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Approches de l’individuel

 | 
Philippe Lacour
, 
Julien Rabachou
, 
Anne Lefebvre

Introduction

Philippe Lacour

Texte intégral

Le défi de l’individuel

1L’individuel est une notion qui place la philosophie devant un défi multiforme. Comment la pensée et la connaissance prétendent-elles appréhender ce qui se présente volontiers à la fois comme le grain et le critère de la réalité ? Et a-t-on seulement raison de le considérer comme tel : n’est-il pas plutôt un caractère dérivé du réel, dont la nature fondamentale serait préindividuelle ? Cette difficulté est, à bien des égards, celle de la raison clinique, dans ses dimensions logique, épistémologique et ontologique. Ce terme n’est pas pris ici en son sens exclusivement médical, ni même thérapeutique. Il est appréhendé au sens large d’un face à face avec le « ceci », quel que soit le domaine considéré, et d’une prétention à sa connaissance minutieuse.

  • 1 S. Chauvier, « Particuliers, individus et individuation », 2008.
  • 2 Sur cette question ouverte par G.-G. Granger dans Pensée formelle et sciences de l’homme et Essai d (...)

2Ce défi de l’individuel a attiré l’attention de nombreux philosophes, traditionnellement des logiciens et des métaphysiciens, mais aussi de plusieurs épistémologues français de la seconde moitié du xxe siècle. L’enjeu est particulièrement sensible dans les sciences humaines. Non pas que l’on confonde ici le concept d’être humain (sortal) et celui d’individu (ontologique), ni même que l’on cherche à nier à priori la possible multidimensionnalité de l’individualité1. Mais, par opposition aux grilles monotones et figées des systèmes, où l’individuel n’apparaît jamais que comme une instanciation, la possibilité d’une modélisation a constitué, pour de nombreuses disciplines, la promesse d’une saisie fine et différenciée, voire dynamique, de l’individuel. D’où une série de questions afférentes : comment constituer les modèles ? Comment les articuler les uns aux autres ? Quelle est leur valeur explicative ? Que laissent-ils en reste ? Etc.2

3Par ailleurs, une autre tradition philosophique substitue à cette insistance cognitive une plongée dans l’ontologie, à la faveur d’une caractérisation de la connaissance comme activité vitale, donc seconde par rapport au primat des relations individuantes. L’individu est alors pensé comme le résultat d’un processus d’individuation, qui est constitutif de la réalité elle-même. Dès lors, faut-il privilégier une approche de type critique, qui analyse les conditions de possibilité logiques d’une connaissance de l’individu, ou une démarche plus résolument unificatrice, qui consacre la primauté de l’ontologie ? Et l’alternative est-elle si stricte qu’elle le semble au premier abord : n’y a-t-il pas inévitablement une visée métaphysique implicite de l’épistémologie, ainsi qu’un appui épistémologique de l’ontologie ?

  • 3 Toute une branche de la tradition herméneutique est issue d’une réflexion sur la singularité du poè (...)
  • 4 La tradition casuistique concernant l’ajustement de la règle au contexte, ouverte par l’éthique d’A (...)
  • 5 La communication de J.-M. Salanskis fait exception (voir ici-même, infra, p. 91). Encore considère- (...)

4En tout cas, si la logique, l’épistémologie et la métaphysique sont ici distinguées, ce n’est pas de façon artificielle, mais bien pour se donner une méthode raisonnée d’exploration d’un problème que l’on pressent commun. Par ailleurs, en dépit d’une riche tradition de réflexion esthétique3, éthique, juridique4 ou politique sur l’individuel, les intervenants ont choisi d’en rester à cette triple entrée dans la difficulté5. Enfin, il ne s’agit pas d’une réflexion qui se voudrait exhaustive, mais plutôt d’une simple photographie, une sorte de portrait de groupe, chacun des intervenants ayant croisé cette difficulté, à un moment de sa recherche, d’une manière spécifique et pourtant convergente avec celle des autres.

Épistémologie

5La question que l’individu(el) pose à l’épistémologie n’est pas celle, esthétique, de la surprise spectaculaire (les « cabinets de curiosité »), ni celle, éthique, du scandale (qui correspond plus à l’apparition de la difficulté qu’à l’invention de sa solution), mais celle des conditions de possibilité et des modalités de sa connaissance. Peut-on en établir une liste exhaustive ? Pour avoir été longtemps exclu du savoir scientifique, l’individu n’avait guère retenu l’attention, avant que l’on redécouvre sa valeur cognitive et que la pensée clinique se propose d’expliciter les spécificités de sa saisie circonstanciée. Naissance de la méthode anatomoclinique, théorie darwinienne de l’évolution, nouvelle définition de l’histoire comme connaissance du singulier, pratique individualisée de la psychanalyse, un peu plus tard : autant d’opérations épistémiques qui ont suscité un certain malaise et exigé, en retour, un assouplissement des normes traditionnelles du savoir.

  • 6 G. Canguilhem, « Du singulier à la singularité en épistémologie biologique », in Études d’histoire (...)

6Par-delà son opposition conjointe au général et à l’universel, l’individuel semble pouvoir prendre une double figure épistémique, selon qu’on le considère dans son aspect partitif et quantitatif, comme une particularité, ou dans son aspect exclusif et qualitatif, comme une singularité. Contrairement à l’extraordinaire, qui ne rompt qu’avec la règle d’un genre (une moyenne tenue pour une norme), le singulier rompt avec le genre lui-même : il n’est pas simplement exceptionnel, mais sans analogue. Et tandis que le premier est relatif à des habitudes de perception, le second l’est à des concepts typiques ou des lois de la nature6. L’individuel peut ainsi être pris dans son aspect typique, donc finalement régularisable (sous une généralité à déterminer, même si elle est encore inconnue) ou, au contraire, comme un hapax se suffisant à lui-même sans s’opposer à rien, unique en son genre, insulaire et rétif à toute assimilation analogique ou classification. Dans le premier cas, la connaissance prend la forme intégrative de l’abduction (l’étrangeté est finalement intégrée dans une régularité d’ordre supérieur) ; dans la seconde, elle s’oriente vers celle de la casuistique (dans la mesure où l’insolite reste « irrécupérable »).

  • 7 Titre de la thèse de doctorat de J.-C. Passeron, dont est issue en partie Le Raisonnement sociologi (...)
  • 8 A. Boyer, « Science ou poésie de l’action ? L’espace poppérien du raisonnement historique », in Les (...)

7Les épistémologues semblent avoir été aussi intrigués qu’hésitants dans la réponse à apporter. Ainsi, dans un sillage bachelardien, Gilles-Gaston Granger cherche à tirer le surrationalisme du côté de l’individuel humain, en prolongeant le rationalisme appliqué en direction des sciences humaines, et en interrogeant la fécondité des modèles. Michel Foucault analyse la naissance de la méthode anatomoclinique à partir de son « à priori historique », et s’intéresse à la révolution que ce nouveau « regard » médical introduit dans la conception traditionnelle de la connaissance. Jean-Claude Pariente s’efforce de faire de la clinique le régime épistémique de toutes les sciences humaines, grâce à l’idée d’une modélisation sur mesure des phénomènes signifiants. La question de l’individuel est aussi abordée par Jean-Claude Passeron dans son enquête minutieuse sur les « mots de la sociologie7 ». La spécificité casuistique du raisonnement naturel a d’ailleurs fait l’objet d’une controverse avec Alain Boyer, qui se réclame lui aussi du rationalisme appliqué de Gaston Bachelard8. La connaissance clinique est-elle finalement objectivable, et dans quelles limites ? Et quel sens y a-t-il à parler d’une connaissance interprétative de l’individuel ?

  • 9 J. Gayon, « Le concept d’individualité dans la philosophie biologique de G. Canguilhem », in L’Épis (...)
  • 10 Th. Pradeu, « Qu’est-ce qu’un individu biologique ? », 2008 ; et J. Gayon, « Les espèces et les tax (...)

8Dans une tradition plus bergsonienne, ensuite, Georges Canguilhem s’intéresse à la singularité en biologie9, ouvrant ainsi la voie à une réflexion féconde qui dissocie la notion d’individu de celle d’organisme et souligne l’existence d’une hiérarchie d’individus, en fonction de la théorie retenue10. Quant à Simondon, c’est toute sa philosophie qui développe une réflexion sur le processus d’individuation et ses modalités diverses, et qui influence directement certains auteurs (Granger, Deleuze) – la machine, qui subvertit la partition entre nature et esprit, pouvant être considérée comme une forme conceptuelle de l’individuel.

Logique

9En quoi l’analyse logique du langage, telle que la pratique volontiers la philosophie analytique de Russell à Strawson et au-delà, à partir d’un matériau propositionnel, permet-elle de préciser la notion d’individu ? Quels sont les apports de ces contributions à la réflexion épistémologique et métaphysique ? La logique formelle – et laquelle ? – peut-elle être le guide de l’ontologie ?

  • 11 C’est la position défendue par Frege, comme le rappelle P. Ludwig dans « Identification et individu (...)
  • 12 G. Frege, Les Fondements de l’arithmétique, 1969, § 46 et 47.

10D’une manière générale, saisir le sens d’une expression prédicative, c’est connaître la règle qui permet de l’appliquer véridiquement à certains individus. Or, faire référence à un objet particulier exige que l’on soit capable de le reconnaître et de le distinguer des autres11. Et cela suppose un critère d’identité non seulement qualitative (partage de certaines propriétés), mais aussi numérique (partage de toutes les propriétés)12, caractérisé par la réflexivité, la symétrie et la transitivité. Nos méthodes d’individuation paraissent donc (au moins en partie) relatives aux concepts qui nous permettent de classer les objets en types distincts, même si l’identité métaphysique des individus est absolue et non relative.

  • 13 S. Chauvier, « Particuliers, individus et individuation ». Dans « L’unique en son genre », l’exempl (...)
  • 14 P. Ludwig, « Identification et individuation », 2008, p. 64.

11Mais sans doute convient-il, pour plus de précision, d’opérer une distinction entre le particulier, catégorie logico-ontologique, et l’individu, catégorie exclusivement ontologique. Un particulier est ce que désigne un acte de référence démonstrative (le sujet d’une proposition singulière), en quoi il s’oppose à un universel (l’amour) ou à une masse (du sable) ; il peut, en droit, concerner n’importe quel objet : une pensée, un évènement, une chose, etc. Tandis qu’un individu ontologique peut ne pas pouvoir faire l’objet d’un tel acte de référence13. De sorte que les conditions de l’individuation cognitive ne coïncident pas nécessairement avec celles de l’individuation ontologique (par exemple, un détail – un nez – peut nous permettre d’identifier quelqu’un sans que cela fonde l’individualité de la personne en question), même si les deux coïncident souvent, comme c’est le cas pour les objets abstraits14. Peut-on pour autant considérer que la prédicabilité peut servir de critère de différenciation stricte entre individuation cognitive et ontologique ? La démarche (ré)identificatrice de Strawson, par exemple, ne se double-t-elle pas également d’une ambition ontologique ? L’idée même de métaphysique « descriptive » paraît brouiller cette frontière puisque l’analyse du langage de cette description est censée nous permettre d’identifier le mobilier du monde.

12La question de la connaissance de l’individu pose également un problème logique, au sens large de la définition des propriétés des systèmes symboliques rendant possible un tel savoir. Sur ce point, l’œuvre de Gilles-Gaston Granger, avec son souci de comparaison méticuleux de la spécificité des systèmes formels et du langage naturel, se révèle précieuse. L’étude des modalités de connaissance du langage est d’ailleurs susceptible d’être approfondie, comme le montre Jean-Claude Pariente dans son célèbre livre : quel est le langage de l’individuel ? Et en quoi est-il caractéristique d’un espace logique qui est celui du raisonnement « naturel », et que Jean-Claude Passeron cherche à définir par le vocable de « non poppérien » ou de « wébérien » ? Dire que la logique de l’individuel est celle du langage naturel revient à se demander comment on peut qualifier, par comparaison, les approches analytiques par la sémantique formelle : en particulier, dans le cas des logiques enrichies (modales), les particuliers sont-ils encore des individus, et à quel(s) monde(s) appartiennent-ils ?

Métaphysique

  • 15 Ph. Lacour, La Nostalgie de l’individuel,2012, p. 30.

13L’individu(el) paraît constituer un élément fondamental de la réalité, mais en tant toutefois qu’il est le résultat (provisoire) d’un processus d’individualisation. Ses caractéristiques semblent donc valoir, au moins partiellement, comme critère de l’ontologie. Pour autant, la présente enquête ne vise ni à défendre une option nominaliste, qui fait de l’individu une réalité absolue, ni à verser dans l’excès inverse de l’idéalisme, qui le considère comme négligeable. L’individu est bien davantage conçu comme une construction de la raison clinique, laquelle est toujours « en situation », et dotée d’un horizon symbolique mobile (du fait, par exemple, du progrès des sciences)15. En fait, la question principale est plutôt de savoir si la vocation métaphysique peut être philosophiquement première, ou si elle ne peut advenir qu’à l’issue d’un préalable, par exemple d’une enquête logique ou épistémologique ? N’existe-t-il pas un risque de confusion des deux investigations, tel qu’il menace, à des degrés divers, dans la logique hégélienne, par exemple, l’allagmatique de Simondon, ou encore dans certains projets de sémiotique universelle ?

14Cette question sépare les approches criticistes de celles qui sont plutôt vitalistes (génétiques) : soit l’on partage un scrupule de méthode, et on s’efforce d’élucider les prétentions à l’objectivité de la rationalité clinique, en exhumant ses antinomies et ses paralogismes ; soit on s’installe résolument « dans » l’ontologie, fût-ce pour en dénoncer le substantialisme fixiste par une pensée de l’ontogenèse et du devenir, au prétexte que la posture « critique » ne serait qu’une illusoire « stase » théorique d’une relation de connaissance mouvante de l’individu humain à son milieu. Mais peut-être une combinaison des deux attitudes est-elle envisageable, sous la forme d’une intuition réflexive, par exemple ?

  • 16 G. Hottois, Simondon et la philosophie de la « culture technique », 1993.

15Dans une perspective transcendantale, les conditions (ontologiques, logiques) d’une connaissance de l’individuel dessinent la forme d’un monde. Celui-ci ne peut-il faire l’objet que d’une esquisse, sorte de nouveau « texte unique » de toute ontologie rationnelle, ou bien est-il susceptible d’être enrichi par un engagement ontologique plus consistant ? Autrement dit, quels sont les rapports entre connaissance de l’individu et ontologie de l’individuation ? Faut-il, par exemple, faire intervenir une théorie de l’information ou de la communication, comme chez Simondon, ou encore un concept tel que la dualité opération-objet chez Granger ? La réponse dépend de la définition du processus d’individuation : est-il continu, comme le soutient Simondon dans son entreprise transversale (allant, par degré, du minéral au social), ou n’y a-t-il au contraire de véritable individuation que symbolique, comme le soutient Gilbert Hottois, par exemple16 ?

  • 17 S. Chauvier, « Particuliers, individus et individualisation ».

16Enfin, si la recherche d’un principe d’individuation peut se révéler vaine, et puisque la perséité (le fait d’être indépendant, par opposition à une partie indétachable ou à un accident) n’est qu’une condition nécessaire de l’individualité17, on doit orienter la recherche des conditions suffisantes en direction de la multidimensionnalité. Mais que signifie l’idée que l’individualité ontologique est une notion susceptible de degrés ? Faut-il y voir l’intersection d’une exigence d’unité interne (caractérisée par le caractère dénombrable, anhoméomère, la frontière et l’identité transtemporelle), et de différenciation externe ou d’unicité (spatiotemporelle [accidentelle], originaire [celle du vivant ou de l’œuvre d’art], ou par autodifférenciation [dans le cas des humains]) ? Faire de l’identité transtemporelle le critère de l’identité ontologique, n’est-ce pas, comme le ferait remarquer Simondon, présupposer ce qu’il faudrait expliquer par l’ontogenèse ? Et n’est-ce pas plutôt aux différentes sciences de définir les différents « régimes d’individualité », comme le suggère François Clementz ?

Parcours

  • 18 F. Rastier, « De la signification au sens. Pour une sémiotique sans ontologie », 2015.

17Au-delà des différentes entrées dans la difficulté (logique, épistémologique ou métaphysique), il existe également diverses alliances possibles entre ces rubriques, ainsi que des modes de parcours variés des combinaisons qui en résultent – sans que nul choix en faveur d’une métaphysique scientifique ou conceptuelle, par exemple, ne guide à priori l’enquête. On peut, tout d’abord, se concentrer sur le lien entre logique et épistémologie, tout en résistant prudemment au passage à l’ontologie, comme choisit de le faire Jean-Claude Pariente. Mais de quelle logique (de quelle philosophie du langage naturel) s’agit-il alors ? Et quelle est l’épistémologie qu’elle implique, se demande Philippe Lacour ? Une conception moins formelle, plus interprétative de la sémantique n’est-elle pas susceptible de nous orienter vers une théorie de la connaissance plus souple, en direction d’une conception casuistique du savoir clinique ? Encore faut-il pour cela que la mise en évidence de la dimension herméneutique du langage ne s’accompagne pas forcément d’un refus de l’ontologie, comme le soutient par exemple François Rastier18.

18On peut, au contraire, vouloir aller au-delà de l’épistémologie et prolonger résolument la logique en direction de l’ontologie : tel est le projet de Strawson, selon des présupposés qu’explicite clairement Julien Rabachou. À condition d’être pensée dans une perspective transcendantale, la logique peut en effet nous donner des indications sur la réalité. Encore faut-il la compléter par des précisions sur la nature de la connaissance – c’est le sens de la critique de l’œuvre de Quine, qui se contente de superposer quantification logique et ontologie minimale. De sorte que, même si elle semble donner le rôle principal à la logique, la démarche de Strawson place en réalité l’épistémologie en position centrale pour articuler l’une à l’autre théorie de la signification et théorie du monde.

19Une autre option consiste, comme le fait François Clementz, à partir de l’examen d’un critère (la non-répétabilité), et à analyser de façon critique l’éventail des objections et réponses. La métaphysique contemporaine de la singularité (thisness, haecceitas) hérite elle-même d’une longue tradition logico-ontologique dans l’examen de ce problème (depuis Aristote et Duns Scot). En récapituler l’histoire permet de montrer que la solution dépend de la distinction de différents « régimes » d’individualité. L’enquête ontologique se mêle alors à la philosophie des sciences, sans pour autant se confondre avec elle, ni avec aucune épistémologie « régionale », puisque l’ambition transversale de la notion d’individu est parfaitement légitime.

20On peut en outre choisir de passer de l’épistémologie à la métaphysique, dans le cas de Jean-Michel Salanskis, en substituant à l’idée de l’individualité comme différence sans concept celle, paradoxale, d’une unicité sans identité. L’épistémologie des mathématiques sert alors de préparation pour aborder une métaphysique non ontologique, et préciser ce qui sépare l’idée de différence et celle de récurrence. Aimantée par l’éthique, la métaphysique refuse de se laisser réduire à une spéculation sur l’objectivité du monde. Elle dessine la forme d’une réalité où les individus humains vivent les uns pour les autres, en déployant des injonctions qui les sollicitent. L’individu devient dès lors le foyer d’une sorte de nouvelle « métaphysique des mœurs », où liberté et responsabilité se conjuguent de façon complexe.

  • 19 G. Simondon, L’Individuation…, p. 36. La classification des ontogénèses doit au contraire permettre (...)

21Plus radicale encore est l’idée d’intégrer directement l’épistémologie à l’ontologie, sans passer par la logique, comme prétend le faire Simondon, dont Anne Lefebvre souligne la démarche originale. Le renversement proposé (connaître l’individu à travers l’individuation plutôt que l’individuation à partir de l’individu) bouleverse l’ambition ontologique : la notion d’individu est relativisée, réduite au statut de simple phase de l’être (le résultat provisoire d’un équilibre métastable), toujours couplée à un certain milieu. Autrement dit, l’individuation ne relève pas d’un principe qui l’explique, la produit et la conduit, mais consiste en une opération de déphasage de l’être lui-même, dont résulte (notamment) l’individu. Simondon refuse ainsi la position même du « problème des universaux », caractéristique, selon lui, de modes de pensée qui restent prisonniers du substantialisme, donc incapables de penser la réalité de la relation, qui reste secondaire par rapport à ses termes. En ce sens, une théorie de l’être doit être « antérieure à toute logique19 ». Affirmer que la relation peut être connue, c’est établir une alliance étroite entre épistémologie et métaphysique, puisque, même si on ne saurait complètement les confondre, il s’agit en fait des deux faces d’un même « acte » de transduction qui consiste à « suivre l’être dans sa genèse ».

Approches

22En partant de la provocation paradoxale de Simondon (« il ne peut y avoir de science que de l’individu »), qui inverse radicalement toute la tradition épistémologique issue d’Aristote, le projet de Philippe Lacour consiste à expliciter les coordonnées du problème de la connaissance clinique, définie comme savoir interprétatif de l’individuel. D’Aristote jusqu’à Simondon, celle-ci semble en effet hésiter entre le statut d’une impossibilité radicale et celui de norme authentique de la connaissance.

23En retraçant l’histoire de la difficulté, on s’aperçoit que cette figure atypique du savoir a été identifiée de façon plus ou moins lucide et aisée par les différentes branches des sciences humaines au xixe siècle et surtout au xxe siècle. La clinique (dans sa dimension de diagnostic) désigne un mode de connaissance original, qui n’est pas réductible à la seule médecine puisque sa portée logique est beaucoup plus large, et dont la spécificité peut être définie par son but : un savoir objectif de l’individuel, non pas seulement dans sa forme, mais dans son contenu concret ; obtenu directement et non pas à l’issue d’un détour préalable ; visé, enfin, dans sa positivité, et non pas comme écart ou déviant. Le caractère paradoxal de ce savoir apparaît clairement si l’on peut montrer qu’il ne procède ni d’une induction, ni d’une déduction, ni même d’une abduction, mais qu’il résulte plutôt de modes déconsidérés du savoir : l’analogie, la comparaison, la transduction, qui paraissent être autant de versions incontrôlées de l’heuristique.

24Trois attitudes possibles semblent pouvoir être distinguées face à cette difficulté épistémique. La première consiste à porter tout son effort sur la modélisation formelle, en séparant sa consistance objective de ses moments interprétatifs, en amont, dans la préparation et la sélection des données et, en aval, dans l’application à un ensemble concret. Cette dichotomie correspond à celle que préconise Granger dans sa philosophie du style. Mais cette approche peut légitimement sembler trop cubiste, par excès de rigueur. Surtout, elle manque la dimension « naturelle » des concepts des sciences humaines, sur laquelle insiste au contraire Jean-Claude Pariente. Celui-ci fait le pari d’une modélisation en langue naturelle, par souci de souplesse et de fidélité aux pratiques des sciences sociales, mais il reste prisonnier d’une conception très rigide de la théorie, héritée de Bachelard, qui l’empêche de comprendre l’originalité de la méthode wébérienne. C’est à Jean-Claude Passeron qu’il revient d’avoir saisi la dimension proprement casuistique de la clinique, et d’avoir souligné toute l’importance de l’interprétation et de la comparaison dans une démarche où la montée en généralité est toujours relative à un contexte particulier. Les conditions transcendantales du problème, à la fois pragmatiques et ontologiques, montrent assez que la réflexion épistémologique débouche sur la métaphysique. Peut-être même est-elle nécessairement dépendante de cette dernière, du fait d’une sorte de radicalisation de la question transcendantale que Simondon reprend à Canguilhem et Bergson. Toute connaissance est en effet d’emblée une manière de vivre, et l’individu, tout comme le savoir qui le saisit, n’est qu’un « moment » d’un processus d’individuation. L’allagmatique désigne la discipline qui étudie précisément ce lien entre connaissance et ontologie, c’est-à-dire les phénomènes de transduction internes à l’être. Elle souffre toutefois d’une ambition quelque peu dogmatique tant, dans sa prétention à « axiomatiser » les sciences humaines, elle paraît en effet hypothéquer la rigueur prudente de l’épistémologie, à laquelle elle prétend se substituer in fine.

25Julien Rabachou analyse les modalités du parcours menant de la logique à l’épistémologie, puis à l’ontologie. Il voit précisément dans cette ambition métaphysique une vraie divergence entre la pensée de Pariente, qui s’efforce de passer du dire au connaître, et celle de Strawson, qui prétend sauter du connaître à l’être. Le premier reste, en effet, résolument dans les frontières de l’épistémologie, en deçà de la détermination du « mobilier du monde », en montrant de quelle manière le langage du savoir peut, au contraire du langage ordinaire, non plus seulement dire l’individuel, mais également le saisir cognitivement. Strawson, quant à lui, ose parler directement du réel dans la mesure où il confère un statut de révélateur ontologique à l’expérience, en particulier de celle que nous faisons des corps et des personnes. Ce réalisme métaphysique est lié à une sorte d’intuition kantienne : l’inscription des individus dans l’espace (par la perception et la construction de propositions) garantirait leur extériorité par rapport au sujet.

  • 20 Au contraire, Goodman pense qu’il n’y a aucun privilège des corps et des personnes puisqu’un nomina (...)

26De fait, Strawson cherche à articuler conjointement trois propositions différentes concernant les individus : logiquement, d’abord, « un individu, c’est n’importe quoi », puisqu’il s’agit simplement du sujet propositionnel que vient qualifier un prédicat ; épistémiquement, il faut accorder « une place centrale » aux corps et aux personnes, parmi les autres particuliers20 ; ontologiquement, enfin, ce qui « existe fondamentalement », ce sont les personnes et les corps matériels. Si l’on peut descendre de façon aussi radicale jusqu’à la réalité, c’est parce que notre schème d’un monde commun de particuliers est intersubjectif, public et efficace pratiquement. Par ce réalisme tempéré, Strawson se place à équidistance des positions extrêmes que sont, selon lui, d’une part, l’intériorité de l’empirisme classique (qui ramène les données factuelles à des entités subjectives) et, d’autre part, la thèse de l’extériorité qui interprète toute donnée interne en termes d’entité physique spatialisée.

27Mais en quoi la métaphysique descriptive que préconise Strawson se distingue-t-elle en fait d’une simple analyse conceptuelle ? D’abord, en ce que la distinction ontologique entre particuliers et universels peut être fondée sur la distinction logique entre sujet et prédicat, avec l’aide de la linguistique chomskyenne et d’un critère non plus grammatical, mais catégorial. Faire l’expérience de particuliers spatiotemporels n’est pas la même chose que de faire l’expérience de concepts généraux. Certains traits empiriques extérieurs jouent un rôle décisif : tout particulièrement la spatialité, dont le caractère intersubjectif permet de servir de jointure entre le logique et l’ontologique.

28Anne Lefebvre souligne que Simondon, s’il s’efforce de lier indéfectiblement métaphysique et épistémologie, ne se préoccupe guère des questions logiques, suivant peut-être en cela le relatif désintérêt de Bergson pour le langage. Pour lui, en effet, puisque la relation de connaissance, comme toute relation, fait partie de l’être, on peut en conclure que l’ontologie est prioritaire, et que l’épistémologie n’en constitue qu’un préambule nécessaire. La compréhension de la nature de la réalité est toutefois profondément renouvelée, à la lueur des notions d’information, de transduction et de potentiel.

  • 21 G. Simondon, L’Individuation, conclusion, p. 307. L’individu fonction (« L’individualité devient en (...)
  • 22 Dans son sens traditionnel, l’ontologie demeure prisonnière du substantialisme (ibid., p. 312) : «  (...)

29Aussi bien l’individuel ne caractérise-t-il pas une substance, mais un processus. Autrement dit, il n’existe pas de principe d’individuation qui soit antérieur à l’individuation elle-même, comme le montre la longue analyse par Simondon des différentes solutions apportées à cette difficulté dans l’histoire de la philosophie, notamment par le substantialisme et l’hylémorphisme. En fait, l’individuation est première, comme opération de communication d’une information (ou encore une tension entre deux réels disparates). De sorte que l’individu est métaphysiquement relatif et non absolu (ce qui ne diminue en rien son importance car il est « le germe d’une totalité21 »). De fait, il existe du préindividuel dans l’être, au point que l’individuation peut être définie comme le préindividuel lui-même opérant. Il vaut ainsi mieux parler d’ontogenèse que d’ontologie22.

30Qu’elle soit physique, biologique, physique ou sociale, l’individuation est singulière : non pas au sens où elle serait issue, comme dans le schéma hylémorphique, d’une matière amorphe particularisant une forme idéale par des imperfections, mais au sens où le processus d’individuation lui-même est unique et concret. Elle désigne la rencontre dynamique, irréversible et non déterminée à priori de systèmes énergétiques plus ou moins stables, ayant déjà leur histoire propre. De ce point de vue, l’individu doit être deux fois relativisé : non seulement parce qu’il n’est pas le tout de l’être, mais parce qu’on ne peut le concevoir sans relation à son milieu. Par ailleurs, la notion de potentiel, immanent à la réalité, oblige à penser fondamentalement l’être comme relation.

  • 23 Ibid., p. 36.

31Seule la saisie réflexive permet d’appréhender l’individuation. En effet, cette dernière n’est pas une connaissance objective (une propriété des êtres individués), même si elle en est inséparable, mais une communication d’être à être. Elle est attribuée analogiquement à l’individu par une pensée qui saisit en elle-même (par réflexion) l’individuation de sa propre connaissance – ce qui n’implique pas une identité de la pensée et de l’être23.

32L’ontologie ne fait pas l’objet d’un postulat dogmatique, mais elle est plutôt construite en suivant un principe épistémologique négatif (le déterminisme énergétique), un principe positif (l’allagmatique et le rapport de l’individu au milieu), et une méthode (analogique, autorisant le transfert de résultats d’un domaine ontologique à un autre ; ne procédant donc pas de façon réductionniste) qui recherche la structure de la réalité-individu.

33L’enjeu ultime est celui du régime épistémologique des sciences humaines : si Granger veut les formaliser, et Pariente les théoriser, Simondon souhaite les axiomatiser. Mais l’originalité de ces disciplines se laisse-t-elle réduire par cette tentative ? Le nier revient-il à se complaire dans l’opinion et la non-science ? Comment s’articulent l’épistémologie, la logique et l’ontologie ? La réponse est peut-être à chercher du côté du statut paradigmatique de l’individu technique.

34Dans le sillage des travaux de Russell, la philosophie analytique s’est emparée de la question de l’individuel dans une optique résolument métaphysique. C’est ce parcours ontologique qu’étudie François Clementz, qui en retrace l’histoire pour mieux en souligner les enjeux contemporains. Au-delà des questionnements logicolinguistiques et épistémologiques, cette réflexion suppose un certain réalisme, au sens où il ne s’agit pas seulement de nommer et de connaître l’individu, mais de le localiser dans l’espace et le temps. L’individualité est traditionnellement définie par l’indivisibilité, la différence numérique, la division (distinction d’un élément d’une classe), l’identité à travers le temps, la non-prédicabilité et la non-répétabilité. C’est plus spécifiquement à l’élucidation de cette dernière dimension, en tant qu’elle caractérise les particuliers par opposition aux universaux, et désigne donc une forme irréductible de singularité, que s’attache l’enquête diachronique.

35Une chose est un individu en vertu d’un facteur d’individualité ou d’un principe d’individuation, non pas certes au sens traditionnel d’un critère d’identité pour une certaine catégorie d’entités, ni au sens strawsonien de la réidentification d’un particulier dans le temps, mais au sens du fondement ontologique de l’individualité des étants particuliers. Ainsi compris, le problème de l’individuation est le corollaire et le symétrique de celui de la généralité (donc des universaux), dans la mesure où il s’agit de savoir ce que sont les entités qui distinguent les individus, ou que ceux-ci ont en commun. La difficulté ne semble se poser que dès lors que l’on adopte une position réaliste car, dans le cas d’une attitude nominaliste, toute la réalité est individuelle. Mais les discussions sont en réalité plus complexes, puisque tout dépend du fait que l’on accepte la distinction substance/accidents (ou chose/propriétés), ou que l’on préfère parler des choses comme de simples faisceaux de propriétés.

36C’est à Aristote que remonte la difficulté du problème, dans la mesure où ce dernier noue ensemble les problèmes de l’individualité et de l’universalité. En effet, d’après le carré ontologique (substance première, seconde, accidents, accidents singuliers), le seul individu véritable est la chose singulière (tode ti). Mais puisque celle-ci est un composé de forme et de matière, quel est le critère de l’individuation ? L’interprétation est délicate, mais penche plutôt vers la forme. Or Aristote a-t-il donné au concept d’ousia un rôle double de substance (individuelle) et d’essence (partagée en commun avec tous les membres d’un même genre ou d’une même espèce) ; et aucun universel n’est substance (c’est le sens de la critique du platonisme). Dès lors, la substance véritable ne paraît pas tant être la forme que la forme particularisée (l’humanité de Socrate). Mais la difficulté resurgit dans la mesure où il reste à savoir ce qui particularise exactement la forme (matière, accident, etc.).

37Duns Scot cherche à résoudre le problème de l’individuation à partir d’une théorie de la « nature commune », elle-même inspirée de l’idée d’une indifférence (ou d’une neutralité) de l’essence à l’universalité ou à la singularité. Par quoi il imagine une sorte de voie moyenne entre le réalisme et le nominalisme. Il définit la singularité par la non-répétabilité et fait de l’individuation la structure fondamentale de l’être – l’être fondant l’unité, et non l’inverse. Le critère d’individuation ne saurait être négatif, mais doit au contraire être positif. Et ce n’est pas par la quantité (en tant qu’elle occupe un certain lieu) que la substance matérielle s’individualise ; ni par la matière. D’où l’idée de faire intervenir un principe sui generis d’individuation : la différence individuelle, ou « haeccéité », qui n’est appréhendable qu’intuitivement et par un entendement infini.

  • 24 F. Drapeau Vieira Contim soutient que l’on peut dissocier essence et individualité, notamment au mo (...)

38Les orientations contemporaines reprennent globalement la question de l’haeccéité, en l’interprétant selon deux directions divergentes. Soit l’individualité de la substance consiste dans la collection de ses prédicats (c’est le sens de la notion complète de Leibniz) ; soit cette individualité est absolument primitive (haeccéitisme radical), et on admet alors que deux individus peuvent exemplifier les mêmes propriétés en étant différents seulement numériquement. Les théories directes de la référence ne prouvent au mieux que l’existence d’une thisness (sémantiquement) primitive, sans que cela puisse servir d’argument décisif en faveur d’un haeccéitisme métaphysique. De fait, deux formes d’essentialisme sont à distinguer : une définition modale et une autre en termes de disposition. L’haeccéitisme est donc interprétable comme ensemble de propriétés non relationnelles (purement qualitatives, fut-ce sous la forme d’un noyau) ou au contraire relationnelles. François Clementz plaide finalement en faveur d’une conception de l’haeccéitisme selon laquelle l’essence individuelle de Socrate réside dans la propriété d’être identique à Socrate. Quant au lien entre haeccéité et quiddité, distendu mais qui ne saurait être totalement supprimé, peut-être revient-il à la biologie de l’étudier plus précisément24. En tout cas, la diversité des régimes d’individualité (selon les sciences, par exemple) n’est pas un argument contre la légitime ambition ontologique de la notion.

39Résistant à la tentation d’une entrée directement ontologique dans le problème de l’individuel, Jean-Michel Salanskis privilégie une approche épistémologique et éthique. Du point de vue formel, mathématique, d’abord, depuis Kant jusqu’aux développements contemporains, l’individu peut être conçu comme une différence sans concept : même si cette différence fonde une objectivité, celle-ci n’est qu’une illustration d’une infinité de répliques virtuelles. L’individu existe donc, puisqu’il peut être isolé et distingué, mais sa valeur conceptuelle est à chercher du côté de la structure qu’il exemplifie, et non pas en lui-même. Son importance est donc à la fois objective et relative.

40Du point de vue d’une métaphysique éthique, dans une inspiration lévinassienne (et néoplatonicienne), l’individu est conçu au-delà de l’être, et n’est pensable que sous une modalité autre qu’ontologique. C’est une subjectivité ultime, éminemment paradoxale, qui est à la fois unicité et désidentification, du fait d’une aimantation par l’altérité radicale : c’est l’un-pour-l’autre. L’individu est alors une pure récurrence sans concept, bien plus pensable comme unicité d’élection que comme singularité absolue à prétention universelle, puisqu’il ne s’oppose pas tant aux éléments uniformes d’un système qu’il n’est hors système.

41Au terme de son parcours, on parvient à la notion « ordinaire » de l’individualité humaine, qui se prête à une « éthanalyse ». Celle-ci postule que le « partage du sens » des êtres humains se dispose selon des mots spéciaux (les « sollicitants ») qui sont moins des noms communs que des injonctions à adopter un certain éthos. Le mot « amour » est paradigmatique de cet appel à l’assujettissement. Même s’il tend à l’occulter, chaque ethos dépend en fait de l’archi-ethos de l’éthique, liée à l’exigence déployée par le signifiant « homme », et que l’on ne saurait réduire à la seule prescription. Par ailleurs, chaque individu est sollicité par plusieurs éthos, qui chacun tend à se rendre absolu, au détriment des autres. Pour cette double raison, il s’ensuit une certaine perplexité de la liberté, qui correspond, non plus à la figure classique du choix contingent d’une option parmi d’autres, mais bien davantage à la dérive, la déviance, qui fait échapper à de nombreuses conditions déterminantes. Les mondes entre lesquels l’individu hésite ne sont pas de simples « possibles » qu’une combinatoire pourrait appréhender (comme de l’extérieur), mais des appels concrets à s’engager, et qui dessinent une responsabilité propre.

Notes

1 S. Chauvier, « Particuliers, individus et individuation », 2008.

2 Sur cette question ouverte par G.-G. Granger dans Pensée formelle et sciences de l’homme et Essai d’une théorie du style, 1960 ; par A. Badiou dans Le Concept de modèle, introduction à une épistémologie matérialiste des mathématiques, 1969 ; par J.-C. Pariente dans Le Langage et l’Individuel, 1973, voir notamment P. Nouvel, Enquête sur le concept de modèle, 2002, et J.-Y. Grenier, C. Grignon et P.-M. Menger, Le Modèle et le Récit,2001.

3 Toute une branche de la tradition herméneutique est issue d’une réflexion sur la singularité du poème, donc sur la création d’individus dans le langage. Cf. F. Schleiermacher, Herméneutique. Pour une logique du discours individuel, 1987. Plusieurs auteurs contemporains reprennent d’ailleurs cette réflexion, depuis la méditation de Carlo Ginzburg sur le « paradigme indiciaire » (en critique d’art, notamment), jusqu’au renouveau des travaux de stylistique littéraire.

4 La tradition casuistique concernant l’ajustement de la règle au contexte, ouverte par l’éthique d’Aristote, comporte un pendant juridique, dont la tradition herméneutique s’est également nourrie. Cf. H. G. Gadamer, Vérité et Méthode, « Le problème herméneutique de l’application », 1996, p. 329-333.

5 La communication de J.-M. Salanskis fait exception (voir ici-même, infra, p. 91). Encore considère-t-elle l’éthique dans le prolongement d’une réflexion métaphysique qui fait contrepoint à un traitement épistémologique. De la même manière, les réflexions normatives de Simondon ne constituent que la conséquence de sa théorie de l’ontogénèse : cf. L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, 2013, conclusion, p. 320-325, et la « Note complémentaire sur les conséquences de la notion d’individuation », ibid., p. 331-337.

6 G. Canguilhem, « Du singulier à la singularité en épistémologie biologique », in Études d’histoire et de philosophie des sciences, 1989. Touchant la notion d’individu, cf. également : « La théorie cellulaire », in La Connaissance de la vie, 2006.

7 Titre de la thèse de doctorat de J.-C. Passeron, dont est issue en partie Le Raisonnement sociologique. L’espace non poppérien du raisonnement naturel,2005.

8 A. Boyer, « Science ou poésie de l’action ? L’espace poppérien du raisonnement historique », in Les Modèles de l’action, 1998. Les autres références sont données plus loin (p. 29), dans l’article de Ph. Lacour.

9 J. Gayon, « Le concept d’individualité dans la philosophie biologique de G. Canguilhem », in L’Épistémologie française (1830-1970),2008.

10 Th. Pradeu, « Qu’est-ce qu’un individu biologique ? », 2008 ; et J. Gayon, « Les espèces et les taxons monophylétiques sont-ils des individus », 2008. Pour la théorie de l’évolution, le critère de l’individualité est la valeur adaptative reproductive (d’où la possibilité de considérer les espèces comme des individus) ; pour la théorie physiologique, l’immunologie permet de dégager le critère de l’interaction entre le vivant et son environnement – l’organisme apparaissant alors comme le mieux individué.

11 C’est la position défendue par Frege, comme le rappelle P. Ludwig dans « Identification et individuation », 2008. Cf. G. Frege, Écrits logiques et philosophiques, 1971.

12 G. Frege, Les Fondements de l’arithmétique, 1969, § 46 et 47.

13 S. Chauvier, « Particuliers, individus et individuation ». Dans « L’unique en son genre », l’exemple de « l’univers » illustre le cas de l’individu qui n’est pas un particulier.

14 P. Ludwig, « Identification et individuation », 2008, p. 64.

15 Ph. Lacour, La Nostalgie de l’individuel,2012, p. 30.

16 G. Hottois, Simondon et la philosophie de la « culture technique », 1993.

17 S. Chauvier, « Particuliers, individus et individualisation ».

18 F. Rastier, « De la signification au sens. Pour une sémiotique sans ontologie », 2015.

19 G. Simondon, L’Individuation…, p. 36. La classification des ontogénèses doit au contraire permettre de « pluraliser la logique ».

20 Au contraire, Goodman pense qu’il n’y a aucun privilège des corps et des personnes puisqu’un nominaliste « doit rejeter les classes comme incompréhensibles mais demeure libre de prendre n’importe quoi pour individu ». Cf. « Un monde d’individus », in Le Nominalisme, p. 160.

21 G. Simondon, L’Individuation, conclusion, p. 307. L’individu fonction (« L’individualité devient en quelque manière fonctionnelle ; elle n’est pas l’aspect unique de la réalité, mais une certaine fonction de la réalité », ibid., p. 318) ou comme une intersection (« L’individu, au lieu d’être conçu comme une substance ou un être précaire aspirant à la substantialité, est saisi comme le point singulier d’une infinité de relations », « Note complémentaire », ibid., p. 334).

22 Dans son sens traditionnel, l’ontologie demeure prisonnière du substantialisme (ibid., p. 312) : « l’étude de l’ontogénèse doit être antérieure à la logique et à l’ontologie ». L’individuation de l’être se fait selon le devenir, défini comme déphasage : « l’être serait ainsi saisi comme unité tendue ou comme système structuré et fonctionnel, mais jamais comme ensemble de termes en relation entre eux » (ibid., p. 314).

23 Ibid., p. 36.

24 F. Drapeau Vieira Contim soutient que l’on peut dissocier essence et individualité, notamment au moyen de la notion de similarité comparative de la « théorie des contreparties » (de Lewis) – l’essence d’un individu en devient une notion vague, contingente et relative au contexte d’énonciation. Cf. « Essence, identité, individualité », 2008, p. 67-96.

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