Deux études du mouvement. « Nuages » et « Fêtes »
p. 159-188
Texte intégral
L’étranger. Il s’ensuit donc nécessairement que le non-être est dans le mouvement
et dans tous les genres ; car, dans tous, la nature de l’être, en rendant chacun autre
que l’être, en fait un non-être, en sorte qu’à ce point de vue nous pouvons dire
avec justesse qu’ils sont tous des non-êtres et, par contre, parce qu’ils participent
de l’être, qu’ils sont et ont de l’être1.
PERIPÉTIES
1Achevés entre 1897 et 1899, les Nocturnes pour orchestre sont, dès l’origine, chargés d’une poétique qu’il est souvent délicat de chercher à interpréter. Une première version de l’œuvre remonte à 1892 et porte alors le titre de Scènes au crépuscule. D’après une lettre adressée par le compositeur au prince Poniatowski, la partition est pratiquement achevée (particelle complète) ; Debussy envisagea sa création lors d’une tournée projetée cette même année aux États-Unis – tournée qui sera finalement annulée. Cette première mouture des futurs Nocturnes est alors tout entière placée sous le souffle symboliste des Poèmes anciens et romanesques de Henri de Régnier, auteur habitué des Mardis de Stéphane Mallarmé et ami de Debussy. Deux ans plus tard, ce dernier rebaptise l’œuvre avec son titre actuel tout en l’orientant dans la direction nouvelle d’un triptyque pour violon principal et orchestre, destiné à Eugène Ysaÿe. Le compositeur décrit dans une lettre adressée au violoniste la formation orchestrale de chaque mouvement2, précisant : « C’est en somme une recherche dans les divers arrangements que peut donner une seule couleur, comme par exemple ce que serait en peinture, une étude dans les gris3 »
2Lors de la création de « Nuages » et de « Fêtes » en 1900, Debussy rédige à l’intention du public la note suivante4 :
Le titre de Nocturnes veut prendre ici un sens plus général et surtout plus décoratif. Il ne s’agit donc pas de la forme habituelle de Nocturne, mais de tout ce que ce mot contient d’impressions et de lumières spéciales. « Nuages » : c’est l’aspect immuable du ciel avec la marche lente et mélancolique des nuages finissant dans une agonie grise, doucement teintée de blanc. « Fêtes » : c’est le mouvement, le rythme dansant de l’atmosphère avec des éclats de lumière brusque, c’est aussi l’épisode d’un cortège (vision éblouissante et chimérique) passant à travers la fête, se confondant en elle, mais le fond reste, s’obstine, et c’est toujours la fête et son mélange de musique, de poussière lumineuse participant au rythme total […].
3L’évocation de la couleur, qui prenait sa source dans le domaine de la peinture pour les Nocturnes pour violon et orchestre (« une étude dans les gris »), est maintenant réorientée dans la perspective d’une poétique pure. Une correspondance directe avec la peinture (certains commentateurs citent Whistler) semble ici moins légitime, bien que demeure généralement vrai l’impact que ce domaine artistique peut avoir sur l’imaginaire, profondément visuel, de Debussy. Si « Nuages » peut sans doute nous renseigner sur ce que pouvait être l’atmosphère des Scènes, « Fêtes », en revanche, semble s’éloigner, dans sa réalisation finale, des projets de 1892-1894 et montre l’énorme évolution que présentent les Nocturnes de 1899 par rapport aux deux partitions aujourd’hui disparues5. Les images concrètes que Debussy se plaisait à évoquer, pour tenter de préciser sa pensée, comme ce défilé de la Garde républicaine au bois de Boulogne6, ou cette nuit sur le pont de Solferino7, bien que fortement teintées d’une émotion d’origine visuelle (« les armes et les casques illuminés par les flambeaux » ; « la Seine […] comme un miroir terni »), participent d’un réflexe, d’une habitude provoqués par les diverses sollicitations d’ordre narratif ou descriptif – aberrations littéraires – que pouvait susciter une œuvre musicale en cette fin de siècle8, et cela, jusque dans les milieux dits « avertis ».Toutefois, une lecture attentive de la notice de 1900 révèle un glissement très net du visuel au sensible. La fête est devenue vibration de l’air (« rythme dansant de l’atmosphère avec des éclats de lumière brusque »), les nuages, une courbe, image-mémoire d’un mouvement, toujours estompée, qui finira par se gommer elle-même. La réalisation musicale s’est éloignée de son argument premier tout en demeurant son emblème. L’en-soi de l’œuvre musicale n’est plus alors que le reflet anamorphosé de l’idée à laquelle elle renvoie, à la fois « MÉ-connaissable et RE-connaissable », pour reprendre deux termes utilisés par Pierre Boulez à propos de la présence par l’absence du texte du Marteau sans maître9.
4La partie centrale de « Fêtes », l’épisode du cortège, utilise des moyens musicaux d’une efficacité déjà éprouvée au théâtre10 (gestion de la densité et de l’intensité de l’orchestre pour suggérer l’approche puis l’éloignement du cortège), et se réfère à une expérience physique connue de tous. De loin le passage le plus descriptif des Nocturnes, cet épisode n’en est pas moins une clé pour l’auditeur. En effet, par son irruption, venant casser la trajectoire de la première partie, Debussy ne nous invite pas à observer mais à percevoir ce phénomène, ce qui suppose que l’auditeur soit immergé dans la matière musicale et non réduit au stade de spectateur passif. Debussy nous présente un itinéraire virtuel dans lequel les mutations du matériau musical des parties qui encadrent le cortège ne seront plus perçues comme trajectoire de ce matériau mais comme l’effet du déplacement de celui qui les observe, jouant de l’orientation comme perspective et relecture d’un objet musical. À cet auditeur-jeu, témoin du mouvement qui l’entoure, Debussy oppose dans « Nuages » un auditeur-regard, plus traditionnel. Le mouvement observé est, là aussi, connu de tous. Mais Debussy nous offre ici son point de vue sensible du phénomène, celui qui évacue toute identification de l’artifice liée à un savoir scientifique pour ne retenir que l’illusion de l’observable, cet œil fait de rêves et de chimères, qui deviendra musique. Parmi les contemporains de Debussy, rares seront ceux qui, comme Paul Dukas, sauront exprimer avec justesse l’enjeu que représente la transposition en musique d’un tel projet :
La musique n’a pas pour objet l’expression sensible11 d’un tel phénomène météorologique, comme bien on pense. Elle y fait allusion, il est vrai, par le continuel flottement d’accords somptueux, dont les progressions montantes et descendantes évoquent le mouvement des architectures aériennes. L’imitation, lointaine, existe. Mais la signification dernière du morceau demeure encore symbolique, et, si différent qu’il puisse sembler des œuvres précédentes de l’auteur, ce Nocturne présente avec elles un trait commun : il traduit l’analogie par l’analogie au moyen d’une musique dont tous les éléments, harmonie, rythme et mélodie, semblent, en quelque sorte, volatilisés dans l’éther du symbole et comme réduits à l’état d’impondérable12.
Parménide. Par conséquent, nous avions tort de dire tout à l’heure que le nombre des parties entre lesquelles est distribué l’être est le plus grand qui soit. En effet, le nombre des parties de l’être n’est pas plus grand que le nombre des parties de l’un, mais il est, semble-t-il, égal à ce nombre, car l’être ne manque pas plus à l’un que l’un ne manque à l’être ; tout au contraire, ils sont en nombre égal, l’un et l’autre faisant la paire toujours et en tout13.
CONTOURS
5Le graphique 1 montre de façon évidente que le projet de « Nuages » est entièrement fondé sur différentes représentations du principe d’oscillation. Un premier niveau de lecture le rend perceptible par l’alternance de deux idées thématiques : la première consiste en une souple ondulation descendante de deux lignes contrapuntiques sur pulsation régulière confiée au début de la partition aux clarinettes et bassons ; la seconde, inféodée au timbre du cor anglais, apulsative, sertie dans des intervalles harmoniques de tierces dispersées comme autant de taches sonores. Un second niveau montre une oscillation sur deux pôles (Si-Sol), chacun appartenant au départ à chacune des deux idées énoncées, mais acquérant leur autonomie au fil de la partition, véritable strate harmonique indépendante, par le fait que Debussy tend à fusionner ses deux idées premières, défiant le paradoxe de concilier à travers elles le mouvement et le repos (lieux rendus par des pointillés sur le graphique). Enfin, cette loi d’oscillation est projetée en sa dimension large sur la structure générale qui présente la découpe apparente ABA’. Une investigation plus profonde de la partition14 montrera combien cette loi régit d’autres proportions de la pièce et concourt directement à l’élaboration de la forme, qui se situe bien au-delà d’une quelconque et banale structure tripartite.
MOUVEMENT/STATISME
6Le premier élément thématique, que nous appellerons M.15, est le principe de motion fondamental de la partition. Non attaché à un timbre particulier, il est avant tout mouvement et texture ; rythme régulier de noires à 6/4(ex. 1), souligné par la périodicité de la ligne mélodique (2x2 mesures) mais aucune cadence forte, même si la fin du premier membre pourrait être interprété comme V de Si mineur et la fin du second comme propulsion vers le VI. La proposition reste ouverte : c’est un élément destiné à des directions multiples.
7Les deux lignes qui le composent font apparaître une ambiguïté de pulsation par rapport au mètre proposé. En effet, la ligne basse (chromatique) peut se lire, dans les deux premières mesures, comme deux broderies autour des pôles si-la♯, projetant sur cette ligne la figure de broderie par laquelle s’ouvrait la ligne haute (fa♯-mi-fa♯). Mais elle peut également se lire par groupement de deux notes (à ’), qui fait apparaître les notes si-si-la♯ (indice modal du Si mineur proposé), offrant alors un meilleur enchaînement vers la troisième mesure (solq). Dans cette dernière mesure, en revanche, seul le groupement par trois, correspondant au mètre, semble fournir un sens harmonique viable (oscillation entre le VI et le IV).
8Le premier membre de la ligne supérieure peut se lire par groupe de trois, mais la reproduction de la figure de tierce aura tendance à « forcer » l’oreille vers un groupement par deux (2de-3ce-3ce), proposant alors une lecture à 3/2 qui, pour les mêmes raisons (figures 4te dim.-3ce-4te-3ce), touchera le membre b, dont la division est corroborée par l’intervention du hautbois jouant trois blanches.
9À aucun moment, un choix unique n’est possible, et il est souhaitable, pour l’interprète, qu’il ne le soit pas. Cette organisation en figures/pulsations achroniques concourt à l’immuabilité du mouvement et au « flou » de l’idée musicale. La seule pulsation possible est portée par la duplication motivique et, par conséquent, si pulsation il y a, elle ne peut que s’étendre à la mesure. Or, nous noterons que la ligne de basse fait apparaître, sur cette pulsation large fondée sur le flux motivique, les notes si-sol, que nous avons retenues comme une des oscillations principales de la pièce.
10Ce sont ces deux notes que Debussy va geler, dans un registre de quatre octaves, pour servir d’écrin harmonique au thème S. Celui-ci, ressenti comme fixe par l’auditeur par sa constante timbrique (cor anglais), est en fait un merveilleux tour d’illusionniste pour tenter de rendre le statisme par la musique qui, par essence, est art du mouvant. Pour y parvenir, Debussy travaille deux axes rythmiques :
111) Dilater le temps : la courbe confiée au cor anglais, structurée par l’intervalle de 5te diminuée fa♯-si (ex. 2) précédé d’une rapide anacrouse en triolet de double-croches16, s’étire dans une mesure à C, en conflit avec la métrique environnante. Le temps fort est évité et le rythme de la thésis propose une diminution progressive du débit (blanche pointée-blanche- noire) ; l’accentuation de la désinence (do♯) empêche toute résolution de phase entre ligne mélodique et harmonie.
122) Créer le vide : bien que demeurant dans la métrique du thème précédent, métrique ici non perceptible, l’harmonie ponctue chaque début de mesure, ponctuation déphasée avec la ligne du cor anglais. Ces « taches sonores » opèrent pourtant la même progression que celle observée pour le motif du cor anglais, mais en sens inverse, allant vers l’augmentation du débit (1 mesure-1 mesure-2 mesures). L’espace enfin : cette impression d’étirement vertical de la matière sonore, fourni par le choix des registres et des timbres livrant « par points » le matériau harmonique.
13Les informations harmoniques de ce corps latent apparaissent progressivement : à la tierce sol-si, les bassons ajoutent un fa♯ (mes. 7), le ré, quant à lui, est fugitivement entendu au cor anglais. De cette enveloppe harmonique se dégage un accord de 6te et 5te diminuée sur la basse si, voilée, opaque et profonde, jouée à la timbale. Le do♯, à la partie de cor anglais, malgré son statut d’appoggiature qu’il ne perdra jamais dans ce thème ou ce qui en dépendra, permet d’abriter le tout dans une couleur de mode acoustique sur sol, lui garantissant une altérité modale qui l’oppose au monde de M.
14En matière de bilan, nous retiendrons pour chacun de ces deux thèmes les points de force suivants :
15Pour le thème M (élément rythmico-intervallique) :
- pulsation régulière à la noire / périodicité à la mesure
- chromatisme (ligne basse)
- figures intervalliques croissantes (de la 2de à la 4te ; ligne haute)
- polarité sur Si (Si mineur et/ou mode de La sur si)
- intervalle-structure fa♯-si
16Pour le thème S (élément mélodico-harmonique) :
- apulsatif (élément projeté)
- harmonie unique (7e de dominante sur sol)
- polarité sur Sol (mode acoustique)
- Intervalle-structure fa♯-si
17On notera que les points M5 et S4 proposent une oscillation autour du demi-ton fa♯-fa♯, jouant sur la nature de la quinte pouvant déterminer la tonalité de la pièce entière. Les dernières mesures (à partir de 98 ; encore plus lent) montrent que Debussy ne cherche pas à trancher l’orientation tonale, mais préfère laisser ce problème en suspens. L’œuvre s’achève non sur la résolution d’une tension harmonique, mais sur l’infléchissement d’une échelle (Si mineur) conservant l’image rémanente d’un mode acoustique déporté, renforçant ainsi le côté dialectique de la forme qui articule « Nuages » (ex. 3). La ténuité de cette fin, énoncée dans une lumière mourante (c’est l’agonie dont parle Debussy), par ses rappels ébauchés, s’éloigne de l’audible pour ne plus persister que dans la mémoire. Poétique et musique se rejoignent en évitant d’être description pour résonner comme images d’un souvenir.
PROJECTIONS
18L’altération de la tierce sol-si, legs harmonique de S, vers sol♯-si (mes. 9), en dehors du changement de couleur qu’elle apporte, mutation spectrale fragile et vacillante, est le moyen par lequel nous revenons au monde de M, Si mineur – ici sous-entendu en mélodique ascendant (c’est du moins à postériori que nous pouvons, éventuellement, l’interpréter ainsi ; localement cette tierce n’est que couleur pure). Ces deux mesures présentent un transfert de la matière harmonique qui bascule sur un axe, le Si, note-pôle constante dans cette section de proposition.
19À la mesure 11, le thème M, confié aux cordes divisées, va connaître sa première élaboration. Ici, seul le membre α est retenu ; mesure 13, Debussy opère une diversion-greffe qui utilise le mouvement contraire de α réharmonisé17 pour déboucher sur une grande thésis uniquement harmonisée d’accords parallèles de 9e de dominante. Cette sculpture de la matière sonore (ex. 4), dotant le thème d’un élan anacrousique qu’il n’avait pas18, est bâtie sur la prolifération des composants intervalliques de M, lus de façon circulaire. La seconde et la quarte pour la mesure 13, une succession périodique de tierce et de seconde dans la grande thésis de la mesure 14, dont l’ambitus s’étend du fa♯ au fa♯ (octave augmentée).19.
20Cette prolifération est la première étape d’un processus d’expansion-déviation du matériau qui fonctionne par associations ; la seconde étape est l’harmonisation de la thésis (notée q sur le plan). La chaîne de 9e de dominante parallèles (mes. 14) fournit une uniformisation de la couleur harmonique que Debussy, après l’avoir stabilisée dans une phase de repos (troisième étape ; pôle siƄ), va tonaliser20 en une couleur modale (quatrième étape ; mode de Sol sur sol). Chaque étape présente ainsi un facteur premier qui sera cause de la mutation de son matériau, et un facteur secondaire qui fournira celle de l’étape suivante, créant une sorte de trajectoire additive par auto engendrement21. L’articulation des pôles dans cet épisode n’en est pas moins rigoureuse et référentielle. L’exemple 4 en dégage clairement quatre, en phase avec les étapes décrites : si-siƄ-sol-miƄ. En dehors du léger infléchissement que subit le mi (bémol ici), on peut y reconnaître les pôles que présentait la ligne basse de M au début de la partition (si-la♯-sol-mi ; cf. ex. 1), révélant ce processus d’auto engendrement comme une dilatation harmonique possible du thème M, mais aussi comme son véritable produit, au sens biologique du terme.
21La mesure 33 ouvre un épisode qu’il semble, à la première écoute, bien difficile de rapprocher de la thématique jusqu’alors proposée. Sa présentation entre parenthèses sur le plan tend à matérialiser l’effet qu’il produit à l’écoute : celui d’une insertion, d’un élément musical exogène. Pourtant, une lecture et une écoute plus attentives de ce passage font surgir un réseau d’affinités avec M. La pulsation, la périodicité, le chromatisme (qui se déploie sur l’intervalle fa♯-si) existent ici ; mais ces composants sont comme démontés puis remontés dans un autre ordre pour donner naissance à un objet méconnaissable. Dans ces mesures, Debussy nous mène aux confins des liens.
22Cette section se présente comme la mise en mouvement d’une matière purement harmonique bâtie en arsis. Une structure ternaire (a-b-a’) s’en dégage, qui sera soulignée par un croisement des timbres par groupes (cordes/bois) et le transfert d’un mètre à 3/2 vers un mètre à 6/4. Les oscillations débutant sur la tierce do-mi aux cordes (mes. 33), qui reprennent celles entendues dans la « respiration harmonique » des deux mesures précédentes, changent de registre et de timbre en migrant dans les bois à la mesure 39. Le pôle laƄ, aboutissement de l’élan chromatique sur trois notes de la mesure 3322 (clarinettes et bassons) est figé aux cordes mesure 39. Dans a (mes. 33 à 36), l’addition harmonique des deux paliers fait entendre l’image diffuse d’une gamme par tons (do-mi/ré-fa♯ aux cordes + fa♯-laƄ-siƄ [la♯] aux bois). Dans a’ (lors du renversement des timbres, mesure 39), cette échelle est gommée : les trois paliers décrits par les bois, peuvent se lire en Ut majeur, ou, si l’on préfère, dans la tonalisation du premier accord des mesures 31 et 32 (accord 5 sur do), provoquant une circularité de la trajectoire par la représentation de ce référent antérieur, horizontalisé, et révélant un lien intime avec le thème M123. Toutefois, cette couleur d’Ut majeur se trouve contrariée par l’harmonie déployée dans ces mesures (laƄ-do-mi-sol), qui conserve un intervalle de 5te augmentée, intervalle-type de la gamme par tons, entendue en a. Légèrement en aval, la mesure 42 présente, mélodiquement, le membre α de M1 par mouvement contraire. Cette affinité est également soulignée harmoniquement par l’oscillation marquée entre le fa♯ de l’accord 5 sur siƄ, et le faƄ de l’accord 5 sur réƄ – c’est-à-dire la qualification d’une quinte (siƄ-fa)24 subissant une torsion par la présence d’un autre accord distant d’une tierce mineure –, préfigurant le destin tonal filtré que nous avons proposé plus haut pour la fin de la pièce25. On regagne peu à peu un monde connu en étant parti de profondeurs inouïes.
23La construction de cette section, en longue arsis, peut encore nous renvoyer à la phase d’élaboration de M. Rappelons-nous que l’arsis de la mesure 13 était avant tout un geste (opérer un mouvement contraire pour générer un élan) ; par la courbe générale qu’elle dessine, la section M’ ne serait-elle pas l’expansion de cet élan ? Rappelons-nous que cette anacrouse était suivie d’une chaîne de 9e de dominante majeures dans lesquelles l’intervalle de 4te augmentée représente le centre exact. Or, cet intervalle inonde toute cette section, soit sous forme de gamme par tons, soit, dans b (mes. 37), par la succession d’un accord de 5te diminuée et d’un accord de 7e diminuée (contenant deux 4tes augmentées26). Dès lors, nous pouvons envisager cette section comme une relecture grossie à l’extrême, comme au microscope, du processus entendu dans les mesures 13 à 16 : un voyage dans l’infiniment petit nous faisant découvrir d’autres territoires sonores.
24La présence de l’élément de thésis (Ө) au chiffre 327 (mes. 29) nous invite à nous interroger maintenant sur le rôle que tient celui-ci dans la forme, et ceci sur deux points : par rapport aux multiples projections/mutations de M, comme référent, signal sur la mémoire ; par rapport au thème S, dans ce jeu d’irruptions/masquages, enchaînements/interruptions qui donneront un rythme à l’œuvre entière.
25Nous reportons à la division suivante cette seconde problématique ; examinons ici les implications de la première.
26L’examen du graphique 1 montre que cet élément q n’est présent que dans la première partie, c’est-à-dire qu’il joue un rôle jusqu’à l’arrivée de la partie B, mais n’est plus nécessaire après celle-ci. Pour comprendre le rôle qu’il tient en tant qu’articulation-mémoire-lieu, il convient de lui associer l’élément de repos (étape 3 de l’élaboration, mes. 15-16), que nous nommerons R. La première apparition de ce couple, nous l’avons vu, sert de pivot à un dérivé modal de M (M1). À la fin de la première partie (mes. 57 sq.) l’élément q y est harmonisé par une succession d’accords de tritons, présentant une pâte sonore moins dense mais harmoniquement proche de celle de la mesure 14. C’est autour de ce point de repère que les variantes s’opèrent. Tout d’abord l’environnement : le thème M y est repris avec ses deux membres28, sur-harmonisé par un contre-chant joué par l’alto solo, étayant la lecture perpétuellement variationnelle de ce thème29. L’élément R’, tout d’abord énoncé en gamme par tons, propose une nouvelle déclinaison de son rôle de « respiration » dans un jeu de miroirs rythmiques (cf. ex. 5, toutes les déclinaisons rythmiques de cet objet). Son ancrage au début de la partie B n’est pas un simple fondu-enchaîné, puisqu’il participe directement à l’énoncé du thème Ba (mes. 64-70) en servant d’articulation harmonique à la redite du premier membre de ce thème, élan cher au compositeur, avant de livrer un devenir possible. La présence du thème M dans les mesures que nous venons d’examiner (57 à 63), accompagné des éléments q + R, confère à la première partie de « Nuages » une trajectoire en boucle, un retour à l’identifiable après avoir foulé de multiples chemins de traverse. Mais on peut s’interroger sur la présence de q avant M’ (l’insertion). Est-il finalement corps de M dévoilé pour la première fois en M1, et définitivement soudé à lui, ou indice de projection ? Ses variantes harmoniques, qui suivent une courbe circulaire (9e de dominante/mode de La sur si/accords de tritons) nous incitent à penser que Debussy le conçoit comme carrefour d’événements. Les lieux déterminants des mutations de M seraient alors les mesures 17-20, 33-42, et… la partie B – ce qui expliquerait la disparition de q dans la partie A’ (Liquidation 2), la partie B étant l’ultime projection de M. On notera une croissance en durée de ces projections : 4 mesures (étapes 1-3), 10 mesures (M’), 16 mesures (B) ; croissance par ajout de 6 mesures au terme précédent. Néanmoins, la partie B possède en elle des facteurs propre à S qui nous amènent maintenant à explorer le second point que nous avons laissé de côté.
TRANSPARENCES
27Si le thème M offre l’aspect typiquement debussyste de trajectoires en étoile, le thème S, en dehors de sa proposition (mes. 5 sq.) et de la fin (mes. 80 sq.) sera toujours croisé à divers composants musicaux provenant de M, réalisant un jeu de recouvrement et de masquages que nous évoquions plus haut, par lequel il tire, bien que considéré comme élément fixe, son propre mouvement. L’indice de transparence de cette idée musicale, véritable icône sonore, en rapport avec l’idée poétique de départ, est alors déterminant pour construire la périodicité d’oscillation large de la pièce entière, et, par là, le rythme général de « Nuages ».
28La première rencontre entre M et S s’observe à la mesure 21 (S1). Le motif du cor anglais, toujours à C contre (, greffe à la fin de sa désinence deux ponctuations harmoniques – dans un relais de timbre entre les cors et les cordes jouant sur la touche : deux sonorités « voilées » – qui clarifient le pôle Sol et la modalité supposée lors de la présentation de S (mode acoustique). La motricité à la noire de M, aux cordes divisées, anime l’espace de résonance des anciennes tierces harmoniques de S (mes. 5 sq.), mais ici dans un ambitus plus restreint, déplacé vers l’aigu ; la basse est donnée par la ponctuation des cordes, comme une touche de couleur posée à la pointe du pinceau. Cette lente ondulation des cordes, qui a pour rôle de fibrer l’image harmonique fixe, se déroule sur une périodicité de deux mesures et utilise les intervalles-type et la figure de broderie de M.
29S2, tout en retenant le propos de S1, en change les orientations internes. L’ondulation des cordes est réduite à une périodicité à la blanche, mais étirée par les liaisons qui couvrent quatre mesures. L’animation y est plus grande, avec les contretemps des altos répondant aux pizzicati des violoncelles pour former une pulsation à la croche (deux fois plus rapide qu’en S1). Le pôle est celui de M (Si). Quant au motif du cor anglais, il est doté de nouvelles ponctuations de sa désinence (partie de cors : do♯-si ; ré-si), sorte de mise en vibration des dernières notes du thème. Ce sont ces nouvelles ponctuations qui vont changer la perspective de résolution de S2. Essentiellement harmonique, S1 était perçu comme interruption du processus d’élaboration de M1, masquant celui qui, autre branche d’une projection en étoile, nous aurait mené à la nouvelle thésis en mode de La (mes. 29). À la fois filtre et masque, S1 recouvre et remplace l’arsis de ce processus inobservable pour laisser place à ce dernier, transformant la thésis de la mesure 29 en une nouvelle irruption. S2, lui, privilégie l’aspect linéaire, mélodique, du motif du cor anglais. La cellule mise en relief par le cor alimente en effet la totalité de l’épisode suivant (mes. 51-56), étirement et gommage du thème. Le cor anglais retourne ici dans le mètre à 6 de l’environnement ondulatoire, proche de celui de S1. Énoncées d’abord sur une pulsation à la noire, les trois notes formant la queue de la désinence du thème (mi-ré-si), sont reprises à la mesure 55 dans un étirement maximal (ronde pointée-blanche pointée-noire) – blanche pointée en relais à l’alto (bel exemple de reprise d’orchestration) – dans lequel il n’est pas difficile de reconnaître une augmentation du rythme de décélération qu’abrite le début de la désinence du motif S30, déjà observé plus haut. Pourtant, en dehors de son aspect de ralenti écrit31, cet étirement aura pour effet de déposséder ces trois notes de tout contour proprement thématique reconnaissable pour n’en retenir qu’une matrice intervallique (2de-3ce) faisant le lien vers le thème M1 qui va suivre. La basse de cet épisode, présentant un trajet de si à fa♯, est intéressante à plus d’un titre. Renversement du segment mélodique sur lequel se déroule la désinence du motif S, il est aussi continuation de celui-ci sur une octave (fa♯-si/si-fa♯), opérant un transfert mélodie ? basse, ligne ? harmonie. La fin du thème s’harmonise ainsi par lui-même par un phénomène de boucle. Si l’on revient légèrement en amont (mes. 43), on constate que ce phénomène d’auto-harmonisation était déjà le propos du corps de S2. Considérons l’écriture des altos en contretemps et des violons 1 sur le temps : ces deux pupitres reproduisent verticalement, sous forme de tierces, l’anacrouse du motif du cor anglais32.Avec ces anamorphoses de deux segments du motif-hôte, Debussy propose une réalisation extraordinaire du phénomène de résonance d’un matériau, créant une matière musicale à deux strates, l’une, retenue comme enveloppe harmonique, n’étant que diffraction de l’autre, objet-thème.
30Dans la logique de construction qu’offre « Nuages », ce travail d’auto-harmonisation sur la queue de S reviendra dans la Liquidation 2, qui n’est que continuation de la première (ou sa redite dans un mouvement circulaire), interrompue par la partie B. Cette fois, ce sera la tierce ré-si – matérialisée par la lettre T sur le plan – qui sera projetée à la basse (mes. 88). En remontant un peu en amont dans la partition, nous constatons que, dans la figuration de S qui précède, c’est précisément ce segment cadentiel qui est relu harmoniquement (tout d’abord une 9e de dom. sur do♯, puis une autre sur mi). Dans ce passage (mes. 80-87), plus aucune trace de composants de M. Ceci nous mène à prendre conscience rétrospectivement, au travers des différentes présentations de S, d’une progression dans l’opacité du matériau musical, en ce qu’il laisse ou non passer en transparence les composants de l’autre monde. Le mélange est très perceptible à 21, moins à 43, plus du tout à 80, ce qui lui donnera l’aspect d’un retour vers sa source (mes. 5). D’où la possibilité de percevoir entre M et S une double projection du mouvement, liée aux potentialités de chacun des thèmes, dont le foyer serait la partie B.
31Recouvrement de S par M (et non l’inverse), la partie B est un temps figé, par cristallisation des composants thématiques, temps dilaté qui s’oppose au temps immergé de M’. Énonçons les indices qui concourent à cette hypothèse. Dans une structure tripartite (celle de « Nuages » en son entier, mais aussi de M’), Debussy propose un thème pentatonique dont les affinités avec la première élaboration de M (mes. 17 sq.) sont évidentes (ex. 6)33. Du point de vue de la gestion des timbres (flûte-harpe / 3 cordes solistes / flûte-harpe), Debussy crée une symétrie permettant d’entendre cette partie elle-même comme lente oscillation. Cette mise en abyme du projet de « Nuages » trouve son point focal au centre de cette partie (mes. 71 sq.) qui héberge également une oscillation réduite entre deux accords (1er renversement de 9e de dom. sur mi, 9e de dom. sur sol♯)34. L’oscillation sur deux tierces (si-ré / si♯-ré♯) que révèle l’enchaînement de ces deux accords touche alternativement la 5te de chaque accord (si et ré♯) concentrant en ce lieu l’oscillation de la quinte de Si mineur que nous avons soulignée plus haut comme l’un des mouvements tonals de « Nuages ». Derrière les registres extrêmement étendus des cordes (mes. 64) générant ici un magnifique plan fixe, nous reconnaissons l’espace sonore légué par S au début de la partition. Ce sera, avec le rapport harmonique entre ce fond et le thème joué par la flûte et la harpe, la seule trace ici de S35. Plutôt que d’analyser les mesures 64 à 69 en mode de Ré sur ré♯, comme on le propose habituellement, nous préférons envisager le thème pentatonique en Fa♯ majeur – passagèrement coloré en mode de Fa sur fa♯ par la présence de R’ –, dominante de Si mineur.36, harmonisé par son VI. Ce rapport harmonique cristallise de cette façon celui qui supporte la pièce entière et dont nous avons amplement discuté, jouant, par cette verticalisation, sur la perspective d’un mouvement, d’une direction, phénomène qui deviendra une constante debussyste. Par tous les indices qu’elle abrite, cette partie B est la convergence, ou plutôt le foyer de la problématique générale de « Nuages ».
***
Parménide. Ainsi la raison qui fait que l’un est différent des autres et les autres également différents de lui, cette raison fait aussi que l’un est le même que les autres et les autres que l’un37.
GRAND ANGLE
32La partie centrale de « Fêtes », nous l’avons dit au début de ce texte, est l’événement de la partition et, sans doute, l’idée de départ de Debussy. La conception de l’espace ici mise en œuvre, en supposant un point fixe, celui de l’auditeur, est cependant relu par Debussy qui, à l’articulation traditionnelle approche/présence/éloignement (correspondant à la version que Debussy donne lui-même du défilé au bois de Boulogne), préfère l’éclatement des plans38.
33De structure a-b-a’, mais présentée comme trois séquences de type cinématographique, cette partie B fonctionne par addition de strates rendues par l’orchestration et, en a’, l’injection d’un thème-moteur qui est l’un des acteurs de la partie précédente. Opérant un fondu-enchaîné avec la partie suivante (retour progressif vers la grande partie A’ au début duquel ce thème jaillit comme libéré d’un carcan), cette injection n’en est pas moins irruption d’un matériau, tout comme la grande partie B l’est par rapport à la première, rompant la trajectoire de celle-ci. Debussy gère avec violence ses plans, rendant ainsi ces « éclats de lumière brusque » annoncés ; mais au-delà de la transposition de cette vision au domaine musical, ce sont ces multiples éclats qui donneront le rythme de la forme.
34Par l’orchestration (qui joue dans « Fêtes » un rôle fondamental), les nuances et la conception en mosaïque de la thématique, la musique semble continuellement repartir sur des chemins nouveaux, dans des directions inattendues, qui entraînent l’auditeur dans une course onirique, proche de celle ressentie par le lecteur à certaines pages du Grand Meaulnes.
35Parmi ces changements de direction, l’arrivée soudaine de la grande partie B est certainement la plus théâtrale de la partition, à la fois irruption et arrêt sur image. L’immense pédale de laﻁ sur laquelle se déroule l’intégralité de cette partie – qui peut être lue comme une gigantesque pédale de dominante du pôle réﻁ par lequel commencera la retransition (cf. graphique 2) – peut trouver son ancrage dans l’avant-dernier accord de la partie précédente (mes. 115), dont, par enharmonie, il est la fondamentale absente. Cet accord (si♯-ré♯-fa♯-la♯) était ici pris dans une trajectoire harmonique dans laquelle il avait fonction d’un IVe degré haussé en Fa♯ majeur (suivi d’un renversement de 7e et 5te diminuée altéré qui peut être lu comme 9e de dominante, V de Fa♯)39. Un accord ; un balancement fonctionnel (II-IV) répété en deux arsis (mes. 110-111 ; cf. ex. 7) ; l’ambiguïté fonctionnelle d’un accord altéré : le début de la partie B abritera une redistribution de ces trois axes. Les trois paliers de l’introduction (mes. 116-123) exposent chacun un facteur déterminant de ce nouveau « décor » : le premier, le pôle LaƄ assorti de sa quinte ; le second, la pulsation à la croche (les violoncelles précisent le rythme précédent de la timbale jouée ppp) ; le troisième, par l’ajout d’un fa♯ à la harpe, un accord de 6te et 5te. L’arrivée du thème de fanfare dans le lointain (trompettes en fa ppp avec sourdines, mes. 124) oriente ce matériau dans sa direction définitive. Faisant perdre à l’oreille l’illusion d’un LaƄ mineur à peine ébauché – où l’accord entendu aurait été alors Ier degré avec 6te ajoutée –, elle transforme l’accord proposé en appoggiature d’un autre, accord de triton sur laƄ, induisant, par la fondamentale de cet accord un autre pôle, SiƄ. Ces deux accords pourraient être lus en MiƄ mineur (fonctions II-V), mais les mesures 132 à 139, qui hébergent le second membre du thème de fanfare, montrent qu’il s’agit encore d’une fausse piste, renforçant le début de cette partie comme une série d’esquisses toujours effacées et redessinées. Dans ce second membre, deux nouveaux accords (7e et 5te dim. - 6te et 5te dim.) font apparaître une couleur harmonique inattendue (accords de dominante sur mi). Tout est posé. Pour chacun de ces membres40, le premier accord est appoggiature du second, engendrant une tension-détente qui permet de dégager, sur les résolutions, une polarité distante d’une quarte augmentée (siƄ-mi♯) comme le montre d’un point de vue harmonique l’exemple 8.
36Revenons aux mesures qui précédaient cette partie (mes. 110-115 ; ex. 7). On s’aperçoit que la fonction II-V qu’elles hébergent donne naissance au couple harmonique du premier membre de la fanfare ; que la succession d’accords 7e et 5te diminuée/7e de dominante, que supportait cet enchaînement fonctionnel, fournit l’oscillation du second membre (cette fois deux états d’une même fonction). Le matériau de la partie B, dont le principe est entièrement exposé quand arrive la mesure 139, serait donc dilatation de ces dernières mesures, ou du moins c’est à partir d’elles que le compositeur définit le matériau de la partie suivante, un de ces « regards au microscope » dont Debussy a le secret pour dévier l’espace sonore. L’une des implications de cette dilatation, implication d’une résonance capitale dans une page qui joue de la couleur tonale comme de lumières, sera la couverture modale offerte pour chaque accord (ou chaque membre du thème). La première incise du premier membre du thème de fanfare se déroule en mode de Ré sur laƄ, la seconde en mode de Sol sur siƄ, suivant le principe de tonalisation que nous avons exposé plus haut ; le second membre, lui, plus stationnaire, sonne en mode de Sol sur mi. Le poids ainsi accordé à chaque empreinte harmonique les défonctionnalise : ils ne sont plus que pôles sur lesquels s’articule le plan « tonal » de cette partie, que nous pouvons observer à l’exemple 841.
37Par-delà la lisibilité symétrique des trois séquences, cet exemple révèle une articulation en miroir des composants harmoniques. L’essentiel du matériau est donné dans la séquence 1.
38La séquence 2 récupère l’accord c, qu’une lecture enharmonique fait apparaître comme un renversement transposé de a, permettant e par duplication de l’enchaînement entre a et b (ex. 9). En revanche, l’accord b’ marque une rupture dans le processus de transposition qui empêche la séquence 2 d’être l’exacte reproduction de la séquence 142. Les rapports de résolution étant, eux, parfaitement reproduits au niveau de chacun des membres, on peut remarquer que la résultante de ce schéma harmonique fait que la séquence 2 sera alimentée par les composants inversés de ceux de la séquence 1, créant avec la séquence 3, qui est reproduction de la séquence 1, un phénomène d’ancrage en miroir (représenté par les flèches dans l’exemple).
39La section a’ (séquence 3), sommet du grand crescendo orchestral qu’offre la partie B en son entier, réinjecte, nous l’avons vu, divers éléments qui appartiennent à la partie A, en les inféodant totalement à l’univers harmonique du thème de fanfare. Il est temps maintenant de faire leur connaissance.
DISTRIBUTION
40La première partie de « Fêtes » utilise quatre idées principales (ex. 10 à 13). Debussy se sert de ces quatre idées pour bâtir un matériau n’existant que par leur combinatoire. Pas de thèmes vraiment isolés ici, mais une matière musicale dont l’épaisseur et la motricité sont déterminés par addition/fusion/soustraction de ces idées, comme une glaise déformée et reformée d’un coup de pouce.
41La cellule x (ex. 10), c’est le rythme pur, tendu et impatient au début de la pièce, elle l’irrigue comme un sang vif. Au début de la partition, elle propose une division du mètre en deux blanches dans une accentuation fournie par la figure triolet-noire, inversion d’une construction accentuelle traditionnelle (anacrouse-accent)43. Insécable présentée ainsi, nous en retiendrons cependant deux composants : le triolet proprement dit (x1), la noire et la croche en triolet (x2) ; ce qui nous permettra de mieux apprécier ses divers contacts avec d’autres thèmes.
42Le thème 1a44 (ex. 11) – appellation abusive après ce que l’on vient d’écrire, mais juste quant à son impact sur l’oreille –, est une courbe vive en arsis/thésis/repos-stationnaire. Sans terminaison vraie, il est élément propulsif, témoin et révélateur d’une orientation modale, toujours en mouvement45. Ce mouvement se manifeste par l’adéquation de ce thème avec le mètre. Sa première présentation (ex. 11a) montre un certain gauchissement de son « calage » métrique provoqué par la qualité et la quantité de ses figures mélodiques. Les deux premiers triolets ascendants, entendus comme anacrouse, font espérer un temps fort sur la première broderie (changement de figure) qui est placée ici sur le quatrième temps. Seul l’élément de repos (3e mesure du thème) semble parfaitement cadrer avec le mètre, finissant par étendre l’impression d’anacrouse sur la somme arsis-thésis de la courbe, élan rythmique qui élargit le temps de la cellule x et le contredit. La seconde présentation de ce thème (mes. 29, ex. 11b) le propose dans un nouveau mètre à 9 : la ligne de broderies a une unité de moins, présentant un temps fort là où on l’attend. Mais c’est maintenant la désinence qui est bancale, forçant une lecture à deux temps, en hémiole par rapport au fond rythmique des cordes. La troisième présentation46 (ex. 11c) ajoute une unité aux triolets de l’arsis à 0, résolvant le problème précédent – et reprenant la même périodicité dans la désinence que celle donnée par la première présentation du thème – pour en héberger un autre à nouveau. En résumé, ce thème donne l’impression de toujours courir après un cadre temporel, ou, plus exactement, de chercher à échapper à celui qui est proposé, ce qui lui confère cette liberté propulsive dont il fait son identité.
43Le motif α (ex. 12) est à l’harmonie ce que la cellule x est au rythme. Si cette dernière est le sang de « Fêtes », le motif α en est la veine. Formé de deux tierces majeures rythmées par une figure de broderie, qui fait de la première tierce l’appoggiature de la deuxième, il est toujours porteur d’un sens harmonique fort.
44Enfin, le thème 2a (ex. 13), toujours combiné de quelque manière que ce soit au thème 1a, est une succession d’accords de 5te dans une marche descendante dupliquant les fonctions I-V sur une ligne (la-sol-fa♯) qui contredit tout en la faisant scintiller la tonalité locale (La majeur). On retiendra deux composantes : la succession mélodique d’intervalles de 4te et 3ce (mi-si-ré-la-do) et son surlignage diatonique (mi-ré-do) ; le mouvement d’une ligne chromatique descendante induite par l’état alternativement majeur et mineur des accords. La prolongation de ce thème, que nous appellerons 2h (h = harmonisant ; mes. 29, ex. 13b), ne retient que les trois premiers termes harmoniques du thème 2a en les assujettissant au mode de Sol sur la, proposé par le thème 1a. Ces trois accords, repris par permutation circulaire, auront pour résultante mélodique la torsion du surlignage diatonique présent en 2a, qui devient ici mi-ré-si. Cette prolongation du thème 2a est une couche harmonisante qui établit une motricité périodique (à la mesure) et sert d’écrin au thème 1a, et laisse, sous celui-ci, deviner sa présence par un jeu de masques assez proche de celui que nous avons déjà rencontré dans « Nuages ».
TRAJECTOIRES
45Au risque de démontrer à nouveau un processus déjà exploré dans la section d’élaboration de « Nuages », nous allons nous pencher sur le mécanisme qui régit l’introduction de « Fêtes » (la phase d’approche). Le processus d’auto engendrement est ici quelque peu différent. En effet, alors que « Nuages » utilisait des facteurs induits mais exogènes au matériau proprement dit pour alimenter la projection, « Fêtes », comme nous l’avons écrit plus haut, repose sur une combinatoire d’idées indépendantes pour modeler un flux continuel, agissant ainsi sur la direction du matériau. Le principe d’irruption sera retenu, dans cette projection, soit comme changement brusque de la direction – comme à la mesure 39, qui balaie d’un revers de main ce qui vient d’être dit –, soit comme indices qui infléchissent la trajectoire du matériau, ce sur quoi nous allons nous pencher maintenant.
46L’exemple 11 montre une variable sur la phase de désinence du thème 1a. Ponctuation suspensive à la mesure 31 (exposition ; ex. 11b), cette désinence possède une nature propulsive latente lors de la première présentation du thème (ex. 11a). L’événement se situe aux mesures 5 et 6. À la mesure 5, la cellule x entre en contact direct avec la désinence du thème 1a, opérant une fusion de deux idées jusqu’alors indépendantes. On remarquera que cette désinence présente par anticipation le profil mélodique du motif α, qui sera énoncé aux trompettes dans la mesure suivante. Ce motif α, comme un rejet de ce qui vient d’être entendu, « crève » le tissu orchestral par son timbre et entraîne la transposition de la désinence, recolorée par une harmonie de 9e de dominante sur réƄ. Double convergence, cet événement, très rapide, est répété deux fois, et devient oscillation périodique comme pour imprimer à l’oreille l’annonce d’une nouvelle direction. À la mesure 9, changement brusque d’éclairage et début d’un second palier qui repart pianissimo aux cordes graves divisées (altos/violoncelles/contrebasses) générant une rupture timbrique extraordinaire avec le « tableau sonore » précédent.
47Afin de mieux comprendre les trajectoires du matériau musical dans ce second palier, nous allons étudier séparément les deux composants qu’il abrite : l’un harmonique, l’autre mélodique. Commençons par l’harmonie.
48Ce sont les deux facteurs qui avaient infléchi la direction du thème 1a (x et α) qui, cette fois, s’agrègent. La courbe mélodique d’a est élargie, aplanie, chacune des notes de la broderie adoptant la périodicité de la cellule x en l’abritant. L’accord de 9e qu’a venait de proposer au palier précédent s’officialise en générant un nouveau pôle tonal : RéƄ. Cette pâte sonore nouvelle comporte trois phases de deux mesures chacune. La première phase se focalise sur l’élément de broderie propre à α, harmonisé par la prolifération de l’accord de 9e initial ; Debussy y ajoute un élan anacrousique (la♯-siƄ à la basse) pour sa redite, toujours harmonisé par des 9e de dominante (mes. 9-10). La deuxième phase reprend l’élément de broderie, mais gomme l’élan anacrousique pour ne retenir qu’un de ses pôles harmoniques dont la quantité rythmique est « égalisée » sur celle des harmonies précédentes (siƄ à la basse ; mes. 12) et crée ainsi une nouvelle périodicité harmonique sur trois mesures (mes. 11 à 13) en prenant le réƄ comme pivot. La mesure 14, dont l’harmonie est identique à celle de la mesure 11, laisse supposer la reprise de cette périodicité, ou, plus probablement avec Debussy, une redite variée de celle-ci. Mais l’irruption du palier 3 (mesure 15) fait avorter cette architecture potentielle, geste d’effacement qui concourt à la rapidité de la succession des événements musicaux dans une mise en scène basée sur le principe d’évitement. À la mesure 13, cette périodicité harmonique de trois mesures entre en conflit avec celle du thème 1a. En effet, nous observons que la carrure harmonique de ce second palier est de 2+3+1 […] mesures ; quand celle du thème 1a est de 0+0+2+2. La troisième (et dernière) mesure de « l’objet » harmonique nouvellement créé se superpose ainsi à la première de la désinence du thème 1a (désinence qui représente la troisième phase de ce palier), provoquant un déphasage entre les composants harmoniques et la composante mélodique, dichotomie dont l’effet sera essentiellement propulsif.47.
49Attachons-nous maintenant au composant mélodico-thématique de ce même palier. Le thème 1a y est totalement inféodé au mouvement harmonique des cordes, sorte de surlignage modal qui, par-delà l’harmonisation en faux-bourdon de la strate inférieure, précise une couleur en mode acoustique sur la tonique réƄ. On observe que ce thème s’est déplacé par rapport aux axes sur lesquels il était apparu dans la section précédente. Au premier palier (mes. 1 à 8), il proposait un mode de Ré sur fa ; la courbe arsis-thésis était contenue dans un ambitus de septième allant de la tonique à la sous-tonique, découvrant en filigrane une large broderie (fa-miƄ-fa) qui focalisait cette courbe sur la tonique du mode (ex. 11a ; notes entourées).
50Au second palier48, cette broderie touche la quinte du mode proposé (laƄ-sol-laƄ), la note extrême de l’ambitus, le sol♯, étant la « signature » de ce mode acoustique. On remarque que la force harmonique du segment doƄ-réƄ-sol♯, dans cette mutation du thème, finira par infléchir à son tour la répétition de la désinence à la mesure 14 (ex. 14). En comparant les mesures 11 et 14, on décrypte aisément la crase opérée par Debussy dans cette dernière, qui sonne comme un raccourci des éléments apportés par ce palier.
51Au chiffre 1 (mes. 15), seconde étape du grand crescendo orchestral commencé lors de la rupture d’intensité à la mesure 9, le palier 3 efface l’orientation modale acquise en la diluant dans l’imprécision de polarité apportée par une gamme par tons. Cette gamme par tons peut être considérée comme la résultante horizontale d’une prolifération des quartes augmentées contenues dans chacun des accords du palier précédent, ainsi que de celles mises en exergue par le thème 1a. On note que les deux transpositions de cette échelle abritent également, ici, un « démontage », une organisation en strates des composants du thème 1a. La désinence, dès l’origine filtrée par la cellule x, acquiert son autonomie en même temps que x2 inonde les vents. Cette projection verticale des éléments participe à cette sensation de temps figé et turgescent que donne ce palier. Après une telle progression, seule la rupture est possible (de palier en palier, chaque rupture croît en force). Le motif α, dilaté aux cuivres (mes. 23 ; « le double plus lent »), surgit en déchirant la texture précédente (plan violent et cru) propulsé par la réaffirmation du pôle et de la couleur modale du second palier (mode acoustique sur RéƄ). Le motif possède encore les contours mélodiques de son précédent contact avec la désinence du thème 1a – le premier temps de cette mesure en exporte le profil mélodique. La harpe sera chargée, mouvement de cape d’un prestidigitateur, de corriger l’orientation modale dans un mode de Sol sur réƄ, préparant ainsi le terrain tonal du thème 1a (mode de Sol sur la).
52Après cette analyse linéaire de l’introduction, qui avait pour but de démonter pas à pas le mécanisme d’interactions des éléments construisant une trajectoire49, observons en prenant du recul le résultat de ces enchaînements sur le plan tonal.
53En dehors du « brouillage » modal que présente la gamme par tons, l’introduction définit deux pôles : Fa et RéƄ, en insistant sur le second. Deux pôles qui, avec le La défini dans la section suivante (exposition), forment l’ossature tonale de « Fêtes » (cf. graphique 2). Deux tierces majeures entourent le La, tonique. Le schéma en quinte augmentée (fa-la-réƄ), propre à la gamme par tons, par essence atonale bien que polarisable, donne au plan tonal de « Fêtes » un côté « exotique » au sens étymologique du mot50.Toutefois, la place qu’occupe le pôle RéƄ dans le plan formel de l’œuvre (cf. graphique 2) peut nous le faire percevoir comme une sous-dominante par subrogation ; de même, le Fa occupe les endroits-clés d’une dominante. En prenant une architecture tonale classique (tonique/sous-dominante/dominante), on peut avancer l’hypothèse que les notes tonales de La majeur, ton principal de la pièce, aient subi une torsion : la sous-dominante vers le bas (ré devient réƄ), la dominante vers le haut (mi devient fa).Ainsi, le plan fa-La-réƄ représenterait une contraction des extrêmes du plan habituel mi-La-ré51. Le plan tonal classique aurait alors subi une contraction pour être rétabli dans sa « normalité » à la fin de la première partie, à partir du deuxième énoncé du thème 2b dans le développement 1 (mes. 63 : pôle tonal sur La), découvrant de cette façon un mouvement sur les pôles tonals eux-mêmes52. Le graphique 2 montre également que la transition (Bifurcation) résume à l’envers le plan tonal de l’introduction ; retour au point de départ pour repartir dans une autre direction, celui d’une tonalité dégrisée ?
TRAVELLINGS
54Parmi les termes que nous avons choisis pour baptiser les différentes sections de « Fêtes » (cf. graphique 2) – termes qui traduisent la perspective cinématographique dans laquelle nous plaçons la partition –, on sera peut-être étonné de lire entre parenthèses le mot « développement » pour un compositeur chez qui l’on prononce habituellement qu’il n’y en a pas. Nous défendrons cependant ce terme sur deux points.
55Le premier, qui replace le principe d’un geste traditionnel dans la facture d’un développement hérité du xixe siècle, est l’organisation en séquences transposées que propose l’Éloignement 2 (développement 2e section) des éléments musicaux présentés dans l’Éloignement 1 (développement 1re section). Cette façon de brasser les transformations thématiques en leur attribuant une fonction propre à décrire une trajectoire locale (harmonique et/ou tonale) formant un tout.53 n’est pas un acte de nouveauté.
56Le second point, en revanche, dépend de la perspective induite par le regard porté sur le matériau musical (phénomène que nous avons abordé plus haut) qui introduit une notion d’espace en trois dimensions sur l’idée musicale observée, faisant intervenir deux nouveaux facteurs : l’orientation et la profondeur54. Le problème est alors de déterminer si, dans cette optique, le matériau est réellement travaillé ou bien seulement transfiguré. Sur le principe de cette orientation qui implique un déplacement autour de l’idée musicale réduite à l’état d’objet, nous tranchons nettement en faveur de la seconde solution. Les principaux thèmes de « Fêtes » ne sont chacun, en réalité, qu’un unique objet musical observable depuis plusieurs lieux. De même qu’en faisant le tour d’un objet (ou en le retournant) on observe un angle qui redéfinit la nature et la forme de l’objet, Debussy construit une thématique transformable qui est à la fois autre et même. Seule la notion de distance est à retenir comme facteur développant, notion tout à fait neuve à l’époque des Nocturnes.
57Le développement 1 expose deux métamorphoses thématiques : celle du thème 2a puis celle du thème 1a, respectant l’ordre de leur apparition dans l’exposition – où la thématique se définissait comme matière due à la concomitance de ces deux idées –, tout en dilatant l’espace qui leur est alloué. L’exemple 15 montre la relation qui existe entre le thème 2a et le thème 2b. Le point de départ de ces deux idées (ou plutôt des deux formes de cette idée) est une matrice (intervalle de 5te la-mi) qui peut héberger soit un contenu harmonique (thème 2a = successions d’accords majeurs/mineurs) soit un contenu mélodique (thème 2b). Le point de convergence entre ces deux options est le chromatisme, résultante de la succession harmonique du thème 2a (cf. supra, p. 179), il sera repris comme profil mélodique et matière identifiable dans le thème 2b. Debussy nous livre avec ce passage une fascinante leçon d’écriture du mouvement : le thème est ici un tout indissociable, une matière vivante. Le chromatisme des cordes (de do à mi) profile la future désinence du motif joué au hautbois (mes. 54-55 / 58-59) qui, d’abord stationnaire (deux élans sur une 3ce mineure) est percuté par l’énergie accumulée dans la strate confiée aux cordes. En regardant l’harmonie de ce thème, on s’aperçoit que les accords proposés à la mesure 55 sont une relecture permutée de ceux que l’on aurait obtenus en transposant sur Fa – pôle élu du début de cette section – le thème 2a (accords f et g de l’ex. 15)55. Pour cet exemple, l’accord g est donné de façon théorique, en suivant la logique de construction périodique de l’harmonie (1 accord majeur/1 accord mineur) du thème 2a. Dans le thème 2b, ce même accord est présenté sous forme d’une 7e de dominante (+6) appoggiature du suivant (2e renversement de 9e de dom.) qui harmonise le la du hautbois. On constate, sur les deuxième et troisième temps de la mesure 55, un phénomène de congruence harmonique entre les notes énoncées aux violons (mi-ré) et les fondamentales des accords (ré-do), mettant en exergue le surlignage diatonique que nous avons dégagé plus haut dans la lecture du thème 2a. De plus, les basses (la-do) s’ajoutant aux dernières notes de la ligne des violons (mi-ré), on obtient sur ces deux temps la compression du « cadre » dans lequel se déploie le motif du hautbois (la-do-ré♯-mi ; cf. accords d et (f) de l’ex. 16)56. La première incise du motif du hautbois apparaît alors comme un jeu de dilatation/contraction des basses la et do qui harmonisent ici sa future désinence. En superposant ainsi le début du motif à sa propre fin, Debussy augmente l’aspect circulaire que l’on ressent à l’audition de ce thème. Les exemples 16 et 17 révèlent la redistribution des accords produits par la somme des deux transpositions (sur La et sur Fa). Les accords a, d, e et d, e, g, en prenant d et e comme pivot des deux transpositions (d étant le dernier accord n’appartenant qu’à la transposition sur La ; e, sous deux formes [majeure ou mineure] appartient aux deux, dernier accord en La, premier en Fa) jouent de leur affectation accentuelle dans la métrique comme facteur variationnel à valeur développante.
58Par la dissociation et l’étirement des lignes, Debussy nous offre ici une vision de l’objet thématique premier regardé à travers un objectif de focale courte, ce qui en exagère la profondeur de champ. C’est le téléobjectif qu’il choisit pour le thème 1b, avec l’écrasement typique des plans que produit cette focale. Pour Debussy, cette idée va se concrétiser (mes. 70 sq.) en tassant les composants du thème d’origine par un procédé de verticalisation. Deux lignes, l’une (bois) d’une périodicité double de l’autre (violons-altos), se déploient dans un miroir de l’axe fa♯-do♯. Chacune de ces lignes décrit également le miroir horizontal de la courbe arsis-thésis du thème originel (ex. 18) : la transposition théorique de celui-ci sur Fa♯ – donnée entre parenthèses dans cet exemple – permet de se rendre compte du retraitement de la matière musicale. Les bois exploitent le premier segment de 5te de l’arsis du thème (fa♯-do♯ ; squelette fa♯-la[♯]-do♯) présenté d’abord par mouvement contraire, quand les cordes se réfèrent plutôt à la tête de la thésis (squelette mi-do♯-[la]-fa♯, ici renversé : fa♯-mi-do♯). On reconnaît également aux cordes le motif α, qui s’est légèrement déplacé par rapport au point de contact qu’il avait précédemment établi avec le thème 1a. Enfin, le rythme aux bois est directement issu de la cellule x. Cette convergence absolue des éléments n’est pas sans rappeler la contraction de plans verticaux déjà rencontrée au troisième palier de l’introduction. Ainsi, cet Éloignement 1, en dilatant les plans linéaires de l’exposition, propose aussi une perspective en volte-face sur la trajectoire globale atteinte jusqu’ici.
59La retransition, qui abrite successivement le thème 1a et l’une des deux lignes du thème 1b, résume, tout en l’accélérant, le renversement de perspective connu dans la première partie de « Fêtes », en même temps qu’elle confirme la relation thématique par la proximité de (re)présentation de ces thèmes. Le développement terminal, qui traite en extension l’idée qui ouvrait la transition57, abrite un souvenir du thème 2b, autre raccourci-référence à la première partie, contractant encore plus, et d’une autre manière, l’espace qui séparait le thème 2b et la transition, en écrasant totalement les plans de cette dernière.
60Jeux de pistes ; effacement de lieux reparcourus.
61Gommages…
62À la fin de la coda (mes. 274-fin), dans un processus d’élimination de plus en plus resserré entre cordes et timbale58, axé sur un gel de la tonique, Debussy efface peu à peu les composants du motif x, qui finit par s’évanouir dans un coup de cymbale ppp. Idée inouïe.
63Tissages…
64La dispersion s’articule quant à elle sur les mêmes principes d’ébauches fugitives, de jeu avec la mémoire, rencontré à la fin de « Nuages ». La section « un peu retenu » (mes. 252) dévoile, par la citation du thème 2a dans ce tempo, une troublante ressemblance avec le deuxième membre du thème M de « Nuages » (mes. 3). Quant aux mesures 270-271, elles présentent l’extinction du motif α aux trompettes (les cors récupérant la résonance), qui, dans cette présentation contractée, révèle sa parenté avec l’un des motifs de « Sirènes ». Unité de l’œuvre, nouvelle circularité, une autre histoire,
mémoire…
… recommencée…
… toujours.
« […] la musique, c’est du rêve dont on écarte les voiles59 »
Notes de bas de page
1 Ἔστιν ἄρα ἐξ ἀνάγκης τὸ μή ὂν ἐπί τε κινήσεως εναι καί κατὰ πάντα τὰ γένη. Kατὰ πάντα γὰρ ἡ θατέρου ϕύσις ἕτερον ἀπεργαζομένη τοῠ ὄντος ἕϰαστον οὐϰ ὂν ποιεῖ, ϰαὶ σύμπαντα δή κατά ταῡτα οὕτως οὐϰ ὄντα ὀρθῶς ἐροῡμεν, ϰαὶ πάλιν ὅτι μετέχει τοῦ ὄντος, εἶναι τε ϰαὶ ὄντα. (Platon, Le Sophiste, XLI, 256d-e, trad. Émile Chambry, Paris, Garnier-Flammarion, 1969)
2 « L’orchestre du premier est représenté par des cordes ; le second par des flûtes, quatre cors, trois trompettes et deux harpes, le troisième réunit ces deux combinaisons »
3 Les textes de Debussy sont tirés, sauf indications contraires, de la correspondance générale du compositeur éditée par François Lesure (Correspondance 1884-1918, Paris, Hermann, 1993).
4 Concerts Lamoureux, 9 décembre 1900, sous la direction de Camille Chevillard. La création complète des Nocturnes aura lieu, sous la direction du même chef, dix mois plus tard.
5 S’attacher aux indices livrés par Debussy dans ces versions préliminaires pour les reporter à la partition actuelle des Nocturnes, comme on le fait souvent, me semble assez discutable. Ces indices éclairent les différentes étapes de l’œuvre, capitales certes, mais qui ne sont plus que traces des Nocturnes que nous connaissons. En premier lieu, l’orchestre du second mouvement décrit par Debussy pour la version concertante n’est pas tout à fait celui de « Fêtes », où les bois et les cuivres, bien qu’ayant un rôle prépondérant, ne sont pas plus importants que les cordes. Au stade des hypothèses, on pourrait aussi avancer que « Fêtes » ait pu être le finale de la version 1894, le mouvement qui « réunit ces deux combinaisons ». On remarquera que dans la lettre adressée à Eugène Ysaÿe, aucune allusion n’est faite à la voix ; « Sirènes » est sans doute un mouvement totalement né des années 1897-1899, plus que le remaniement d’un précédent (le deuxième de 1894) ? Devant de telles interrogations, que « Fêtes » soit le « scherzo » de l’étape concertante, comme l’avancent quelques musicologues, ne me convainc guère. Le caractère de la pièce (tempo, mètre, etc.) pourrait faire illusion, mais la forme ne fonctionne pas (la présence d’un « trio » que constituerait le cortège est à lui seul un argument bien faible). Suivre Debussy dans la direction qu’il nous propose où le principe qui articule le matériau induit une propulsion formelle neuve me paraît beaucoup plus sain. Enfermer l’imaginaire de Debussy dans le confort du connu est une démarche déjà accomplie en son temps par Vincent d’Indy ; laissons-lui ce privilège.
6 « […] une retraite aux flambeaux le soir, au bois… j’ai vu de loin, à travers les arbres, approcher des lueurs et la foule courir vers l’allée où le cortège allait passer. Puis… les cavaliers de la Garde républicaine, resplendissants, les armes et les casques illuminés par les flambeaux, et les clairons qui sonnaient leur fanfare. Enfin, tout cela s’éteignant, s’éloignant. »
7 « Je m’étais accoudé à la balustrade du pont. La Seine, sans une ride, comme un miroir terni. Des nuages passaient, lentement, sur un ciel sans lune, des nuages nombreux, ni trop lourds, ni trop légers : des nuages, c’est tout. »
8 Bien qu’engagé dans une tout autre direction, beaucoup plus à résonance philosophique, Mahler connaîtra les mêmes difficultés à vouloir expliquer ses œuvres sans les trahir.
9 « Le poème est centre de la musique, mais il est devenu absent de la musique, telle la forme d’un objet restituée par la lave, alors que l’objet lui-même a disparu » (« Dire, jouer, chanter », in Points de repères, p. 382).
10 Dans le domaine de l’opéra, on trouvera un bel exemple de ce « travelling sonore » au début du IIIe acte de Tannhäuser (scène 1) où l’orchestre passe du plan Elizabeth-Wolfram à celui des pélerins pour revenir au couple précédent.
11 On notera que Dukas entend par « expression sensible » une démarche d’un ordre narratif ou descriptif ; ce n’est pas, bien entendu, en ce sens que j’emploie plus haut le terme « sensible ».
12 Paul Dukas, Chroniques musicales sur deux siècles (1892-1932), p. 145.
13 Oὐϰ ἄρα ἀληθῆ ἄρτι ἐλέγομεν λέγομεν λέγοντες ῶς πλείστα μέρη ἡ ἴσα, ὡς ἔοιϰε, τῷ ἑνί οὔτε γὰρ τὸ ὂν τοῡ ἑνὸς ἀπολείπεται, ἀλλ' ἴσα, ὡς ἔοιϰε, τῷ ἐνί οὔτε γὰρ τὸ ὂν τοῠ ἑνὸς ἀπολείπεται οὔτε τὸ ἓν τοῠ ὄντος, ἀλλ' ἐξισοῠσθον δύο ὄντε ἀεὶ παρὰ πάντα (Platon, Parménide, XIV, 144d-e, trad. Luc Brisson ; nouvelle traduction inédite Paris, Garnier-Flammarion, 1994)
14 Les exemples notés n’auront pour but que de clarifier une explication. Le lecteur devra par conséquent se référer à la partition aussi souvent que possible (éd. Jobert rev. 1964 [Schott] ; éd. Durand rev. Denis Herlin [série V vol. 3] 2000).
15 Nous nommerons les deux thèmes par l’initiale de leur attribut : M = mobile, S = statique.
16 La juxtaposition d’un rythme rapide et de valeurs longues entre pour beaucoup dans l’aspect projeté du matériau, rendant impossible toute « capture » métrique.
17 Bref passage au IV qui devient II d’un relatif éphémère ; seule en fait compte la trajectoire mélodique utilisée ici comme geste rythmique.
18 Composé uniquement d’accents-désinences sur deux paliers, on notera que la répétition de chaque membre du thème pouvait fournir l’illusion d’une courbe à quatre phases : élan-accent-désinence-repos.
19 Cet ambitus peut être regardé comme somme des intervalles-structures de chacun des thèmes (fa♯-si + si-fa♯), lus de façon concentrique.
20 Nous entendons par tonalisation le principe selon lequel un accord peut générer une échelle modale en correspondance avec son sens harmonique établi par la qualité de ses composants intervalliques.
21 Nous étudierons un autre cas de ce type de trajectoire dans « Fêtes ». Notons au passage que cette façon de dévier le matériau en partant d’un principe variationnel par auto engendrement était déjà exploitée dans le Prélude à l’après-midi d’un faune.
22 Notons que l’aboutissement sur ce pôle est souligné par la nuance indiquée.
23 Ces deux mesures correspondent aux mesures 14-16, thésis et repos de la phase d’élaboration de M précédemment étudiée.
24 Ceci suppose que cette mesure soit focalisée sur le pôle général SiƄ, ce que la réalisation harmonique et accentuelle semble confirmer.
25 Le second accord de cette mesure (ré♯-solƄ-laƄ), qui joue un rôle d’accord-broderie, n’en est pas moins composé de trois notes entrant dans la gamme par tons suggérée à la mesure 33. Ultime référence à ce qui vient de se dissoudre (après l’accord laƄ-do-mi-sol, à structure de 5te augmentée déployé en a’), il témoigne de cette circularité debussyste faite de poussières éparses.
26 Relevons que cette période ressemble étrangement, par son double élan, aux premières mesures du thème M, lues mélodiquement par mouvement contraire.
27 Reprise avec une variation de la couleur harmonique (mode de La sur si), la thésis des mesures 27-28 inclut la figure de broderie, montrant une autre participation des composants de M comparée à celle proposée à la mesure 14. La phase de repos est, quant à elle, exactement reproduite au niveau rythmique : la variation est harmonique (9e de dom. + 1er renversement d’un accord de 7e et 5te diminuée à la mesure 15 ; deux accords 5 pour la mesure 31). L’oscillation de tierce que présente les fondamentales demeure.c
28 Le second membre (b) n’avait pas été réentendu depuis les mesures 3 et 4. La présence de θR’, nous a fait choisir de nommer cette section M1 sur le plan, ce qui pourra paraître discutable au regard de la quantité des composants du thème M cité ici, quantité qui correspond à celle donnée au début de la partition ; un choix s’imposait.
29 À la mesure 13, l’arsis, dépendant du premier membre, ne peut naître que de lui et recouvre la citation du second membre. Ici, l’arsis est « absorbée » par la présence du second membre : effet de perspective mais aussi jeu de masques.
30 Nous appelons motif S la ligne confiée au cor anglais ; S désigne l’ensemble de l’idée thématique.
31 Notons la méfiance que Debussy montre en cet endroit envers les interprètes : l’indication « sans retenir », confirme que l’écriture rythmique du compositeur, très précise, suffit à générer le ralenti. Maîtrisant ainsi le débit de la pièce, rares seront les indications précisant dans « Nuages » une fluctuation du tempo. De même, le nombre de mesures allouées à chaque élément et/ou chaque événement musical présente en lui même une formalisation de la partition par la durée d’où ressortent plusieurs points (cf. graphique 1) :
1) Dans la partie A, la stabilité de M et M’ (10 mesures) par rapport à l’imperceptible croissance de S1 et S2 ;
2) La « symétrie » qu’abritent l’Élaboration et la Liquidation 1 pour M et S [4+6 / 6+4] ;
3) La Liquidation 2 « récupère » en durée les 8 mesures de S2 pour S (traité dans un autre axe variationnel étudié dans ce texte) reproduisant ainsi la même séquence de mesures [8+6+4] que celle présentée, sur les mêmes éléments thématiques, à la fin de la partie A ; elle accueille, enfin, lors de la dispersion, S sur 4 mesures, le nombre-type de M, renforçant sur ce critère encore la dialectique opérée entre les idées motrices de « Nuages ».
32 Ce qui justifie « l’agitation » de l’ondulation des cordes, qui n’est ici que projection harmonique d’un motif à valeurs rythmiques brèves. Do♯ devient appoggiature du ré ; mi appoggiature du fa.
33 Comme toute idée debussyste, ainsi que nous l’avons évoqué plus haut, le thème s’élance deux fois avant de révéler un devenir possible. Ces devenirs sont ici doubles : le premier permet de gagner le pôle de sol♯ (mes. 69), l’autre (mes. 77) simule le reflet du premier membre de M en figeant sur une oscillation harmonique l’idée de la mesure 69, la privant ainsi de toute directionnalité.
34 Cette recherche de centrage d’un mouvement oscillatoire se retrouvera dans « Bruyères » (Préludes, livre II).
35 La flûte, que l’on n’avait pas entendue depuis la mesure 6, deviendra timbre porteur du thème Ba, comme le cor anglais l’était pour S. Nous soulignerons ici la très belle irisation sonore de la flûte que fournit le timbre de la harpe, dans une écriture en attaque-résonance
36 Réflexe encore tout à fait acceptable pour Debussy à cette époque, que de situer une seconde partie à la dominante de la première. De plus, joué seul, ce thème ne sonne pas du tout en Ré♯ modal ; les pôles qu’il définit gravitent assez clairement autour d’une tonique Fa♯.
37 Oὐϰοῠν ἧ ἕτερον εἶναι πέπονθεν τῶν ϰαὶ τἆλλα ἐϰείνου ὡσαύτως, ταύτη ταὐτὸν ἂν πεπονθότα εἶεν τό τε ἕν τοἰς ἄλλοις ϰαὶ τἆλλα τᾡ ἑνί (Platon, Parménide, XVI, 147c-d, trad. Émile Chambry, Paris, Garnier-Flammarion, 1967)
38 Ce que supposent les termes employés dans la notice rédigée en 1900 par Debussy et citée supra, p. 160.
39 Une autre analyse peut considérer les deux derniers accords de la mesure 111 (qui occuperont, en hémiole, la totalité des mesures 114-115), comme la duplication, en marche, des deux accords précédents transposés dans la couleur du relatif de la dominante (La♯ mineur - accord de 7e et de 5e dim./ accord +4 altéré avec appoggiature de la 6te et enharmonie de la sensible [ici écrite la♯]). Cette lecture permet de considérer la prolifération, à ce niveau, des fonctions II-V que nous retenons comme racine de la partie B. Les deux interprétations que j’ai retenues ici pour ce passage (en Fa♯ ou sur le binôme Fa♯/La♯) convergent vers l’impression d’une volte-face founie par l’arrivée de la partie B, arrêt d’un mouvement endogène et irruption d’un mouvement extérieur.
40 Le thème de fanfare proprement dit, énoncé par les trompettes avec sourdines, présente une écriture à trois voix serrée, imitant celle des instruments naturels (cf. partie de 3e trompette). Les deux incises du premier membre (mes. 124-131) décrivent une courbe anacrouse-accent-repos, dans laquelle le repos exploite mélodiquement le mouvement contraire de la cellule de l’anacrouse (3ce-3ce-2de). Du point de vue rythmique, une cellule principale se dégage (crochetriolet de doubles), cellule qui inondera l’accompagnement dans la séquence 3.
41 Noter la ligne ascendante obtenue par les fondamentales des accords proposés, véritables pôles virtuels, et premier tétracorde d’un LaƄ modal non encore défini. Le début de la troisième séquence de la partie B (mes. 156 sq.) confirme cette orientation modale embryonnaire des deux premières séquences (mode de Ré sur laƄ).
42 Après l’accord e, l’équivalent transposé de c eût été do-ré♯-fa-la♯ (ex. 9 accord c’), où le la♯ serait entré en conflit avec la pédale.
43 Une anacrouse est ici rejetée sur la dernière croche de la cellule.
44 Nous ajoutons une lettre au numéro de chaque thème afin de différencier les « originaux » des « métamorphoses » : a = original, b = métamorphose.
45 Dans la partie B, devenu esclave de l’environnement harmonique du thème de fanfare, il remplira un rôle essentiellement rythmique par sa périodicité, qu’il resserre de plus en plus (cf. mes. 156-170).
46 Nous ne retenons ici que les formes adoptées par ce thème aux articulations fortes de la partition.
47 Dans la dernière section de la coda (mes. 265), Debussy présente un autre principe d’écriture déphasée. Les éléments y sont inversés dans leur hiérarchie par le biais du timbre et du registre. La motricité que partageaient les thèmes 1a et 2a imprègne la basse qui, fondée sur la chromatisation de deux 2des majeures (la-sol/la♭ [sol♯]-fa♯), bâtit une périodicité sur deux mesures à trois temps. Cette basse chromatique trouve son origine, à mon avis, plus dans le thème 2a et/ou 2h que dans le thème 1a. En effet, son profil chromatique (la-la-sol/ la-sol-fa♯) peut être facilement déduit de « l’écrasement » du surlignage diatonique du thème 2a (matrice mi-ré-do ; cf. supra, p. 179 et ex. 13), en même temps qu’elle adopte la périodicité courte de l’élément 2h. Le motif x, transplanté sur une ligne de percussion (tambour militaire), recouvre l’aspect figé qu’il avait au tout début de la partition, et fonctionne, lui, sur quatre temps en ajoutant une figuration de x2 (ici écrit sous forme d’une croche pointée-double croche), autre graphie de la transformation qu’il avait déjà subie dans la troisième séquence de la partie B (mes. 153 sq.). Cette référence renforce la symétrie de la partition dans une perspective très debussyste : un retour vers un « ailleurs ».
48 Une première impression, fugitive, pouvait nous faire croire à une transposition du thème en mode de Ré sur la.
49 Chez Ives (« Putnam’s Camp » dans Three Places in New England), voire, mais d’une autre manière, dans Petrouchka de Stravinsky, la vision de la fête est différente. Là où Ives choisit la photographie sonore d’un lieu, ayant recours au foisonnement d’une écriture hétérophonique, Debussy privilégie le mouvement, c’est-à-dire l’action sur l’image.
50 « En dehors de l’oreille », c’est-à-dire, dans le contexte présent, en dehors des conventions issues de la tradition tonale.
51 Nous le présentons ainsi plutôt que dans l’ordre du cycle des quintes (ré-La-mi) afin de « coller » avec l’ordre de présentation de ces pôles dans l’introduction. La retransition (mes. 174) semble corroborer cette hypothèse en présentant le ré♯ entouré de deux demi-tons. On remarque également que ce pôle Ré- encadre, dans des fonctions différentes, mais aussi instables avant qu’après, la partie B.
52 On remarque nettement les pôles La-Mi-Ré sur le développement 1 et 2, assortis d’une direction tonale forte que fournira l’enveloppe harmonique du thème 1b, immense préparation cadentielle à Mi majeur (cf. graphique 2).
53 Dans le développement 2, le thème 2b est stable et le thème 1b conducteur. Lors du retour de cet épisode (mes. 98), déviant ainsi la structure symétrique de ce développement, le thème 1b s’étend sur une longue dominante de Fa-majeur, IIe degré de la tonalité générale de cette section, offrant une stabilité harmonique qu’il n’avait pas dans le rôle directionnel qui était auparavant le sien.
54 Cette spatialisation du matériau musical marquera certains compositeurs de la seconde moitié du xxe siècle, comme Ligeti, pour ne citer que lui au sein de cet héritage debussyste.
55 Les accords donnés à l’exemple 15 représentent une matrice dont chaque terme porte une lettre (a, b, c, etc.). Dans les exemples 16 et 17, nous avons porté entre parenthèses les accords changeant de nature par rapport à la matrice (majeurs lorsqu’ils étaient mineurs dans la matrice, et vice versa). En revanche, nous admettons la transformation d’un accord majeur en 7e ou 9e de dominante comme un enrichissement de l’accord et non comme un changement de nature ; dans ce cas, ceux-ci ne sont pas portés entre parenthèses.
56 La présence d’un ré♯ sur le premier temps de cette mesure (55) renforce la démonstration, autorisant une lecture en biais – par rapport à la place des temps dans la mesure – des notes-composantes permutées du thème 2b (ré♯-mi/la-do). Mais, par son harmonisation, ce ré♯ se place tout de même hors cadre.
57 Cette idée, synthèse entre la cellule x et la basse obtenue au palier 2 de l’introduction (réƄ-miƄ-réƄ-solƄ ; mes. 11-13) présente une composante intervallique (réƄ-miƄ-solƄ, puis ré-mi-si) qui correspond à celle du thème 2h. Cette composante intervallique sera également celle de la basse lors de la citation du thème 1b dans la retransition (mes. 190 sq.) : encore une belle démonstration debussyste de convergence de référents.
58 Cette orchestration n’est pas sans rappeler l’élimination thématique que Beethoven réalise à la fin du deuxième mouvement de sa Troisième Symphonie.
59 C. Debussy, lettre au prince Poniatowski, février 1893.
Auteur
Bruno Plantard est pianiste de formation. Entré au CNSMDP, il y a fait ses études musicales couronnées par plusieurs premiers prix et a orienté sa carrière vers l’enseignement. Après avoir été maître de conférences à l’École polytechnique pendant dix ans, il a été nommé en 2000 professeur d’analyse (instrumentistes) au Conservatoire de Paris où il enseigne depuis 1993.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le Sens de la musique (1750-1900), vol. 1
Vivaldi, Beethoven, Berlioz, Liszt, Debussy, Stravinski
Violaine Anger (éd.)
2005
La Critique d’art au Mercure de France (1890-1914)
G.-Albert Aurier, Camille Mauclair, André Fontainas, Charles Morice, Gustave Kahn…
Marie Gispert (éd.)
2003
Passé présent
Le Moyen Âge dans les fictions contemporaines
Nathalie Koble et Mireille Séguy (dir.)
2009
La Croix et les hiéroglyphes
Écritures et objets rituels chez les Amérindiens de Nouvelle-France (xviie-xviiie siècles)
Pierre Déléage
2009