1La force du corps diminue, les passions s’amoindrissent ; je ne sais si c’est un mal, la pensée est lovée sur elle-même, lasse. Dans la monotonie de la forme, l’aphorisme est dépourvu de sens. Des arcs-en-ciel au-dessus des prisons ; ils ont disparu pour moi. La tempérance immobile de la monotonie constructive m’étire. Quelques-uns, en mal d’émotion, ont déploré de toucher du doigt cette monotonie dans une métaphore (Flaubert.)

2Je vois que le mouvement est absurde et je me maintiens dans la même construction ; je me limite au petit nombre d’antithèses qui me sont autorisées, et si elles ne suffisent pas à ma tête qui veut mourir, je m’autorise des degrés et des nuances, mais en renonçant complètement à la psychologie.

3Ces étapes, oh, elles ne sont qu’une excuse pour vérifier la construction ; ce n’est pas cela, surtout pour s’en contenter. S’en contenter, mais quelle est la construction que je possède ? L’ai-je oubliée ? Comme tout être commun, je pensais comme un enfant, je me croyais intelligent, puis j’ai oublié l’intelligence.

4La pensée n’a pas suivi mon avancée en âge. La construction, donc, ce qui peut nous abandonner, ce qui m’échappe ; ce qui est soumis à l’événement, au péché.

5Donc, la vérité ne peut suffire qu’à un vécu réduit. Il faut une volonté folle pour coller la vie à la vérité et, dans l’événement, l’une et l’autre deviennent fausses dans leur antithèse. Il s’agit donc de mourir à temps – avec la pensée.

6Misère ; la pensée est laborieuse, douloureuse. Mieux vaut donc fixer les événements dans l’idée fixe de l’extase. Ce n’est pas cela ; je préfère l’oubli des pensées.

7Je vis dans la pensée d’un état permanent de péché. Pitoyable. Je ne sais pas ce qu’est le péché. Il est devenu une hygiène, une affaire médicale, on mesure son degré, son caractère nuisible pour la santé, la capacité de résistance, « l’énergie de développement. » Mais il n’entretient aucun rapport avec la conscience. Nous ne possédons pas de normes, pas d’idées d’ordre supérieur. Une démocratie affreuse, un enchevêtrement, ont négocié à l’arraché des forces et une décision.

8Si au moins on voulait avouer que tout est devenu du bavardage, en dehors de la misère stupide. Personne ne l’avoue. Celui qui s’esquive en retournant à de vieux expédients est dans l’illusion ; car les hommes ne peuvent se confirmer que par la révolte du nouveau, de ce qui est sans équivalent, par une croyance qui n’est pas relative. Dans le meilleur des cas, ils donnent des nuances, des variantes et ils cherchent l’homme du commun pour servir de point de comparaison. Le possédant, justement, se contente d’additionner et veut inventer de gros chiffres.

9Vous vous habituez, timidement, anxieusement, dans le malentendu, aux allures d’une révolution française devenue une antiquité. Vous avez des opinions. Pourquoi devrais-je vous croire, vous qui prélevez de force un honoraire sur le pauvre (il ne suffit pas de payer l’oppression) ? Vous menez grand train sur le dos du pauvre (bienveillant et abusé.) Au final, vous pensez que tout est toujours bien ainsi, parce que vous finissez par vous mettre d’accord. Vous laissez le pauvre gagner, vous diriger, vous distribuez l’éclairage au gaz. Proxénète du pauvre exploité à domicile, de quoi auriez-vous apporté la preuve ? Vous avez transformé en argent votre encre à trop bas prix. Ne touchez pas à ceux qui par bonheur sont éloignés de vous.

10Vous savez que les objets ne sont rien. On a fait l’effort de le constater. Et pourtant, vous ne possédez rien d’autre que des objets en fonction desquels votre personne, contingente, est en hausse et en baisse. Surtout, nous produisons trop d’objets et la production n’est organisée qu’en fonction de cette finalité. L’addition, passion mauvaise de celui qui a perdu son moi, s’est emparée des stocks. Et pas seulement de ces derniers ; on découpe et analyse (caractéristique fondamentale de l’improductif) l’objet afin d’inventer de nouveaux objets pour un nombre d’hommes qui croît de façon exponentielle, afin que chacun possède son objet personnel et devienne en lui une individualité. Le nombre et la multiplication des objets répondent justement à la prolifération des individus sans foi ni loi. Une chose encore ; pour que tous ces atomes ne s’éparpillent ni ne se compliquent à l’infini, on les colle ensemble ; d’où le caractère de compilation des arts. Étant donné que l’individu est fait et dominé par son objet, on produit le mythe de la propriété des objets ; car sans objet, l’individu actuel est privé de sens ; et plus le nombre d’objets s’enrichit, plus l’individu est riche. Tel est l’activisme des objets. Toute la psychologie, toute l’histoire sont faites par les objets et la première n’est qu’un dépeçage de ses objets, les sensations. Ce rapport entre l’objet et l’homme trouve son pendant dans l’esclavage des hommes entre eux ; on ne connaît plus l’homme digne, mais bien plutôt l’exploité, celui qui s’ajoute à un nombre. On le découpe en besoins afin qu’il acquière toujours davantage d’objets. Ce sont justement les socialistes qui ont inventé l’homme comme moyen économique et réalisé l’idéal de l’entrepreneur, celui d’un homme entièrement organisé, celui des chiffres additionnés.

11C’est là le contrecoup de la promotion du moi. Le protestantisme a exigé que chacun soit un être entièrement libre. Qui peut supporter cela, et n’est-ce pas l’absence complète de forme ? On a équipé cet individu libre du correctif de la conscience morale ; mais celle-ci n’est rapidement devenue qu’un équivalent de l’État, du droit, de la société, un terme absolument général dont on pouvait imaginer le contenu de manière illimitée. On avait créé l’obligation et celle-ci a été précisée par le biais d’une multitude de besoins et d’objets ; mais le droit est resté vague, car il flotte autour de quelque chose d’inaccompli pour la plupart des gens, et qu’ils ne possèdent justement pas : le moi. Ainsi, on n’a eu dans un premier temps que des obligations à l’égard des objets, qui ont été agglutinées de manière proprement mécanique (additionnées) par les obsédés de l’objet, les possédants, qui en ont fait des idéologies contraignantes et impérieuses.

12Vous prétendez que ces choses et ces concepts ont été définis et ont par là gagné une substance. Je ne sais ce qu’une définition produit de contraignant. Ne modifie-t-elle pas l’objet ? De fait, en quoi celui-ci est-il modifié lorsqu’il est intégré dans tel ou tel domaine, ou subordonné à ce dernier ? Ou bien, ce qui me semble plus vrai, on modifie inconsciemment l’objet en l’ordonnant et en le définissant ; on veut alors me soumettre à la définition afin que je sois au service de l’objet et de toutes ses conséquences. L’homme n’échappe justement pas au mythe de la pensée ni à l’idéologie. Mais on a transformé des choses en idéologie alors qu’elles pourraient justement ne jamais être une idéologie. Avec l’idéologie des choses, on est dans le faux. Contraindre les formes de la pensée à entrer dans les choses implique de dissoudre l’homme dans les choses et signifie faire de celles-ci un sujet autonome, dont on est alors le prédicat ou l’adjectif. C’est la superstition d’une âme universelle, le panthéisme d’une idéologie des choses sans fonction. Dès lors que les choses se sont mises à penser, il a fallu leur inventer une fonction. On leur a donné une histoire personnelle, une évolution ; autrement dit, on a transposé en elles ce qui est proprement humain, la qualité fonctionnelle. Mais l’homme, écrasé par la multiplicité et par les objets que l’évolution avait élevés au rang de machines, a été vaincu par ces derniers ; l’idéologie de la chose est devenue une « forme », le mode d’expression de la personne tuée. L’homme, moteur, forcé, accéléré et torturé. Des moteurs-choses plus rapides et plus forts que lui sont devenus, ô crainte éprouvée face à la violence, la forme de sa pensée expansive accélérée. Quel enthousiasme des lampes à arc, etc.!

13Et si nous disions simplement que nous en sommes arrivés à la faillite. Où serait notre idée centrale, où serait notre loi (digne d’être reconnue), où serait notre mythe ? N’empêchez pas la liquidation en ayant recours à des archaïsmes et abandonnez les numéros d’acteur ! On en a assez ! Chacun se jette sans retenue sur des idées grasses. Soyez au moins d’abord conscients du péché ! La reconnaissance du péché ne suffit pas ; elle n’a pas de valeur. Il s’agit seulement de savoir comment nous pourrions vivre sans être utiles à autrui et sans lui nuire. Qui sait en effet s’il ne détruit pas l’autre en voulant lui être utile ? Chacun peut d’abord reposer en lui-même, pour ne pas être troublé. Ne bousculez pas celui qui n’est pas habitué aux idées grasses ! Cela ne fera que le mettre dans l’embarras. Une certaine réserve d’idées exige l’accomplissement, un équivalent d’action ; mais naturellement de la part de celui qui possède l’idée. Cependant, la pensée passe aujourd’hui pour une discipline spécialisée et on voit en elle une excuse pour ne pas agir. Certes, il existe des idées – ne nous faisons pas d’illusions – qui ne dépassent pas le niveau théorique mais nous redoutons l’absence de résultats de notre activité artistique et nous avons affirmé l’importance de l’application, de l’action. Avouons-le, nous ne sommes pas assez grossiers et faibles pour répondre à cette injonction. Pourquoi ne pas rester dans l’imaginaire ? Mais nous ne faisons pas confiance au mythe de ceux qui ne pensent pas avec nous. Tels des marchands, vous voulez changer des idées (de nature théorique) en allégorie, en métaphore d’événements ; vous criez que le poète en est capable, que c’est nécessaire. Nous sommes tellement superflus ; ne vous croyez pas en mesure de faire grand-chose. Mais n’étouffons tout de même pas dans la terminologie des grands mots (turris eburnuea31). Les autres parlent de finalité, d’effet voulu, de développement du lecteur, d’optimisme politique. On peut calculer le déroulement, ou alors serait-ce de l’art, l’effet calculé, la conséquence anticipée ? Mais où serait aujourd’hui le lien précis entre lecteur et écrivain ? Et comment le rétablir ? Qui pourrait vous faire confiance et à qui accordez-vous foi ? Reconnaissons la faillite des idéologies grasses.