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Valeurs et matérialité

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Frédéric Keck

Les os et la poussière

Parcours et transformations des restes humains exhumés au Guatemala

Clara Duterme

Texte intégral

Le parcours des restes comme métonymie de la réparation

1À la fin des années 1990, dès les premières négociations qui signalaient la fin du conflit meurtrier que connaissait le Guatemala depuis les années 1960, des équipes médico-légales indépendantes ont commencé le travail de recherche et d’exhumation des restes des victimes. Le conflit guatémaltèque s’inscrit dans le contexte de la guerre froide, où l’interventionnisme des États-Unis et sa crainte d’une déferlante communiste dans les pays d’Amérique centrale ont mené à l’établissement du pouvoir militaire. Au Guatemala, la lutte contre les mouvements de guérilla communiste s’est développée dans un contexte de forte disparité ethnique entre les détenteurs du pouvoir (ladinos, non-indigènes) et la population indigène Maya historiquement discriminée. Les commissions de la vérité ont établi qu’au moins 200000 personnes, principalement des civils, avaient été tuées de manière extrajudiciaire, la majorité d’entre elles au début des années 1980, au moment où l’armée appliqua une stratégie de terre brûlée contre les populations rurales indigènes des Hautes Terres du nord du pays. Des groupes militaires et paramilitaires ont occupé la majorité du pays et fait régner un régime de terreur, incluant les massacres d’individus et parfois de communautés entières à la plus légère suspicion de « subversion ». Le retour à la démocratie à la fin des années 1980 s’est réalisé sous l’égide des Nations unies, et a été accompagné de recommandations pour la « pacification » du pays. Cependant, l’État n’a jamais vraiment pris part au travail de « dignification » des victimes recommandé à la fin des négociations de paix, laissant la recherche des corps des disparus à des équipes nationales ayant le statut d’ONG. Dans le cadre d’une recherche ethnographique portant sur les pratiques d’exhumations et la mise en place de rites funéraires autour des morts exhumés, j’ai accompagné plusieurs équipes dans leur travail. Ce travail prolongeait une enquête qui a d’abord débuté auprès des familles de victimes, dans la région Ixil, où j’avais établi des liens de longue date avec plusieurs familles dans le cadre de ma thèse. L’observation des cérémonies funéraires organisées autour des morts, tout au long du processus d’exhumation a mis en évidence que celles-ci étaient élaborées à travers un véritable processus de collaboration entre les experts scientifiques et les acteurs locaux (parents de victimes et associations qui les soutiennent).

  • 2 I. Rojas Perez, « Unearthing ongoing pasts », 2015.

2Le travail médico-légal, qui se poursuit aujourd’hui, repose sur un protocole scientifique d’analyse des restes osseux. Il a vu ses objectifs évoluer en même temps que le contexte politique national et international. Les enjeux premiers sont judiciaires (les restes humains constituent des preuves matérielles des violences commises en dehors du cadre du droit) et historique (l’étude des restes leur donne le rôle d’archives, servant à établir la vérité sur les violences commises durant le conflit). Toutefois, un troisième enjeu a pris le pas sur les deux premiers : il s’agit de l’injonction à retrouver les morts et à les restituer aux familles pour leur permettre de « faire le deuil » (closure). L’idée que le « retour » des restes humains constitue une réparation aux victimes est soutenue par les autorités internationales. Elle s’inscrit en partie dans les théories psychologiques du deuil insistant sur l’importance de la mise en présence des endeuillés avec les restes physiques du défunt qui se sont imposées au cours des années 1990. Dans le cas des exhumations, le parcours des restes – de leur découverte à leur ré-enterrement – est souvent présenté comme métonymique du processus de deuil. La matérialité du corps « fonctionne comme un lieu d’élaboration de récits officiels qui rendent possible la guérison (cultural closure2) ». Le parcours symbolique et matériel des ossements refléterait alors le cheminement personnel des parents de victimes, l’enterrement constituant le retour à la normalité.

  • 3 K. Verdery, The Political Lives of Dead Bodies, 1999.

3Le rôle joué par l’activité médico-légale dans le processus de mémorialisation et de réparation aux victimes est fréquemment évoqué dans la littérature sur les exhumations3. Le « modèle guatémaltèque » d’exhumation est internationalement présenté comme exemplaire en terme de dignification des victimes (défuntes), en partie parce que les parents de victimes sont considérés comme des participants et non relégués à un rôle de spectateurs. Conscients de cette réputation, les experts médico-légaux, lorsqu’ils évaluent leur rôle en tant qu’acteur des réparations, valorisent leur implication dans la « récupération mémorielle », c’est-à-dire dans le recueil des témoignages des survivants et l’implication des familles de victimes pour enterrer leurs morts. Or, il nous semble que leur positionnement particulier est déjà perceptible dans le traitement des restes matériels. Répondant à des besoins inédits, la pratique médico-légale guatémaltèque se déploie, en effet, dans un espace ambivalent, marqué par la porosité entre rigueur scientifique et opérations symboliques.

  • 4 Z. Crossland, « Violent spaces », 2002.

4L’intervention des experts médico-légaux ouvre pour les restes matériels un parcours dont chaque étape va altérer, modifier, réagencer, bref transformer ces derniers. Cette action sur les restes permet de considérer l’exhumation comme un rite funéraire qui « marque les différentes étapes du parcours du corps, depuis la liminarité de la tombe temporaire jusqu’à sa réincor poration à la sépulture définitive4 ». Tout au long de ce parcours, la qualification des restes matériels évolue de simples « objets » ou « artéfacts » en éléments d’une personne humaine. Souvent présenté comme un processus linéaire, le passage des restes de l’état d’objets d’analyses à celui de restes humains n’est pas toujours aussi homogène.

  • 5 A. Esquerre et G. Truc, « Les morts, leurs lieux et leurs liens », 2011.
  • 6 J. Fontein, « Between tortured bodies and resurfacing bones », 2010 ; T. Ingold, « Materials agains (...)

5Ce chapitre retrace le parcours des restes humains, à partir d’une ethnographie au ras du sol, en prenant les restes pour principal objet d’observation. En s’attachant à suivre leur parcours physique, en décrivant les gestes et les pratiques des experts médico-légaux qui les manipulent, nous montrerons comment ce parcours les transforme, physiquement et symboliquement. Puisque l’activité médico-légale consiste à restituer de façon symbolique des restes épars en un individu « complet », ce changement de statut relève autant du réagencement anatomique que de l’opération rituelle. La reconstitution du corps facilite l’attachement des vivants aux morts. Comme dans d’autres opérations impliquant des restes humains5, la circulation des restes peut altérer leur qualification comme « humains » ou non. La matérialité des restes humains se caractérise par la versatilité et la fluidité6, ce que révèle le travail sur des restes osseux, anciens, souvent fragmentés, incomplets, fragiles ou émiettés, qui peuvent être transférés ou s’amalgamer avec les éléments naturels.

La qualification et la transformation des restes

6Avant leur exhumation, la présence de restes humains quelque part sous la terre relève à la fois de la familiarité et de l’incertitude. Dans les terres montagneuses des hauts-plateaux du Guatemala, la majorité des « disparus » du conflit ont été tués et enterrés sur place par les milices ou les militaires. Pour les survivants, le sort des disparus est incertain, car leur corps est absent et leur mort n’a jamais été officiellement reconnue. Mais cette incertitude est contrebalancée par les nombreuses informations qui circulent quant au devenir des morts, sous la forme de suspicions, de suppositions, de rumeurs. Les morts habitent le paysage. Ils se trouvent dans des lieux familiers, tout près des villages et des hameaux habités, souvent sous les anciens campements militaires, ou bien dans les collines qui les entourent, traversées de chemins fréquentés par les cultivateurs de maïs. L’absence des disparus s’accompagne d’une présence imaginée depuis une trentaine d’années environ, que l’exhumation va confirmer et rendre visible.

L’expertise médico-légale et la production de savoir sur les disparus

  • 7 P. Colombo, Espacios de desaparición, 2013.

7L’intervention des experts transforme le paysage en le délimitant, en l’ordonnant et le représentant à partir de savoirs et de pratiques spécifiques, produisant un « paysage d’exhumation7 ». Au Guatemala, la production de ce savoir nouveau ne repose pas que sur l’appareillage technique. Il s’élabore en combinant les connaissances locales et l’expertise médico-légale. Formées dans les années 1990 par des individus d’horizons divers (archéologues, anthropologues, journalistes) issus pour la plupart des classes moyennes « blanches » de la capitale, et réunis par un engagement commun pour les victimes, les équipes médico-légales guatémaltèques ont acquis leur expertise grâce aux formations délivrées par les experts étrangers, et sont restées indépendantes grâce à leur statut d’ONG. Leurs moyens financiers limités réduisent l’usage de l’imagerie radar à pénétration du sol, déjà peu performants dans les espaces montagneux des hautes terres. Le recueil de témoignage est le principal outil de localisation des fosses, donnant un rôle primordial aux parents de victimes, qui agissent en collaboration avec les experts dès le début du processus. Une fois le faisceau de présomptions suffisamment étayé, l’autorité judiciaire autorise l’excavation. La recherche des fosses débute ainsi systématiquement par un travail de recueil des informations fragmentées, réalisé par les proches des victimes eux-mêmes.

8Ces derniers ne se contentent pas de localiser les fosses, car les hommes de la communauté aident également à les creuser. Les experts fournissent le matériel (pelles et pioches) et délimitent le cadre de l’activité de fouille à l’aide d’une ficelle qui marque l’espace de l’excavation. Ils restent également décisionnaires quant à la profondeur maximale jusqu’à laquelle creuser et, le cas échéant, prennent la décision d’arrêter les recherches. Toutefois, contrairement à ce qui s’observe dans d’autres contextes d’exhumations, au Guatemala, l’imposition de l’expertise médico-légale, si elle permet de construire l’espace d’exhumation et en impose le cadre, n’exclut pas la prise en compte des savoirs locaux et les hommes qui creusent ne sont pas cantonnés à une tâche purement physique. Bien qu’ils ne possèdent pas l’expertise des archéologues médico-légaux, leur propre connaissance du sol, liée à leur activité paysanne, leur permet de dialoguer avec les experts et parfois de prendre l’initiative de creuser un peu en dehors du périmètre établi, vers une couche de terre qui leur semble plus meuble par exemple.

  • 8 Z. Crossland, « T he archeolog y of contemporary conflict », 2011, p. 287.

9L’apparition des restes humains fait cependant basculer vers une situation où les parents de victimes deviennent observateurs, tandis que les experts « y mettent les mains ». Dès que la présence des restes est suggérée par les éléments observables (changement de couleur ou de texture de la terre, présence de morceaux textiles ou apparition d’ossements), un archéologue légiste prendra la place du parent dans la fosse et se chargera de terminer l’excavation et de dégager les ossements. La fosse contenant les restes humains est alors délimitée à l’aide d’un ruban de plastique très visible, marquant les limites d’une « scène de crime » en même temps que l’espace où se déploie la pratique scientifique (fig. 21). Seuls les experts, gantés et le plus souvent en combinaison, sont admis à l’intérieur du périmètre ainsi établi. Le fait de poser un cordon autour du site a un puissant pouvoir symbolique, marquant les frontières d’un espace de violence à présent contenu8.

Fig. 21. Fosse mortuaire analysée par un expert médico-légal (photo C. Duterme).

10L’expert médico-légal va mettre au jour tous les éléments de la fosse : les ossements, mais aussi les restes de tissus provenant des vêtements des victimes ou des textiles qui les enveloppaient et éventuellement les objets (balles, objets personnels) qui y ont été entreposés avec eux. Les outils utilisés pour cela sont, le plus souvent, des objets familiers pour les observateurs : truelles, pinceaux, pelles et tamis en plastique semblables à ceux qui sont utilisés par les femmes pour nettoyer et cuisiner, et dont l’usage est « détourné » pour le travail archéologique. L’expert mobilise d’autres outils, qui lui ser vent à documenter son action. Il prend des photographies, des notes et réalise des schémas sur des fiches spécifiques, décrivant la fosse (taille, profondeur, orientation) et la disposition des restes humains. Dans un second temps, il va identifier et organiser les restes, en les plaçant séparément dans des contenants en plastique et/ou des pochettes en papier, soigneusement libellées. Ainsi, un fémur exhumé sera placé dans une pochette indiquant la date et le lieu d’exhumation, le numéro de cas, le numéro attribué au défunt si le site d’exhumation contient plusieurs corps, le nom de l’os (fémur) et sa place (gauche ou droit). À travers ce premier travail de documentation, d’identification et de tri, l’expert interagit avec les restes en les fabriquant, selon un protocole établi, comme des données (data) et des preuves (evidence). Il sépare ces derniers (y compris les restes textiles et les objets, placés dans une pochette spécifique) de la terre et des éléments organiques naturels dans lesquels ils étaient jusque-là intégrés. Le temps ayant amené le corps à se décomposer et à se mêler à la terre, seuls demeurent, parfois en petite quantité, les éléments corporels les plus « durables », les os. Ce travail – qui peut s’étendre sur plus d’une semaine, au cours de laquelle les experts médico-légaux campent sur le site – s’achève lorsque l’ensemble désigné comme restes d’une victime est rassemblé dans un carton, scellé par une bande de ruban adhésif, au-dessus de laquelle l’expert appose sa signature.

L’observation et l’interprétation des parents de victimes

11De l’autre côté du cordon, les parents des victimes et, d’une manière plus générale, les membres de la communauté locale, endossent un rôle d’observateurs. Leur proximité avec la fosse est en soi caractéristique du « modèle guatémaltèque ». La pratique médico-légale internationale peut varier, mais l’accès au site est généralement interdit ou limité, là où, au Guatemala, c’est uniquement la fosse qui est encadrée. Les locaux peuvent donc voir l’exhumation de très près. Leur présence ne doit pas être trop rapidement considérée comme passive. Ils observent, commentent et, souvent, documentent l’exhumation, en prenant des photos à l’aide de leur téléphone portable. Ces images, produites par les plus jeunes, peuvent aisément être partagées avec les parents absents ou leurs pairs. La familiarité avec l’exhumation que permet cette pratique contribue à faire connaître et accepter le travail médico-légal. Pour ces participants, la mise au jour des restes en fait un témoignage matériel dont l’existence vient confirmer (ou infirmer dans le cas où aucun ossement n’apparaît) les rumeurs de la présence des morts, et donner raison aux témoins. Les photographies peuvent aussi contribuer à renforcer l’expression d’un savoir local sur le passé. Elles sont montrées au sein du groupe d’interconnaissance, dans des communautés où différentes versions de la vérité sont en concurrence et confrontent des groupes aux objectifs opposés : ceux qui ont perpétré des violences et ceux qui en ont été victimes ; ceux qui prônent l’oubli et ceux qui désirent faire connaître ce qui s’est passé.

  • 9 L. Renshaw, « The scientific and affective identification of Republican civilian victims from the S (...)

12Au-delà du constat implicite de la présence des ossements (il y a eu des morts), leurdisposition, dévoiléeparletravaildel’archéologue, permetd’interpréter leur histoire. Toute observation du site en implique une « lecture » – parfois ardue sans l’œil exercé de l’expert médico-légal –, c’est-à-dire une construction interprétative. C’est dans ce processus que s’inscrit le travail d’« identification affective » des victimes9. Il s’agit de la reconstr uction des différentes strates d’identité qui transforment les restes osseux en individu (re)connu par les proches. L’identification affective repose sur les échanges entre locaux, qui signalent les ressemblances physiques (le squelette est petit et on cherche un enfant, le tissu est de la même couleur que le vêtement porté par la disparue…) ou rappellent que le lieu était celui où on s’attendait à trouver un individu spécifique. Le processus ne s’arrête cependant pas là. La disposition des squelettes peut servir à construire ou renforcer une narration personnelle quant à ce qui leur arrivé. Les habitants confrontent leurs suppositions à la réalité observable : y a-t-il plusieurs corps dans la fosse ? Les mains semblaient-elles attachées ? Les crânes étaient-ils réduits en morceaux ? Les restes humains deviennent alors le support matériel à partir duquel est élaboré un récit local de la violence passée.

  • 10 I. Rojas Perez, « Unearthing ongoing pasts », 2015.
  • 11 C. Ginzburg, Clues, Myths, and the Historical Method, 1989.
  • 12 I. Rojas Perez, ibid.

13Avant même de quitter le lieu d’exhumation, le statut des restes est plusieurs fois transformé par l’intervention de la pratique médico-légale. D’abord situés dans un entre-deux incertain, tout comme les morts eux-mêmes, la mise au jour de ces restes les transforme en une réalité tangible, qui reste à interpréter, car son sens n’est pas donné. Le travail d’interprétation est réalisé par les experts, selon un protocole scientifique, et par les observateurs, à partir de leur propre connaissance du passé. À travers la pratique de l’expertise médico-légale, les restes acquièrent le statut de preuves, dans le contexte qui est celui d’une scène de crime induite par une mort violente. Simultanément, commencent plusieurs processus visant à établir l’identité des restes, c’est-à-dire les construire en tant qu’éléments ayant appartenu au corps d’une victime, mais également en tant qu’individu singulier, inscrit dans une histoire familiale et dans un réseau de relations communautaires. Selon la catégorisation proposée par Isaïas Rojas Perez10, les restes humains sont subjectivés trois fois : en tant que « sujets de droit » (victimes), « sujets culturels » (des individus devant être proprement enterrés) et « sujets historiques » (des personnes dont l’histoire ne doit pas être oubliée). Les experts médico-légaux interviennent dans ce processus de subjectivation en construisant les restes en tant que preuves matérielles, éléments archéologiques qu’il s’agit d’identifier, de prélever, de classer et de documenter. Ils opèrent selon l’hypothèse épistémologique du « paradigme de la preuve11 » selon lequel la capacité de lire des indices et des traces apparemment insignifiants, mais visibles, donne accès à des vérités intérieures et invisibles et, par conséquent, fonde le pouvoir de produire des récits sur des phénomènes autrement inobservables12.

L’intégrité des restes

14Après leur exhumation, le parcours des restes se poursuit avec leur transport par les experts jusqu’à leur laboratoire, où l’enjeu principal sera d’identifier formellement les victimes individuelles, établissant ainsi leur identité et une partie de leur histoire personnelle (les causes de leur mort). Les laboratoires d’analyse sont situés dans la capitale, à plusieurs heures de route des hautes terres. Les restes y seront entreposés dans des boîtes en carton, pour une période qui peut aller de quelques mois à plusieurs années. En effet, les cas, très nombreux, sont traités dans l’ordre d’arrivée. Les équipes médico-légales guatémaltèques dépendent des financements internationaux et n’ont qu’un personnel réduit. Les restes sont radiographiés, puis un anthropologue médico-légal les extraira de leur carton pour les nettoyer, puis les disposera en ordre anatomique sur une table d’examen. L’identité de la victime va être établie à partir de la confrontation d’informations recueillies sur elle (âge, stature, signes distinctifs tels que des fractures) et des éléments déductibles à partir de l’examen des restes osseux (fig. 22).

Fig. 22. Habillage du crâne d’un parent décédé pour son enterrement (photo C. Duterme).

Conserver la poussière et assembler les restes

  • 13 M. Sturken, « The aesthetics of absence », 2004.

15On pourrait penser que, lors de cette phase d’analyse, la pratique des experts médico-légaux est strictement limitée aux actes nécessaires à l’étude scientifique des restes. Or, comme dans le cas de l’exhumation, on observe que la pratique prend en compte l’injonction de restitution. La question du respect de l’intégrité des restes souligne la tension, entre rigueur scientifique et engagement symbolique dans l’activité des experts. Le nettoyage des ossements produit une poussière fine, essentiellement constituée de terre et d’éléments organiques provenant du sol, qui est toutefois soigneusement conservée, car elle « pourrait contenir des fragments d’os ». Cette attention à la poussière n’est pas motivée par l’intérêt scientifique. La poussière ne sera pas analysée, d’abord parce que le laboratoire ne possède pas les instruments permettant de le faire, mais surtout parce que l’intégrité du « corps » est en jeu. En cela, la poussière possède le même statut liminal que les cendres humaines, comme on a pu l’observer sur les lieux où des cadavres ont été pulvérisés tels que Ground Zero Manhattan13. Bien que n’ayant plus aucune ressemblance physique avec les corps humains, la matière réduite en fines particules a encore le pouvoir d’évoquer le défunt, et est considérée comme un lien physique avec lui. Le choix de conserver cette poussière, qui sera déposée par la suite dans le cercueil avec les restes, la désigne comme un « reste humain » digne d’être préservé, bien qu’elle n’ait aucune valeur dans le processus d’identification de la victime proprement dit.

16L’attention à la poussière marque la volonté de restituer tout ce qui a été prélevé sur le site de l’exhumation, tous les éléments matériels associés aux restes osseux, y compris ceux qui échappent à l’œil. Elle s’articule à l’objectif des experts médico-légaux de reconstituer le squelette, sinon intégralement – il arrive très souvent que des ossements manquent parce que la nature du terrain les a fait disparaître – au moins au plus proche de l’évocation de la silhouette humaine. L’expert va assembler les restes récupérés en ordre anatomique. Dans la plupart des cas, il s’agit d’agencer les différents éléments les uns par rapport aux autres sur une table et de les resituer à l’emplacement qu’ils sont censés occupés. L’expert mobilise certains outils et objets pour l’aider : ainsi, les dents sont disposées dans des moulages de mâchoire, mais les ossements ne sont pas attachés entre eux, à l’exception du crâne qui est recollé lorsqu’il a été brisé. Cette reconstitution du crâne permet à l’expert de rechercher les traces physiques des blessures infligées au défunt, par exemple une balle dans la tête. Elle fait également sens dans le processus de restitution. Le crâne, en effet, constitue l’un des éléments dont le caractère « humain » est le plus reconnaissable, les autres os pouvant facilement, pour un œil non exercé, être confondus avec des ossements animaux. C’est généralement le premier ossement à être placé dans le cercueil. C’est parfois aussi le seul élément exposé, dans les cas (peu fréquents) où la famille ne souhaite pas voir le squelette. Le « corps » est reconstitué avec les différents sacs opaques contenant les ossements, chacun placé à l’endroit correspondant à l’anatomie humaine, à l’exception du crâne qui est exposé. Dans la quête de reconstitution de l’individu disparu, le crâne constitue un élément spécifique : plus que les autres ossements, il « vaut pour » l’individu entier.

17Le processus de reconstitution du corps en ordre anatomique illustre l’ambivalence du statut de l’expert médico-légal. Ce dernier reconstitue le squelette deux fois : d’abord dans le laboratoire d’analyse, puis, lors de l’étape finale de la restitution. Le squelette est alors placé dans le cercueil. Cette étape intervient après que l’identité de la victime ait été formellement établie, le plus souvent grâce à un faisceau de présomptions émergeant de l’analyse des restes osseux : l’âge, le sexe et les caractéristiques de la victime correspondent aux témoignages recueillis, et lorsque ce n’est pas le cas, grâce à l’analyse de l’ADN. Une fois l’identité établie, les restes exhumés sont replacés dans leurs différents contenants, puis dans le carton scellé. Avant d’être restitués aux familles, ils seront une dernière fois soumis à une opération de tri, dans les bureaux du Ministère public. Tous les éléments matériels directement liés aux causes de la mort (objets contondants, fragments de balles) demeurent aux mains des autorités, lesquelles signent l’autorisation d’enterrer les restes. Tout ce qui demeure à l’intérieur du carton est alors considéré comme faisant partie des restes du défunt et sera enterré avec lui. Il s’agit des ossements qui constituent le squelette, de la poussière issue de ces os, ainsi que des vêtements et éventuels objets personnels. Ces derniers (bijoux, papiers) sont peu nombreux et sont presque systématiquement placés dans le cercueil et enterrés avec le défunt. Cette dernière sélection définit l’unité des « restes » qui subissent un traitement ritualisé, consistant avant tout à recréer ou reconstituer l’individu.

L’habillage du squelette

18Après la réorganisation des ossements, la reconstitution procède à l’habillage et à la mise en valeur du squelette pour mettre en scène l’intégrité et l’unicité du « corps » du défunt. L’expert médico-légal y joue un rôle central, puisque c’est lui qui ramènera les restes humains, toujours dans leur carton, jusqu’au lieu de la restitution. Un cercueil est préparé dans une pièce aménagée dans la maison de la famille de la victime. L’expert se chargera d’y disposer un linceul (le plus souvent un simple drap blanc) ou un petate (un tapis de feuilles de palmes tressées), puis de disposer et d’« habiller » le squelette, avec des vêtements neufs, apportés par la famille. Dans le cas de la restitution des ossements d’un homme, la chemise et le pantalon sont souvent disposés en premier, au fond du cercueil. Ils dessinent la forme d’une silhouette humaine, sur laquelle les os seront disposés aux emplacements adéquats. Comme le squelette est rarement complet, la présence de vêtements participe à renforcer l’impression de « complétude » du corps. Dans le cas de la restitution des ossements d’une femme, les vêtements traditionnels (jupe et blouse, ainsi que des ornements de cheveux) sont enroulés autour des os. Les restes textiles trouvés avec le corps sont systématiquement placés dans le cercueil, la plupart du temps au pied. Quant à la poussière, elle est disposée soit aux pieds, soit près de la tête, ou dispersée dans l’ensemble du cercueil, selon le désir exprimé par la famille.

  • 14 D. Memmi, « Le corps mort dans l’histoire des sensibilités », 2015.

19Si la complétude du corps est un enjeu central de la restitution, dont l’expert médico-légal est le principal metteur en scène, au sein du laboratoire, tous les éléments ne vont pas dans le sens de la préservation de l’intégrité des restes, bien qu’une attention spéciale soit portée à la poussière et à la reconstitution minutieuse du crâne. Deux aspects au moins du traitement des restes viennent limiter cette prétention à la complétude : le prélèvement ADN et l’inscription de chaque ensemble de restes dans l’ensemble plus vaste des cas traités (fig. 23). L’identification par ADN implique de prélever certains éléments osseux, qui seront alors exclus de l’ensemble désigné comme « les restes d’une personne » et considérés comme des « échantillons scientifiques ». La sélection repose sur la probabilité de récupérer de l’ADN utilisable, qui pourra être comparé aux échantillons prélevés sur les individus vivants, malgré l’ancienneté des restes, dans l’espoir d’identifier la victime d’après ses liens de consanguinité avec ses proches parents. Il s’agit en général d’une dent ou d’un morceau prélevé sur l’os d’une jambe. Le processus d’exclusion de certains éléments de l’intégrité humaine existe en dehors du contexte d’exhumation. C’est le cas pour les échantillons destinés à des tests médicaux et les restes d’amputations, et ce fut le cas en France pour les fœtus mort-nés jusqu’aux années 199014. L’élément prélevé est qualifié comme un « échantillon » voire un « déchet médical ». Sa valeur se trouve alors dans l’information qu’il contient et non plus dans son appartenance à l’intégrité du corps. À l’inverse de la précautionneuse conservation de la poussière, qui est souvent mise en scène pour les parents de victimes lorsqu’ils visitent le laboratoire, les experts médico-légaux ne s’attardent pas sur la question des extractions. Lorsqu’ils l’abordent, ils insistent sur l’importance de l’ADN pour l’identification des restes d’un individu, qui va permettre en dernière instance leur restitution. L’extraction est alors vue comme une atteinte nécessaire à l’intégrité des restes, qui vient contrer l’atteinte plus importante que le temps et le milieu naturel ont exercée sur eux en les détériorant.

Fig. 23. Le laboratoire d’analyses médico-légales où les restes humains sont entreposés dans des boîtes en carton (photo C. Duterme).

20Le second élément, d’une nature très différente, qui participe à questionner, ou du moins à recontextualiser l’individualité de la victime, est l’impressionnante traversée des réserves. Les experts médico-légaux profitent des visites de leur laboratoire par les parents de victimes pour tenter de faire connaître et comprendre les différents aspects de leur travail. C’est aussi l’occasion pour eux de répondre à un reproche récurrent des parents de victimes qui porte sur la lenteur du processus d’identification. Lorsque l’identification affective est pleinement réalisée au moment de l’ouverture de la fosse, les parents ont souvent du mal à accepter de voir les restes leur être enlevés, sans aucune certitude quant au moment de leur retour. Les experts sont parfois découragés d’avoir sans cesse à rebâtir et renforcer les relations de confiance, mises à mal par le temps long de l’expertise scientifique. C’est pourquoi le passage des proches des victimes par les « réserves » prend une telle importance. En marchant littéralement entre des « murs » de cartons contenant les restes, qui occupent plusieurs pièces, les proches « prennent conscience que leur mort n’est pas le seul » selon l’expression d’un expert médico-légal. Au-delà du fait d’illustrer l’impressionnante quantité de travail nécessaire pour identifier toutes les victimes, l’entassement des cartons constitue un rappel et une illustration très forte du nombre de victimes du conflit et du nombre de morts qui n’ont toujours pas été restitués. C’est l’occasion de remettre en perspective l’individualité de la victime et de la réinscrire au sein d’une histoire nationale de violence.

Conclusion

21La description ci-dessus ne constitue pas une analyse exhaustive des pratiques et des techniques d’exhumations mises en place au Guatemala. À partir des éléments décrits, on peut toutefois voir émerger la façon dont les savoir-faire techniques des experts médico-légaux s’imbriquent dans une pratique qui touche au rituel, issue de l’injonction à « restituer » les morts de manière digne. Les savoir-faire techniques maîtrisés par les professionnels ne suffisent pas à faire face aux enjeux de l’exhumation en tant qu’outil de réparation. Dans leur pratique quotidienne, ils ont acquis la maîtrise des savoir-faire et savoir-être non techniques, qui s’inscrivent dans une action de collaboration avec les familles de victimes.

  • 15 J. Fontein, « Between tortured bodies and resurfacing bones », 2010, p. 433.

22La pratique médico-légale se déploie dans un entre-deux, marqué par l’imbrication des espaces scientifiques et ceux de l’action rituelle. Ce second aspect est toutefois en tension avec le premier, car il ne correspond pas à l’image de la rigueur scientifique qui occupe une place centrale dans la construction de la légitimité de l’expertise médico-légale. À l’image du cordon posé autour de la fosse, une séparation symbolique de ces espaces est généralement mise en place. On peut évoquer d’autres exemples, comme l’existence d’un espace consacré au recueillement des familles au sein même des laboratoires d’analyse. La double nature de la position de l’expert médico-légal, entre objectivation et subjectivation, se donne plus particulièrement à voir dans la pratique de la reconstitution du squelette, au laboratoire et dans le cercueil. Alors que la mise en pratique des connaissances sur les os est identique, le sens donné à l’acte diffère. Un indice matériel marque la frontière entre la pratique d’expertise et la pratique rituelle : l’expert porte des gants lors de la reconstitution scientifique, et il n’en porte pas au moment de la restitution. Le fait de reconstituer le « corps » du défunt en entrant en contact physique direct avec lui marque le fait que la pratique se situe fermement dans le champ du rituel et s’inscrit dans une relation aux ossements en tant que parties d’un individu plutôt que matériaux épars. J. Fontein évoque une différence similaire dans les pratiques des anthropologues médico-légaux en Afrique du Sud, où le fait de ne pas porter de gants reflète pour l’expert le « lien personnel » noué avec le mort que l’on accueille « mains nues15 ». Cette proximité physique marque un changement de la nature et en conséquence, de la valeur que l’on attribue aux ossements. Du statut de « preuves matérielles », analysées objectivement et sources de connaissance scientifique, ils deviennent les parties d’un tout qui est un individu humain, irréductible à de simples objets.

23Si la pratique des experts médico-légaux, dans le cadre des exhumations guatémaltèques, va au-delà d’une stricte expertise scientifique et se déploie dans des espaces ambivalents qui articulent pratique rituelle et pratique scientifique, on peut faire une observation similaire en ce qui concerne la participation des parents de victime et leur participation à la production de savoirs. Comme on l’a souligné, le processus d’exhumation se construit à partir des connaissances partagées des experts et des locaux. Ce fait est reconnu par les experts, qui parlent de leurs interlocuteurs locaux comme de « partenaires ». Il est aussi obser vable à travers la pratique et la mise en relation aux produits de l’exhumation. Ainsi, les acteurs locaux mobilisent leurs connaissances de l’histoire locale et de la nature des sols pour orienter la recherche des disparus. Lorsque les ossements apparaissent, ils produisent, tout comme les experts, une interprétation des restes matériels, qui s’appuie sur leurs propres savoirs et représentations. La mise au jour des restes matériels et des restes humains, qui constitue la finalité de l’exhumation, s’articule avec la production de connaissances et de rites, dont l’imbrication produit la valeur nouvelle attribuée aux restes.

Notes

2 I. Rojas Perez, « Unearthing ongoing pasts », 2015.

3 K. Verdery, The Political Lives of Dead Bodies, 1999.

4 Z. Crossland, « Violent spaces », 2002.

5 A. Esquerre et G. Truc, « Les morts, leurs lieux et leurs liens », 2011.

6 J. Fontein, « Between tortured bodies and resurfacing bones », 2010 ; T. Ingold, « Materials against materiality », 2007.

7 P. Colombo, Espacios de desaparición, 2013.

8 Z. Crossland, « T he archeolog y of contemporary conflict », 2011, p. 287.

9 L. Renshaw, « The scientific and affective identification of Republican civilian victims from the Spanish Civil War », 2010.

10 I. Rojas Perez, « Unearthing ongoing pasts », 2015.

11 C. Ginzburg, Clues, Myths, and the Historical Method, 1989.

12 I. Rojas Perez, ibid.

13 M. Sturken, « The aesthetics of absence », 2004.

14 D. Memmi, « Le corps mort dans l’histoire des sensibilités », 2015.

15 J. Fontein, « Between tortured bodies and resurfacing bones », 2010, p. 433.

Table des illustrations

Légende Fig. 21. Fosse mortuaire analysée par un expert médico-légal (photo C. Duterme).
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Fichier image/jpeg, 34k
Légende Fig. 22. Habillage du crâne d’un parent décédé pour son enterrement (photo C. Duterme).
URL http://books.openedition.org/editionsulm/docannexe/image/2597/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 28k
Légende Fig. 23. Le laboratoire d’analyses médico-légales où les restes humains sont entreposés dans des boîtes en carton (photo C. Duterme).
URL http://books.openedition.org/editionsulm/docannexe/image/2597/img-3.jpg
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