1Notre histoire a débuté en suivant un groupe d’enfants sur les chemins de « l’école du Blanc ». Ces jeunes élèves ont en commun une réussite scolaire qui leur ouvre les portes de l’école normale William-Ponty, institution la plus prestigieuse de l’AOF. Ces enfants, devenus étudiants puis jeunes fonctionnaires, forment un groupe réduit mais étonnamment disparate. Ils proviennent des quatre coins de la fédération ouest-africaine. Ils sont issus de toutes les strates sociales, fils de princes, enfants de commerçants et rejetons d’esclaves. Les Pontins, scolarisés par hasard, par contrainte ou par intérêt, sont d’abord devenus, pour la plupart, des « mangeurs de craies » et des « bambins barbus ». Après 1945, ils s’imposent en peu de temps au cœur des blocs dirigeants qui préparent l’indépendance des territoires de l’AOF. Ils deviennent présidents, ministres, parlementaires ou hauts fonctionnaires. Tous n’ont certes pas suivi cette voie privilégiée de la réussite : certains restent ainsi fidèles toute leur vie au sacerdoce enseignant, d’autres deviennent chercheurs, écrivains, planteurs, chefs de canton ou même imams. Les fils de l’histoire qui mènent les mangeurs de craies vers la réussite sociale et politique ne forment pas une droite rectiligne. Ils s’entremêlent, se séparent, certains se cassent. Ce livre a fait le pari de restituer autant que possible des itinéraires individuels et collectifs dans leur complexité, en veillant toujours à les rendre intelligibles.

2La première partie a interrogé la genèse des Pontins en tâchant de répondre à deux questions simples : comment accède-t-on à l’école normale ? Qu’est-ce qu’un Pontin ? L’analyse prosopographique de plusieurs centaines de normaliens a fait voler en éclats le cliché d’une élite scolaire homogène, issue d’une matrice commune, constituée de familles entrées précocement en contact avec l’Occident (milieux urbains, sociétés côtières, « proto-élite », etc.). Les Pontins forment au contraire un ensemble profondément hétérogène dont les contours se laissent difficilement appréhender. Pour comprendre cette diversité, il nous a fallu revenir sur les logiques plurielles qui président à la scolarisation des premières générations d’écoliers au xx^e siècle. Le scénario téléologique de la lente mais inéluctable diffusion de l’école ne permet pas de rendre compte de la complexité du fait scolaire. À l’époque coloniale, l’école constitue encore pour la grande majorité des populations ouest-africaines un « fait nouveau » avec lequel les individus composent des stratégies tâtonnantes et incertaines qui traversent les appartenances collectives plus qu’elles ne les unissent. Certes, la tendance est indéniablement à la lente intégration de l’école dans les logiques de reproduction sociale. Cependant, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le caractère inachevé et discontinu de cette transformation d’ensemble explique le poids déterminant que conservent des déterminations méso- et micro-historiques (dynamiques historiques locales, capital familial, micro-déterminations liées au statut ou au rang des individus dans une fratrie, etc.). Dans une période marquée par l’incertitude et la fragilité des nouvelles pratiques de reproduction sociale, le fait scolaire se laisse mieux appréhender par des approches configurationnelles sensibles à la pluralité des niveaux et des registres explicatifs.

3Restituer cette complexité n’est pas un exercice de style. Elle seule permet de comprendre comment l’école normale William-Ponty constitue un creuset dans lequel convergent des individus qui se distinguent tant par les voies d’accès à l’école que par l’appartenance sociale et l’aire géographique. L’ENWP est ainsi une « institution maîtrisée » par de petits groupes familiaux qui déploient des « stratégies d’initiés », vecteurs d’une reconversion ou d’une reproduction des élites. Elle est dans le même temps une « institution ouverte » qui attire vers elle des individus issus de milieux variés, y compris ceux qui sont jusque-là exclus du pouvoir économique, social ou politique. Sur les bancs de Ponty se retrouvent aussi bien les « enfants de la contrainte » et du « hasard » que les rejetons de ces petites « majorités précoces » pour lesquelles la scolarisation est déjà une pratique banale. L’ENWP est tout autant le lieu de la continuité que celui du profond renouvellement des élites en Afrique de l’Ouest. C’est là une singularité de l’école fédérale qui recrute dans un vivier d’établissements scolaires répartis sur l’ensemble de la fédération. Elle se distingue d’autres écoles prestigieuses au recrutement plus homogène, comme les écoles de fils de chefs, le lycée Faidherbe de Saint-Louis ou l’école de jeunes filles de Rufisque.

4La diversité des Pontins est provisoirement mise entre parenthèses au moment où ils franchissent l’enceinte de l’école normale. Pendant trois ans, ils revêtent le même uniforme, suivent la même formation, partagent les mêmes chambrées, prennent ensemble les mêmes repas. Ils incorporent un même modèle, celui de l’élève-maître, conçu et proposé par la direction de l’école. À première vue, ce modèle n’est pas stable. Il oscille entre deux pôles principaux, celui des tenants de l’assimilation (ou de la reproduction de programmes métropolitains) et celui des partisans de l’adaptation (ou de l’africanisation de l’enseignement). Les affrontements entre ces deux pôles marquent les grandes étapes de l’histoire de l’école normale : la réforme Dupont et son échec à la fin des années 1920, le projet de culture « franco-africaine » de Charles Béart dans les années 1930, etc. Pourtant, les débats réels qui entourent le contenu des enseignements et la nature des diplômes ne doivent pas oblitérer la profonde stabilité du modèle de formation. Quelle que soit la période considérée, la scolarité à l’ENWP vise avant tout à l’incorporation d’un rapport subordonné et utilitaire à la culture scolaire. Elle obéit toujours à la règle implicite de la « juste distance » qui invite les élèves à occuper une position médiane entre culture dominante et culture dominée, entre « monde du colonisateur » et « monde du colonisé ». L’idéal du « bon maître » est un invariant : il est celui qui sait tenir sa place, qui intègre les qualités à la fois morales et professionnelles du « fonctionnaire dévoué ». Cependant, cet archétype est porteur de tensions, voire de contradictions. Il se présente comme un modèle élitiste de « (trans-)formation totale », mais rappelle sans cesse le normalien à demeurer africain « avant tout », injonction contradictoire de la « juste distance » appelant l’élève-maître à se transformer tout en restant lui-même.

5En dépit de ces tensions, les normaliens adhèrent dans leur grande majorité à la formation dispensée à Ponty. Les petites révoltes qui agitent régulièrement l’institution signalent moins une contestation du projet de formation qu’une déception ou un accès de colère quand l’autorité ne prend pas suffisamment au sérieux son propre discours. Cette adhésion repose pourtant sur un profond malentendu : aux yeux de l’administration coloniale, les Pontins sont des Africains instruits mais demeurent une « élite indigène ». De leur côté, les normaliens se considèrent comme une élite africaine mais aussi coloniale, appelée à participer aux côtés des Européens à la « mission civilisatrice » ou « modernisatrice ».

6Pour le reste, l’école normale William-Ponty fonctionne de manière assez banale. Comme bien d’autres écoles normales métropolitaines, elle repose sur des techniques d’imposition de nouvelles normes et d’intériorisation d’un « rapport autorisé à la culture dominante » (Muel-Dreyfus 1977). À travers l’enseignement, les codes vestimentaires, les manières de table, les règles d’hygiène ou encore les activités périscolaires, des normaliens aux trajectoires hétérogènes adoptent et se conforment à un ethos commun, celui du fonctionnaire africain éduqué. Étrangement, l’école normale Ponty n’a jamais pris l’allure d’un panoptique colonial. Elle diffère en cela d’institutions de type totalitaire qui existent en métropole ou dans d’autres situations coloniales. La formation délivrée à Ponty alterne en effet entre une discipline parfois très stricte et des marges de liberté surprenantes. Elle comporte également des parts de « silence » sur ce que l’institution attend des élèves. Elle se révèle moins intrusive que d’autres établissements scolaires et semble parfois tâtonner, presque hésitante à trop s’immiscer dans l’intimité des élèves. Ainsi, à Ponty, les aspects privés et domestiques de la vie des normaliens ne constituent pas une préoccupation centrale, à l’inverse par exemple des écoles missionnaires ou de l’école normale de jeunes filles de Rufisque. Ces « trous » dans la formation ne sont pas la marque d’un humanisme colonial bienveillant ; au contraire, ils signalent la prégnance des phobies coloniales qui entourent la formation des élites instruites conjuguée au masculin, un projet aussi indispensable que menaçant pour l’ordre colonial.

7La deuxième partie de l’ouvrage suit les élèves-maîtres à leur sortie de l’école normale. Une fois leur diplôme en poche, une série de déceptions les attend. Ils sont confrontés à une administration coloniale qui entend faire d’eux des relais efficaces tout en les maintenant à distance dans une position subordonnée. Dans l’entre-deux-guerres, les multiples refontes administratives du personnel de l’enseignement reflètent les efforts constants de l’administration pour enfermer l’élite scolaire africaine dans des catégories subalternes. Cette obsession classificatoire traduit le rapport ambigu du pouvoir colonial vis-à-vis d’une élite à la fois nécessaire et crainte, utile et menaçante. Elle traduit également l’incapacité de l’État colonial à faire une véritable place à ses fonctionnaires africains, toujours d’abord traités comme des sujets.

8Les Pontins résistent à cet encadrement. Ils s’infiltrent dans la moindre faille, forçant la bureaucratie coloniale à colmater sans cesse les brèches d’un échafaudage administratif maintes fois contourné. La difficulté de l’État colonial à inscrire de façon définitive les enseignants africains dans des catégories administratives cloisonnées illustre combien les statuts de colonisés et de colonisateurs, d’indigènes et d’Européens, de sujets et de citoyens ne sont pas immuables, mais instables et contestés. Le moment colonial n’est pas un temps de domination rigide, c’est une période de négociations continues pendant laquelle les positions des uns et des autres sont certes marquées par de profondes inégalités, mais ne sont jamais définitivement figées.

9Dans l’entre-deux-guerres, les fonctionnaires africains sortis des meilleures écoles fédérales ont également beaucoup de difficultés à trouver leur place dans les postes de brousse où ils sont affectés. Ceci témoigne des impasses de la production des hégémonies impériales. Jusqu’à quel point les administrations ont-elles vraiment contrôlé la production des « intermédiaires » dont elles avaient besoin pour fonctionner ? Affectés souvent dans un « coin de brousse » à la sortie de l’école normale, les jeunes instituteurs découvrent rapidement que le monde imaginé pour eux dans l’enceinte de l’école William-Ponty n’existe pas. Les administrateurs européens sont rarement des figures bienveillantes, ils voient en eux de dangereux « détribalisés », des « semi-intellectuels » suspects ou tenus à distance. Les populations africaines associent pour leur part la figure de l’instituteur à un ensemble de représentations ambiguës. S’il peut être admiré pour son paraître et son savoir, il est aussi considéré comme un agent de l’oppression coloniale (« un ravisseur d’enfants ») et un personnage finalement assez secondaire de la hiérarchie administrative (« un mangeur de craies »). Il s’avère finalement bien difficile pour le Pontin d’investir le rôle d’« intermédiaire » qu’on lui destine dans la société coloniale.

10Doublement stigmatisés, éprouvant de grandes difficultés à occuper la place que l’autorité leur assigne, cet introuvable « juste milieu », les Pontins ne s’abandonnent pas pour autant au désarroi. Puisant dans les différentes ressources à leur disposition, celles liées à leur milieu d’origine comme celles acquises à travers la socialisation scolaire, les Pontins se réapproprient leur identité socioprofessionnelle. Ils recomposent ce que signifie concrètement l’appartenance à « l’élite instruite » dans l’Afrique de l’Ouest de l’entre-deux-guerres. Au quotidien, dans leur vie privée comme dans leur vie professionnelle, les instituteurs reconsidèrent l’adhésion à l’ethos lettré tel qu’il avait été défini à Ponty. On assiste dès lors à une série de reconfigurations individuelles de cet ethos qui passent par l’abandon de certaines pratiques et par l’invention de nouvelles manières de faire et de se comporter. Ces recompositions sont tout aussi plurielles que l’origine des Pontins. Les premières décennies du xx^e siècle sont un moment de fabrication de nouvelles identités collectives qui sont encore trop neuves pour être déjà complètement fixées : « être un instruit » peut (encore) se décliner de multiples manières. Du fonctionnaire en costume-​cravate au maître d’école en boubou brodé, l’appartenance à l’élite instruite est un espace des possibles dont les différentes déclinaisons sont constituées par les trajectoires plurielles des instituteurs. L’élite lettrée n’est pas seulement une catégorie coloniale, elle est le résultat d’une « conversation des formes », une coproduction entre sociétés locales et autorités coloniales1. À travers les jeux de la mise en scène du soi, ce sont en premier lieu les Pontins qui redéfinissent leur propre position en situation coloniale. Autour d’eux, la société environnante et plus particulièrement les familles exercent également une influence déterminante par le jeu de pressions et de sollicitations dont elles entourent les instruits.

11L’éclatement n’est pas seulement celui des manières d’être et de paraître, il est également celui des trajectoires et des ambitions professionnelles. Dans l’entre-deux-guerres, un nombre important de Pontins quittent l’enseignement pour se lancer dans les affaires, la chefferie de canton ou des secteurs plus attractifs de la fonction coloniale. Avec un succès certes inégal, les instituteurs se réapproprient les savoirs et compétences que leur ont transmis les autorités coloniales. En reprenant ainsi en main leur destin professionnel, une partie des normaliens s’éloignent un peu plus du modèle de l’auxiliaire idéal imaginé par les autorités coloniales, mais ils s’éloignent également un peu plus les uns des autres. L’éclatement relatif des trajectoires comme le jeu des réappropriations sont rendus possibles par la relative faiblesse de l’encadrement colonial, en particulier par les hésitations de l’autorité à s’immiscer au plus près de la vie intime de ses fonctionnaires masculins. Encore une fois, il ne faut pas y voir une forme d’humanisme colonial, mais plutôt la conséquence inattendue de l’obsession pour le maintien des distances raciales. Enfin, le destin tragique de certains enseignants, reconstitué dans les pages qui précèdent, suggère que ce jeu de repositionnement et de réappropriation peut également produire d’importantes tensions et se nouer dans la violence. Restituer la part d’agentivité (agency) des Pontins ne conduit donc pas nécessairement à sous-estimer les logiques d’exclusion et de violence dont ils sont victimes en situation coloniale. Les échecs et les impasses qui entourent la fabrique de certaines pratiques métisses nous avertissent contre la tentation d’appréhender « l’identité lettrée » comme un espace d’hybridation sans bornes, aussi vaste que vague.

12Couronnées de succès ou vouées à l’échec, toutes ces dynamiques n’en provoquent pas moins la dispersion d’un groupe qui se reconnaît de moins en moins dans un ensemble unifié de pratiques, dans un même « ethos » ou dans le partage d’une même profession. Que reste-t-il dès lors du groupe constitué par les Pontins face à de telles logiques de dispersion et de dilution du sentiment d’appartenance collective ? La troisième partie de cet ouvrage interroge précisément les (re)mobilisations qui permettent aux Pontins de maintenir les liens entre eux. Elle analyse la manière dont les dynamiques de dispersion de l’entre-deux-guerres cèdent la place après 1945 à une logique de remobilisation. À travers cette dernière, les Pontins se retrouvent propulsés à la fin des années 1950 au cœur des nouvelles élites dirigeantes ouest-africaines qui préparent le passage aux indépendances. Cette métamorphose des « mangeurs de craies » en hommes du pouvoir reste cependant un processus rempli d’incertitudes et lui aussi soumis à de multiples tensions.

13Dans l’entre-deux-guerres, les formes de (re)mobilisations collectives en milieu enseignant et plus largement parmi les Pontins sont encore embryonnaires. Ce « temps des initiations » se heurte à une série d’obstacles et notamment à la méfiance des autorités coloniales, ce qui explique l’échec du projet d’amicale des anciens élèves de Ponty comme la timidité des premières formations syndicales. L’éparpillement des Pontins constitue une autre entrave au maintien des liens entre anciens diplômés de l’ENWP. Pour autant, les dynamiques de l’avant-guerre ne doivent pas être négligées. Certains instituteurs prennent ainsi l’initiative de la parole sur un espace public ouest-africain en gestation. Un « réseau des instruits », certes encore embryonnaire, se (re)met en place. Il suggère une effervescence intellectuelle que le pouvoir colonial cherche toujours à encadrer, mais qu’il a de plus en plus de mal à contenir. Les prises de parole des Pontins révèlent à ce moment une volonté de mobiliser les « élites lettrées » autour de projets et de réflexions sur leur propre rôle dans la société coloniale. Elles raniment un sentiment d’appartenance commune en voie d’affaiblissement.

14La transformation de l’espace politique après 1945 donne une autre dimension à ces premières dynamiques collectives. Les timides associations syndicales nées dans le sillage du Front populaire cèdent la place à des syndicats mieux structurés qui forcent par exemple les autorités coloniales à décréter la fusion des cadres enseignants et la réforme du système scolaire en AOF. Paradoxalement, ces succès syndicaux s’inscrivent dans un contexte de dévalorisation des enseignants diplômés de Ponty à la fois par le bas (multiplication des voies d’accès à la condition enseignante) et par le haut (concurrence nouvelle des diplômés du supérieur). Ce sentiment de dévalorisation relatif engendre un déplacement des mobilisations de l’espace syndical vers l’espace politique. Les Pontins troquent le boubou syndical pour le boubou politique.

15Après le « temps des initiations », l’après-guerre ouvre en effet pour les instituteurs « un temps de l’engagement ». Acteurs politiques secondaires sinon marginaux dans l’entre-deux-guerres, les enseignants saisissent pleinement les nouvelles opportunités offertes par la réforme de la citoyenneté et du droit de vote après 1945. Ils trouvent un exutoire au sentiment d’insatisfaction qui les agite et au déclin relatif qui frappe leur profession. Des facteurs qui les pénalisaient ou les isolaient deviennent après 1945 des gages de réussite en politique : la dispersion à travers les territoires, la capacité à mobiliser un réseau étendu, la maîtrise de la langue française, l’aptitude à se transformer en courtiers politiques entre le monde rural et le monde urbain sont désormais autant d’atouts pour maîtriser les nouvelles règles du jeu politique. Au moment des indépendances, les enseignants sont la profession la plus représentée au sein du personnel politique qui forme les gouvernements et les Assemblées nationales d’Afrique de l’Ouest.

16Cependant, si la politique réactive le « réseau des instruits » et particulièrement celui des enseignants, elle ravive également l’hétérogénéité de l’élite scolaire. L’engagement des instituteurs sur l’espace politique se fait en effet en ordre relativement dispersé. Selon leurs origines sociales, leurs réseaux d’appartenance et leurs parcours professionnels, les enseignants diplômés de Ponty, en véritables entrepreneurs politiques, se mettent au service de projets différents et concurrents. Le Soudan français en est une illustration avec deux partis farouchement opposés, le PSP et l’USRDA, qui sont paradoxalement tous les deux des partis d’instituteurs. Plus largement, l’espace politique ouest-africain n’est pas un lieu où s’expriment l’intérêt et l’ambition de coalitions déjà constituées et figées. Il représente plutôt un milieu d’expérimentation dans lequel s’élaborent et s’affrontent des définitions concurrentes des blocs d’élites qui aspirent à prendre la relève du pouvoir colonial.

17Il n’en reste pas moins que dans l’après-guerre, le Pontin, plus particulièrement l’instituteur, incarne la figure de la réussite en politique. Les années 1950 ouvrent pour eux le « temps du pouvoir ». À partir de 1956-1957, l’application de la loi-cadre Defferre ouvre la porte des responsabilités gouvernementales aux élites ouest-africaines qui s’y engouffrent. Cette réforme accélère la cristallisation des blocs dirigeants ouest-africains appelés à remplacer l’autorité coloniale. Là encore, les Pontins occupent une place prépondérante dans la nouvelle élite politico-administrative qui se met en place. Au-delà des responsabilités gouvernementales, c’est toute la haute administration qui s’ouvre progressivement à eux. Malgré la concurrence de plus en plus pressante des nouveaux diplômés du supérieur, les Pontins s’emparent d’une part importante de ces postes à responsabilité : d’anciens commis deviennent chefs de cabinet, d’anciens secrétaires d’administration sont nommés commandants de cercle et gouverneurs, des instituteurs et des médecins deviennent ambassadeurs.

18Dans la marche aux indépendances, les élites instruites sont tantôt décrites comme les pionniers des mouvements nationalistes et du combat anticolonialiste, tantôt comme une élite bourgeoise à laquelle l’autorité coloniale transmet le pouvoir pour mieux maintenir son influence. Plutôt que trancher ce débat, je propose ici un autre éclairage. Ce n’est pas seulement parce qu’ils appartiennent aux élites instruites que les Pontins réussissent de manière aussi remarquable sur la scène politique de l’après-guerre. Ils accèdent au pouvoir parce qu’ils sont à la fois semblables et différents les uns des autres : leur diversité leur permet de se faire les représentants de plusieurs groupes d’intérêts et segments de l’élite ouest-africaine alors même que les liens qui continuent de les unir facilitent la naissance et la consolidation des blocs dirigeants ouest-africains. Si les Pontins se retrouvent au centre des mécanismes qui assurent la formation des blocs dirigeants, c’est parce qu’ils constituent un élément essentiel du processus d’assimilation réciproque des élites.

19Que reste-t-il de cette histoire plus de soixante ans après les indépendances ? Sur l’îlot de Gorée, l’école William-Ponty n’est plus qu’un bâtiment décati, occupé par des familles goréennes qui se sont réapproprié depuis longtemps les lieux. À part une discrète plaque commémorative, rien ne signale au visiteur les restes de la plus prestigieuse école de l’ancienne AOF. Les groupes scolaires en visite sur l’île ne s’y arrêtent d’ailleurs pas et filent directement à la maison des esclaves, site classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Sur l’autoroute qui relie l’aéroport international de Diass à la ville de Dakar, la plaque qui signale l’emplacement de l’ancienne école normale William-Ponty de Sébikhotane est un peu plus visible. Mais arrivé sur les lieux, le visiteur déchante. Il découvre un autre site à l’abandon, une ruine en construction. Ironie de l’histoire, l’école a été déplacée dans les années 1930 pour que les normaliens renouent avec la ruralité, mais Sébikhotane est aujourd’hui sur le point d’être avalé par l’inéluctable avancée de la mégapole dakaroise. Un projet d’Université du Futur africain aurait pu sortir le site de sa torpeur dans les années 2000. Soutenu par l’ancien président du Sénégal Abdoulaye Wade, lui-même ancien élève de Ponty, le projet en forme de palimpseste n’a pas dépassé le stade de l’utopie. Il n’a finalement fait qu’ajouter quelques ruines modernes à celles plus anciennes datant du moment colonial2. Pourtant, des Pontins sont encore là, au Sénégal et ailleurs en Afrique de l’Ouest, même si la majorité a disparu et qu’ils sont désormais en petit nombre, tous vieillissants. L’annonce attristée du décès de l’un d’entre eux est souvent un petit événement. Chaque disparition est l’occasion d’une cérémonie mémorielle, plus ou moins intime, plus ou moins remarquée. Souvent, ceux qui se reconnaissent comme les héritiers, les élèves ou simplement les proches de ces Pontins disparus se rappellent, dans un mélange de nostalgie et de reconnaissance, ce qu’ils doivent à leurs aînés. Ils disent aussi, entre gêne et taquinerie, ce en quoi ils se sentent différents de cette génération d’anciens grandis au temps colon. Ponty et ses ruines sombrent dans l’oubli, mais il reste assurément encore quelque chose des Pontins.