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Vivantes figures

 | 
Carl Einstein

Textes esthétiques de Carl Einstein

La figure (1915)29

Texte intégral

  • 29 Première parution : Anmerkungen, p. 47-52.

1Un jeune homme s’est beaucoup exercé aux plaisirs de ce monde, notamment parce qu’il lui semblait convenable de dépenser le peu de force que nous possédons pour se renouveler entièrement, pour ainsi dire, après chaque péché, fouetté jusqu’à s’envoler avec des ailes blanches, dans un oubli sans forme, et jusqu’à faire tout ce qui, en rêve, est un glissement fluide, fouetté jusqu’à le ressentir, conformément à son être, comme une contradiction, sans percevoir qu’il ne s’agit aucunement là d’une force mais qu’il était en train de perdre son moi follement, dans une irritabilité éreintée. Ce jeune homme déchirait brusquement tout en lambeaux, en sorte qu’il ne pouvait comprendre le particulier que comme séparé. En effet, sa vie corrompue et sa faiblesse presque quotidienne le contraignaient, soit à percevoir le monde qui le transperçait doucement comme des sons séparés, soit à concevoir l’espoir insensé qu’un matin, sa vie allait commencer. Il en arriva ainsi à morceler presque toutes les choses en leur donnant la première forme naïve venue d’intelligence et de vision, en les transformant en un aphorisme surexcité, sans jamais pénétrer jusqu’à la constance qui se déploie ; il était ainsi contraint d’appréhender cent jours de sa vie comme cent points séparés, dès lors que toute sa personne flottait seulement comme un faisceau de lambeaux d’excitation maladifs. Seuls des manquements de plus en plus brutaux aux commandements de notre sainte raison et aux lois de Dieu pouvaient le tourmenter et l’amener à se ressaisir dans des moments toujours plus rares ; il advint ainsi que, à force de se déchirer à travers les autres, il brisa la chaîne de la cohérence que nous appelons mémoire et qui constitue notre moi. Il succomba à la séduction du péché, non parce qu’il aimait la femme mais parce qu’il la méprisait fièrement et ne pouvait appréhender comme tel le plaisir que la femme réserve à l’homme. Il commit ainsi l’impertinence de faire ce qui était éloigné de lui et devait précisément lui demeurer fermé, et ce fut là un péché. Car Dieu a aussi créé des hommes pour qui il est inné de demeurer éloigné de tous les plaisirs et de n’y point toucher. Ainsi, le jeune homme était chaque jour au commencement de sa vie d’un jour qui, chaque nuit, sombrait dans le péché, et il passait alors le reste de la nuit dans le néant – juste punition de celui qui est épuisé. Le commencement comme l’anéantissement complet sont impossibles pour nous, a sagement établi le Seigneur.

2[] Finalement, le jeune homme se rendit curieusement compte que cet anéantissement et une telle vie se rapprochaient peut-être des formes pures qui sont à l’œuvre en nous – en tant qu’elles ordonnent notre pénible vie – car, en perdant la constance, il possédait encore l’abstrait comme indestructible, pour ainsi dire, mais sans qu’il lui fût cependant loisible d’en faire usage et de le saisir avec sa force limitée, étant donné qu’il détruisait le monde pour lui-même et que celui-ci gisait devant lui, pourrissant dans un bruit sourd comme des feuilles mortes en décomposition. Une vertu étrange, je me permets de la désigner ainsi, s’empara de lui ; dès que son moi fut morcelé, il fut condamné à tout voir individuellement, et c’est ainsi qu’il en arriva à l’art précieux de placer devant soi même les petites choses en les détachant de tout ; il fut ainsi contraint soit de donner un nom au particulier, soit de l’étudier d’une manière fine et soigneuse. Il ne fut en mesure de le faire qu’avec des objets en repos, non soumis au changement, comme les œuvres d’art et ce qui était détruit, étant donné que le temps de grande envergure était pour lui entièrement perdu. Dans ces objets particuliers, il lui arrivait souvent d’adapter, avec légèreté, la structure grossière de son abstraction ; mais non pour leur associer avec sagesse ces allégories d’un monde en repos, pour leur donner une tenue ; c’est plutôt qu’il tenait le particulier pour la coloration la plus fine, pour le dessin le plus détaillé et en même temps pour un axiome. Il aurait pu ainsi ajuster encore un monde monologique qui, pour emprunter au géomètre, est unidimensionnel, tire des lignes séparées et les délimite, les privant ainsi précisément d’une surface commune ; pour cela, il aurait anéanti l’ampleur d’une vie chaste et intelligente. Il avait une capacité singulière à associer l’abstraction avec les choses particulières qui, si elles perdaient d’un côté en cohésion avec le monde, qui n’est tissé que dans le lien de groupe, ce lien d’ensemble que je peux peut-être désigner comme la bonté de Dieu, cet inépuisable mouvement de mains qui donnent, reçoivent et se ramifient constamment, gagnaient d’un autre côté en préciosité de finesse et de détail. C’est à ces figures curieuses, que l’on est en droit d’appeler accomplies au sens où leur être est pour ainsi dire en repos, qu’il appliquait la structure de la raison éternelle, séduit par le repos de ses objets, auxquels manquait une importante forme de la vie, à savoir le vécu ; dans cette mesure, il avait déjà perdu le sens du temps. Ses objets étaient ainsi seulement immuables, comme le sont les produits de l’art divin et les choses mortes de la nature. Sous ses mains faibles et embarrassées, le monde étouffait, et il gisait devant lui en proie à des convulsions et à la raideur mortelle. C’est là un fait étrange : rien n’exerce une action aussi violente que ce qui est faible et par conséquent sujet à la vanité et au péché ; mais ce qui prépare la victoire de Dieu et de la vie ; le méchant n’y peut rien, car il est faible ; c’est un rire au sujet du contempteur le plus acharné. De temps en temps, Dieu envoie un puissant fripon, dont l’esprit est cependant tour né vers le bien ; il est seulement contraint de faire le détour par le péché, et il nous est interdit de méditer à ce sujet, car le paradoxe doit souvent être la forme d’expression de Dieu tel qu’il nous apparaît ; en effet, celui-ci, compte tenu de son éternelle magnificence, ne peut jamais s’identifier ni s’accorder complètement avec notre monde, en quoi, il est vrai, nous ne sommes jamais en mesure de savoir si ce faste de Dieu est pour lui une prison ou si nous sommes comme un malheureux jouet entre ses mains. Quoi qu’il en soit, étant donné que Dieu, évidemment sublime et au-dessus de tout, apparaît souvent en contradiction avec notre monde, celui-ci est d’emblée dans le péché originel, et nous a ainsi précipités dans le néant, nous a laissés nous épanouir en quelque chose, avant de nous ramener un peu dans le monde et de nous dissimuler dans une petite goutte de pluie.

3Un soir d’automne, silencieux et triste, ce jeune homme trouble marchait, et son pas heurtait le silence mortel de cette journée ; comme lorsque tu es immobile à côté du lit d’un mort et ne danses pas comme dans une fête.

4Les couleurs étaient éteintes jusqu’à la dernière, mais ce que l’œil avait perdu en plaisir, l’âme l’avait gagné en tristesse. Nous étions enveloppés dans le drap du ciel ; car je marchais derrière, sans qu’il me voie.

5Cette tristesse était le plaisir du jeune homme ; car l’homme est ainsi fait que les tourments et le péché qu’il commet lui apportent du plaisir et l’attirent toujours davantage vers la perdition.

6Le jeune homme, tourmenté par l’obsession de s’exposer ostensiblement à la vue alors qu’il était en train de se perdre et de disparaître toujours davantage chaque matin, malgré ses cris d’orfraie, ne faisait rien comme les autres, car il voulait se voir. La faiblesse qu’il avait de se croire fort l’attira ainsi vers la folie, la mort.

7Ah, l’affliction lui souriait, il forgea un paradoxe artificiel, « le jeu de mots contradictoire », qui n’agréait et ne plaisait qu’à Dieu.

8Il se rendit parmi les arbres de la forêt et marcha dans la prairie devenue mate et grise au-dessus de laquelle flottait un soleil pâle et sans éclat. Il perçut grâce à la finesse et à la souplesse de ses sensations que son pas rapide se trouvait en contraste bien ajusté avec le jour moribond ; mais ce pas avait de la vanité, car lorsque le monde est accordé à une tonalité et une couleur, il paraît fort et puissant comme jamais, et c’est en vain qu’on marche à l’encontre de ce même soir ; d’autant que, par ailleurs, les déchets des temps se colorent superbement et significativement dans un soleil rouge sous lequel tu as le droit de marcher transformé par la lumière.

9Ô le jeune homme fut pris de fatigue et ne tarda pas à s’allonger sur la prairie, tête chenue d’une vieille terre vivante. Les tiges d’herbe étaient serrées, solides et pointues en leur extrémité ; la lumière était faible et suffisamment forte pour que tout tienne seul et bien droit.

10Le jeune homme s’étendit et comme il dût expier. Il étudia soigneusement la marque laissée dans l’herbe par son corps, puis il remarqua une feuille apportée par le vent entre ses genoux, la seule qui soit visible pour lui à distance. Elle était bizarrement dentelée et ses couleurs passaient vite, partagées et fondues du blanc niais au rouge rouille. Les veines de la feuille se détachaient des parties qui les remplissaient comme les tendons de mains usées par le travail. Elles étaient d’un jaune brun ; la feuille avait été mangée.

11Il la souleva et la regarda et il lui sembla qu’il n’en avait encore jamais vu de pareille, il la regarda de tous les côtés et lui appliqua ses mots arrogants comme ornement, géométrie des traits et d’autres du même genre, dans une réflexion sur la feuille. Lorsqu’elle lui revint devant les yeux, il sentit que les mots et les idées n’étaient jamais suffisants pour donner forme à cette feuille. Et il pensa qu’il y avait beaucoup de feuilles dans la forêt et qu’il ne pourrait jamais les voir toutes ni comprendre et savoir ce qu’est vraiment une feuille, et il médita longtemps là-dessus sans se représenter rien de précis sinon une douleur aiguë ; il souffrait en effet dans l’inconscience du fait qu’il avait perdu la force du lien qui tisse et permet de se suffire ; qu’il avait perdu le temps. La feuille entre ses mains ne cessait de changer quand il la regardait et il lui disait d’un ton suppliant : « Reste, laisse-moi te saisir. » Or la feuille grandissait, violente et menaçante, il la pressa entre ses poings, mais elle était devenue le ciel et la terre, elle était le monde et Dieu, et il ne pouvait plus rien voir ni penser d’autre que la feuille. Il pensa alors de nouveau à toutes les feuilles qui, cachées à sa vue, s’étaient épanouies dans la forêt et gisaient maintenant à terre, il se dit qu’il ne les comprendrait jamais parce qu’il ne s’était jamais épanoui avec elles un printemps. Mais ce constat ne se présentait à lui que sous la forme d’une douleur sourde. Il avait envie de chercher les feuilles qui pour lui étaient la terre et étaient tout. Il disparut de ma vue en atteignant la dernière courbe de la voûte céleste soyeuse et fut ainsi soustrait aux regards.

12Bien plus tard, dans un pays lointain, on retrouva un jeune homme convenablement vêtu sous un tas de feuilles sèches qu’il avait certainement amassées lui-même.

13Peut-être était-ce aussi le souffle du vent qui l’avait couvert de feuilles.

Notes

29 Première parution : Anmerkungen, p. 47-52.

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