Postface. La théorie de la restauration de Cesare Brandi
Quelle pertinence pour les productions plastiques contemporaines ?
p. 165-176
Texte intégral
1Considéré depuis le champ de la conservation et de la restauration du patrimoine, Cesare Brandi (1906-1988) constitue une figure majeure. Le motif de cet ascendant durable réside notamment dans une convergence exceptionnelle entre la production d’un corpus théorique dédié à cette question (Teoria del restauro, 1963) et la création d’une institution visant à conférer une assise scientifique à la discipline ainsi qu’à la structurer et diffuser par le biais d’une instance de formation. Premier en son genre, l’Istituto centrale del restauro (ICR) fondé en 1939 s’est imposé rapidement comme une référence. L’effervescence en matière de protection du patrimoine au lendemain de la Seconde Guerre mondiale a largement contribué à ancrer cette influence et à l’étendre au-delà des frontières de l’Italie, à travers notamment les documents prescripteurs régissant la discipline1 et promus dans ce contexte par les organisations internationales2. Les leçons de Brandi en matière de conservation et de restauration se sont alors, pour ainsi dire, cristallisées sous une forme réduite à un petit nombre de préceptes tenus pour fondateurs et structurants. En définitive, c’est cette vulgate, transmise par le biais de documents normatifs et de formations, qui constitue, aujourd’hui encore, le socle théorique des professionnels de la conservation et de la restauration du patrimoine. Et comme s’il pressentait ou induisait cet usage de ses écrits, Brandi y a lui-même énoncé un certain nombre de principes sous la forme d’« axiomes3 ».
2À partir du début des années 2000, plusieurs réseaux rassemblant des responsables de collections et des restaurateurs spécialistes de la période contemporaine, confrontés à des problématiques nouvelles, ont affirmé la spécificité de cette période et la nécessité de forger des outils adaptés4. La pertinence, pour l’art contemporain, du cadre de référence hérité de Brandi est alors explicitement questionnée. Mais cette interrogation n’a pas pour autant focalisé l’attention sur les textes que Cesare Brandi a consacrés à l’art de son temps. Réédités en Italie en 2008, ils n’avaient à ce jour été traduits dans aucune langue. Dans le champ de la conservation-restauration de l’art contemporain, ils sont totalement passés sous silence5.
* * *
3Cesare Brandi n’a pas seulement fondé – ou plutôt cofondé, avec Carlo Giulio Argan6 – l’ICR7, il en a assumé, sous la tutelle du ministère des Biens culturels, la direction pendant vingt ans, de 1939 à 1959. À la tête de cette institution, il s’est notamment distingué par sa détermination à conférer à la conservation et à la restauration du patrimoine un fondement scientifique, autrement dit à arrimer fermement la pratique de la restauration à la physique et à la chimie des matériaux ainsi qu’à l’imagerie scientifique. La défense assumée de la nécessité d’une articulation étroite entre histoire de l’art et sciences expérimentales, appuyée et structurée par une légitimation institutionnelle, n’allait alors pas de soi, loin s’en faut. La polémique virulente entre Roberto Longhi8 et Brandi, révélée au grand jour par voie de presse en 19489, se nourrissait en partie de cette divergence de vues sur les relations entre critique et restauration10. Un autre trait caractéristique de l’ICR est l’intégration imaginée et défendue par Argan et Brandi, en son sein et dès sa création, d’un département dédié à la formation des restaurateurs – encore assurée aujourd’hui11. Ce couplage a certainement contribué à asseoir et à diffuser l’autorité de l’institution.
4Publié une première fois en 1963 à Rome par les éditions Storia e Letteratura, une deuxième fois en 1977 à Turin chez Einaudi et, récemment, en 2022 à Milan par La nave di Teseo, la Théorie de la restauration rassemble une série d’articles et de conférences produits par Brandi au cours de son mandat. Comme le suggère l’ajout, dès la seconde édition italienne de l’ouvrage puis, de nouveau, dans l’édition de 2022, de la charte sur la restauration adoptée par le gouvernement italien en 1972, la conception théorique brandienne de la restauration infuse littéralement le corpus de textes normatifs visant à harmoniser et réglementer les pratiques de la discipline. Amorcée dans les années 1930, interrompue par la Seconde Guerre mondiale, l’élaboration de chartes régissant la profession reprend et s’accélère à partir des années 1960. La charte de Venise adoptée à l’occasion d’un congrès international d’architecture en 1964 constitue la première initiative internationale forte en la matière12. Ses travaux sont coordonnés notamment par l’Iccrom. Traduite dans de nombreuses langues à partir des années 198013, abondamment commentée et discutée, la Théorie de la restauration de Brandi demeure, plus de soixante ans après sa publication, le socle quasi monolithique de la discipline. Tout au plus fait‑elle l’objet, à travers des conférences, des articles et plus rarement des ouvrages, de recadrages critiques ou de tentatives de mises à jour14. Depuis les années 1960, les lignes ont bougé dans le champ de la conservation‑restauration comme dans celui des pratiques artistiques, ce qui est susceptible de déstabiliser – au moins partiellement – les fondements de la théorie brandienne.
5D’un côté, les évolutions théoriques et pratiques récentes en matière de conservation‑restauration appellent une révision ou une actualisation du corpus théorique général de la discipline. C’est bien ce que suggère explicitement l’ouvrage de Salvador Muñoz-Viñas au titre programmatique, Teoría contemporánea de la restauración, publié en 2004 en espagnol et traduit l’année suivante en anglais15 :
Parler de théorie contemporaine de la restauration implique qu’il existe une théorie de la restauration non contemporaine, appartenant au passé (probablement pour cette raison considérée comme obsolète), et qu’il existe une autre théorie, actuelle celle-là, répondant aux problèmes d’aujourd’hui depuis la perspective présente […] Que la théorie contemporaine de la restauration existe ne fait pas de doute mais elle se manifeste de manière diffuse. Si les théories classiques reposent sur des textes canoniques (Brandi, Viollet-le-Duc, Ruskin, Boito, Baldini, etc.), sans cesse édités et réédités et abondamment cités dans des contextes plus ou moins académiques, ce n’est pas le cas de la théorie contemporaine qui s’exprime le plus souvent de manière annexe voire implicite par le biais d’articles, de conférences, de sites Internet, lors de colloques, de conversations privées ou dans la pratique même de la restauration16.
6D’un autre côté, les mutations des pratiques artistiques et l’avènement d’un art contemporain en rupture avec un système des beaux-arts mis à mal dès le romantisme puis par les avant-gardes, mettent en crise de nombreux principes fondateurs de la doctrine héritée de l’ICR et véhiculée jusque-là par les chartes professionnelles. Aussi de nombreux professionnels s’accordent aujourd’hui sur la nécessité d’actualiser la théorie de Brandi pour la rendre plus adaptée aux productions contemporaines. Pour autant, à ce jour, aucun corpus théorique ne s’y est substitué et ce sont bien les principes fondamentaux synthétisés par Brandi qui continuent d’alimenter les chartes professionnelles au même titre que l’enseignement de la discipline.
7Brandi est l’auteur d’une production écrite aussi conséquente que diversifiée. Ses textes relèvent tant de l’histoire de l’art et de la critique d’art (il écrit régulièrement pour le Corriere della Sera) que de la philosophie esthétique ou encore du récit de voyage. Or sa fortune critique, en dehors de l’Italie, s’est focalisée très majoritairement sur ses écrits relatifs à la restauration – avec un décalage de plusieurs décennies dans la réception de surcroît. Le cas de la France est emblématique : la Théorie de la restauration n’est traduite pour la première fois in extenso qu’en 2001 aux éditions de l’École du patrimoine, soit près de quarante ans après sa première publication en Italie. En 2007, l’Institut national du patrimoine a publié un autre texte de Brandi sur le sujet : La Restauration : méthode et études de cas. En 1989, les éditions Hazan avaient édité Les Deux Voies de la critique, un essai d’esthétique conséquent, jamais republié depuis. Deux autres traductions françaises échappent au corpus concernant la restauration : Sur Morandi, qui réunit en 2009 des textes de Brandi et de Longhi consacrés au peintre, et Pleine lune et sur les nattes l’ombre d’un pin. Un historien d’art en Asie, en 2012, qui s’apparente au récit de voyage.
8Si les écrits de Cesare Brandi sur la restauration ont été traduits, ce n’est pas le cas des textes consacrés aux avant-gardes et aux artistes de son temps : deux essais, « La fine dell’Avanguardia » [« La fin de l’avant-garde »] et « L’arte d’oggi » [« L’art d’aujourd’hui »], respectivement parus en 1950 et 1952 ; deux volumes d’articles – des recensions critiques pour la plupart – édités en 1976 et 1979, dont le second ajoute aux deux textes précédemment cités un troisième nettement plus bref, faisant écho au premier et datant de 1978 : « Ancora la fine dell’Avanguardia » [« L’avant-garde est bel et bien finie »]. Ces trois essais ont été réédités en 2008 en Italie, mais les deux volumes de recensions critiques n’ont jamais été republiés ni traduits.
9Concernant les restaurateurs du patrimoine, leur statut est d’emblée chez Brandi rigoureusement et explicitement inféodé à celui des conservateurs, historiens d’art et critiques. Commentant l’« axiome » énoncé par Brandi selon lequel la restauration consiste avant tout dans « le moment méthodologique de la reconnaissance de l’œuvre d’art », Salvador Muños-Viñas écrit :
Les conséquences professionnelles sont importantes : la restauration relève avant tout de la responsabilité de ceux qui sont capable de reconnaître les œuvres d’art, à savoir, les historiens et les critiques d’art. Le rôle des restaurateurs est de ce fait secondaire : celui d’un opérateur plus ou moins habile soumis aux ordres de ceux qui en savent davantage sur les œuvres d’art. Selon les mots de Brandi [...], le restaurateur doit se contenter d’être « un technicien dont le travail doit être continuellement dirigé et supervisé par le critique »17.
Même si la profession s’est largement modifiée depuis, elle n’en reste pas moins profondément marquée par cette approche, y compris en France.
10En appendice à l’édition 2022 de la Teoria del restauro, un texte de Giuseppe Basile18 fait état d’un dossier d’inédits de Brandi qu’il qualifie de « contribution la plus importante [de celui-ci] sur les principes devant inspirer une école destinée à former des restaurateurs d’œuvres d’art19 ». Dans ce dossier dont Basile se fait l’écho, après avoir rappelé que l’école de formation des restaurateurs créée à l’ICR est la première du genre en Italie et dans le monde,
Brandi souligne à plusieurs reprises que le nouveau restaurateur sera un professionnel anormal, parce qu’il sera issu d’un parcours de formation en ce temps-là (et aujourd’hui encore) atypique, fondé sur une réelle interdépendance entre champs disciplinaires hétérogènes mais rendus complémentaires à la lumière de ce qui s’est avéré constituer l’intuition didactique la plus féconde, à savoir l’interaction fonctionnelle de la théorie et de la pratique qui caractérise à ce jour encore l’expérience italienne dans le champ de la restauration des œuvres d’art et lui vaut précisément d’être considérée à l’étranger comme une expérience exceptionnelle à suivre. [nous soulignons]
Au moment où la restauration se codifie et se structure sur le plan disciplinaire, la production mécanisée de masse est en plein essor. La dissociation entre travail manuel et travail intellectuel consacrée par l’époque se répercute immanquablement sur l’activité du restaurateur, qui articule théorie et pratique. La hiérarchisation instituée par Brandi entre restaurateurs, d’une part, et historiens, critiques ou responsables de collections, d’autre part, procède précisément de cette dichotomie20. La reconnaissance de l’art contemporain au cours des années 1960 et son institutionnalisation au cours des années 1970-1980 se sont accompagnées, avec l’émergence d’institutions dédiées, de l’identification d’une rupture avec les beaux-arts traditionnels en grande partie fondée sur l’absence de limitations en termes de matériaux, supports, techniques – aux antipodes de la pratique de la restauration, jusque-là et aujourd’hui encore largement fondée sur une expérience acquise pour un matériau et une technique donnés.
11La possibilité que tout fût art comme pétition de principe au fondement de la subversion du canon, a ouvert la voie à la reconnaissance, comme œuvres, de pratiques procédurales ou processuelles, à une dissolution des formes fixes et stables, notamment sous l’effet d’un mouvement de fuite en avant hors du champ institutionnel dont la critique s’invitait volontiers dans les œuvres. Sapant les fondements du paradigme de l’œuvre d’art comme artefact unique – déjà partiellement mis à mal par la sculpture puis la photographie –, cette déconstruction de l’œuvre comme forme aux contours circonscrits a coïncidé avec un phénomène d’osmose entre production artistique et production industrielle. Le champ des arts plastiques s’est progressivement peuplé d’objets fabriqués en série intégrés tels quels dans les œuvres ou faisant eux-mêmes œuvre. Plus encore, à côté d’objets issus de chaînes de fabrication industrielle, des dispositifs produisant eux-mêmes un fonctionnement – lumineux, sonore, moteur – ont à leur tour été intégrés dans l’art. L’avènement de la vidéo dans les années 1960, rapidement adoptée par les artistes, a consacré l’intégration dans le champ artistique des technologies de l’image et du son ou de l’information et scellé les débuts d’un art des « nouveaux médias » ou des « nouvelles technologies »21.
12Lorsque paraît « Ancora la fine dell’Avanguardia » (1978), le spectre de la dématérialisation ou d’une supposée immatérialité hante à la fois les techniques et l’art, a fortiori les œuvres intégrant des objets ou des dispositifs techniques. Alors que les technologies de l’image et du son s’immiscent dans les œuvres, le paradigme informationnel fondé sur des données considérées comme indépendantes de leur contexte technique de création et de diffusion, susceptibles de transiter ou migrer d’une chaîne technique à l’autre, s’affirme du même coup. Cette approche a pour avantage d’isoler un noyau invariant au sein d’œuvres menacées, non plus seulement par la multiplicité et la réitérabilité des occurrences, caractéristiques des objets produits en série, mais par la recrudescence des phénomènes d’obsolescence. L’obsolescence technologique constitue une atteinte profonde à l’exigence de conservation et de restauration à l’identique qui régissait alors la discipline. Elle plaçait les conservateurs et restaurateurs face à des problématiques relevant de l’ingénierie et non plus du vieillissement ou de l’altération physique de matériaux, et ouvrait un front radicalement nouveau.
13L’entrée dans le champ de la conservation-restauration d’œuvres contemporaines intégrant des objets ou dispositifs techniques implique la reconnaissance du caractère constitutif de la technique ainsi incorporée dans les œuvres. Penser l’art avec la technique dans une dynamique non pas antagoniste mais d’hybridation, de déconstruction et reconstruction mutuelles, apparaît comme une nécessité pour aborder la production artistique contemporaine22.
14Brandi n’a pas manqué de repérer les répercussions de la production industrielle sur la production artistique. Dans « La fin de l’avant-garde », il fustige « la conscience de reproduction » à laquelle il assimile la photographie, la radio, la télévision et dont le cinéma constitue sans doute à ses yeux l’une de formes les plus emblématiques si l’on en juge par la place à laquelle il l’assigne (supra, p. 69). Il réitère cette condamnation dans « L’art d’aujourd’hui » à travers une dénonciation générique du « machinisme ». Il rejette l’émergence de la « machine » comme paradigme, son intromission dans la civilisation, la culture et les arts par « glissement, « substitution » ou « effraction ». Plus précisément, il cible « l’équation d’autorité entre fonctionnel et formel » ou « la fusion du fonctionnel dans le formel » que ce paradigme induit (supra, p. 113) – lequel selon lui mène droit à « l’abstraction », au « non-figuratif » ou au « non-significatif », mine littéralement la création artistique et en parachève le déclin.
15De longueur inégale, « La fin de l’avant-garde », « L’art d’aujourd’hui » et « L’avant-garde est bel et bien finie » sont présentés par Brandi lui-même comme une suite – les amorces des deux derniers textes en témoignent : « Les pages qui suivent ne représentent pas l’envers d’une trame de pensée dont “La fin de l’avant-garde” formerait l’endroit, mais plutôt une tentative concomitante de définir un même point depuis un lieu d’observation différent. » (supra, p. 109) « Il y a plus de vingt ans, en 1949, j’ai publié dans ma revue L’immagine un essai portant ce titre […] » (supra, p. 159) Le deuxième essai est deux fois moins long que le premier et le dernier ne comporte que quelques feuillets écrits vingt ans plus tard, qui clôturent en quelque sorte ce corpus. Un trait commun à cet ensemble est qu’il est hanté, d’un bout à l’autre, par une pensée du déclin et de l’extinction : « On assiste depuis quelques années sans s’en rendre compte à une lente agonie : la fin du romantisme. » (première ligne de « La fin de l’avant-garde », supra, p. 25) « Si l’art meurt, c’est donc parce que l’avant-garde agonise. » (dernière ligne de « L’avant-garde est bel et bien finie », supra, p. 163) Brandi considère que le temps ne l’a pas démenti, au contraire. En 1978, presque trente ans après le premier article, il entérine son propos : « si à l’époque ce titre était une prophétie, fût-elle facile ou probable, c’est désormais un constat » (supra, p. 159).
16Brandi juge que l’avant-garde obéit à un double impératif de nouveauté et de rejet du passé. Le phénomène tel qu’il le circonscrit viendrait de loin, et affecterait l’ensemble des manifestations artistiques et culturelles. Selon lui, sur le plan chronologique, cette décadence prend racine dans le romantisme ; sur le plan disciplinaire, elle contamine toutes les formes et mouvances artistiques, culturelles, intellectuelles et idéologiques de l’époque : peinture, sculpture, architecture, littérature, théâtre, musique ; romantisme, surréalisme, dadaïsme, abstraction, dodécaphonisme, jazz – ainsi que body art, art conceptuel dans le dernier texte ; psychanalyse, marxisme, communisme, etc. Le surréalisme est particulièrement décrié (supra, p. 30 sq.). Dans d’autres passages, ce mouvement est qualifié d’« épidémie », de « masturbation intellectuelle » ou de « drogue périlleuse ». Le choix des métaphores corporelles sert l’invective. Le traitement du jazz, qui vient notamment appuyer l’affirmation d’une inégalité entre les cultures, pourrait même assimiler Brandi aux penseurs racialistes. Écrits en 1950, ses propos peu nuancés ont été republiés tels quels en 1979 (supra, p. 60-64). Dans « La fin de l’avant garde », il affirme en effet sans détours la supériorité civilisationnelle de l’Europe occidentale sur le reste du monde ; et dans « L’art d’aujourd’hui », il situe l’origine d’une telle supériorité dans l’empire romain (supra, p. 149). L’écriture de Brandi relève alors du pamphlet. Le ton est vindicatif, l’argumentation cédant volontiers à l’outrance.
17Une complaisance explicite envers la « France durant l’époque fructueuse de la Collaboration » (supra, p. 36) et une nostalgie affichée pour la période de l’entre-deux-guerres en Italie achèvent selon nous de situer le discours de Brandi dans la continuité du fascisme. Il était du reste lui-même membre du parti fasciste, ce qui n’est guère surprenant compte tenu de la charge qu’il occupait, depuis sa création en 1939, à la tête d’une institution appelée à jouer un rôle de premier plan en Italie dans l’étude, la conservation et la restauration du patrimoine. L’ICR a vu le jour dans le sillage de la réforme des Antiquités et des Beaux-arts initiée par Giuseppe Bottai, alors ministre de l’Éducation publique, qui l’inaugure officiellement en 1941 aux côtés de son directeur. Il nous semble donc qu’il convient de s’interroger sur les liens qu’a entretenus Brandi avec le régime fasciste, et sur leurs conséquences sur sa conception de la restauration et son rejet de la production artistique de la seconde moitié du xxe siècle. Et ce, en dépit de ce qu’a pu rappeler Paolo d’Angelo. Dans un entretien paru dans Il Manifesto à l’occasion de la sortie de son livre Cesare Brandi, critica d’arte et filosofia en 2006, celui-ci est interrogé sur le militantisme de Brandi pendant la période fasciste auquel a fait allusion l’historienne Mirella Serri dans un ouvrage récent23. Il répond :
Je crois qu’il faut être clair. Brandi n’a jamais fait preuve d’une grande passion pour la politique. Son « adhésion » au fascisme, si l’on peut parler d’adhésion, a été, si tant est qu’elle ait existé, strictement pragmatique. « Militantisme » est en conséquence un terme hors de propos. Enseigner ou entrer dans l’administration des biens culturels sans être membre du parti était impossible. Condamner aujourd’hui Brandi pour cela, c’est exiger un acte d’héroïsme dont nul ne peut savoir, en dehors de ces circonstances particulières, s’il en aurait lui-même été capable. Ne pas prendre la carte du parti, pour un érudit comme Brandi, aurait signifié renoncer définitivement à sa vocation ou émigrer. Pour un jeune homme en début de carrière, il n’était pas question de partir enseigner en Amérique. Il est vrai que Brandi a collaboré avec Bottai, mais nous savons tous aujourd’hui que si Bottai a été le ministre d’un régime dictatorial, il était doté de qualités personnelles et a été à l’origine d’initiatives remarquables24 24.
* * *
18On s’accorde généralement à considérer que la théorie de la restauration a été élaborée par Cesare Brandi pour les beaux-arts ; qu’elle ne prend pas en compte ni ne permet d’envisager dans leur diversité et leur complexité les formes artistiques apparues tout au long du xxe siècle en rupture avec le canon et les paradigmes traditionnels. C’est que la restauration s’institutionnalise et se constitue comme discipline à la charnière d’un siècle fortement marqué par deux guerres mondiales. La référence à ce contexte est omniprésente sinon obsessionnelle dans les écrits de Brandi sur l’art de son temps. Avant de s’aventurer sur le terrain de la géopolitique mondiale et de déplorer une reconfiguration de l’équilibre des forces, au détriment de l’Europe, en faveur de la « Russie » et de « l’Amérique », il consacre un grand nombre de pages aux mouvements des avant-gardes – cubisme, dadaïsme, surréalisme notamment – et à leurs évolutions envisagées au prisme de la guerre. « Il ne semble pas douteux, écrit-il, que les deux guerres mondiales aient eu pour effet, dans le domaine culturel, de contracter, accélérer ou catalyser la réalisation de certains développements. » (supra, p. 29)
19Si les destructions matérielles et patrimoniales d’une ampleur inédite causées par la guerre ont joué un rôle déterminant dans la mise en place à ce moment précis d’une politique de protection et de restauration du patrimoine, on ne saurait passer sous silence le contexte historique et politique dans lequel est inauguré à Rome en 1941 l’Institut central de conservation, qui s’est imposé très rapidement comme institution de référence à l’échelle internationale.
Notes de bas de page
1 « Le deuxième congrès international des architectes et techniciens des monuments historiques qui s’est tenu à Venise en 1964 adopta treize résolutions, la première étant la Charte internationale de la restauration, plus connue sous le nom de charte de Venise, la seconde étant la création du Conseil international des monuments et des sites (Icomos), sur proposition de l’Unesco. » http://www.icomos.org/fr/a-propos-de-licomos/mission-et-vision/historique?start=1
2 « L’accord entre l’Unesco et l’Italie signé le 27 avril 1957 attribuait un pays d’accueil à une nouvelle organisation, l’Iccrom. Soixante années se sont écoulées, et le dialogue entre l’Iccrom et son pays d’accueil est aujourd’hui plus important que jamais. » Deux ans après sa création en 1957, l’Iccrom (Centre international d’étude pour la conservation et la restauration des biens culturels), branche consacrée à la conservation-restauration de l’Icom (Conseil international des musées, fondé en 1946), installe son siège à Rome. https://www.iccrom.org/fr/à-propos/en-bref/histoire
3 Cf. S. Barassi, « Dreaming of a universal approach... ».
4 Au début des années 2000, trois réseaux internationaux consacrés à la conservation et à la restauration de l’art contemporain voient le jour : Incca (International Network for the Conservation of Contemporary Art https://incca.org) Matters in Media Arts (http://mattersinmediaart.org), Variable Media/Médias variables (https://www.variablemedia.net/f/preserving/html/var_pub_index.html).
5 Tout au long des années 2000 et 2010, la nécessité de composer avec la Teoria de Brandi et de l’adapter au contexte de la création contemporaine constitue un leitmotiv des colloques et des articles consacrés à la conservation et à la restauration de l’art contemporain. Cf. M. Pugliese, A. Rava, B. Ferriani, Time, Originality and Materiality in Contemporary Art Conservation ; F. Valentini, « Cesare Brandi’s theory of restoration » ; C. Dazord, « Art contemporain : l’impensé de la technique » ; M. Verbeeck, « Brandi et la restauration de l’art contemporain ».
6 Carlo Giulio Argan (1909-1992), historien et critique d’art.
7 L’institution existe toujours au même emplacement, via San Michele à Rome – la surface de ses locaux s’est cependant accrue et ses missions se sont sensiblement modifiées avec le temps. En 2008 son appellation a été changée en ISCR, Institut supérieur pour la conservation et la restauration. http://www.iscr.beniculturali.it
8 Roberto Longhi (1890-1970), historien et critique d’art.
9 R. Longhi, « Una situazione grave », Corriere d’informazione, 5-6 janvier 1948.
10 En 2008, à Florence, un colloque leur a été consacré. Ses actes ont été publiés en 2010 : Longhi-Brandi convergenze divergenze.
11 Ce n’est pas le cas en France. Le C2RMF, Centre de recherche et de restauration des musées de France, né en 1999 de la fusion du Laboratoire des musées de France (Louvre) et du Service de restauration des musées de France (Versailles), n’assure pas la formation de restaurateurs. https://c2rmf.fr/une-longue-histoire
12 Cf. https://www.icomos.org/images/DOCUMENTS/Charters/venice_f.pdf
13 Publiée en Espagne en 1988, la Teoria del restauro circule assez largement à partir des années 2000 – traduction en tchèque en 2000, grec en 2001, portugais (Brésil) en 2004, anglais et japonais en 2005, portugais (Portugal), allemand, japonais, polonais et chinois en 2006, etc. Il n’en existe pas moins de trois traductions françaises (1996 [trad. partielle], 2001 et 2011). Nous désignerons désormais l’ouvrage sous son titre français.
14 En 2009, un colloque suivi d’une publication dressait un état des lieux des limites des principes de restauration en vigueur : A. Braker et A. Richmond (dir.), Conservation. Principles, Dilemnas and Uncomfortable Truth.
15 C’est l’un des rares ouvrages de synthèse sur la théorie de la restauration publiés depuis le début des années 2000. Il s’agit cependant plus d’une lecture critique de Brandi que d’un nouveau corpus théorique de référence.
16 Nous traduisons de l’espagnol.
17 S. Muñoz Viñas, « Pertinencia de la Teoria del restauro ». Nous traduisons.
18 Historien de l’art, ancien élève puis compagnon de route de Brandi, Giuseppe Basile (1942-2013) était entré à l’ICR en 1976. Il a dirigé des chantiers de restauration majeurs en Italie – des fresques de Giotto dans la chapelle des Scrovegni à Padoue aux travaux consécutifs au tremblement de terre survenu à Assise en 1997.
19 G. Basile, « Gli insegnamenti culturali nella scuola del restauro ». Nous traduisons, ainsi que pour la citation qui suit.
20 La dichotomie n’était pas récente. Voir par exemple S. Al-Matary, La Haine des clercs, Paris, Le Seuil, 2019, « Introduction », p. 8-9 : « Sur le plan économique, la révolution industrielle marque une fracture décisive […] la mécanisation de la production sépare les connaissances intellectuelles des savoir-faire manuels. Cette bipartition également hiérarchisée entraîne une redéfinition du travail : il embrasse désormais le vaste champ du marché dont dépendent, chacun à sa manière, ceux qui produisent avec leurs mains et ceux dont l’œuvre est essentiellement cérébrale. »
21 Voir entre autres B. Jacomy, Histoire des techniques, Paris, Le Seuil, (1990) 2015, VIIe partie, « L’âge du numérique », notamment p. 432 et p. 435.
22 C’est notamment l’approche qui a été développée au Centre de recherche et de restauration des musées de France depuis 2006. Voir M.-H. Breuil et C. Dazord (dir.), Conserver l’art contemporain à l’ère de l’obsolescence technologique.
23 M. Serri, I redenti. Gli intellettuali che vissero due volte. 1938-1948, Milan, Corbaccio, 2005, chap. ix.
24 P. d’Angelo, « Il grande critico d’arte ? Una specie estinta ». L’entretien est reproduit sur le site des éditions Quodlibet : https://www.quodlibet.it/recensione/80. Nous traduisons.
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