La mésentente entre les deux cadres ou l’impossible unité

4Du côté européen, la section AOF de la fédération des syndicats de l’enseignement entreprend dès 1945 une série d’actions auprès du ministère de l’Éducation nationale pour obtenir une hausse des salaires du cadre supérieur2. Ce syndicat est animé par des instituteurs européens préoccupés de s’émanciper de la tutelle de l’administration coloniale. Ils se plaignent de façon récurrente des administrateurs qui « se permettent de nuire à des fonctionnaires qui n’ont d’autre tort que d’avoir parfois plus de culture, souvent plus d’influence, et toujours plus de mérite qu’eux, cela est absolument inadmissible3 ». Les maîtres européens sont engagés dans un jeu de revalorisation à l’intérieur de la petite société des fonctionnaires européens expatriés. Il reste cependant important pour beaucoup d’entre eux de maintenir une certaine distance avec les maîtres africains.

5Les syndicats de maîtres africains défendent pour leur part les intérêts des instituteurs du cadre secondaire et des moniteurs d’enseignement. L’intégration des instituteurs africains dans le cadre supérieur constitue leur revendication principale4. Ils exigent également la suppression des secteurs scolaires dans lesquels les maîtres européens, déchargés de leur enseignement, exercent sur leurs subordonnés africains un contrôle sourcilleux et très mal supporté5. S’il y a des amitiés ponctuelles dont témoignent encore aujourd’hui certains Pontins, l’hostilité règne entre les deux cadres d’enseignants : les maîtres africains du cadre secondaire supportent de plus en plus mal d’être subordonnés aux instituteurs européens du cadre supérieur6. Ainsi, en juillet 1946, le syndicat des instituteurs de Côte d’Ivoire tient un congrès à Abidjan dans lequel son secrétaire général, Djibo Sounkalo, exige « le rapatriement des instituteurs blancs colonialistes qui cherchent par des programmes régressistes [sic], des propos néfastes et par des négligences professionnelles à retarder toute évolution en Afrique7 ». Les frustrations et les tensions qui marquent les rapports entre maîtres européens et africains depuis la création des cadres d’enseignants compromettent les possibilités d’action collective.

Le syndicat fédéral des enseignants africains de l’AOF : du premier congrès aux « demi-mesures » du recteur Capelle

6La mobilisation des instituteurs africains se met en place à partir de 1946 autour des congrès annuels tenus à Dakar par le syndicat fédéral des enseignants de l’AOF. Dès son premier congrès, le syndicat fédéral réclame la fusion des cadres secondaires et supérieurs. L’administration coloniale fait la sourde oreille. Elle n’est pas encore bousculée comme elle va l’être quelques mois plus tard par les grandes grèves de Dakar de décembre 1946 et par celle des cheminots de novembre 1947. De plus, le syndicat fédéral connaît des difficultés d’organisation : plusieurs territoires comme la Côte d’Ivoire et le Niger n’ont pas envoyé de représentants au congrès de Dakar, les autres n’ont envoyé qu’un seul délégué.

7L’année suivante, le syndicat fédéral décide le boycott des examens du diplôme supérieur d’aptitude professionnelle qui offre aux enseignants africains une mince chance d’intégrer le cadre supérieur (DSAP)8. Alors que le boycott est largement suivi, les autorités coloniales se saisissent cette fois de l’affaire. Le recteur Jean Capelle, nouveau chef du service de l’enseignement en AOF, refuse encore toute idée de fusion des cadres. Réagissant à une lettre que lui adressent des syndicalistes guinéens, il exprime son agacement dans un échange avec Léopold Sédar Senghor, nouveau député du Sénégal : « Une fusion des cadres secondaire et supérieur est… déraisonnable. J’espère que les syndicats locaux éviteront d’infliger indirectement à leurs membres une profonde humiliation en ne m’obligeant pas à publier en effet la note des instituteurs de Conakry. Celle-ci constitue en effet une preuve humiliante [barré] accablante9. »

8Le recteur Capelle est néanmoins conscient de la nécessité de revaloriser une profession enseignante qui traverse une grave crise des vocations. Il concède une série de demi-mesures qui ne contentent pas les syndicats. En 1947, le service de l’enseignement ouvre à Ponty une section préparant au baccalauréat, satisfaisant l’une des plus anciennes revendications de l’élite instruite en AOF. Plus important encore pour les enseignants en exercice, l’arrêté du 8 juillet 1947 facilite la candidature des instituteurs du cadre secondaire au DSAP10. La visite au domicile n’apparaît plus, mais le dossier de candidature doit toujours contenir « un rapport détaillé du chef de service, indiquant le genre de vie de l’intéressé, sa culture générale, ses capacités professionnelles, sa façon de servir et tous autres renseignements susceptibles d’éclairer la commission d’examen11 ». Le maintien d’une référence au « genre de vie » du candidat met en colère les instituteurs du cadre secondaire qui rejettent l’arbitraire et le caractère non professionnel de ce critère.

9Capelle concède également en 1947 l’admission dans le cadre supérieur d’une cinquantaine de « vieux maîtres » du cadre secondaire en les dispensant du DSAP au bénéfice de l’âge12. Le geste est lui aussi jugé insuffisant. De nombreux maîtres âgés sont oubliés par une mesure réservée à ceux qui ont « révélé par leurs qualités intellectuelles et pédagogiques qu’ils étaient dignes d’accéder à ce cadre13 ». Les dossiers personnels des instituteurs sénégalais nés avant 1900 contiennent ainsi de nombreuses lettres de protestation de maîtres qui ne comprennent pas pourquoi, à la veille de leur retraite, ils n’ont pas été jugés dignes de passer dans le cadre supérieur. Cette discrimination leur est d’autant plus insupportable que certains de leurs collègues, plus jeunes, ont bénéficié de l’arrêté de 194714.

Le deuxième congrès de Dakar (1947) : vers la fusion des cadres enseignants

10Lors du deuxième congrès de septembre 1947, le ton monte entre les syndicats et la direction de l’enseignement. Tous les territoires de la fédération ont cette fois envoyé des représentants. Rejetant les demi-mesures proposées par l’administration, le syndicat fédéral réitère son exigence principale (la fusion des cadres) à laquelle il ajoute d’autres revendications (augmentation des crédits alloués aux services de l’enseignement, baisse de la limite d’âge pour accéder aux collèges nouvellement créés en AOF, etc.). À la veille de la rentrée de 1947-1948, il menace les autorités d’une grève générale, voire d’une démission collective, si leurs revendications ne sont pas satisfaites.

11Les syndicats enseignants ont le soutien des parlementaires africains récemment élus à l’Assemblée nationale et celui des membres du Grand Conseil de l’AOF à Dakar. Un grand nombre de ces élus sont eux-mêmes enseignants. Dans les colonnes du Réveil, l’organe du RDA vendu dans l’ensemble de l’AOF, la lutte des syndicats enseignants tient une bonne place derrière celle des cheminots. Ouezzin Coulibaly, ancien instituteur (Ponty 1928), député de la Côte d’Ivoire depuis 1946, demande des mesures d’urgence « pour défendre un corps que la démagogie administrative a toujours berné15 ». Vilipendant l’intransigeance du recteur Capelle, il s’indigne de ses arguments sur l’insuffisante formation des maîtres africains : « À qui la faute si l’on fait piétiner dans une oppression intellectuelle des jeunes gens intelligents, sélectionnés à chaque stade scolaire et qui, brillants élèves à Ponty, ont été rejetés dans la vie, nivelés par la base16. » Ouezzin Coulibaly est d’autant plus virulent qu’il appartient à la génération « sacrifiée » qui a connu les espoirs de la réforme Dupont et les désillusions qui ont suivi son annulation (chapitre 5).

12Le débat sur le statut des maîtres africains gagne la métropole. En mars 1948, le député de Guinée, Mamba Sano, lui aussi enseignant de carrière (Ponty 1921), dénonce, devant l’Assemblée nationale française, « une situation de misère », des enseignants « mal payés, mal logés, peu encouragés, souvent rabroués, […] les conditions matérielles et morales dans lesquelles ils vivent en font forcément des aigris et influent dangereusement sur leur moral »17. Il déplore la fuite des Pontins vers des carrières administratives où les perspectives de carrière et de salaire sont bien meilleures que dans l’enseignement. Plusieurs députés africains déposent ce même mois une proposition de loi pour intégrer les instituteurs et institutrices africains dans le cadre supérieur18.

13Le recteur Capelle s’entête. Il refuse de recevoir l’ensemble des délégués syndicaux réunis à Dakar19. Une note confidentielle de ses services admet cependant qu’il est urgent de réagir, « surtout face à la désaffection pour le métier d’enseignant20 ». La revalorisation de la fonction enseignante est jugée « vitale ». De nouvelles concessions sont faites : l’arrêté du 12 novembre 1948 supprime le DSAP et instaure le certificat d’aptitude pédagogique (CAP), un diplôme métropolitain dont la possession permet la titularisation dans le cadre commun supérieur. Pour l’obtenir, il n’est plus nécessaire d’en passer par l’humiliante épreuve du dossier personnel21. Mais tant que la fusion des cadres n’est pas réalisée, la pression des syndicats enseignants ne se relâche pas. En juillet 1949, le recteur Capelle, las des critiques incessantes, démissionne22. Peu après, un cadre unique de l’enseignement du premier degré, comportant trois grades (instituteur principal, instituteur et instituteur adjoint), est enfin créé23.

14C’est une grande victoire pour les syndicalistes. Le bilan des réformes de la fin des années 1940 est cependant mitigé. À l’intérieur du cadre unique, la distinction entre instituteurs et instituteurs principaux reproduit largement celle qui opposait précédemment cadre secondaire et cadre supérieur. En effet, pour accéder au principalat, il faut passer le CADEP, un examen très sélectif que peu d’Africains réussissent à obtenir dans les années 1950. Ainsi, au Dahomey, seuls quatre instituteurs l’obtiennent avant l’indépendance en 196024. La création du cadre unique est donc loin de supprimer toutes les inégalités entre maîtres européens et africains. Cependant, il n’existe plus de grades ou d’échelons exclusivement réservés aux Européens. On constate même une indéniable ouverture des meilleurs échelons au personnel africain : ainsi, sur l’ensemble des trente-sept instituteurs principaux que compte le Sénégal en 1955, treize (soit 35 %) sont des instituteurs africains diplômés de Ponty. Si les instituteurs européens ont toujours beaucoup plus de chances d’occuper les meilleurs échelons et probablement les meilleurs postes, ces derniers ne sont plus hors de portée des maîtres africains.

15La réforme néglige par contre le cas des maîtres les plus âgés qui ne sont plus en mesure (à cause de leur éloignement en brousse, de leur charge familiale, de leur âge, etc.) d’obtenir le CAP et d’intégrer le grade d’instituteur25. Ils stagnent alors dans le cadre des instituteurs adjoints et se trouvent dévalorisés par l’intégration dans ce grade de moniteurs issus des cours normaux et souvent beaucoup plus jeunes qu’eux26. Les réformes de la fin des années 1940 ne bénéficient donc pas à l’ensemble des Pontins. Dès 1949, des grèves éclatent à nouveau dans l’enseignement. La même année, le député Mamadou Konaté (Ponty 1919), mécontent d’une réforme pénalisant les maîtres âgés comme lui, demande l’équivalence entre le nouveau CAP et l’ancien diplôme d’aptitude professionnel (DAP) qu’ont obtenu la plupart des Pontins diplômés après lui dans l’entre-deux-guerres27. En 1954, le congrès fédéral des enseignants revendique encore « l’intégration dans le cadre des instituteurs des instituteurs adjoints titulaires du seul DAP » ainsi que « la suppression pure et simple du CADEP et l’articulation des deux hiérarchies (instituteurs et instituteurs principaux) »28. La fusion des cadres enseignants n’a donc pas mis fin aux luttes syndicales.

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16Après 1945, le climat politique devient favorable aux mobilisations. Les bulletins de liaison publiés par les syndicats enseignants jouent un rôle clé d’information et facilitent la mobilisation d’un personnel dispersé dans les différents territoires29. En regard des années d’avant-guerre marquées par la faiblesse des structures associatives et syndicales, cette évolution est particulièrement remarquable. Pourtant, alors que les maîtres africains et les Pontins en particulier s’organisent et obtiennent satisfaction sur leurs principales revendications, la condition enseignante subit de son côté un important processus de déclassement.

Une dévalorisation par le bas : la diversification des filières d’accès à la fonction enseignante

18La création du cadre unique des enseignants en 1949 ne permet pas seulement aux Pontins d’accéder au même statut que leurs collègues européens. Il ouvre également l’accès au cadre des instituteurs à un groupe d’enseignants qui ne sont pas diplômés de Ponty et dont la formation est souvent inférieure à celle-ci. Cette ouverture « par le bas » est liée à la croissance des effectifs scolaires des années 1950, laquelle nécessite un recrutement massif d’instituteurs. L’arrivée de ces enseignants aux diplômes moins prestigieux engendre une certaine dévalorisation de la profession.

19La diversification des voies d’accès à la profession d’instituteurs commence avec la création de nouvelles écoles normales en AOF à Dabou (1937), Rufisque (1938) et Katibougou (1939). Si l’école William-Ponty n’est plus la seule institution à former des enseignants, elle conserve sa singularité. En effet, les nouvelles écoles normales forment, en théorie, des catégories spécifiques d’enseignants : des instituteurs ruraux formés dans les écoles normales rurales (ENR) de Dabou et Katibougou et des institutrices à l’école normale de jeunes filles de Rufisque. En conséquence, les élèves de ces écoles normales reçoivent un enseignement adapté (enseignement ménager, agricole, etc.) perçu, dans le cas des ENR, comme moins prestigieux que celui délivré à Ponty. Beaucoup d’élèves des ENR refusent d’ailleurs cet enseignement, considérant qu’il fait d’eux des enseignants au rabais.

20Le cadre des instituteurs ruraux imaginé par le gouverneur général Brévié n’a finalement jamais été mis en place. Les diplômés des ENR, affectés dans le cadre secondaire comme les Pontins, réclament donc de bénéficier du même statut et de la même formation que ces derniers. Dans les ENR, les mouvements de protestation se multiplient après 1945, provoquant l’exclusion d’élèves récalcitrants. Les élèves et anciens élèves des ENR, soutenus par les élus africains des assemblées locales et métropolitaines, obtiennent en 1947 la transformation des ENR en école normale au même titre que Ponty (même enseignement, même diplôme, même uniforme, etc.). Les trois écoles préparent dorénavant au même diplôme de fin d’études normales30. Si Katibougou et Dabou n’ont jamais bénéficié du même prestige qui entoure Ponty, cette dernière perd à partir de 1947 ce qui faisait sa singularité.

21Après 1949, le cadre unique des instituteurs devient également accessible aux simples moniteurs et diplômés des cours normaux. Soucieuses de pallier la pénurie d’enseignants, les autorités scolaires ont créé après 1945 des cours normaux qui, dans chaque territoire, sont chargés de former des moniteurs et des instituteurs adjoints. Les élèves de ces cours normaux sont recrutés après l’école primaire dès l’entrée dans les EPS, devenus entre-temps des collèges. Ceux d’entre eux qui obtiennent le brevet élémentaire sont intégrés dans le cadre unique au grade d’instituteur adjoint31. L’administration souhaite également doter d’un meilleur statut les moniteurs les plus méritants qui ont été recrutés « provisoirement » avant la création de ces cours normaux. Elle organise des concours pour leur permettre d’intégrer – après douze années de carrière – le cadre unique au grade d’instituteur adjoint. Or, les instituteurs issus de Ponty, qui n’ont pu décrocher le CAP – principalement les diplômés les plus anciens –, se trouvent également versés à ce même grade après la refonte de 1949. De jeunes enseignants dépourvus du diplôme d’une école normale sont alors placés au même grade et parfois au même échelon que des maîtres diplômés de Ponty, plus âgés et plus expérimentés.

Une dévalorisation par le haut : la montée des diplômés du supérieur

22Alors que les voies d’accès au statut d’instituteur se diversifient, les Pontins subissent par ailleurs la concurrence d’une nouvelle « génération intellectuelle » constituée des diplômés de l’enseignement supérieur. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, l’école normale William-Ponty est incontestablement au sommet de la pyramide scolaire en AOF. Les diplômés peuvent se prévaloir d’appartenir à l’élite intellectuelle des territoires français d’Afrique de l’Ouest. Seul le lycée Faidherbe, qui prépare au brevet de capacité coloniale (BCC), équivalent du baccalauréat métropolitain, peut se targuer d’offrir une meilleure formation. Mais les lycéens africains y sont peu nombreux et presque tous citoyens français issus des familles d’originaires des quatre communes de plein exercice du Sénégal. Avant 1945, seuls quelques Africains, là encore principalement des Sénégalais, ont réussi à poursuivre des études supérieures en France32. Parmi ces derniers, beaucoup sont issus de William-Ponty comme Ousmane Socé Diop33 ou même Lamine Guèye34. D’autres sont passés par le lycée Faidherbe comme Birago Diop35. Ils constituent une infime minorité dont les études sont financées par les rares bourses de l’administration ou par les familles.

23Après 1945, le nombre d’étudiants ouest-africains dans l’enseignement supérieur augmente brusquement. Un système plus large de bourses permet à un nombre croissant d’élèves de poursuivre leurs études en métropole36. L’AOF se dote également à partir de 1950 de ses propres structures d’enseignement supérieur37. Ces étudiants annoncent l’arrivée d’une nouvelle « génération intellectuelle » dotée d’un capital scolaire supérieur à celui des Pontins, qui concurrence ces derniers jusque dans le domaine de l’enseignement. Ainsi, les premiers Africains chargés de l’enseignement supérieur dans les années 1950 se recrutent surtout parmi les diplômés du supérieur et non parmi les Pontins38. Au Sénégal, Boubakar Niane souligne combien les élites scolaires de l’entre-deux-guerres, issues majoritairement de Ponty, sont concurrencées par cette couche plus jeune et plus diplômée39 : « Avec la restructuration du système scolaire, universitaire et de l’ensemble du système de formation sénégalais après la Seconde Guerre mondiale, les instituteurs seront largement déclassés tant comme élite intellectuelle que comme élite politico-administrative (remplacés par le corps des administrateurs civils)40. »

24Ce processus de déclassement doit cependant être nuancé. Selon Morgenthau, les diplômés du supérieur constituent une élite certes mieux formée et désireuse de prendre le relais des fonctionnaires européens au moment des indépendances, mais les études qu’ils mènent en France les éloignent de leur pays au moment même où se recrute le nouveau personnel politique et administratif41. Cet éloignement compromet d’ailleurs leur intégration aux blocs dirigeants qui émergent à l’occasion des indépendances – nous y reviendrons.

L’école normale William-Ponty après-guerre, un simple lieu de passage ?

25Le déclin de la profession enseignante est enfin accentué par les réformes touchant directement le fonctionnement de l’école Ponty. À partir de 1947, celle-ci compte une quatrième année au cours de laquelle les élèves préparent le baccalauréat. Pour certains élèves, Ponty constitue encore le couronnement d’un brillant cursus scolaire : ceux-là arrêtent leurs études en fin de troisième année et intègrent des cadres administratifs ou le cadre unique des instituteurs. Mais, pour d’autres, Ponty n’est plus qu’une étape vers des études supérieures en AOF ou en métropole42. Ainsi, en 1947, sur les trente diplômés de la section enseignement, seulement douze (40 % de l’effectif) sont affectés dans l’enseignement primaire43. Les autres poursuivent leurs études et cherchent à obtenir des bourses pour aller en métropole44.

26La diversification des cursus scolaires brouille ainsi le sens donné à l’institution. L’école normale Ponty se transforme profondément dans l’après-guerre45 : elle n’est plus cet espace semi-fermé dans lequel trois années de vie commune assurent l’inculcation d’un ethos commun aux futurs diplômés. Pour un nombre croissant d’élèves, elle n’est plus qu’une étape, un lieu de passage entouré certes d’un prestige toujours fort, mais où se croisent sans s’y arrêter des itinéraires de plus en plus diversifiés.

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27Les luttes syndicales de l’immédiat après-guerre cristallisent le ressentiment professionnel accumulé dans la période antérieure. Les timides associations syndicales nées dans le sillage du Front populaire cèdent la place, après 1945, à des syndicats bien structurés à l’échelle des territoires et de la fédération, et surtout bien décidés à user de la grève pour parvenir à leurs fins. Après plusieurs années de lutte, la réunification des deux cadres enseignants et la réforme du système scolaire en AOF marquent des victoires importantes face à une administration coloniale sur la défensive. Paradoxalement, cette victoire syndicale s’inscrit dans un contexte de dévalorisation des élites enseignantes issues de Ponty. D’une part, les besoins humains ont ouvert la voie au recrutement d’un personnel enseignant moins diplômé, mais qui accède lui aussi au cadre unique des instituteurs de l’AOF : les instituteurs diplômés de Ponty souffrent alors d’une dévalorisation par le bas. D’autre part, la réforme du système scolaire permet à un nombre croissant de jeunes Africains d’obtenir le baccalauréat et de poursuivre leurs études jusqu’en métropole. Une élite universitaire se constitue progressivement et concurrence directement l’élite scolaire de l’entre-deux-guerres dont la formation avait été délibérément limitée : les diplômés de Ponty sont alors victimes d’une dévalorisation par le haut. Cette dépréciation professionnelle renforce le sentiment d’insatisfaction relative, un sentiment récurrent chez les diplômés de l’école normale. Elle engendre également un déplacement des mobilisations de l’espace syndical vers l’espace politique. À l’exemple des grandes figures syndicales de l’AOF analysées par Frederik Cooper, les Pontins troquent le « boubou syndical » pour le « boubou politique »46.