justifie, d’une part, les deux différences entre sujet et prédicat et surtout entre particuliers et non-particuliers et, d’autre part, qui permet d’introduire au cœur d’une analyse de l’individualisation logique, par la mise au jour des rapports entre le discours et l’expérience, l’idée d’un lien entre « particulier » et « concret ». L’analyse de Strawson permet de comprendre que, parce que la dimension concrète du monde s’impose dans notre expérience même, nous nous référons prioritairement à des particuliers. Et il semble alors que nous soyons en droit de tirer des enseignements purement ontologiques de cet état de fait. Strawson présente une définition de l’expérience qui n’a sans doute rien d’original mais qui possède deux avantages majeurs pour une conception philosophique : d’un côté, elle est relativement intuitive et, de l’autre, elle permet d’esquiver une aporie insoluble, en l’occurrence celle qui oppose idéalisme et réalisme. En montrant que par le mécanisme concret de l’expérience, les structures logiques humaines viennent se combiner avec les structures du réel, en montrant que les faits d’expérience apportent une complétude au langage lui-même, Strawson ouvre la voie à une tentative pour articuler la logique des particuliers et l’ontologie des individus, là où une théorie idéaliste suppose que toute articulation est impossible.

Notas

1 P. F. Strawson, Les Individus, 1973, p. 254-255.

2 Ibid., p. 277.

3 Ibid.

4 P. F. Strawson, Analyse et Métaphysique, 1985, p. 85-96.

5 P. F. Strawson, Les Individus, p. 9.

6 Voir J. Rabachou, L’Individu reconstitué,2017, chap.1 et3.

7 Selon la formule de la proposition 2.1511 du Tractatus logico-philosophicus.

8 F. Ramsey, « Universals », in Mind, p. 401-417, 1925 ; trad. fr. « Les universaux », in Logique, philosophie et probabilités, 2004, p. 45-64.

9 La lecture que Strawson propose de Ramsey est globalement simplifiée.

10 P. F. Strawson, Les Individus, p. 179.

11 Ibid., p. 167-169.

12 Ibid., p. 170-171.

13 Ibid., p. 182.

14 Ibid., p. 184.

15 Ibid., p. 181.

16 P. F. Strawson, « L’asymétrie entre sujets et prédicats », 1977, p. 135.

17 Voir P. F. Strawson, Subject and Predicate in Logic and Grammar, 2004, Introduction.

18 Voir N. Chomsky, Aspects de la théorie syntaxique, 1971.

19 P. F. Strawson, Les Individus, p. 187.

20 Voir « L’asymétrie entre sujets et prédicats », p. 115-136 ; ou Subject and Predicate in Logic and Grammar, p. 4-8.

21 Strawson reprend une idée développée par Geach dans Reference and Generality, 1968.

22 P. F. Strawson, « L’asymétrie entre sujets et prédicats », p. 123-127.

23 Ibid., p. 135.

24 P. F. Strawson, « Termes singuliers et prédication », 1977, p. 86.

25 P. F. Strawson, Subject and Predicate in Logic and Grammar, p. 15.

26 Voir la conclusion des Individus, p. 277-278.

27 P. F. Strawson, Subject and Predicate in Logic and Grammar, p. 15.

28 P. F. Strawson, Analyse et Métaphysique, p. 77.

29 Voir ce que Strawson dit de la conception kantienne de l’espace dans The Bounds of Sense, p. 24-25 puis, par exemple, p. 69-71.

30 P. F. Strawson, Analyse et Métaphysique, p. 72.

31 J. Rabachou, Qu’est-ce qu’un monde ?, 2016, p. 38-39.

32 P. F. Strawson, Les Individus, p. 16.

33 Ibid., p. 42-43.

34 P. F. Strawson, Analyse et Métaphysique, p. 73.

35 Ibid., p. 75.

36 Ibid., p. 83.

37 J. Locke, Essai sur l’entendement humain [1689], II, 4, 2001, p. 195-201.

38 P. F. Strawson, Les Individus, p. 208.

39 Ibid., p. 203.

40 Ibid., p. 213 sq.

41 Ibid., p. 207-208.

42 Ibid.

43 Ibid., p. 209.

Autor

Chercheur associé dans l’équipe « Sciences, Normes, Décision » (CNRS et Université Paris-Sorbonne).

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