La volonté de forme. Contributions fondamentales à l’approche de l’art (1910)5
p. 52-55
Texte intégral
1Je voudrais tenter de présenter quelques vues sur l’état et la situation des arts plastiques aujourd’hui. Je ne crois pas que le théoricien soit autorisé à mettre sur pied un programme, même si on peut aussi être d’avis que l’observateur distant, un peu porté sur le concept, est en mesure de tirer des conclusions particulièrement précieuses.
2Je me garderai donc bien de présenter un programme, car seul l’artiste est en mesure de le faire. En effet, tout programme, toute idée n’ont pas de valeur en tant qu’abstraction, alors qu’ils possèdent la signification vivante la plus forte dans la profession de foi d’une activité créatrice. Le spectateur ne trouvera jamais non plus la force et la passion de celui qui entre en action, mais comme on l’a dit, nous tenterons ici de formuler quelques remarques sur la situation actuelle des arts plastiques.
3On parle beaucoup de l’esprit du temps – de l’idée dans l’air du temps –, et on écrit beaucoup à son sujet. On s’illusionne en faisant comme si quelque chose d’aussi divers pouvait être parfaitement cohérent. On parle par exemple beaucoup trop souvent des arts plastiques modernes comme s’il s’agissait de quelque chose d’absolument assuré, évident et établi. D’abord, toute époque est à double courant, pleine d’antagonismes – et si tel n’était pas le cas, l’immobilisme et l’ennui feraient leur apparition. On dit par exemple que notre époque est libérale ou démocratique et, dans le même temps, nous lisons tous les jours que nous traversons la pire époque de réaction (je n’entrerai pas davantage dans le sujet, et ne me demanderai pas si le libéral n’est pas extrêmement antilibéral pour tous les non-libéraux), c’est tout à fait vrai d’ailleurs et nous ne savons encore pas du tout quelles seront les caractéristiques politiques de notre Allemagne actuelle.
4C’est justement par la lutte des contraires que l’histoire tient – une autre question est au demeurant de savoir quel antagonisme est dominant. Je voudrais cerner ce qu’il en est pour les arts plastiques : quelles luttes y sont menées et quelles sont les conséquences de la victoire provisoire de tel ou tel courant. La nouveauté a été jusqu’ici l’impressionnisme et la peinture de plein air – ils ont été sans aucun doute révolutionnaires, mais ils n’ont pas été une nouveauté absolue, car tout ce qui est artistique doit être vécu d’une manière neuve et comme au premier jour, tout en étant, parce que c’est de l’art, soumis à des lois fondamentales et à des effets. Ce qui est nouveau, cependant, ce sont les changements et modifications de l’expression et surtout la situation historique – la configuration d’époque. C’est ainsi que l’impressionnisme, lorsqu’il a fait sa percée, s’est lui aussi mis en quête d’ancêtres historiques et d’une tradition.
5Au demeurant, l’entrée en scène historique de l’impressionnisme a été singulière : il a d’abord été révolutionnaire ; cependant, il n’était pas révolté contre un art quelconque mais comme un non-art. En effet, le succès d’une révolution n’est pas seulement garanti par les qualités de l’opposition mais au moins autant par la décadence de la convention établie. On ne fait guère la révolution contre une bonne royauté mais seulement contre une royauté factice – contre un abus. Aujourd’hui, l’impressionnisme a effectivement vieilli – il a dû abdiquer très rapidement – il s’est stabilisé – et ceux qui se prononçaient auparavant contre toute loi ont été contraints, ne serait-ce que pour conférer une légitimité historique à leur courant, de se réclamer de fondements plus durables. On peut du reste douter du fait qu’ils aient été issus de l’impressionnisme.
[I.]
6L’impressionnisme s’est entièrement fondé sur l’époque où il a vu le jour, l’état d’esprit des années 1880. Dans un premier temps, sans trop se casser la tête, on l’a désigné comme une étape supérieure dans l’évolution, en reprenant l’hypothèse du darwinisme, qui n’est en rien prouvée, et surtout le slogan du « progrès », si familier des prolétaires et si nécessaire pour eux. Apparemment, l’impressionnisme a revêtu la même illégitimité que celui-ci. Chacun devait se représenter conformément à son individualité, puisque tout était reconnu dans sa relativité fluctuante – la croyance dans l’égalité de droits de tous les individus s’affirmait aussi dans l’art – et chacun pouvait exposer son tempérament et la nature. On décomposait, analysait, au lieu de rechercher des formes unifiées – on livrait des coupes momentanées, en mouvement, au lieu de compositions.
7Aujourd’hui, grâce à l’évolution de sa technique, l’impressionnisme s’est stabilisé – mais il ne sera jamais davantage qu’une technique, car il ne lui a pas été donné de reconnaître l’élémentaire dans l’art. Les conséquences les plus stylées de l’impressionnisme peuvent être des tableaux décoratifs – quelqu’un pourrait peut-être s’y exprimer sur un mode aphoristique et fougueux, mais ce courant n’aura jamais été qu’une échappatoire sans issue.
8En Allemagne justement on a beaucoup parlé d’individualisme. Je vous avoue que je me représente très mal de quoi il s’agit. En tout cas, un individualisme bien compris ne peut signifier un quelconque arbitraire – parler d’individus achevés, ce ne sont que des mots – mais je ne suis même pas en mesure de reconnaître ici une véritable antithèse.
9Il me semble justement que les individualités les plus fortes sont celles qui donnent des lois – et pour pouvoir le faire, il faut éprouver intérieurement la nécessité de ces dernières. L’individu en soi ne me semble avoir absolument aucune importance ; je crois qu’il ne peut avoir de validité et de valeur qu’en tant qu’il est organisé et doté d’une forme.
10On a souvent invoqué l’existence de lois contraires pour affirmer que les lois passent et se transforment – et on a ainsi confondu le sentiment de la loi et ses expressions qui se modifient au cours de l’histoire. De plus, beaucoup d’arbitraire est donné pour une loi.
11La question historique de l’origine des lois ne trouvera jamais de réponse. Elles sont là et elles produisent un effet – et c’est suffisant, pour autant que nous nous y conformions. Ce qui les distingue, c’est que nous les éprouvions comme nécessaires et que, à l’intérieur de sa sphère d’action, rien ne contredise la loi.
12La sphère d’action d’une loi est toujours une totalité, car ce qui est extérieur à une loi n’est pas affecté par elle. La totalité devient-elle une totalité par la loi ? Nous ne le savons pas et cela m’est indifférent – je ne m’intéresse qu’aux pratiques. Quoi qu’il en soit, loi et totalité sont des corrélats nécessaires.
13(On parle le plus souvent de la validité d’une loi au sein d’un infini ; (pour la pratique) il pourrait être plus fructueux de parler de totalité, étant donné que nous pouvons nous représenter quelque chose sous ce nom, et que la totalité est un corrélat nécessaire de nos représentations, alors que nous ne pouvons jamais parvenir à une forme à partir de l’infini.)
II.
14Ce qui fait la totalité, c’est la saisie d’un complexe, d’une configuration unifiée, d’une forme. Dans les choses humaines et dans notre volonté, une pulsion de création semble à l’œuvre – la volonté de forme. Lorsqu’un artiste travaille, il ne s’arrête pas avant d’avoir rempli certaines exigences – celles de la totalité de son travail. Nous constatons la totalité quand nous appréhendons une chose dans une cohésion unifiée – sur un mode précisément délimité et défini –, lorsqu’elle forme un tout pour soi. La totalité n’est pas n’importe quel concept mais la détermination que notre volonté met à atteindre son but. Nous évitons par là de poursuivre une quelconque finalité spécifique – une quelconque idéologie6 vide. Rien ne nécessite autant la forme – la pureté – la limitation que la totalité. En effet, dès qu’on perçoit la présence d’un motif étranger ou même seulement de l’amorce d’un motif, la totalité est perturbée. Celle-ci est d’une nature aussi spécifique que possible ; sa condition psychique est la simplicité, la pure exactitude du vouloir et la concentration. Le peintre littéraire ou le poète décoratif ne la créeront ni ne la posséderont jamais.
15Totalité et forme ne sont ni des dérivations ni des copies. La nature ne présente jamais de totalité ; en elle, nous appréhendons la diversité, l’incommensurable, et elle ne s’arrête jamais. La totalité, en revanche, est fondamentalement limitée dans ses moyens.
III.
16Cependant, justement parce que la totalité est l’essence et le sens de toute forme, il faut comprendre que l’art ne peut jamais être emprunté à une quelconque chose.
17face à un art – d’une forme tectonisée
18La totalité veut toujours exprimer un tout – c’est une fonction synthétique.
19elle
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