1Nous n’avons plus de vérité, les anciens besoins et obligations de l’instinct ont fané. Les désirs s’accrochent, creux, ils flottent autour de choses émaciées. On a appris à comprendre la contrainte comme une volonté, et comme on pouvait tout vouloir, nous avons perdu les valeurs. La trop grande liberté nous a appauvris, a autorisé l’imagination sans pour autant permettre de jouir d’une réalité effective. Le monde s’est à tel point intellectualisé dans le vêtement des idées et des arts qui l’ornent sans relâche que, dans l’artificialité croissante de la vie, nous avons commis la folie de nous étonner par-delà l’enveloppe et le voile, que nous avons créé une énigme d’une réjouissante insolubilité, croyant que nous pourrions attraper plus que nous-mêmes dans les enveloppes de nos mots. Nous avons si souvent reflété notre âme, où donc ? en nous-mêmes, que nous avons laissé se figer en faits et en choses les réflexes qui s’engendrent en série. Oppressés par l’indigence de nos symboles au souffle court, au long ennui, aussi fantasques que conformes, nous avons cherché le salut dans la chose.

2La chose et le mot ne sont que différentes désignations d’un vécu élémentaire. Notre nostalgie de nécessité et de liberté ne prouve rien d’autre que notre nostalgie, justement.

3Ô effroyable ennui du cercle qui tue toutes les différences et fait désigner tout ce qui est identique comme infiniment différent. Un ennui nous conduit à la différenciation qui taille en pièces, effroyable idée qui comprend que tout n’est que perspective.

4Il faut construire une loi, une loi visible qui nous sépare, nous donne la foi, même si elle est notre construction. Notre construction ; en effet, il est absurde d’étendre à nous-mêmes la loi des conséquences causales.

5Le snobisme, quelle que soit la forme qu’il revête, est né de telles conséquences. Ces mots écrits ne sont-ils pas la preuve d’une telle déformation de l’âme que tout est vu depuis un point ; la richesse contraint à la pauvreté de la vision univoque, où la masse du souvenir chasse et tourmente en direction de l’originel. Un sérieux crédible, qui nous permettrait de parler.

6Nous sommes comme tout le monde, criaient-ils dans le dégoût et la peur, nous voulons être visibles, et ils ont sombré dans la solitude. Retraite démonstrative, démonstrative car une volonté s’y exprime. L’homme ici découpé en morceaux et animé n’est aucunement volonté, il n’apprécie que les objets de la volonté et se transforme ainsi en produit grotesque de la volonté qui l’illusionne. Peut-être repère-t-il en fin de compte dans l’obligation de vouloir quelque chose de servile, à quoi il tente d’échapper par le déni, comme si ce n’était pas là le superlatif du désir et de l’intention. Le déni est recherché comme mode le plus intense du choix, comme affirmation d’une rareté extrêmement singulière.

7Ici se fait jour une question de position de valeurs, sous une forme pauvre, c’est-à-dire stylée. Le snob a tout connu, quand bien même il ne s’agirait que d’un rejet par lassitude, d’un refus de ce qui est donné chaque jour, en raison de la faiblesse, c’est-à-dire de la précieuse limitation d’une nature qui renonce à doter la simplicité de la forme d’une valeur spécifique. Connaître revient à dépasser ; car l’évidence de la négation est d’emblée inscrite dans notre homme.

8Pour le snob, ce qui confère la qualité ne dépend pas de la forme, mais d’une singulière esthétique pratique ; cependant, il ne s’agit pas non plus de la décision d’un hasard isolé, réduisant à néant toute forme.

9La valeur est dans la chose. En effet, attribuer une valeur ne doit pas être une dépense de force mais l’ombre d’une jouissance passive. Les choses doivent venir au-devant de nous, si silencieusement qu’elles sont toujours là.

10Pour le snob, la valeur est quelque chose de moral, il tire ses valeurs morales d’une lointaine contemplation esthétique.

11Une bonté contemplative qui tient tout à distance, des conventions identifiées aux autres, non à soi.

12Car il est toujours en lui, craintif, et jamais aussi craintif que face au jugement. Il se regarde presque tout le temps, par goût, mais il ne se jugera pas, par vulnérabilité improductive, et se rejettera sans douleur parce qu’il est sensible et borné ; il circonscrit sa volonté individuelle surexcitée dans un mot : « l’altérité ». Le snob n’est pas comme ceci ou comme cela par une nécessité essentielle ; il l’est par le rythme d’un mot, par la vibration saccadée de sonorités qui s’évitent mutuellement. Il déteste l’accord de trois tons diatonique, la découverte de l’origine. Le commencement, pour lui, doit être le moment le plus désespéré. Pour lui, le commencement ne signifie pas une définition symbolique précise mais l’incertitude effective, qui mène à tous les scrupules et doutes : une corde de gymnaste vers l’arbitraire d’un goût. Le sens de cette irritabilité qui ne peut être appréciée que comme une rareté privée réside dans l’éloignement – dans l’arbitraire réservé qui, en tant qu’arbitraire, offre au doute de vastes surfaces mal éclairées et assombries.

13Il identifie des formes intellectuelles à des contenus d’être, pour lui, l’idéel est devenu premier ; car c’est le dernier reflet, le plus ponctuel. Peut-être, l’espace de quelques instants, croit-il en l’esprit comme non visible, comme entité ultime. Pour lui, l’esprit est un fait individuel. Et non un fait universellement compréhensible. Ce n’est que la fin d’un vécu personnel. Il voit tout, dans un premier temps, comme l’objet d’un choix, d’une question de doigté, relatif, très relatif, mais pour cette raison justement il s’accroche d’autant plus solidement à un absolu auquel il n’accorde pas de valeur symbolique, et dont l’usage porte malgré tout en lui une supercherie, une croyance. Il apprécie en fonction du plaisir alors que tout est décidé par goût, et peut-être le plaisir est-il le passif, l’improductif. Il est fatigué des longs choix et succombe avec d’autant plus d’impuissance à l’ultime, au goût. Il succombe à lui-même et il est balloté dans le cercle de son individualité déchirée, sa crainte de l’identité, sa haine de l’objectivité, dont l’expression commune est l’indifférence, l’appauvrissent, sa pauvreté est style, il est un point, un point choisi, un cercle qui ne cesse de se centrer, indifférencié, parce qu’il veut être autre et parce qu’il est dans le dépassement permanent. Il est toujours un nombre à un seul chiffre, mais il s’écrit autrement. La différenciation comme représentation conditionne le souvenir qui salit déjà notre homme ; il est, et ne se développe pas ; car il jouit de l’existence venue si silencieusement. Il ne goûte que la jouissance d’un moment, la singularité à laquelle il croit.

14Cette singularité peut-elle être vraie ? Peut-elle être quelque chose de moral ?

15Elle doit être si rare qu’elle est prodigieuse, sa réalité effective si momentanée que l’être et le non-être ne font plus qu’un. Intercepter les doutes, celui qui reste, être digne du théâtre du moment, le triste reste qui se fige dans un geste de cendre, l’unique conséquence, un goût de plus en plus désespérant.

16Le snob hait le symbole et la chaîne d’unité que celui-ci déroule à large échelle. Il n’est que variations et spectateur de celles-ci, ce qui fait la cohésion de leur style est la peur de tomber sur soi, il est aussi asymbolique, aussi infidèle que l’œil aveugle d’un miroir qui, comme lui, ne vit que par la bonté des choses.

17Le snob fuit toujours la loi en se réfugiant dans la nouveauté. Des lois seraient pour lui plus que des devoirs, une affaire de goût, de singularité, la loi ne pourrait que s’effacer sans laisser de trace pour faire place à l’originalité de son vécu. La loi devrait être dissoute dans un nouveau vécu, en sorte qu’il ne resterait rien de la norme supra-individuelle. La loi ne pourrait rien être de plus qu’une preuve de l’existence d’un individu original ; la logique continue du code devrait sombrer pour laisser place à l’apparition abrupte d’un snob, elle ne pourrait que devenir paradoxale et pas seulement du point de vue de celui qui l’accomplit ; un arbitraire, une pure et simple affaire de goût.

18La loi devrait être relative ; sa réalisation dans un cas particulier serait normative, elle serait seulement le théâtre d’une volonté. En effet, on goûte l’excitation d’un être de tension, le snob est toujours dans un entre-deux, mais il n’est pas seulement intellectuel, loin s’en faut. Il possède la propriété d’être finement borné dans ses sentiments.

19Et même s’il vivait, dans sa hâte de trouver l’extraordinaire, qui, mesuré à l’aune de son caractère abrupt, s’achève dans la grisaille d’une lueur partagée : il ne possède d’autre mesure de vie que la mort dont il a intérieurement le sentiment. Voir la lumière n’est rien d’autre que la proportion des excitations mesurée à l’aune de la cécité de l’âme. La vie est en relation avec le mourir.

20Notre homme est mort ; car le style tue dans son arrogante exclusivité. La magie et l’excitation du style reposent sur sa constance. Il tolère tout au plus un nouveau regroupement et un nouvel éclairage, mais, fondamentalement et intérieurement, il est déterminé par la croyance dans la permanence et l’incompréhensible. Une croyance qui consume tout fait, c’est-à-dire toute conscience critique.

21L’excitation du nous, c’est-à-dire la possibilité d’une interprétation de soi dans la direction opposée, réside dans la prédominance d’une négation au profit de l’affirmation la plus forte, dans laquelle esthétique et vivant se mélangent, ou du moins se touchent.

22Ce qu’il y a de mort dans le snob c’est, d’emblée, qu’il transforme une exigence fantasque, dont la singularité réside dans son isolement, en cravate, peut-être pour railler l’intériorité d’une exigence artistique ou par lourdeur. L’ambiguïté primaire est l’imbrication continuelle de l’art et du fait. Il n’a pas de temps, pas d’ampleur tenace, pour réaliser une exigence intérieure sans être vu, elle n’est qu’une raison d’en donner à voir une autre semblable. L’exigence artistique est morale. Sa pensée relève de l’art industriel, aux finalités ambiguës. Peut-être pour la monotonie de l’excitation, qui doit être transformée dans la multitude de couleurs des effets, ou peut-être l’unisson du style est-il une fuite euphémisée devant la multiplicité des tonalités de voix difficiles à distinguer.

23Cette manière de voir la vie, selon laquelle tout se développe à partir de l’antagonisme et pour s’intégrer en lui, dépouille de leur caractère de valeur les valeurs que nous avons héritées, d’une bienfaisante et profitable habitude, en offrant à chacune la valeur contraire. Toutes les exigences vivantes doivent, pour être suffisamment fondées, emprunter un caractère décoratif à une conviction pleine de style.

24De façon générale, le propre de mon cher ami le snob est d’utiliser l’élémentaire comme parure et comme ultime instrument pour rester en soi et ne pas succomber à un principe de généralisation qui catégorise. Comme il n’est pas surpris par un principe, les choses l’aspirent.

25Existerait-il un élément plus avide que l’amour ? Dans toute son hostilité aux formes et à la volonté, il est enfermé dans le cadre d’une intention esthétisante, pour devenir une décoration qui fait le plus grand effet. Si l’inconscience de ceux qui ne font plus qu’un constitue par ailleurs une finalité de l’amour, ce n’est ici qu’un instrument vide et tourmenté pour s’habituer à l’ascèse du commerce sexuel. La deuxième personne doit se dissoudre pour n’être plus qu’un ornement rhétorique, pour devenir le corps visible d’une idée de style, pour représenter peut-être le style tout court ou presque ; il en résulte une singulière idéalisation du personnel, devenu le symbole d’un universel absolu.

26L’amour est avant tout un effort extrêmement responsable ; car l’objet de la sensation doit surtout se fondre dans le sentiment du style qui le domine et veut seulement démontrer son existence par le biais d’une deuxième personne, dans laquelle il ne goûte que la jouissance de son style. Chacun est assez irrationnel pour se défendre contre la perfection d’une forme théorique, en particulier lorsqu’elle n’est rien d’autre qu’une loi décontenancée, c’est-à-dire individualisée.

27Mais peut-être le snob s’est-il seulement offert l’autre comme une stimulation, car nous sommes des erreurs enharmoniques.