Fondement de l’esthétique (1910-1912)14
p. 67-68
Texte intégral
1Quel est l’objet de cette science et, de façon générale, l’esthétique est-elle possible en tant que science ? L’objet de cette science est un objet abstrait – appelé art – qui semble presque impossible à définir, étant donné que nous ne connaissons pas d’art mais seulement des arts qui ne peuvent être définis que les uns par opposition aux autres, et dont la définition est faite de mots – qui ne sont pas seulement employés d’un point de vue esthétique mais doivent représenter une certaine valeur, autoriser une distinction claire. Il faut constater ici de prime abord la relation entre les mots, le processus interne et l’objet de ce dernier – le résultat indique peut-être que les mots peuvent aussi bien créer – ou suggérer – des unités situées par-delà toute pensée séparatrice que les séparer. Enfin, il faudrait comprendre les rapports extrêmement différents que nous entretenons avec l’art – il faut ici absolument établir des distinctions. Avant tout, on a omis de distinguer la contemplation esthétique et l’approche fondant celle-ci sur une théorie de la connaissance.
2C’est presque une tautologie de dire que la science soulève des problèmes et exige des solutions qui s’identifient à leur objet – ou sont entièrement contenues dans ce dernier – même si on peut se demander quelle est la nature des processus de constitution d’objet, si cette mise en forme crée un lien ou n’acquiert une signification que pour un certain type d’individus qui, écrasés par une tradition, ne la remettent que très rarement en question eux-mêmes.
3Il pourrait s’avérer ici que la solution d’un problème est illusoire et que la signification de ce dernier ne réside pas dans son importance scientifique mais dans ses relations avec des choses qui ne sont justement pas scientifiques.
4Il faut être clair sur ce point : l’objet d’une contemplation est d’emblée un objet pensé – doté de qualités fort différentes de celles de l’objet vécu, mais il doit exister des liens entre l’objet vécu et l’objet représenté. Ici, il ne faut pas confondre l’expérience vécue avec la représentation, ni avec l’inconscient. Celui-ci ne désigne d’un côté que l’infinitésimal de notre image du monde et par là même de tout détail de cette dernière : derrière chaque légalité se manifeste un irrationnel. Ce fait peut trouver son expression dans des configurations fort différentes – conclusion logique, résultat mathématique, etc. Mais en tant que fait aussi – situé par-delà toute explicitation – il nous montre que la conclusion, comme toute autre fonction, ne signifie qu’un mouvement ou, dans un style plus positif, un progrès à l’intérieur des limites de certaines finalités. À partir de là, il faudrait aussi commencer à comprendre le caractère de l’idéologique, ce qui éviterait d’attribuer à ce fait une valeur absolue en un sens imaginaire ou réel et montrerait que ces deux attributions de valeur peuvent coexister pour un même objet – ou qu’un objet peut s’associer à elles. Il en résulterait une caractérisation des valeurs. Ce point appellera un exposé dans le chapitre sur la finalité dans l’art et la finalité de l’art.
5Afin de satisfaire à l’exigence d’une délimitation de l’esthétique, il est souhaitable d’observer comment celle-ci se réalise en principe – si elle est conditionnée par le matériau, l’objet proprement dit ou si elle est l’affaire du sujet – il faudra désigner ce dernier fait comme irréel.
6Lors de l’examen d’un processus esthétique, nous sommes surpris de constater parfois des réactions artistiques apparemment fondées sur une cause visible dans un objet, alors que dans d’autres cas, nous réagissons de la même manière face à un objet qui nous apparaît comme extrêmement étranger à l’art.
7On semble donc pouvoir constater ce fait singulier : dans un cas, l’effet précis se fonde sur la spécificité de l’objet, alors que dans l’autre cas, il procède de la disposition spécifique du sujet affecté de telle ou telle manière, qui répond à l’objet sur un mode tout à fait spécifique qui n’apparaît pas comme une conséquence nécessaire. Il semble qu’on ait là une ouverture sur un état intermédiaire – qui promet peut-être une solution au sens où les deux états peuvent aisément être désignés comme esthétiques.
8Cependant, comme la définition de l’esthétique semble induire en même temps un jugement sur ce qui est esthétique et ce qui ne l’est pas, le concept scientifique de l’esthétique est donc historiquement conditionné <illisible>.
Notes de bas de page
14 Manuscrit non daté, probablement écrit entre 1910 et 1912, transcrit et publié pour la première fois in C. Einstein, Werke. Band 4, p. 138-140.
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