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Valeurs et matérialité

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Frédéric Keck

Introduction

Anthropologie des valeurs et culture matérielle1

Frédéric Keck

Texte intégral

  • 1 Cet ouvrage est issu des recherches menées par les postdoctorants du département de la Recherche et (...)

Cape de plumes Tupinambá, Brésil, xvie siècle. Paris, musée du quai Branly-Jacques Chirac (Inv. 71.1917.3.83). Plumes, coton, fibres végétales, perles de verre, fils d’argent. 71,7 x 108 x 10.

© musée du quai Branly-Jacques Chirac.

1Pourquoi et comment les choses acquièrent-elles de la valeur ? Cette question générale prend une tournure singulière si elle est posée dans un espace muséal. Entre 2016 et 2018, des chercheurs postdoctorants ont été accueillis au musée du quai Branly-Jacques Chirac pour réfléchir aux rapports entre valeurs et matérialité ; ce volume rassemble l’essentiel de leurs travaux. Un tel lieu est en effet emblématique des changements de valeur que peuvent connaître des objets au cours de leur histoire. Les collections du musée du quai Branly, issues des sociétés du monde entier, ont été qualifiées tantôt comme des documents ethnographiques sur la diversité des cultures, tantôt comme des œuvres d’art suscitant l’admiration et susceptibles d’être échangées sur un marché. La diversité des façons d’exposer les objets dans un musée en fait un lieu exemplaire pour discuter de la relativité des valeurs, voire de leur conflictualité. La valeur des objets étant plus large que la valeur monétaire qu’ils prennent sur un marché, celle-ci doit être inscrite dans un processus de valorisation et de dévalorisation à travers les différents espaces par lesquels ils passent.

2Le musée du quai Branly est également un bon révélateur de la matérialité des objets, car ses collections, à la différence des musées d’art européen, sont constituées de matériaux hétérogènes : bois, poils, plumes, os, végétaux… Si les objets des musées sont de plus en plus souvent accessibles de façon immatérielle par les bases de données en ligne, la fréquentation des musées reste nécessaire pour rencontrer les objets dans leur matérialité. Les conservateurs sont en prise quotidienne avec cette matérialité qui déborde le cadre classique des matériaux de l’histoire de l’art comme la toile, l’huile ou la pierre. Les musées sont en ce sens des lieux où ce qui arrive quotidiennement aux objets – collectés, classés, exposés – est réfléchi et institutionnalisé, et où leur valorisation et leur dévalorisation sont constamment renégociées.

3Le programme d’une anthropologie des arts mis en place au département de la recherche du musée du quai Branly vise à étudier les différents régimes de valeur par lesquels passent les artéfacts au cours de trajectoires qui peuvent inclure l’exposition dans des musées comme objets d’art. La question qui s’est posée à notre équipe de chercheurs s’inscrit dans ce programme mais elle est plus spécifique : comment la diversité des valeurs s’insère-t-elle dans l’hétérogénéité de la matière ? En quoi la matérialité d’un objet donne-t-elle prise à plusieurs formes de valorisation ? La notion de matérialité nous a semblé plus précise que celle de chose ou d’objet pour analyser la genèse des valeurs. Elle nous a en outre permis d’aborder un vaste champ de recherche qui s’est développé parallèlement à l’anthropologie des arts, celui de la culture matérielle.

  • 2 C. Kluckholn, « Values and value-orientations in the theory of action », 1951, p. 395.
  • 3 J. Robbins, « Ritual, value and example », 2015.

4Un travail de définition préalable est nécessaire. L’anthropologie sociale et culturelle a pu considérer les valeurs comme son domaine réservé, en partant de la simple observation que les hommes en société passent leur temps à évaluer les choses et les actions. La distinction entre faits et valeurs pourrait ainsi opposer sciences de la nature et sciences de la culture, puisque les valeurs ont été classiquement définies comme le domaine du devoir-être plutôt que celui de l’être. Les valeurs se manifestent aux individus par des sentiments partagés qui les font se tourner vers certaines choses plutôt que vers d’autres. Clyde Kluckholn, l’un des fondateurs de l’anthropologie culturelle américaine, définissait ainsi la valeur comme « une conception du désirable qui influence la sélection2 ». Référer la valeur au désirable signifie qu’elle oriente les désirs humains vers un pôle qui leur est extérieur. Pour l’anthropologie sociale et culturelle, l’enjeu est alors de montrer que les valeurs constituent un ordre d’objectivité spécifique, puisqu’elles ne dépendent pas seulement des désirs subjectifs des individus. Les valeurs émergent dans ces moments où les désirs conjoints prennent une objectivité, comme dans les cérémonies rituelles ou les interactions réussies3.

  • 4 J. Robbins, « Monism, pluralism and the structure of value relations », 2018.
  • 5 L. Boltanski et L. Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, 1991 ; L. Boltanski (...)
  • 6 N. Heinich, Des valeurs. Une approche sociologique, 2017.

5Si les valeurs s’imposent aux individus par leur objectivité, elles se manifestent aussi par leur hétérogénéité, voire leur conflictualité. L’anthropologue qui étudie une société étrangère à la sienne est d’abord frappé par la manière dont les individus convergent autour de valeurs qui ne sont pas nécessairement les siennes, puis apprend à les partager pour comprendre comment elles orientent la vie sociale. Des valeurs qui semblent opposées pour ceux qui s’y réfèrent, apparaissent alors, de l’extérieur, comme liées dans une structure plus large où certaines en englobent d’autres – ce que Louis Dumont a appelé la hiérarchie4. Si on peut distinguer des valeurs par lesquelles les individus justifient leurs actions et d’autres qui sont davantage inscrites dans les objets, sur le mode du prix pour une marchandise5, l’opposition entre ces deux modalités de la valeur tend à se réduire quand on considère les valeurs de principe par lesquelles sont tranchés les conflits dans des moments d’explicitation6. L’ensemble des relations hiérarchiques entre des valeurs apparemment subjectives leur confère ainsi une forme d’objectivité.

  • 7 T. Ingold, « Toward an ecology of materials », 2012, p. 438. Ingold a opposé l’étude des matériaux (...)
  • 8 D. Miller, « Materiality : an introduction », in D. Miller (dir.), Materiality, 2005.
  • 9 D. Hicks, « The material-cultural turn », 2010 ; I. Hodder, Entangled, 2012.

6La question des principes qui organisent les valeurs peut cependant être renversée pour considérer le moment où elles émergent dans une matérialité. La matérialité se distingue de l’objectivité en ce qu’elle se définit moins par sa cohérence que par sa persistance. Les choses tiennent alors qu’elles pourraient se défaire : tel est le point de départ d’une étude de la matérialité. La matérialité n’est donc pas une propriété essentielle qui distinguerait le matériel de l’immatériel, comme la solidité ou la réalité, mais, au contraire, une capacité commune aux matériaux à entrer dans des relations qui font émerger de nouvelles propriétés. « Les choses peuvent exister et persister seulement parce qu’elles fuient, écrit Tim Ingold, c’est-à-dire parce qu’elles échangent des matériaux à travers les surfaces émergentes par lesquelles elles se distinguent de leur milieu environnant7. » La matérialité peut se définir comme le moment où les choses se rappellent aux humains par ce que Daniel Miller appelle leur « humilité », c’est-à-dire le fait qu’elles existent autour de nous sans que nous y pensions8. L’étude de la culture matérielle s’est ainsi constituée à partir d’objets dont le sens ne paraît pas évident, comme ceux que découvre l’archéologie, pour les réinscrire dans la vie quotidienne dont ils sont le signe ou la trace9. Si la matérialité se manifeste par sa capacité à se dégrader, il faut renverser la flèche du temps pour retrouver le moment où elle prend une valeur.

  • 10 L . Coupaye, « Ways of enchanting chaînes opératoires », 2009 ; P. Lemonnier, « La description des (...)
  • 11 N. D. Munn, The Fame of Gawa, 1986 ; A. Weiner, Women of Value, Men of Renown, 1977.

7La jonction entre une anthropologie des valeurs et une étude de la culture matérielle s’est opérée autour de deux modalités : la technique et l’échange. Les gestes par lesquels un artisan donne forme à un objet manifestent non seulement des schémas cognitifs mais aussi un ensemble de relations sociales qui conduisent à reconnaître l’objet fabriqué comme doté de valeur. Dans la « chaîne opératoire » par laquelle la matière prend forme, il est donc possible de suivre la valeur en train de se faire sans présupposer d’intention préalable10. À l’inverse, les cérémonies d’échange permettent de voir le moment où les valeurs se constituent dans un échange réciproque de perspectives. Un objet matériel s’échange dès lors que deux personnes s’accordent sur sa valeur, mais cet accord suppose un processus social définissant la façon dont les objets peuvent circuler. L’anthropologie des échanges non monétaires en Océanie a ainsi montré que les artisans qui fabriquent les objets anticipent la valeur qu’ils prennent au cours de leur circulation, soit en en faisant des objets de prestige, soit au contraire en retirant certains objets de la circulation11.

  • 12 F. Myers (éd.), The Empire of Things, 2001.
  • 13 A. Appadurai, The Social Life of Things, 1986 ; T. Bonnot, La Vie des objets, 2002.
  • 14 J. Gibson, The Ecological Approach to Visual Perception, 1986.
  • 15 C. Bessy et F. Chateauraynaud, Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception, 1995.
  • 16 A. Gell, Art and Agency. An Anthropological Theory, 1998.

8La circulation des objets est ainsi au cœur d’approches de la matérialité qui leur attribuent un mouvement entre des sphères de valeur12 ou une biographie analogue à celle des personnes13. Ces approches montrent que la valeur n’arrive pas aux choses de l’extérieur mais s’accroche à des prises (affordances) que les choses offrent au processus de valorisation14. La distinction entre ce qui circule et ne circule pas dans des régimes de valeur dépend ainsi d’une perception du milieu environnant dans lequel peuvent s’insérer des objets. Cette perception est celle du fabricant qui introduit l’objet dans le monde des valeurs mais aussi celle de l’expert qui l’authentifie15. Si la perception magique ou « enchantée » voit dans la chose une intention faute de pouvoir en refaire le geste créateur, l’expert saisit dans les aspérités de l’objet l’occasion pour sa valeur de se manifester à travers une diversité d’actions16. Les contextes sociaux et culturels déterminent également quels objets circulent ou ne circulent pas, notamment lorsque le cadre colonial et postcolonial impose des conditions d’échange asymétriques.

9Les deux premiers articles de ce volume proposent ainsi des approches nouvelles de la culture matérielle à partir des savoirs mobilisés sur des matérialités singulièrement enchevêtrées : le béton et le tissu. Marie Durand montre comment l’introduction du béton pour construire les maisons dans l’archipel du Vanuatu ne dépossède pas les habitants de leur compétence artisanale, mais est au contraire l’occasion d’innover dans la tradition et de montrer ainsi sa créativité. La fabrication du béton est en effet perçue par les hommes de Mere Lava, au sein de la chaîne opératoire de construction de la maison, comme impliquant certains gestes analogues à la préparation du laplap par les femmes, une pâte de tubercule râpé mélangée à du lait de coco. La valeur de l’habileté technique dans la transformation de la tradition s’inscrit donc dans une inversion des rapports de genre. De même, dans l’analyse de Laure Carbonnel, les parures bouffonnes au Mali manifestent la capacité de leurs porteurs à recycler des matérialités de la vie quotidienne en décalant leur signification. Elles deviennent des expressions d’un environnement hétéroclite au lieu d’être un support d’identification unique. La circulation des éléments qui les composent apparaît comme un acte en soi au lieu d’être un résultat des échanges réciproques. En jouant de cette manière avec la matérialité des parures, les bouffons rituels modifient l’attention aux choses et se montrent ainsi capables d’influer sur le cours de la vie.

  • 17 A. Riegl, Le Culte moderne des monuments. Son essence et sa genèse, 1984.

10En plus des techniques et des échanges, une troisième articulation entre culture matérielle et anthropologie des arts peut être trouvée dans la notion de patrimoine. Ici la tension est moins entre fabrication et circulation qu’entre circulation et conservation. Certaines choses acquièrent de la valeur parce qu’elles durent, et leur matérialité est la promesse d’une certaine durée : telle est la conception moderne du patrimoine, qui justifie que ces choses échappent au commerce et à l’usure. Aloïs Riegl a distingué trois valeurs potentiellement conflictuelles dans ce qu’il a appelé « le culte moderne des monuments » : la valeur d’ancienneté, qui s’appuie sur la perception de la dégradation de l’objet pour laisser visible le travail du temps, la valeur historique, qui cherche au contraire à documenter l’origine de l’objet indépendamment de sa dégradation, et la valeur commémorative, qui subordonne la matérialité de l’objet à un idéal éternel17. Loin d’être une façon simple de retirer certains objets du cycle de valorisation, le patrimoine introduit donc de nouvelles formes de valorisation qui peuvent être contradictoires, et qui ne sont nullement exclusives de formes non modernes de conservation.

11Si on peut dire, en un sens, que l’exposition d’un objet rituel dans un musée d’ethnographie marque une autre forme de séparation entre l’objet et ceux qui le regardent, ce constat laisse de côté la diversité des usages de la matérialité à ces deux points opposés du cycle de la valeur. La mise en musée, loin d’être une mise à mort, est l’occasion de rendre publics de nouveaux récits sur les objets en portant attention à leurs différents aspects, et relance ainsi leur vie culturelle. La notion de biographie des objets est trompeuse si elle suggère une trajectoire linéaire entre la naissance et la mort, et c’est pourquoi elle doit être associée avec celle de régime de valeurs pour analyser les transformations de la matérialité des objets au cours d’une trajectoire alternant des moments de circulation et des moments de conservation.

12La question de la restitution ou du retour des objets à leur communauté d’origine, qui est devenue aujourd’hui incontournable pour les musées, est ainsi un fil conducteur pour deux articles de ce volume, qui l’abordent à travers le contraste entre les matérialités des objets dont les musées se dessaisissent. L’analyse de Felicity Bodenstein sur les objets royaux en bronze de Benin City puis celle de Ksenia Pimenova sur la momie d’une jeune femme surnommée « princesse » dans le musée de la République d’Altaï montrent que les objets royaux et les restes humains ne peuvent être opposés comme du patrimoine culturel et naturel du fait de leurs conditions de collecte (butin de guerre dans le premier cas, documents scientifiques exhumés du permafrost dans le second). Ces articles étudient plutôt les changements de valeur dans les modalités d’exposition de matériaux métalliques ou organiques. Felicity Bodenstein montre ainsi que les bronzes, dont la matérialité implique une sorte d’autosuffisance associée au pouvoir royal, peuvent être présentés avec les traces du lieu où ils ont été pillés, signes d’une restitution possible. Dans l’analyse de Ksenia Pimenova, la momification assure l’éternité de la personne, en l’ancrant dans une matérialité durable, mais l’exposition d’une momie peut la réinscrire dans un cadre social, afin de produire le sens d’une communauté de vie.

13Les manipulations dont les restes humains sont l’objet et leurs effets pour les communautés d’origine sont au cœur de trois articles. Lucia Piccioni montre que les moulages faciaux réalisés en Éthiopie sous le régime fasciste s’inscrivent autant dans une histoire de l’art (le masque mortuaire) que dans une histoire scientifique (les idéologies de la race), le point de jonction se situant dans l’usage de la couleur pour matérialiser les degrés de la race. La violence de ces moulages vient peut-être de ce qu’ils transforment des personnes mortelles en choses durables, inversant ainsi le geste de l’artisan ou de l’artiste qui transforme les choses en personnes. Alors que le masque mortuaire vise à garder la mémoire d’une personne pour ses descendants, le masque scientifique vise plutôt à montrer la pertinence d’un type racial. Clara Duterme montre que les restes humains exhumés sur les sites de meurtre de masse au Guatemala sont le support de valeurs mémorielles contrastées selon qu’ils sont reconstitués sur le site d’exhumation, en laboratoire d’analyses médico-légales ou sur le site d’enterrement par les familles. Les os des défunts en Amazonie, selon l’analyse de David Jabin, ne sont pas perçus de la même façon s’ils sont transportés dans des paniers de façon traditionnelle ou s’ils sont enterrés sous la pression des missionnaires ; l’attention aux nouvelles formes matérielles d’inhumation montre la persistance des inégalités dans une société esclavagiste. Dans ces deux derniers cas, la revendication de retour des restes humains à leurs communautés d’origine est orientée par les différences matérielles dans les relations entre les vivants et les morts.

  • 18 A. Barry, Material Politics. Disputes Along the Pipeline, 2013.
  • 19 W. Keane, « Market, materiality, and moral metalanguage », 2008. Nous n’avons pas pu intégrer à ce (...)
  • 20 F. Domínguez Rubio, « On the discrepancy between objects and things. An ecological approach », 2016

14Une dernière façon de lier anthropologie des valeurs et culture matérielle est de partir non des objets en circulation mais des conditions matérielles de leur circulation, ce que l’on appelle les infrastructures : routes, canalisations, réseaux d’électricité… Alors que les sociétés modernes valorisent de plus en plus le travail immatériel, la matérialité de leurs infrastructures se manifeste lorsqu’elles cessent de fonctionner, et ces accidents conduisent les experts à en anticiper la dégradation rapide, voire la rupture systémique du fait de la crise écologique18. Dans l’ensemble des travaux portant sur les infrastructures, on peut inclure ceux qui analysent les conditions matérielles des marchés, en particulier la fabrication et la circulation de la monnaie. La monnaie n’est en effet pas un signe arbitraire qui tend à abstraire les conditions de l’échange, mais au contraire une matérialité qui a une valeur en elle-même du fait de sa durabilité ou de sa désirabilité19. Dans cette perspective, le musée lui-même apparaît comme une infrastructure dont les conditions matérielles et écologiques doivent être analysées pour comprendre son rôle dans la transformation de choses matérielles en objets de valeur scientifique, monétaire ou esthétique20.

15Les deux derniers articles retracent ainsi, sous la biographie des objets, les infrastructures matérielles qui leur donnent leurs valeurs. Caroline Damiens analyse les séances de cinéma organisées pour les peuples autochtones dans la Russie soviétique, dont les bobines sont aujourd’hui conservées dans les archives ; ces séances visaient à intégrer ces peuples à l’Empire soviétique, mais elles supposaient de porter bobines, projecteurs et électricité aux marges de cet Empire, soumettant ainsi la réalisation des valeurs communistes à l’épreuve de la matérialité filmique. Adrian Van Allen suggère que les objets en plumes conservés dans les musées d’ethnographie et d’histoire naturelle, par-delà l’opposition apparente entre patrimoine naturel et culturel, sont issus d’un travail multiséculaire de fabrication et de collecte qui se récapitule dans les gestes techniques des restaurateurs. Après avoir été des objets religieux puis des objets scientifiques et esthétiques, ils deviennent des échantillons de biodiversité dans l’horizon futur d’une extinction possible des espèces d’oiseaux concernées. La matérialité fragile de la plume est ainsi reliée à l’immatérialité du code génétique à travers une infrastructure scientifique et écologique globale.

16La matérialité problématique des restes humains, productrice de formes d’identification et de demandes de restitution, est ainsi débordée dans ce volume, d’un côté par la fabrication et l’échange de matériaux de la vie quotidienne et, de l’autre, par les infrastructures qui rendent ces circulations possibles sur fond de révolutions technologiques et de crises écologiques. Les différentes valeurs qui en émergent de façon conflictuelle peuvent être exposées et discutées dans des espaces publics, dont le musée, à travers la diversité de ses réalisations en Europe et dans le reste du monde, est une forme paradigmatique.

Notes

1 Cet ouvrage est issu des recherches menées par les postdoctorants du département de la Recherche et de l’Enseignement du musée du quai Branly entre 2016 et 2018. Ce travail a été encadré par Julien Clément, Jessica de Largy Healy, Vincent Guigueno, Dan Hicks et Joel Robbins, que je tiens à remercier ici, ainsi que l’ensemble des membres du comité scientifique d’évaluation qui en ont suivi toutes les étapes.

2 C. Kluckholn, « Values and value-orientations in the theory of action », 1951, p. 395.

3 J. Robbins, « Ritual, value and example », 2015.

4 J. Robbins, « Monism, pluralism and the structure of value relations », 2018.

5 L. Boltanski et L. Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, 1991 ; L. Boltanski et A. Esquerre, Enrichissement. Une critique de la marchandise, 2017.

6 N. Heinich, Des valeurs. Une approche sociologique, 2017.

7 T. Ingold, « Toward an ecology of materials », 2012, p. 438. Ingold a opposé l’étude des matériaux au discours sur la matérialité dans « Materials against materiality », 2007.

8 D. Miller, « Materiality : an introduction », in D. Miller (dir.), Materiality, 2005.

9 D. Hicks, « The material-cultural turn », 2010 ; I. Hodder, Entangled, 2012.

10 L . Coupaye, « Ways of enchanting chaînes opératoires », 2009 ; P. Lemonnier, « La description des chaînes opératoires », 1976 ; et « De l’immatériel dans le matériel », 2013.

11 N. D. Munn, The Fame of Gawa, 1986 ; A. Weiner, Women of Value, Men of Renown, 1977.

12 F. Myers (éd.), The Empire of Things, 2001.

13 A. Appadurai, The Social Life of Things, 1986 ; T. Bonnot, La Vie des objets, 2002.

14 J. Gibson, The Ecological Approach to Visual Perception, 1986.

15 C. Bessy et F. Chateauraynaud, Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception, 1995.

16 A. Gell, Art and Agency. An Anthropological Theory, 1998.

17 A. Riegl, Le Culte moderne des monuments. Son essence et sa genèse, 1984.

18 A. Barry, Material Politics. Disputes Along the Pipeline, 2013.

19 W. Keane, « Market, materiality, and moral metalanguage », 2008. Nous n’avons pas pu intégrer à ce volume le travail postdoctoral réalisé par Samuel Williams sur la circulation de l’or dans le Grand Bazar d’Istanbul, mais il a joué un rôle actif dans l’élaboration de notre réflexion collective.

20 F. Domínguez Rubio, « On the discrepancy between objects and things. An ecological approach », 2016.

Table des illustrations

Légende Cape de plumes Tupinambá, Brésil, xvie siècle. Paris, musée du quai Branly-Jacques Chirac (Inv. 71.1917.3.83). Plumes, coton, fibres végétales, perles de verre, fils d’argent. 71,7 x 108 x 10.
Crédits © musée du quai Branly-Jacques Chirac.
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