Chapitre 3. Prendre une décision politique durable
p. 59-75
Texte intégral
Monétarisation de la biodiversité
1Comme nous l’avons vu au chapitre 2 (voir supra, figure 4), l’enjeu consiste à prendre une décision qui tienne compte des conséquences économiques et écologiques et qui soit cohérente avec le cadre éthique choisi par la société.
2Une stratégie consiste alors à donner une valeur monétaire à l’état écologique pour l’intégrer aux critères économiques considérés par la décision politique. La finalité d’une telle monétarisation est la mise en œuvre d’une analyse appelée « coût-avantage » (une décision sera jugée rentable si la somme des bénéfices dépasse la somme des coûts).
3Cette approche par la monétarisation est en adéquation avec un impératif dominant de développement où l’efficacité économique devient un facteur déterminant dans la prise de décisions privées ou publiques. Dans ce cadre, une manière convaincante de plaider en faveur de la biodiversité est de mettre en évidence sa contribution au bien-être économique. Des travaux largement médiatisés se sont d’ailleurs placés dans cette perspective. R. Costanza et ses collaborateurs proposent, par exemple, une estimation de l’ensemble des services rendus par la nature à l’échelle mondiale et montrent que cette valeur, calculée pour 1997, est trois fois supérieure au PIB mondial de cette même année1. Cette analyse a suscité de nombreuses controverses mais elle a permis de mettre en lumière le poids de la nature dans l’économie. Plus récemment, une étude internationale menée par P. Sukhdev (The Economics of Ecosystems and Biodiversity)2 s’est employée à identifier les bénéfices économiques de la biodiversité sur le plan mondial. Elle montre notamment que les insectes pollinisateurs rendent un service agricole estimé à 153 milliards d’euros par an, soit 9,5 % de la valeur de la production agricole mondiale. Autre exemple, la ville de New York aurait économisé 6,5 milliards de dollars en rémunérant les agriculteurs pour que leurs pratiques deviennent compatibles avec la protection du bassin versant de Catskill.
4Techniquement, ces évaluations économiques sont possibles parce qu’il existe des méthodes de monétarisation, c’est-à-dire des outils permettant de donner une valeur économique à des éléments intangibles, comme la santé humaine, l’esthétique d’un paysage ou les bénéfices écologiques à long terme. Ces processus s’appuient sur l’existence de marchés réels ou fictifs, qui permettent de renseigner sur la valeur économique de l’élément étudié.
5Le cas le plus simple concerne les biens environnementaux faisant l’objet d’échanges marchand, notamment certaines ressources naturelles, comme les poissons ou le bois. Leur valeur économique est alors évaluée à partir de leur valeur marchande sur le marché réel : la valeur de l’écosystème marin est estimée via les revenus issus de la pêche, la valeur d’une forêt à partir des ventes du bois.
6Dans de nombreux cas, néanmoins, le bien ne fait pas lui-même l’objet d’une transaction marchande et sa valeur économique est évaluée à partir de ses liens indirects avec un marché donné. Plusieurs approches épistémologiques permettent d’estimer une telle valeur. La méthode des « fonctions de dommage », par exemple, fait un lien entre une modification de l’environnement (pollution) et ses conséquences (sur la santé). Plus précisément, elle évalue la valeur économique de la pollution à partir de son coût, comme le coût médical du traitement des maladies (hospitalisation, médicaments…) et le manque à gagner pour le secteur économique dû à l’incapacité de travailler de certains agents. Quant à la méthode des « prix hédonistes », elle repose sur l’hypothèse qu’il existe un lien entre le prix d’un bien et ses différentes caractéristiques. Ainsi, le prix d’un appartement dépend de sa surface, du quartier dans lequel il se trouve, de son orientation… mais aussi, parfois, de sa proximité avec des aires naturelles ou des jardins. Cette différence de prix indique que les agents attribuent une valeur à l’existence de ces espaces et renseigne sur leur valeur économique. La méthode des « coûts de transport » estime la valeur d’une forêt utilisée dans un cadre récréatif (promenade familiale, sports, observation de la flore, détente…) et dont l’entrée est gratuite, à partir du coût du moyen de transport emprunté pour s’y rendre (prix de l’essence, prix de l’assurance et de l’achat d’un véhicule personnel, prix du billet de train, valeur économique du temps perdu dans les transports…).
7Enfin, il est possible que le bien environnemental étudié ne soit rattaché à aucun marché réel direct ou indirect. C’est le cas, par exemple, des écosystèmes polaires, dont aucune production d’objets marchands n’est directement issue et dont personne ne profite de façon directe, si ce n’est quelques scientifiques. Or nous attribuons une valeur d’existence (voir supra, fig. 2) à ces écosystèmes. Pour mesurer et estimer économiquement cette valeur de non-usage, il est possible de faire appel à une évaluation contingente, fondée sur des questionnaires visant à estimer le consentement de la société à payer pour le maintien de l’objet d’étude (l’écosystème polaire, l’ours blanc…) (voir encadré 5). Plus ce consentement est élevé, plus la valeur économique de l’élément étudié est forte. Parce que c’est la seule méthode permettant d’intégrer la valeur de non-usage, et parce qu’elle est relativement simple à mettre en œuvre, de nombreux travaux de monétarisation reposent aujourd’hui sur des évaluations contingentes.
Limites de la monétarisation
8Cependant, de nombreuses critiques se sont élevées contre ces approches et mettent en avant les limites de l’utilisation de la monnaie comme étalon pour les biens environnementaux. Ces limites sont notamment dues à sa variabilité, qui se décline suivant trois niveaux :
- Variabilité dans le temps. La valeur de la monnaie varie selon les contextes sociopolitiques et tous les facteurs influençant l’inflation. Ainsi un euro en 2000 n’aura pas la même valeur qu’un euro en 2014. L’inflation est mesurée par l’indice des prix à la consommation, technique inadaptée aux biens environnementaux, mobilisant une échelle de temps plus longue que celle de l’économie réelle.
- Variabilité dans l’espace. La variabilité spatiale peut être compensée par la prise en compte des disparités de pouvoir d’achat entre les pays. Mais cela ne permet pas d’étudier correctement la valeur d’un bien environnemental défini à l’échelle mondiale.
- Variabilité dans la société. La valeur des gains ou des pertes dépend de la distribution des revenus. Les inégalités de revenu engendrent des perceptions différentes des priorités environnementales : les citoyens n’accordent pas la même valeur à la nature, rendant plus complexe sa gestion par le planificateur.
9Ces limites sont d’autant plus contraignantes lorsque l’on s’intéresse à un problème à large échelle et sur le long terme, comme c’est le cas pour la question de la biodiversité. À côté de ces difficultés techniques, la monétarisation de la biodiversité soulève des interrogations relatives aux postulats sous-jacents à cette monétarisation, comme le révèlent les critiques émergeant dans le champ de l’éthique environnementale. Sans prétendre rendre compte avec exhaustivité des débats et des arguments, nous nous limiterons à présenter quelques éléments.
10Pour pouvoir être marchandisé, un bien doit être réductible, substituable et appropriable – trois caractéristiques qui sont largement mises en débat dans le cas de la biodiversité. Un bien réductible signifie que l’on est capable d’en identifier les limites. Or, dans le cas de la biodiversité, et plus généralement des services rendus par les écosystèmes, il n’est pas pertinent d’isoler un élément de l’ensemble. Estimer par exemple le service de pollinisation rendu par les insectes pollinisateurs à l’agriculture peut difficilement se réduire à l’estimation économique de ces seuls insectes, puisque leur existence est contingente d’un milieu naturel physicochimique ainsi que d’un réseau trophique (l’ensemble de chaînes alimentaires reliées entre elles au sein d’un écosystème). Un bien substituable signifie qu’il peut être échangé avec un élément de même valeur. Ainsi, la destruction d’une zone humide par la construction d’une infrastructure pourrait être « compensée » par la création d’une autre zone humide à 200 km de distance. Or cette équivalence est audacieuse dans la mesure où les écosystèmes actuels sont le produit de mécanismes écologiques complexes (que l’on ne connaît pas entièrement) et d’aléas historiques souvent non reproductibles. Dans ce cadre, il paraît peu plausible de pouvoir définir deux biens environnementaux comme parfaitement substituables. Enfin, la notion d’appropriabilité fait référence à la capacité d’identifier clairement le propriétaire légitime du bien évalué. Dans l’exemple de la pollinisation, il s’agit donc de savoir à qui appartiennent ces insectes. Appartiennent-ils à la société ? Aux agriculteurs propriétaires des vergers où ils viennent butiner ? Aux propriétaires des ruches ? Cette question fait débat et dépend fortement du contexte culturel dans lequel on se trouve.
11Au-delà des obstacles éthiques qui consistent à faire des biens environnementaux des biens réductibles, appropriables et substituables, l’approche monétaire reste sous-tendue par une logique utilitariste méconnaissant la diversité de valeur de la biodiversité, telle que définie par la Convention sur la diversité biologique en 1992. Comme mentionné précédemment, la Convention a clairement mis en évidence le double enjeu cognitif entourant cette question en reconnaissant la valeur intrinsèque de la biodiversité en plus de sa valeur utilitariste (voir supra, p. 34).
12Si l’approche par la monétarisation est intéressante et contribue au débat sur l’intégration de la biodiversité dans la décision politique, elle est cependant insuffisante pour répondre à la double exigence de débat public et d’expertise scientifique que pose la biodiversité. Il a d’ailleurs été constaté qu’en dépit de la multiplication des études reposant sur la monétarisation de biens environnementaux, leur utilisation par les décideurs politiques reste constante, confirmant ainsi la demande des décideurs à l’égard d’autres approches.
Valeur écologique de la biodiversité
13L’évaluation économique n’implique pas nécessairement une monétarisation. Une approche alternative, proposée par l’économie écologique, est de considérer que la valeur économique d’un élément biologique (une espèce, un groupe fonctionnel…) est liée à son rôle physique, biologique ou chimique à long terme dans le système écologique global. L’objectif est donc d’estimer le rôle biophysique d’un élément biologique dans l’ensemble écologique, c’est-à-dire sa valeur écologique. Ce rôle est directement mesuré par des indicateurs biophysiques et écologiques sans traduction monétaire. Nous verrons plus loin (p. 68) comment combiner ces indicateurs écologiques aux indicateurs économiques pour prendre une décision. Mais il s’agit tout d’abord de comprendre la construction de tels indicateurs. Le modèle bioéconomique fournissant des informations relatives à plusieurs espèces (dans l’exemple détaillé précédemment à propos des écosystèmes terrestres est étudiée une communauté formée de plusieurs espèces d’oiseaux), comment mesurer cette biodiversité et estimer l’état de santé de l’écosystème ?
14Différents indicateurs ont été proposés par la communauté scientifique. Les premiers apparus sont des indicateurs à « paramètre unique », qui reposent sur une seule unité de mesure de la diversité. Classiquement, il s’agit de diversité génétique (renvoyant à la variabilité au niveau des gènes), de diversité spécifique (correspondant au nombre d’espèces) et de diversité fonctionnelle (représentant la capacité de l’écosystème à répondre aux perturbations extérieures).
15Longtemps, l’indicateur le plus utilisé a été la diversité spécifique, car la variabilité génétique nécessite des études lourdes sur les individus et la diversité fonctionnelle requiert des connaissances très précises et difficiles d’accès sur le fonctionnement des écosystèmes. Cependant, les écologues sont aujourd’hui d’accord pour dire que la diversité spécifique n’est pas un informateur suffisant de la qualité de la biodiversité. Tout d’abord, les espèces connues et décrites par l’homme ne sont qu’une faible partie de la diversité spécifique réelle, et cette connaissance est fortement hétérogène selon les groupes fonctionnels. En effet, si nous pensons connaître 95 % des vertébrés, les insectes ou les plantes sont loin d’avoir été tous décrits. Dès lors, comment estimer la qualité de la biodiversité à partir d’une connaissance si biaisée des espèces ? De plus, il n’existe pas de corrélations entre l’état de santé des écosystèmes et la diversité spécifique, car les espèces peuvent réagir de manière très différente aux pressions anthropiques. Une augmentation de la diversité spécifique peut être due à un effet positif sur un taxon bien décrit alors que l’écosystème se dégrade sur tous les autres taxons moins connus. En outre, cet indicateur ne permet pas d’étudier les tendances à court terme, ni de faire de la prévention. En effet, une dégradation de la diversité spécifique signifiera que des espèces se sont éteintes, ce qui constitue un évènement irréversible. Enfin, cette diversité spécifique ne donne aucune information quant à la diversité génétique ou fonctionnelle. Face à ces limites, il a été suggéré de s’intéresser également aux variations d’abondance des espèces, qui renseignent sur les tendances à court terme et avec lesquelles il est possible de faire passer un message clair auprès des décideurs.
16L’enjeu consiste donc à prendre en compte le nombre d’espèces et les variations d’abondance de ces espèces. C’est le cas par exemple de l’indice de Shannon qui permet d’évaluer l’hétérogénéité de la biodiversité, c’est-à-dire le biais par rapport à l’équirépartition des individus entre les espèces représentées dans la communauté. Plus généralement, ce type d’indicateurs, qui associent aux moins deux mesures, sont appelés indicateurs composites. S’ils semblent plus « complets » que les indicateurs à paramètre unique, ils soulèvent néanmoins deux questions cruciales : d’une part, quelles espèces considérer dans l’indicateur et, d’autre part, comment les pondérer ? Le choix des espèces dépend de la question posée (voir supra, p. 34). On trouve classiquement des travaux sur les espèces présentant un risque d’extinction fort et de faible abondance, sur les espèces ciblées par des mesures politiques ou encore sur celles fournissant des services écosystémiques clairs (espèces pollinisatrices par exemple). Concernant la pondération, trois options sont envisageables :
- Le même poids est donné à chaque espèce. L’hypothèse sous-jacente à ce système de pondération est que toutes les espèces ont la même valeur. Cependant, peut-on dire que le tigre soit équivalent à un insecte ? Si la réponse est négative d’un point de vue social, elle l’est également d’un point de vue écologique. En effet, peut-on donner le même poids à une espèce dont il n’existe aucun équivalent fonctionnel et à une espèce présentant au contraire plusieurs équivalents fonctionnels ? Ce système de pondération a priori neutre ne permet donc pas de traduire les réponses fonctionnelles des écosystèmes, ni les préférences sociales.
- Le poids est variable selon la rareté de l’espèce. Le poids de l’espèce dépend alors de son risque d’extinction mais aussi de son caractère emblématique. La liste rouge de l’UICN peut fournir une classification des espèces dans ce sens. Ce système de pondération est souvent désigné comme conservationniste et exprime fortement les préférences sociétales.
- Le poids dépend de la fonction écologique de l’espèce. Ce système de pondération, dit écologique, classe les espèces selon leur rôle fonctionnel au sein des écosystèmes. C’est ce système qui permet la meilleure traduction des réponses fonctionnelles des écosystèmes.
17Nous allons voir maintenant le rôle crucial joué par ces indicateurs. Les indicateurs écologiques, juxtaposés à des indicateurs socioéconomiques, permettent d’évaluer les performances des différents scénarios de politique publique. Mais comment ces deux registres de valeurs peuvent-ils être combinés pour comparer les scénarios testés ?
Arbitrage entre les politiques publiques
18L’approche la plus classique et intuitive pour arbitrer entre plusieurs options, ici entre les différents scénarios de politique publique, reste l’optimisation. Dans le cas particulier où chaque scénario n’est plus représenté par un critère unique agrégeant informations socio-économiques et environnementales, mais est, au contraire, caractérisé par plusieurs indicateurs, il est alors nécessaire d’utiliser une optimisation sous contraintes, appelée approche coût-efficacité3.
19Plus concrètement, l’objectif est de déterminer la politique qui maximise un critère économique (par exemple la croissance, le revenu national moyen) sous contraintes écologiques. Ces contraintes représentent un safe minimum standard qui assure le maintien d’un écosystème sain pour les générations futures. De manière symétrique, il est également possible de réfléchir à une politique permettant de minimiser le coût (coûts dus à la mise en place, aux manques à gagner des agents économiques) sous ces mêmes contraintes écologiques.
20Dans cette approche, plusieurs critères sont simultanément pris en compte tout en conservant leur entité propre. En n’étant pas regroupées dans un critère unique comme c’est le cas dans l’approche coût-avantage, les différentes valeurs (économiques et écologiques) ne peuvent être substituées les unes aux autres que dans la limite imposée par la contrainte. Reprenons par exemple le cas de la maximisation cité plus haut : il est possible de « sacrifier » en partie la nature si cela permet d’améliorer la croissance économique. Mais ce sacrifice est limité, l’approche coût-efficacité ne permettant pas de choisir une politique menant à une très forte croissance économique si celle-ci conduit à une importante dégradation écologique.
21Pour compléter cette approche intuitive d’optimalité, l’écologie économique propose l’utilisation d’un autre cadre d’analyse, celui de la viabilité4. L’objectif n’est plus de rechercher « la » politique optimale, mais de déterminer l’ensemble des politiques qui vont satisfaire à un groupe de contraintes. Ce groupe combine les contraintes écologiques de l’approche optimale avec des contraintes économiques (comme une croissance économique minimale à respecter, un revenu minimum…). L’ensemble des politiques ainsi identifiées forme ce que l’on appelle un noyau de viabilité.
22La figure 7 présente les résultats obtenus avec ces deux approches. Chaque scénario de politique publique est représenté selon ses conséquences économiques et écologiques. L’axe vertical en pointillé représente la limite minimale acceptable du critère écologique. L’approche d’optimalité sous contraintes (fig. 7a) classe les scénarios à droite de cet axe en fonction de leur performance économique, la meilleure politique étant celle ayant la performance économique la plus forte (losange). L’analyse par la viabilité (fig. 7b) requiert une seconde borne, concernant le critère économique. Cette borne représente la limite minimale économique ; sont donc exclues toutes les politiques se situant en deçà de cette limite. Cette analyse retient l’ensemble des scénarios se situant à droite de la borne écologique et au-dessus de la borne économique, formant alors un noyau de viabilité (losange). Des résultats concrets obtenus avec ce type d’analyse dans le cas de l’agriculture sont présentés dans l’encadré 6.
Figure 7 – Sélection des scénarios en fonction d’indicateurs économiques et écologiques et suivant une approche d’optimalité sous contraintes (a) et une approche de viabilité (b).

23Un point essentiel de discussion concernant les deux approches proposées par l’économie écologique réside dans les contraintes. On comprend aisément qu’en choisissant des contraintes ad hoc, il est possible d’orienter la sélection des politiques. Des exigences de croissance forte combinées à des objectifs environnementaux faibles ne conduiront pas aux mêmes solutions politiques que des contraintes économiques souples associées à des enjeux environnementaux forts. Dès lors, le choix des contraintes doit être cohérent avec le débat social. Nous esquissons ici quelques points de réflexion relatifs à ce débat.
24Quel écosystème souhaite-t-on préserver (en tenant compte de son rôle économique, écosystémique et moral) ? Ce choix est d’autant plus stratégique que tous les objectifs écologiques ne peuvent pas nécessairement être satisfaits simultanément. En effet certains objectifs peuvent être antagonistes. Par exemple, nous avons montré que chercher à préserver les oiseaux spécialistes, qui présentent aujourd’hui un fort déclin, peut se faire au détriment du niveau trophique de la communauté5. Faut-il alors privilégier une communauté avec de nombreux niveaux trophiques, donc des fonctions biologiques variées, ou une communauté avec de nombreux spécialistes, espèces plus sensibles aux actions anthropiques ? Bien qu’il soit utile d’éclairer cette question par des connaissances scientifiques, il s’agit surtout là d’un choix social.
25Après avoir socialement défini un objectif, l’enjeu réside dans sa traduction sous forme de contraintes. Cette étape peut dans certains cas mobiliser des choix strictement scientifiques. Si, par exemple, l’objectif qui émerge du débat social est le maintien d’une espèce, la contrainte peut être construite sur un indicateur d’abondance. La borne de la contrainte sera alors le nombre minimal d’adultes reproducteurs nécessaires au maintien de l’espèce, nombre qui est déterminé scientifiquement à partir de caractéristiques biologiques comme le taux de reproduction. Cependant, dans bien des cas, le choix de la borne ne correspond pas à un seuil scientifique, mais plutôt à la traduction scientifique d’un choix politique. Un objectif politique classique consiste à stopper l’érosion de la biodiversité à l’horizon 2020 (l’horizon étant réactualisé régulièrement). La borne de la contrainte sera alors sa valeur courante (valeur en 2015). Pourtant celle-ci n’a aucune légitimité d’un point de vue écologique et n’a d’intérêt que d’un point de vue politique. Se situant à la jonction entre débat social et expertise scientifique, la détermination de ce type de contraintes est particulièrement délicate.
26Au-delà du choix des contraintes, il existe d’autres points de discussion, plus fondamentaux. À contraintes données, l’approche par optimalité identifie une seule politique6 et donne en quelque sorte une solution « clé en main », contrairement à la viabilité qui détermine un ensemble de stratégies et offre ainsi une marge de manœuvre plus importante. Si l’ensemble des critères à prendre en compte est expertisable, évaluable, et que l’on est capable de les traduire sous forme d’indicateurs, l’approche par l’optimalité est adaptée. Mais si l’on traite d’un sujet mobilisant des critères non comptables, alors seule l’approche par la viabilité permet de les prendre en considération : ils seront utilisés pour arbitrer entre les scénarios présents dans le noyau de viabilité. La question sous-jacente est donc la suivante : est-on capable de traduire sous forme comptable toutes les décisions éthiques relatives à la biodiversité établies par la société ? Si cela est certainement possible en théorie, sa déclinaison concrète reste une question ouverte, ne permettant pas un arbitrage clair entre les deux approches. La coexistence de ces deux approches en économie écologique permet une souplesse au niveau de la réflexion, intéressante pour répondre au défi posé par la Convention sur la diversité biologique.
27Enfin, l’arbitrage entre approche optimale et approche viable questionne directement les paradigmes sous-jacents à la notion de durabilité. La confrontation de ces deux cadres suggère des questions d’ordre philosophique : l’objectif est-il de chercher « la » politique durable ou d’exclure les politiques insoutenables ? En qualifiant la politique optimale de durable, cette première méthode ne remet pas en cause la recherche d’optimum comme principe économique central et s’inscrit parfaitement dans les paradigmes économiques classiques. Dans ce cas, la notion de durabilité ne découle que de l’introduction de dynamiques écologiques à travers des contraintes écologiques, absentes dans les modèles d’économie conventionnelle, et permettant, en théorie, la prise en compte de différentes valeurs de la biodiversité. Il demeure donc une hiérarchisation des critères, puisque le critère économique est quant à lui optimisé. L’approche par la viabilité peut, elle, être interprétée comme une vision a minima de la durabilité. Elle se focalise en effet sur l’exclusion des politiques insoutenables plutôt que sur l’arbitrage entre les politiques soutenables (proches de l’optimum). La notion de safe minimum standard n’est ici plus périphérique à une recherche d’optimum ; elle devient centrale dans la mesure où tous les critères – économiques et écologiques – sont traités de manière identique en tant que contraintes.
28Alors que la monétarisation des biens environnementaux est une approche relativement stabilisée, son application à la biodiversité et aux écosystèmes peine pourtant à répondre aux principes fondateurs proposés par la Convention sur la diversité biologique et ratifiés par de nombreux pays. L’économie écologique propose de traiter simultanément valeur économique et valeur écologique, permettant ainsi une analyse multivaleurs de la biodiversité. En combinant les approches d’optimalité et de viabilité, elle laisse une place au débat public, en permettant notamment l’intégration d’éléments éthiques et politiques.
Notes de bas de page
1R. Costanza et alii, « The value of the world’s ecosystem services and natural capital » (1997).
3C. W. Clark, Mathematical Bioeconomics : The Optimal Management of Renewable Resources (1976).
4J.-P. Aubin, Viability Theory (1991).
5Voir L. Mouysset et alii, « Different policy scenarios to promote various targets of biodiversity » (2012). Le niveau trophique représente la place dans la chaîne trophique, c’est-à-dire la chaîne alimentaire. Par exemple, une communauté avec uniquement des oiseaux granivores présente un niveau trophique plus faible qu’une communauté regroupant des granivores, des insectivores et des rapaces.
6Il est mathématiquement possible d’avoir plusieurs solutions, atteignant le même maximum ; mais cette situation se présente très rarement dans ces problèmes complexes faisant intervenir de nombreuses variables intermédiaires.
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