La prépondérance des Pontins au sein des assemblées métropolitaines

4Les élus des assemblées fédérales métropolitaines constituent l’élite du personnel politique ouest-africain. Les Pontins y occupent une part prépondérante7. Entre 1945 et 1956, le nombre d’élus africains à l’Assemblée nationale française passe de 6 à 21. Les Pontins occupent entre les deux tiers et les trois quarts de ces positions. Les instituteurs comptent pour la moitié des élus africains à l’Assemblée nationale (avec un pic à 60 % en 1946). Les Pontins sont également surreprésentés dans les autres assemblées métropolitaines : près des deux tiers de la dizaine de sénateurs ouest-africains élus au Conseil de la République entre 1947 et 1954 sont passés par Ponty, entre un tiers et la moitié sont des enseignants. Au Conseil de l’Union française (entre 13 et 18 élus selon les législatures), les Pontins accaparent également la majorité des postes, les instituteurs représentant un peu plus du tiers des sièges. Aucune autre profession n’est aussi bien représentée. Au Grand Conseil de l’AOF, seule assemblée fédérale siégeant à Dakar dont les membres sont élus par les assemblées territoriales, le profil des conseillers est un peu plus diversifié. Les Pontins et plus particulièrement les instituteurs représentent tout de même entre 16,7 et 22,6 % des élus. En 1947, il y a cependant autant de chefs de canton (quatre) élus au Grand Conseil que d’instituteurs diplômés de Ponty.

5Les instituteurs et plus largement les Pontins sont donc très largement surreprésentés au sein de la petite élite politique qui siège dans les assemblées métropolitaines, celles qui confèrent le plus grand prestige politique. Les retours ou les départs en métropole de ces élus sont annoncés par voie de presse et donnent lieu à des manifestations de soutien populaire. Ces premiers élus deviendront de grandes figures politiques comme Ouezzin Coulibaly et Nazi Boni en Haute-Volta, Mamadou Dia au Sénégal, Modibo Keïta, Mamadou Konaté et Fily Dabo Sissoko au Soudan, Mambo Sano et Yacine Diallo en Guinée, Houphouët-Boigny en Côte d’Ivoire, Hamani Diori et Boubou Hama au Niger, etc. Ces personnalités ne constituent cependant que le « haut du panier » : derrière elles, une génération moins connue accède aux responsabilités politiques dans les assemblées locales.

La forte représentation des instituteurs et des Pontins dans les assemblées locales

6Entre 1945 et 1960, plusieurs centaines de sièges sont ouverts à la compétition électorale dans les assemblées locales de la fédération. Si les élus africains à l’Assemblée nationale sont relativement bien connus, ceux des assemblées locales le sont beaucoup moins. Le répertoire des élus que nous avons établi permet une esquisse prosopographique, encore incomplète mais utile, de ce personnel politique ouest-africain8.

7Les tableaux suivants mettent en évidence la surreprésentation des instituteurs entre 1946 et 1957 dans quatre territoires sur lesquels nous possédons suffisamment d’informations (Sénégal, Soudan, Guinée et Dahomey).

8Dès les premières élections au conseil général de 1946, les enseignants fournissent entre un cinquième et un tiers des élus. Leur nombre ne cesse d’augmenter d’une législature à l’autre : ils sont 38 instituteurs ou anciens instituteurs dans les assemblées locales de l’AOF en 1946, 62 en 1952 et 78 en 1957. Le tableau ci-dessous présente la répartition socioprofessionnelle de 274 élus ouest-africains pour l’année 1952. Il offre un « instantané » du personnel politique ouest-africain qui permet de comparer la part des instituteurs avec celle d’autres professions.

9Avec un élu sur cinq (20,1 %), les instituteurs sont les mieux représentés dans les assemblées territoriales si l’on excepte la catégorie hétéroclite des agents administratifs, qu’il est difficile de mieux décomposer. Cette dernière fournit certes plus de 26 % des élus, mais regroupe des agents issus de divers services (postes, douanes, chemins de fer, etc.) et situés à différents niveaux de la hiérarchie administrative (simple agent, commis, commis des cadres supérieurs, inspecteur, etc.). S’ils disposent d’atouts importants pour réussir en politique, les instituteurs n’occupent pas pour autant une position de monopole. En outre, avec 15 % des élus en 1952, les chefs sont loin d’avoir été éliminés de l’espace politique. Les commerçants et les planteurs (plus de 10 % à eux deux) sont également présents.

10La part des Pontins dans le personnel politique élu en 1952 varie sensiblement d’un territoire à l’autre.

11Pour expliquer ces différences, il faudrait rentrer dans le détail des configurations politiques locales. Ainsi, au Niger et en Mauritanie, le retard de la scolarisation explique sans doute la plus faible représentation des élites instruites au sein du personnel politique. En Haute-Volta, les diplômés de Ponty sont relativement moins nombreux, car concurrencés par un solide réseau d’instruits formés dans les écoles catholiques locales9. La composition des blocs dirigeants qui se mettent progressivement en place diffère d’un territoire à l’autre et reflète des spécificités locales dont on ne peut rendre compte en détail ici10.

12Finalement, les Pontins n’exercent pas une emprise aussi forte sur les assemblées locales que sur les postes ouverts dans les assemblées métropolitaines. La maîtrise du français et l’appartenance à des réseaux élargis jouent sans doute de façon moins déterminante que lors des élections aux assemblées métropolitaines. Cependant, les enseignants constituent, même dans ces assemblées locales, la profession la mieux représentée.

Des reconversions limitées et fragiles

13Dans un contexte colonial marqué par un partage toujours inégal des pouvoirs, l’accès des Africains aux responsabilités politiques reste limité. La séparation du corps électoral en deux catégories permet aux Européens de conserver une représentation politique sans commune mesure avec leur poids démographique. Pour les non-Européens, la concurrence autour des sièges électoraux est rude. Seule une petite minorité y accède parmi laquelle émerge une figure relativement nouvelle en AOF : le professionnel de la politique.

14Les instituteurs qui s’engagent en politique ne sont pas nécessairement ceux qui en font leur activité principale. Le plus souvent, les enseignants cumulent activité professionnelle et militantisme. Nombreux sont les instituteurs qui animent les sections locales des partis politiques, nombreux sont ceux qui se portent candidats aux différentes élections, mais seule une minorité parvient à se faire élire. Les élections aiguisent les rivalités et donnent lieu à des compétitions intenses11. Au-delà même du faible nombre d’élus, faire carrière en politique est donc une entreprise incertaine. Sur les vingt-neuf instituteurs en fonction au moment de leur élection au conseil général en 1946-1947, seulement quinze (soit à peine plus de la moitié) sont réélus à l’assemblée suivante en 1952. Sur ces quinze enseignants réélus en 1952, seulement sept obtiennent un troisième mandat en 1957.

Les Pontins dans les conseils de gouvernement

16À l’issue des élections territoriales de mars 1957, chaque territoire est doté d’un conseil de gouvernement composé de dix à douze ministres placés sous la responsabilité d’un vice-président. Ce dernier, élu par les députés de l’assemblée territoriale, nomme les autres membres de son conseil. Au total, près de quatre-vingt-dix responsables gouvernementaux (dont douze Européens) sont nommés en 1957 dans la fédération ouest-africaine. Ils constituent le noyau central des blocs dirigeants ouest-africains qui gèrent la fin de l’époque coloniale et la transition vers l’indépendance.

17Le tableau ci-dessous décrit la répartition professionnelle des membres africains des conseils de gouvernement en 195714.

18Au moins les deux tiers des responsables gouvernementaux ouest-africains ont travaillé pour l’administration coloniale. Les employés d’administration sont les plus nombreux, mais constituent une catégorie assez hétéroclite. Près d’un responsable gouvernemental sur cinq est issu de l’enseignement, presque tous sont diplômés de Ponty15. Les catégories médicales (médecins, vétérinaires, pharmaciens) se placent à un niveau de représentation sensiblement égal à celui des enseignants (18,2 % contre 19,7 %). Tous, à l’exception d’un seul cas, sont également passés par Ponty avant d’intégrer l’école de médecine de Dakar ou l’école vétérinaire de Bamako.

19Le tableau ci-dessous permet de cerner le rôle des Pontins au sein du personnel gouvernemental nommé en 1957.

20Presque un responsable gouvernemental sur deux (45,5 %) est passé par l’école normale Ponty. Parmi eux, les diplômés de la section enseignement sont particulièrement nombreux (22,7 % des ministres, la moitié des trente Pontins nommés dans les conseils de gouvernement). Ils occupent d’ailleurs souvent le poste clé de vice-président. Ainsi, cinq des huit vice-présidents de conseil élus en AOF sont d’anciens Pontins, dont quatre sont des instituteurs : Mamadou Dia au Sénégal, Jean-Marie Koné au Soudan, Ouezzin Coulibaly en Haute-Volta, Djibo Bakary au Niger et un médecin, Auguste Denise, en Côte d’Ivoire18.

21Au gré des remaniements ministériels, la part des Pontins tend même à se renforcer. Au Soudan français (Mali), elle passe de 33 % (quatre membres sur douze) en 1957 à près de 60 % en 1960 (dix membres sur dix-sept)19. À l’indépendance en 1960, le Mali constitue une véritable « République des instituteurs » : le président (Modibo Keïta) et son vice-président sont deux instituteurs issus de Ponty tout comme le président de l’assemblée législative (Mahamane Alassane) et deux des trois vice-présidents (Robert Cissé et Alioune Sissoko). L’assemblée territoriale élue en 1957 compte dix-neuf instituteurs ou anciens instituteurs sur soixante députés (soit près du tiers des élus)20. Les deux principaux opposants à Modibo Keïta sont également deux anciens instituteurs issus de Ponty, Fily Dabo Sissoko et Hamadoun Dicko.

22En Guinée, la part des Pontins passe du tiers des responsables gouvernementaux en 1957 (quatre membres sur douze) à près de la moitié en 1958 (huit sur dix-sept)21. En Haute-Volta, le premier conseil de 1957 fait une large part aux Pontins (cinq membres sur dix). Le vice-président Ouezzin Coulibaly est d’ailleurs lui-même ancien normalien et ancien surveillant de l’internat de Ponty. Après le décès de celui-ci en 1958, Maurice Yaméogo est chargé de composer un nouveau conseil qui compte moins de Pontins (quatre sur douze ministres, soit le tiers du gouvernement). Yaméogo, formé localement dans les écoles missionnaires, n’appartient pas au réseau des Pontins, mais plutôt à celui des élites catholiques. Cependant, là aussi au gré des remaniements ministériels opérés par Yaméogo, le gouvernement intègre à nouveau un nombre plus important de Pontins (six sur quatorze ministres en 1959 puis sept en 1961, soit 50 % de l’effectif)22.

23Alors que les Pontins s’affirment au sein des élites gouvernementales, ils sont en partie concurrencés par la figure nouvelle du diplômé de l’enseignement supérieur. En 1957, près du quart des responsables gouvernementaux ont en effet effectué des études en métropole. Ils ont profité soit des rares possibilités offertes avant-guerre, soit, pour les plus jeunes, de la libéralisation progressive de l’enseignement après 194523. Le tableau ci-après compare le type de diplôme obtenu par les personnes nommées dans sept conseils de gouvernement en 195724 :

24Dans cinq des sept conseils étudiés ici, les nombres des diplômés de Ponty et du supérieur sont sensiblement égaux. Il existe ainsi une forme de concurrence entre ces deux groupes appartenant aux élites instruites26.

Les Pontins dans l’élite administrative

25Les transferts de compétences décidés par la loi-cadre de 1956 ouvrent également l’accès de la haute administration aux fonctionnaires ouest-africains27. Ces derniers ont été jusqu’alors maintenus dans des positions subordonnées. Or, les conseils de gouvernement, aux mains des élites africaines, peuvent désormais nommer des fonctionnaires à des postes plus importants : membres de cabinets ministériels, directeurs d’agences ou de services territoriaux (directions territoriales de la santé, des postes, etc.), et bientôt à de hauts postes de l’administration territoriale, jusque-là chasse gardée des administrateurs européens.

26On manque encore de travaux sur le personnel administratif qui accède à ces postes de responsabilité à la fin des années 1950. Pour les besoins de ce livre, j’ai réalisé une étude des nominations publiées en 1957-1958 dans le Journal officiel du Soudan français, bientôt Journal officiel de la République du Mali28. Sur quarante personnes nommées à des postes de responsabilité administrative (au moins chef de subdivision) d’après le Journal officiel, dix-sept (soit près de 42 %) sont d’anciens élèves de l’école normale William-Ponty. La majorité est issue de la section administration, mais on trouve également quelques médecins et deux enseignants. Ce « sondage » sur une seule année de nominations demanderait à être complété. On sait par exemple qu’au Sénégal, trois des sept gouverneurs de région en poste en 1975 sont d’anciens diplômés de Ponty, tous issus de la section administration, qui ont complété leurs études soit à l’Institut des hautes études d’outre-mer (IHEOM), soit à l’École nationale d’administration du Sénégal29.

27À défaut d’analyse exhaustive, on évoquera quelques exemples de reconversion d’anciens enseignants issus de Ponty vers la haute fonction administrative. Ainsi, l’enseignant sénégalais Albert Abdoulaye N’Diaye, né à Matam en 1922, exerce ses fonctions d’instituteur entre 1941 et 1954. Il s’illustre tout particulièrement dans l’encadrement du mouvement scout en AOF à Ponty puis dans les écoles où il exerce. En 1954, il est nommé chef du service de la jeunesse à l’inspection académique du Sénégal et de la Mauritanie. En 1958, il passe un concours pour poursuivre ses études à Paris et devient élève-administrateur à l’IHEOM. À son retour au Sénégal, il est nommé directeur national de la coopération et des centres régionaux d’assistance pour le développement au ministère de l’Économie rurale, puis administrateur de classe exceptionnelle détaché aux Nations unies en 196830.

28Un autre instituteur sénégalais, Amadou Clédor Sall, né en 1915 à Tivaouane, a entamé une carrière d’enseignant en Mauritanie. Engagé dans les luttes politiques après-guerre, il est élu conseiller territorial de Mauritanie en 1952. En 1957, il rentre au Sénégal où il intègre le cabinet du ministre de l’Enseignement technique. À l’indépendance, il est versé dans le cadre des administrateurs avant d’être nommé gouverneur de la région du Sine Saloum (1962) et du Cap-Vert (1963). En 1968, le président Senghor en fait son nouveau ministre de l’Intérieur31.

29Salembéré Sibiri, né en 1916 à Yanga (cercle de Fada N’Gourma) et diplômé en 1935, a d’abord mené une carrière d’enseignant en Haute-Volta et en Côte d’Ivoire. Il est d’ailleurs l’un des fondateurs du syndicat d’instituteurs de Haute-Volta dans les années 1930. Après-guerre, il entre à son tour en politique. En 1957, il est élu conseiller territorial en Haute-Volta. Ouezzin Coulibaly, alors vice-président du conseil, le nomme ministre de l’Industrie. En 1958, il ne fait plus partie du gouvernement dirigé par Maurice Yaméogo. Il est alors versé dans les cadres de l’administration en tant que commandant de cercle entre 1959 et 196232.

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30La forte surreprésentation des Pontins et, parmi eux, des instituteurs au sein de l’élite qui émerge à l’orée des indépendances ouest-africaines est incontestable. Que nous dit-elle des blocs dirigeants qui se mettent en place en Afrique de l’Ouest ? S’agit-il d’une passation de pouvoirs des anciens maîtres européens à ceux qu’ils ont formés et qui leur ressemblent le plus ? Faut-il plutôt y voir la conquête du pouvoir arrachée à la métropole par une élite nationaliste éclairée ? La sociohistoire des élites instruites ne tranche pas vraiment cette question, mais elle offre une perspective nouvelle sur la constitution des blocs dirigeants dans l’État colonial tardif.

Des Pontins à la croisée du monde politique et syndical

33À partir de 1957, des tensions apparaissent de plus en plus nettement entre les revendications des travailleurs salariés et l’action des responsables politiques ouest-africains. En effet, avec le transfert des compétences décidé par la loi-cadre, l’interlocuteur privilégié des syndicats n’est plus tant l’administration coloniale que le conseil de gouvernement désormais aux mains de responsables africains. Ces derniers cherchent à neutraliser la contestation syndicale qui se tourne contre eux : ils mobilisent la rhétorique nationaliste pour faire face aux critiques adressées par certains syndicats à leur encontre36. Une autre manière d’amoindrir la contestation passe par la cooptation de leaders syndicaux dans les nouveaux blocs dirigeants. Certains Pontins, familiers des deux mondes, servent alors de courroie de liaison.

34Au Soudan français en 1957, Abdoulaye Diallo est le ministre du Travail, un poste particulièrement sensible dans le contexte des grèves des années 1940-1950. Diallo est diplômé de la section administrative de Ponty (1937). Il a été élu secrétaire général de l’Union générale des travailleurs d’Afrique noire (UGTAN) avant d’être nommé ministre du Travail par Jean-Marie Koné, vice-président du conseil de gouvernement du Soudan. Même si Diallo est guinéen et Koné soudanais, les deux hommes se connaissent depuis l’école normale : Abdoulaye Diallo entre en effet à Ponty l’année même où Jean-Marie Koné (Ponty 1935) prépare son diplôme de dernière année37.

35Diallo n’est pas le seul Pontin qui intègre de hautes fonctions publiques après avoir assumé des responsabilités syndicales. Sidiki Dembélé, né à San (Mali) en 1921, est diplômé de Ponty en 1940. Après-guerre, il devient secrétaire général de l’important syndicat des postes, téléphones et télégraphes de l’AOF (1948-1954), puis de la section ivoirienne après son affectation à Abidjan (1954-1959). À l’indépendance, il est rappelé dans son pays d’origine où le président Modibo Keïta (Ponty 1936) lui confie la direction du service de l’information en remplacement d’un autre Pontin, Mamadou Gologo, appelé à d’autres fonctions.

36Dans les conseils de gouvernement de Haute-Volta et du Niger, le monde syndical est également représenté par deux ministres issus de l’influente UGTAN. Dans les deux cas, il s’agit d’anciens élèves de l’école normale William-Ponty. En Haute-Volta, Ousmane Ba, né à Bafoulabé (Soudan français) en 1919, est passé par Ponty entre 1937 et 1939 avant d’obtenir le diplôme de l’école de médecine de Dakar. Dans les années 1950, il est le secrétaire général du syndicat des médecins, pharmaciens, sages-femmes et vétérinaires d’AOF. À la conférence de janvier 1957, il devient membre du bureau général de l’UGTAN. Leader syndical et militant RDA de longue date, il est nommé la même année ministre de la Fonction publique de Haute-Volta par Ouezzin Coulibaly (Ponty 1929) qu’il a connu à l’école normale alors que ce dernier était surveillant d’internat. En 1958, à la mort de Ouezzin Coulibaly, il rentre au Soudan, son territoire d’origine, pour être nommé ministre délégué à la présidence de la République du Soudan puis ministre du Travail de la fédération du Mali en 1959. Dans les années 1960, sous le gouvernement Modibo Keïta, il est successivement ministre de la Fonction publique en 1961, ministre de l’Intérieur, de l’Information et du Tourisme en 1962, et enfin ministre des Affaires étrangères en 1964. Au Niger, l’UGTAN est représentée par le vice-président du Conseil, l’instituteur Djibo Bakary (Ponty 1941). Ce dernier a d’abord assumé des responsabilités syndicales avant de s’engager en politique38.

37En Côte d’Ivoire, le président du Conseil Houphouët-Boigny nomme un cheminot au poste de ministre du Travail en 1957. Il s’entoure cependant aussi d’anciens Pontins proches des mouvements syndicaux. Ainsi, Philippe Yacé (Ponty 1940), né en 1920 à Jacqueville, est un militant RDA de la première heure. Cet instituteur a été un important responsable syndical, secrétaire général dans les années 1950 du syndicat des enseignants de Côte d’Ivoire. En 1960, il est nommé président de l’Assemblée nationale. Mathieu Ekra (Ponty 1938), autre homme fort du bloc dirigeant constitué autour d’Houphouët, est né en 1917 à Bonoua. Commis de l’administration, il s’impose comme l’un des leaders du syndicat des employés des chemins de fer de Côte d’Ivoire. Militant RDA, il est arrêté et emprisonné en 1949. À sa libération, il réintègre l’administration comme chef comptable à l’IFAN, puis chef du département des affaires sociales en 1955 et enfin attaché au cabinet du ministère de la France d’outre-mer. Élu député en 1959, il est nommé chef de la délégation ivoirienne aux Nations unies à New York. De retour en Côte d’Ivoire, il occupe plusieurs postes ministériels et devient l’un des barons de l’ère Houphouët. Enfin, Lambert Amon Tanoh est un instituteur diplômé de l’école normale de Katibougou. Militant syndical de premier plan, il est nommé secrétaire de l’Union des travailleurs de Côte d’Ivoire (branche locale de l’UGTAN) en 1959. Il intègre lui aussi l’élite politique et gouvernementale : élu d’abord conseiller territorial de Bouaké en 1957, puis député de l’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire, il devient ministre de l’Éducation de 1963 à 1970.

38Au Sénégal également, on croise le parcours d’anciens Pontins capables de faire la liaison entre élite politique et monde syndical. Mbengue M’Baye (Ponty 1945), instituteur, est trésorier de la Confédération nationale des travailleurs sénégalais de 1960 à 1964. Il est plus tard nommé au Conseil économique et social du Sénégal par le président Senghor. Doudou Ngom (Ponty 1938) est également instituteur. Militant syndical, il est élu secrétaire général de l’Union nationale des travailleurs du Sénégal au début des années 1960. Senghor le nomme quelques années plus tard ministre de l’Enseignement39.

39À la croisée du monde syndical et du monde politique, ces différents parcours suggèrent que l’intégration des normaliens aux nouveaux blocs dirigeants participe d’un processus d’agrégation des segments élites. Des Pontins issus du monde syndical apportent un réseau spécifique de solidarités et plus généralement une capacité de médiation entre le monde syndical et les nouveaux blocs dirigeants.

Les Pontins à la croisée du monde politique et du monde des affaires

40L’itinéraire des Pontins qui accèdent aux responsabilités politiques à la fin des années 1950 révèle également d’intéressantes situations de chevauchement entre monde des affaires et monde politique. En Côte d’Ivoire, Joseph Anoma est nommé ministre de l’Agriculture, des Eaux et Forêts dès 1957. Né vers 1895 à Aboisso, il est l’un des premiers instituteurs ivoiriens diplômés de l’école normale William-Ponty (1916). Il a cependant quitté l’enseignement dans les années 1920 pour devenir planteur (cf. chapitre 8). En 1944, il participe à la création du Syndicat agricole africain (SAA), qui soutient le combat du RDA. En 1957, Houphouët-Boigny, lui-même ancien médecin reconverti dans l’économie de plantation, le choisit donc pour représenter les intérêts de la bourgeoisie agricole ivoirienne au sein du conseil de gouvernement40. Il n’est pas le seul : en Côte d’Ivoire, d’autres Pontins font la jonction entre les sphères du pouvoir politique et les milieux économiques. Amadou Sakhir Cissé est né en 1912 à Bingerville. En 1937, il est diplômé de la section administrative de Ponty, mais quitte bientôt la fonction publique pour se reconvertir dans le secteur privé. Dans les années 1950, on le retrouve secrétaire adjoint du Syndicat des entrepreneurs et industriels de Côte d’Ivoire. Au moment des indépendances, il est nommé membre du Conseil économique et social de la Côte d’Ivoire41. En Guinée, l’itinéraire de Nabi Youla ressemble singulièrement à celui de l’Ivoirien Joseph Anoma. Né en 1918, Nabi Youla est instituteur diplômé de Ponty en 1937. Il quitte l’enseignement après-guerre pour se lancer dans les plantations de bananes. En 1949, il est secrétaire du Syndicat des planteurs africains de Guinée42. Il se rapproche de Sékou Touré qui le nomme ambassadeur en France puis en Allemagne43. Il sert également comme ministre de l’Information.

Des Pontins entre « hommes nouveaux » et « anciennes aristocraties »

41D’autres Pontins qui intègrent les blocs gouvernementaux au moment des indépendances font également le lien entre « hommes nouveaux » et élites anciennes. Ainsi, au Soudan français, le PSP fusionne avec l’USRDA après sa défaite aux élections de 1957. Plusieurs anciens caciques du PSP sont alors élus députés sous l’étiquette RDA lors des élections de 1960. Comme le souligne Bayart, le monolithisme apparent des partis uniques ne doit pas cacher la fonction de creuset social qu’ils assument à l’égard des différents segments de l’élite44. Ainsi, Almamy Koreissy, instituteur diplômé de Ponty et chef de canton du Diagana, était une figure de proue du PSP. Après 1960, il figure toujours parmi l’élite malienne, désormais sous l’étiquette de l’Union soudanaise-RDA45. Ancien secrétaire général du syndicat des chefs de canton, il est l’une des rares figures politiques en mesure de lier le nouveau pouvoir et les anciennes « aristocraties » locales. Ces dernières conservent de l’influence malgré la suppression officielle de la chefferie au moment de l’indépendance.

42En Guinée, Sékou Touré a également supprimé la chefferie en décembre 1957, en partie du fait des tensions qui l’opposent aux « aristocraties » peules du Fouta-Djalon46. Il n’y a alors qu’un ministre d’origine peule dans le conseil de gouvernement qu’il dirige. Avec l’indépendance de la Guinée en 1958, Sékou Touré décide d’ouvrir les portes du gouvernement à plusieurs ministres d’origine peule afin d’élargir et de conforter son assise territoriale. Pour faire la liaison entre le Fouta-Djalon et l’État, Sékou Touré choisit d’incorporer dans son gouvernement trois Pontins originaires du Fouta-Djalon : Abdoulaye Diallo (Ponty 1937) né à Konsondougou, Diawando Barry (Ponty 1939) originaire de la prestigieuse famille des Almamy de Dabola, et Ibrahima Barry, dit Barry III (Ponty 1944), originaire d’une famille de chefs de la région de Pita47. L’intégration de lettrés peuls à l’élite gouvernementale illustre le mécanisme « d’intégration horizontale des élites régionales, que [rend] nécessaire le changement d’échelle colonial48 ». Cette option ne dure cependant pas. Dès les années 1960, qui constituent un moment moins favorable et plus compliqué à négocier pour les nouvelles élites au pouvoir, le régime de Sékou Touré prend un virage autoritaire. Beaucoup d’intellectuels peuls sont assassinés ou contraints à l’exil.

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43La présence de Pontins au sein des équipes gouvernementales joue un rôle important dans le processus d’assimilation réciproque des élites ouest-africaines. L’origine hétérogène des Pontins comme la diversité de leur trajectoire professionnelle les prédisposent à représenter des groupes d’intérêts très différents. Dans le même temps, le sentiment d’appartenir à une même élite et les connexions personnelles qui les unissent malgré la dispersion facilitent leur cooptation au sein des blocs dirigeants. Il faut cependant se garder de grossir la focale à l’excès et d’exagérer leur rôle. D’une part, il y a évidemment d’autres vecteurs de cette mise en interrelation des différents segments des élites ouest-africaines49. D’autre part, ce processus d’assimilation réciproque représente un « travail incertain d’intégration sociale50 ». Les conditions favorables qui le stimulent après 1957 n’effacent pas les logiques centrifuges de la période antérieure et ne disent surtout rien de la période à suivre51. Placés au centre d’un jeu de tensions entre intégration et dispersion, certains Pontins choisissent d’assumer un rôle de médiation entre les segments de l’élite dirigeante quand d’autres s’engagent dans l’opposition ou la dissidence52.

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44À la fin de la Seconde Guerre mondiale s’ouvre une courte transition qui propulse les Pontins vers un temps du pouvoir et des responsabilités. En 1945-1946, la libéralisation de l’immédiat après-guerre permet d’abord une reconversion réussie dans l’espace politique. Le Pontin, et plus particulièrement l’instituteur, incarne la nouvelle figure de la réussite. Cependant, il y a encore peu d’élus et les reconversions restent fragiles53. L’année 1956-1957 marque une seconde rupture presque aussi importante que la libéralisation de l’immédiat après-guerre. L’application de la loi-cadre ouvre la porte des responsabilités gouvernementales aux élites ouest-africaines qui s’y engouffrent. Cette réforme accélère la cristallisation des blocs dirigeants ouest-africains appelés à succéder à l’administration coloniale. Là encore, les Pontins occupent une place prépondérante dans la nouvelle élite politico-administrative qui se met en place. Au-delà des responsabilités gouvernementales, toute la haute administration s’ouvre progressivement aux fonctionnaires africains. Malgré la concurrence nouvelle des diplômés du supérieur, les Pontins s’emparent d’une part importante de ces postes à responsabilité.

45Ce n’est pas seulement parce qu’ils appartiennent aux élites instruites que les Pontins réussissent de manière aussi remarquable sur les scènes politiques dans l’après-guerre. S’ils se retrouvent au centre des mécanismes qui assurent la formation des blocs dirigeants, c’est parce qu’ils sont un vecteur essentiel du processus d’assimilation réciproque des élites. Dans un jeu de tensions paradoxal, les Pontins accèdent au pouvoir parce qu’ils sont à la fois semblables et différents les uns des autres : leur diversité leur permet de se faire les représentants de plusieurs groupes d’intérêts et segments d’élite alors même que les liens qui continuent de les unir facilitent la consolidation des blocs dirigeants ouest-africains.