4. La subversion des cadres de la négociation dans les agglomérations urbaines
p. 45-50
Texte intégral
1Les agglomérations urbaines, telles que Nantes ou Lyon, élaborent, par le biais de leurs services administratifs, un cadre de négociation si conflictuel et si controversé que la solution passe par une recomposition du rôle des services de l’État au profit d’un rééquilibrage vers les collectivités locales. Le cas de l’agglomération lyonnaise donne un exemple de subversion de la concertation concernant les plans de prévention des inondations.
Vers la constitution d’une concurrence à l’expertise de l’État sur l’aléa hydraulique
2À partir de 2006, le tracé des zones inondables dans le Val-de-Saône, en amont de Lyon, a conduit à une situation de blocage. Les maires des communes concernées, notamment Neuville-sur-Saône, désapprouvent, en conseil municipal, la cartographie des périmètres de prévention des inondations, déterminée par les services de l’État.
3Dans un premier temps, les maires du Val-de-Saône s’opposent aux décisions prises, avant l’ouverture de la concertation, entre les services de l’État et les services chargés de la prévention des risques dans la communauté urbaine de Lyon1. C’est en effet cette communauté urbaine qui se charge, pour les communes du Val-de-Saône, d’une première discussion technique avant de la renvoyer aux élus. Elle dispose pour cela d’un service dédié à la prévention des risques. Les maires invalident alors les décisions prises entre le service de l’État chargé de la modélisation hydraulique et le service en charge des risques dans la communauté urbaine ayant défendu les enjeux locaux. Ils veulent négocier directement avec le préfet du Rhône et activent leurs relais au ministère de l’Écologie.
4Le conflit dépasse les limites territoriales du Val-de-Saône et aboutit à une prise de position du président de la communauté urbaine de Lyon. Le plan de prévention est le premier d’une série de quatre plans dans l’agglomération lyonnaise. Pour les communes et pour l’État, la confrontation définit un espace de positionnement qui préfigure le déroulement des plans d’inondations ultérieurs. Les communes exercent une pression institutionnelle sur leur établissement de coopération intercommunale, ce qui pousse la communauté urbaine de Lyon à revoir sa stratégie de défense des intérêts locaux2.
5La direction de l’urbanisme de la communauté urbaine de Lyon – service puissant, constitué de personnes proches du pouvoir politique et écoutées du cabinet des élus – déboute la médiation du service intercommunal en charge des risques et reprend la main sur les négociations. Profitant de la polémique alimentée par les maires, la direction de l’urbanisme lyonnaise joue son rôle traditionnel de défense du développement local. Prenant la définition du risque comme la rencontre entre un aléa et un enjeu, elle travaille sur les enjeux socio-économiques pour réduire les limites juridiques de la maîtrise de l’urbanisme. La direction de l’urbanisme insiste sur la déstabilisation entraînée par les contraintes des nouvelles zones à risques : gel du développement économique et urbain, appauvrissement des périmètres stigmatisés comme dangereux, déstabilisation de la confiance démocratique des citoyens, etc.
6Plus étonnant, le rejet du plan de prévention des inondations dans le Val-de-Saône s’exprime aussi par un refus de la légitimité technique des services de l’État. Les services de l’urbanisme non seulement débattent des enjeux socio-économiques, mais contestent également les modalités de calcul de l’aléa et des périmètres de risque. Les services de l’urbanisme de la communauté urbaine renversent l’équilibre traditionnel des forces. Ils maîtrisent – à grands renforts de moyens humains, financiers et d’expertises privées concurrentielles – les méthodes de prévision hydraulique et de modélisation du risque d’inondation. Leur expertise dépasse peu à peu les capacités de réponse des services de l’État.
Transactions autour des terrains constructibles
7Les débats autour d’une parcelle de terrain, classée inondable par le plan de prévention, illustrent, sur une petite échelle, les arguments et les outils de justification des différents acteurs. Il s’agit d’une zone située non pas au bord de la Saône mais à l’intérieur des terres, qui avait été achetée par la communauté urbaine afin de permettre l’extension d’une zone d’activité industrielle. Selon les services de l’État, le périmètre « en poche » est un champ d’écoulement des crues. Mais la direction de l’urbanisme persiste à refuser l’inconstructibilité du terrain.
8Le processus de controverse de l’expertise technique et scientifique de l’État comporte plusieurs étapes. Pour défendre la « poche du Val-de-Saône », les services locaux de l’urbanisme passent d’une phase de négociation à propos des risques d’inondation à une démarche d’abandon puis de récupération de terrains constructibles (fig. 5).
Figure 5 – La « poche du Val-de-Saône », enjeu de cession et de rétrocession de terrains constructibles.

Source : fond de carte, plan de prévention des inondations du Val-de-Saône, www.prim.net
9En premier lieu, les services de l’urbanisme élargissent la controverse scientifique sur le calcul de l’aléa à l’ensemble des zones contestées sur les autres plans de prévention des inondations en préparation dans l’agglomération lyonnaise. La situation devient ingérable pour les services de l’État, car les services d’urbanisme de la communauté urbaine recalculent minutieusement et systématiquement les tracés de toutes les zones inondables.
10Après avoir produit un grand nombre de contre-expertises, les services de l’urbanisme commencent à reconnaître comme inondables certains secteurs qu’ils récusaient jusque-là. En concédant aux services de l’État l’inondabilité de certaines zones, les services de l’urbanisme utilisent ces secteurs comme des leviers de transaction pour retrouver la constructibilité de la zone de la « poche du Val-de-Saône ». Au final, cette zone sera divisée en deux parcelles : l’une constructible et l’autre non.
11En se donnant les moyens de contredire l’État, le service de l’urbanisme de la communauté urbaine de Lyon « a acquis une véritable autorité, parce qu’elle a accumulé un niveau d’expertise que parfois, aujourd’hui, l’État n’a plus » (entretien avec la direction de l’urbanisme opérationnel, Grand Lyon, novembre 2006). La mobilisation de moyens, de connaissances et d’outils par l’agglomération a dépassé, à certains égards, les possibilités de réaction des services de l’État. Forte de cette autorité, l’agglomération a adopté une attitude frontale de controverse sur le calcul des cotes d’inondation afin de pouvoir négocier l’aléa avec les services de l’État. Par une démarche de subversion du cadre traditionnel de négociation du risque, la communauté urbaine a déstabilisé la division du travail entre l’État et les collectivités3.
12Que nous apprend un tel cas ? Concernant la politique de prévention des risques d’inondation, les controverses entre l’État et les collectivités provoquent une modification de l’information donnée aux populations sur les périmètres de risque. Ces modifications sont le résultat de débats sur l’aléa et les enjeux de territoire, mais elles sont aussi la transposition de conflits institutionnels plus larges. Dans les discours publics, les périmètres d’inondation sont présentés comme le résultat d’un processus décisionnel scientifique et hiérarchisé, c’est-à-dire exact et neutre dans la nature des résultats. Alors qu’en réalité, les zones d’aléa sont des variables de transaction pour défendre des espaces constructibles et des rapports de force politiques.
13Faute de portage politique par les élus et de concertation citoyenne plus large, les arbitrages s’opèrent sur les outils techniques, comme les plans de prévention des risques d’inondation. Mis en difficulté, les services de l’État renforcent leur contrôle administratif et réglementaire afin d’éviter que les collectivités locales ne s’immiscent dans leur action et, en conséquence, n’affaiblissent leur légitimité. En dernier ressort, ils refusent d’élargir leur expertise sur les plans de prévention. En réaction, les agglomérations urbaines, comme celles de Nantes ou de Lyon, se donnent un pouvoir de décision en ayant recours à des stratégies de subversion des champs d’expertise dont l’ampleur de moyens humains ou budgétaires concurrence – et même parfois dépasse – les ressources des services de l’État.
14Les services administratifs déconcentrés de l’État ou ceux des collectivités locales sont-ils à blâmer ? Aujourd’hui, leurs relations institutionnelles souffrent du fait que leur légitimité est fortement mise en doute. Les acteurs administratifs locaux ne savent pas si leurs responsabilités et leurs compétences dureront, ce qui explique ces crispations. Chaque partie défend son existence, au quotidien, dans un rapport de force qui se joue sur la scène locale. On retrouve un tel blocage dans d’autres politiques publiques transversales et le développement durable, pourtant porteur d’espoir, ne propose pas de recours pour le surmonter.
Notes de bas de page
1La communauté urbaine de Lyon, appelée le Grand Lyon, est un établissement public de coopération intercommunale qui rassemble 57 communes. Les communes transfèrent à la communauté urbaine des compétences, comme le développement économique et urbain, la gestion des réseaux ou la protection de l’environnement. La communauté urbaine fonctionne avec une administration propre et une assemblée de conseillers composés d’élus communaux.
2L’intercommunalité met également en jeu sa légitimité institutionnelle de médiation des intérêts municipaux dans la prévention des risques.
3J.-Y. Trépos, Sociologie de l’expertise.
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