Chapitre 9. Le temps des initiations (1). Pratiques associatives et activités politiques en milieu enseignant (1920-1945)
p. 183-196
Texte intégral
1Dans la plupart des entretiens, les Pontins situent la naissance de la politique après la Seconde Guerre mondiale. C’est le moment de la création des partis et de l’extension du droit de vote, le début des luttes collectives qui vont conduire aux indépendances. En réalité, les choses ont commencé bien avant 1945. L’entre-deux-guerres est un moment particulièrement important pour la genèse d’un « réseau des instruits » dont les Pontins constituent un maillon essentiel1. Cette période coïncide avec le développement de nouvelles formes d’action collective et de nouvelles sociabilités dont les instituteurs sont des acteurs privilégiés. En ce sens, la période constitue un temps d’initiations qui précède celui des luttes électorales entre 1945 et 1960. À l’échelle plus réduite de l’histoire des Pontins, l’entre-deux-guerres joue également un rôle bien particulier : c’est le temps des premières actions collectives qui recréent du lien entre des individus dispersés aux quatre coins de l’AOF et qui se sont souvent perdus de vue après Ponty. Il s’agit donc également pour beaucoup d’entre eux d’un temps de retrouvailles.
La difficulté de « rester entre soi » : les associations professionnelles en milieu enseignant
2En France métropolitaine, les instituteurs participent volontiers à l’animation d’amicales professionnelles2. Celles-ci constituent d’importants lieux de sociabilité, de défense des intérêts professionnels et, plus largement, de consolidation d’un sentiment d’appartenance collective3. Les pratiques associatives jouent un rôle semblable chez les instituteurs ouest-africains, mais sans avoir la même force et sans être aussi généralisées.
L’amicalisme enseignant au Sénégal, une précocité singulière
3Dès 1919, deux amicales d’instituteurs voient le jour au Sénégal. La première, l’Amicale des instituteurs du Sénégal, s’adresse exclusivement au personnel du cadre général de l’AOF, donc aux maîtres européens. La seconde, l’Amicale des instituteurs indigènes du Sénégal, recrute à l’inverse parmi les maîtres africains de la colonie4. Le critère racial, sur lequel repose la division des deux cadres d’instituteurs de l’AOF5, marque d’emblée l’amicalisme enseignant en AOF.
4L’Amicale des instituteurs indigènes a été créée à l’instigation d’un groupe d’enseignants présidé par Abdoulaye Fall Yaré (Ponty 1909), né en 1888 à Saint-Louis et donc citoyen français. L’amicale a installé son siège à Saint-Louis d’où une grande partie des premiers maîtres sénégalais est originaire. Elle soutient pour l’essentiel les revendications des maîtres de l’ancien cadre des instituteurs indigènes du Sénégal, détenteurs pour la plupart du brevet élémentaire que délivraient les écoles du Sénégal. En 1928, elle obtient ainsi une revalorisation des salaires des vieux maîtres, même si elle échoue à les intégrer dans le cadre supérieur des instituteurs de l’AOF.
5Après une période de sommeil, l’association renaît dans la seconde moitié des années 1930 avec l’arrivée d’une génération d’instituteurs plus jeunes et critiques à l’égard de l’administration coloniale6. En 1936, l’effervescence du Front populaire gagne en effet l’AOF. Pendant l’été, des maîtres sénégalais refusent d’effectuer un stage d’éducation physique dont leurs collègues européens sont dispensés7. Le président de l’Amicale des enseignants publie une série d’articles dans la presse locale qui inquiètent les autorités coloniales pour son ton « véhément » et « un esprit grave d’indiscipline »8. Cette fois, l’amicale ne défend plus seulement les maîtres saint-louisiens, mais l’ensemble des instituteurs du cadre secondaire. Devant la forte mobilisation enseignante et la campagne de presse orchestrée par l’amicale, la direction de l’enseignement recule et annule le stage.
6De sa création en 1919 à l’affaire de l’été 1936, l’Amicale des instituteurs indigènes du Sénégal témoigne des capacités de négociation et de contestation dont font preuve les enseignants sénégalais. Ils disposent de relais dans la presse locale et au sein de l’influent milieu politique des quatre communes de plein exercice du Sénégal. Cette expérience doit cependant être rapportée aux autres associations de défense professionnelle qui existent au Sénégal9 : l’Amicale des enseignants sénégalais apparaît en réalité assez timide quand on la compare à l’activisme des associations de cheminots, de marins ou d’employés de commerce10. Elle n’édite aucun bulletin et ne dispose pas de sections à l’intérieur du Sénégal.
La faiblesse des amicales enseignantes entre contrainte coloniale et dispersion du groupe
7De manière générale, les amicales de fonctionnaires souffrent en AOF d’une législation contraignante11. Ce n’est pourtant pas leur seul obstacle. Les instituteurs diplômés de Ponty peinent à se mobiliser du fait de l’isolement de nombreux maîtres dans des postes de brousse ; l’éloignement et les difficultés de communication entravent l’action des premières amicales qui n’ont guère d’existence en dehors des capitales fédérales. L’absence de bulletin, qui pourrait pallier l’éloignement, souligne également la faiblesse des associations professionnelles en milieu enseignant12.
8L’avènement du Front populaire au milieu des années 1930 marque cependant un premier tournant. En 1937, le gouvernement étend le droit syndical aux travailleurs africains sous conditions de détention de diplômes scolaires13. Au Sénégal, un syndicat enseignant se crée à la suite du mouvement de protestation qui a accompagné l’affaire du stage d’activités physiques de 193614. Son siège est établi à Dakar à l’instigation des instituteurs Alioune Sarr (Ponty 1928), Abdou Camara (Ponty 1925) et Ouezzin Coulibaly (Ponty 1928), instituteur originaire de Haute-Volta alors surveillant d’études à Ponty. Au Soudan, l’initiative syndicale revient à Mamadou Konaté (Ponty 1919) qui crée le Syndicat des enseignants du Soudan français à la fin de l’année 1937. Ses activités semblent réduites et il est surtout animé par les enseignants en poste à Bamako15. En Côte d’Ivoire (qui comprend alors la Haute-Volta), l’instituteur Salembéré Sibiri (Ponty 1935), originaire de Haute-Volta, lance le Syndicat ivoirien des instituteurs16. Il adhère également au Syndicat des fonctionnaires africains qui se crée sous la direction d’un autre Pontin, le médecin Jean-Baptiste Mockey.
9De façon générale, les archives ont laissé peu de traces des activités de ces différents syndicats jusqu’à leur interdiction par le régime de Vichy en 1940. Selon Pierre Kipré, le mouvement syndical s’essouffle avant même l’interdiction officielle17. Le bilan de ces premières structures syndicales est difficile à faire : leur création rapide dès la promulgation d’une nouvelle législation révèle un fort désir associatif et syndical. Cependant, le faible dynamisme de ces mêmes syndicats en dehors des capitales illustre les difficultés rencontrées pour promouvoir l’action collective au sein d’une profession aussi dispersée que celle des instituteurs.
Les associations d’élèves à Ponty : des projets confisqués
10Des amicales d’élèves et anciens élèves des écoles françaises voient également le jour dans l’entre-deux-guerres. En 1941, il en existe une douzaine au Sénégal, comme l’Amicale des anciens élèves du collège des fils de chefs et des interprètes (créée en 1920) et l’Association amicale des anciens élèves de l’école secondaire et du lycée Faidherbe (créée en 1939)18. D’autres se créent ailleurs, comme l’Amicale des anciens élèves de l’EPS de Conakry en Guinée19 et celle de l’EPS de Bamako au Soudan français20. Par contre, jusque dans les années 1940, il n’existe aucun équivalent pour l’école normale William-Ponty. Plusieurs projets d’amicales ont été lancés mais sans succès.
11Le mouvement scout est l’occasion d’une première tentative d’organiser les élèves et anciens élèves de l’école normale en association. À la fin des années 1930, le scoutisme y fait en effet une entrée remarquée, soutenu par Edmond Favre, professeur à Ponty et lui-même ancien éclaireur de France. Il s’appuie sur Ousmane Thiané Sarr et Albert N’Diaye, deux élèves-maîtres qui animaient déjà à l’EPS de Dakar une troupe d’éclaireurs. Les autorités scolaires encouragent le développement du scoutisme à Ponty considérant que les activités des troupes vont dans le sens de la culture franco-africaine alors prônée par la direction de l’enseignement21. Diplômés en 1938, Sarr et N’Diaye créent à l’école normale une première troupe scoute dénommée « Pontyville »22. L’engouement pour le mouvement est fort. Plus de la moitié de la promotion 1942 l’aurait rejoint23.
12En 1941, les fondateurs de la première troupe d’éclaireurs créent la Grande Chaîne, une association qui doit permettre à la fois de diffuser le principe du scoutisme et de maintenir les liens entre les scouts normaliens après leur dispersion dans toute l’AOF24. Cependant, en pleine période vichyste, la Grande Chaîne suscite la méfiance de l’administration coloniale. Elle est soupçonnée de couvrir des activités subversives et anti-françaises. Malgré la faiblesse des preuves, la Sûreté nationale ordonne sa dissolution25. Le coup porté est dur : le scoutisme ne reprend son essor en AOF qu’après la guerre26.
13À la fin des années 1930, d’autres projets d’amicales d’élèves ou d’anciens élèves de Ponty voient le jour. En 1935, des diplômés de la section administrative décident de former une association d’anciens élèves pour défendre les droits de fonctionnaires qui s’estiment mal considérés. Leur président, Tiémoko Diatigui Diarra (Ponty 1935), envoie plusieurs lettres au gouverneur général pour demander, sans succès, la création d’un cadre spécial. L’association tombe ensuite dans l’oubli27. Deux ans plus tard à Bamako, l’instituteur Mamadou Konate entreprend de créer une association des Pontins soudanais. Son projet périclite : les instituteurs du Soudan français se retrouvent plutôt au sein de l’Association des anciens élèves de l’école terrasson de Fougères, l’EPS de Bamako, par laquelle ils sont presque tous passés avant d’intégrer Ponty. Cette association, créée en 1937, est sous l’étroit contrôle de l’administration. Elle est dirigée par le chef du service de l’enseignement du Soudan français avec le concours de l’inspecteur et du directeur de l’EPS28.
14En 1939, un projet d’amicale, développé cette fois directement à l’ENWP, est déposé par des élèves-maîtres auprès de Charles Béart, nouvellement nommé directeur de l’école29. Le projet suscite au départ la méfiance de l’administration qui s’inquiète de l’agitation qui anime la jeunesse instruite au Sénégal30. Plutôt qu’interdire l’association, l’administration cherche à l’encadrer pour mieux la surveiller. Le déclenchement de la guerre ayant provisoirement mis en suspens la question de l’amicale, un nouveau projet d’association est déposé en 1941. Un rapport confidentiel d’un agent de renseignements souligne les conditions dans lesquelles il se développe : « L’initiative fut prise de former une association, tenant un peu d’un syndicat au sein de l’école W. Ponty. Elle fut à l’origine des petits groupements par promotion et à l’intérieur de chaque promotion par colonie. Le but affiché était de resserrer entre eux, si différents de race et de mœurs, les liens étroits qu’avait créés la culture d’une langue commune, et de faire ainsi un bloc de l’élite aofienne31. »
15Opposé au projet de 1939, Charles Béart se montre plus ouvert deux ans plus tard. Il transmet la proposition à l’inspection de l’enseignement avec un avis favorable. Le bureau du gouverneur général émet cependant de fortes réserves. Il s’inquiète de l’influence néfaste que pourrait avoir l’association sur la jeunesse et pose des conditions drastiques à sa création : ne pas réunir élèves et anciens élèves de Ponty dans un même mouvement afin de garder une autorité entière sur les normaliens en formation ; ne pas créer une association de défense professionnelle et pour cela créer un comité de patronage issu de l’administration ; siéger à Dakar et ne pas former de sections dans les autres colonies.
16L’Amicale William-Ponty voit officiellement le jour au début de l’année 1943. Les statuts insistent sur le caractère apolitique de l’association. L’existence d’un comité de patronage, qui comprend notamment le gouverneur général et l’inspecteur général de l’enseignement, témoigne de la mise sous tutelle de l’association. En encadrant étroitement le mouvement associatif, l’administration confisque une initiative venue des Pontins eux-mêmes. Dans un tel contexte, l’amicale périclite. Elle a des activités très réduites, essentiellement circonscrites à Sébikhotane32 où se trouve son siège et où Béart tente vainement de l’animer. Symbole de cet échec, le bulletin de liaison de l’amicale, Genèses, ne compte qu’un seul et unique numéro paru en 1945.
Les instituteurs dans les associations urbaines
17Dans l’entre-deux-guerres, des associations urbaines – associations de jeunes, associations régionales, associations sportives, culturelles, clubs de loisirs, etc. – se développent en AOF. Elles forment de nouveaux lieux de sociabilité et des supports inédits pour l’action collective33. Beaucoup d’entre elles sont plus ou moins explicitement réservées aux couches instruites. Elles cultivent en effet des pratiques et des valeurs spécifiques à ces groupes : lecture, conférences, pratiques de sports venus d’Occident, soirées récréatives. Sans être le fait des seuls instruits, ces associations rassemblent souvent dans une même localité les fonctionnaires et plus largement les individus ayant fréquenté l’école.
18Quand ils exercent en ville, les Pontins rejoignent volontiers ces structures associatives. L’Union fraternelle de Casamance en offre un bon exemple. Créée à Ziguinchor (Sénégal) dans les années 1930, elle recrute essentiellement parmi les fonctionnaires de la ville et des postes environnants. Dans ses rangs se trouvent plusieurs instituteurs africains, dont le directeur de l’école régionale de Sédhiou, Amadou Mapaté Diagne, l’un des rares Africains à avoir accédé au cadre supérieur. L’Union fraternelle constitue un lieu de sociabilité que fréquente la bonne société de Ziguinchor, en particulier les lettrés originaires ou non de la ville. En 1939, un article du journal Paris-Dakar décrit l’une des soirées récréatives organisées par l’association. La liste des invités et l’ordre dans lequel ils sont présentés donnent à voir la bonne société de Ziguinchor et ses hiérarchies : après les trois fonctionnaires européens (l’administrateur, le juge et le commissaire de police) viennent dans l’ordre Auguste Gomis, conseiller colonial et membre influent de la communauté métisse de Ziguinchor, M’Baye Galaye, greffier en chef, Diagne Mapaté, directeur du secteur scolaire de Sédhiou, Sow Madiagne, chef de bureau des finances, N’Diaye, commis principal des trésoreries et Papa Seck (Ponty 1907), directeur par intérim du secteur scolaire de Ziguinchor34. Les instituteurs – deux noms sur les six cités dans l’article – apparaissent comme des figures importantes du petit cénacle invité par l’association. Il faut mentionner les absents à cette soirée : aucun interprète ou chef de canton. On y joue pour les convives une pièce de théâtre qui vante « l’œuvre désintéressée de la France », mais fustige « les abus qui se commettent dans la brousse, loin du commandant de cercle et à l’insu de ce dernier, les abus de la justice indigène »35. La dénonciation des détournements opérés par les intermédiaires africains (chefs, interprètes, gardes de cercle, etc.) constitue un thème de prédilection chez les instituteurs, souvent écartés de ces réseaux clandestins d’enrichissement.
19La liste des invités comme le thème de la pièce jouée lors de la soirée laissent deviner les contours d’une bonne société qui se donne à voir à travers l’association. Inversant la hiérarchie des auxiliaires coloniaux qui s’établit dans les postes de brousse, elle restitue, en milieu urbain, un ordre social dans lequel les personnages les mieux considérés sont ceux qui détiennent la meilleure instruction et/ou les plus hautes positions dans l’administration. Il faut cependant se garder d’en conclure que l’adhésion à cette bonne société est exclusive d’autres appartenances. Ainsi, l’instituteur Mapaté Diagne, figure reconnue de l’Union fraternelle, est également marié à une fille de chef de canton et ne manque pas de relations dans les zones rurales autour de Ziguinchor36.
20La grande majorité des instituteurs exerce cependant en brousse et reste donc en marge du mouvement associatif urbain des années 1920-1930. Une petite minorité joue néanmoins un rôle pionnier important. Ainsi, au Soudan, les Pontins et plus particulièrement les instituteurs tiennent un rôle prépondérant dans l’animation de la Maison du peuple, bâtiment inauguré en 1938 qui accueille les associations urbaines de Bamako. Le Foyer du Soudan est issu d’une association dénommée Les Lettres du Soudan fondée en 1937 à l’initiative de fonctionnaires et de commerçants, dont l’instituteur Mamby Sidibé (Ponty 1913), élu président de l’association. Les Pontins de Bamako participent également à l’Association des amis du Rassemblement populaire (ARP), fondée en avril 1937, dont Modibo Keïta est le secrétaire adjoint. Keïta est également bibliothécaire de la Maison du peuple et dirige le groupe Art et travail chargé d’y organiser des représentations théâtrales. Les instituteurs et plus largement les anciens de Ponty investissent largement les structures associatives créées dans le sillage du Front populaire. Cependant, à l’exception de Mamadou Konaté qui reste en poste à Bamako jusqu’à la fin de la guerre, leurs activités au sein des associations parrainées par la Maison du peuple sont de courte durée. L’administration coloniale s’empresse de disperser ce petit groupe de fonctionnaires trop agité à son goût. Mamby Sidibé est muté à Bandiagara en août 1937 où il tente sans grand succès de relancer une association théâtrale. Modibo Keïta est affecté à Sikasso où son activisme prend une dimension plus explicitement politique37.
Les instituteurs et l’espace du politique avant 1945
21Avant 1945, la vie politique ouest-africaine s’organise autour d’arènes locales dont les enjeux et les acteurs diffèrent énormément d’un bout à l’autre de l’AOF. Les quatre communes du Sénégal représentent un cas particulier où l’activité politique est depuis longtemps rythmée par l’existence de partis et de compétitions électorales. Les autres grandes villes de l’AOF, progressivement érigées en communes mixtes par l’administration, sont le lieu d’éclosion d’une vie politique encore tâtonnante qui s’organise autour des conseils municipaux38. Dans les espaces ruraux, enfin, l’arbitraire des « rois de la brousse » n’oblitère pas l’existence de luttes d’intérêts autour des chefferies et des canaux d’enrichissement générés par le système colonial.
22Les instituteurs sont rarement des figures centrales de ces différentes arènes. Les quatre communes de plein exercice du Sénégal constituent peut-être la seule exception : on y trouve un nombre assez important d’instituteurs originaires de ces communes et reconvertis dans la politique locale. Les exemples des anciens enseignants Galandou Diouf et Lamine Guèye, devenus députés du Sénégal, ou celui d’Aby Kane Diallo, ancien maire de Saint-Louis, témoignent des possibilités réelles de reconversion vers le politique ou les offices municipaux39. La concurrence pour ces postes s’avère cependant rude. L’influence des traitants particulièrement puissants à Saint-Louis, des notables lébou qui exercent une grande influence sur les élections municipales à Dakar, des responsables religieux tidjanes et mourides va grandissante sur les premières générations électrices40. Dans l’entre-deux-guerres, la condition de lettré ne représente pas la seule clé d’accès à la scène politique des quatre communes.
23Dans les autres villes de la fédération, où le droit de vote et les partis sont quasi inexistants, les instituteurs sont des figures marginales d’une vie politique embryonnaire. Les fonctionnaires africains et, a fortiori, les instituteurs diplômés de Ponty sont ainsi presque complètement absents des premiers conseils qui se mettent en place dans les communes mixtes. Dans le cas de Conakry (Guinée), Odile Goerg montre qu’au début du siècle, les conseillers municipaux sont essentiellement nommés parmi les chefs de quartier de la ville41. À Ziguinchor (région de Basse-Casamance) dans les années 1930, Vincent Foucher souligne que les offices municipaux sont monopolisés par quelques grandes figures politiques appartenant aux deux grands groupes sociaux qui composent l’élite urbaine : mulâtres d’origine portugaise et commerçants originaires des villes du nord du Sénégal42. Il oppose cette première génération d’hommes politiques « casamançais », principalement composée de commerçants urbanisés, à celle qui lui succède après 1945, constituée d’instituteurs issus des zones rurales de la Basse-Casamance43. Jusqu’en 1945, les instituteurs et plus largement les fonctionnaires sont concurrencés par des groupes qui possèdent une assise urbaine plus forte, des notables et des commerçants principalement.
24On pourrait penser que les instituteurs, souvent affectés en brousse, sont par contre plus actifs dans les arènes rurales où ils comptent parmi les rares instruits. Ils détiennent en effet un savoir scripturaire encore rare et précieux, une arme utile pour capter l’attention de l’administration dans les compétitions politiques locales. Par leurs compétences, les Pontins peuvent en effet converser directement avec l’administration sans passer, comme d’autres, par les intermédiaires attitrés, chefs ou interprètes. Cela ne leur garantit pas pour autant une position d’influence. Ainsi, Abdul Wahab Sarr (Ponty 1923), dont l’itinéraire est décrit dans la partie précédente, a contracté des unions matrimoniales avec les filles de chefs de deux cantons voisins de la région de Médine. Lorsque, au début des années 1930, un conflit se développe entre ces deux cantons, il est sollicité par les deux parties opposées pour régler le différend et intervenir auprès de l’administration. Celle-ci s’agace cependant de l’implication de l’instituteur, qu’elle juge inappropriée dans une affaire opposant deux chefferies, et décide de l’éloigner du cercle44.
25Les instituteurs n’ont d’ailleurs pas le monopole de l’écrit et se trouvent en concurrence avec d’autres lettrés dont l’assise locale est souvent plus forte que la leur. Disposant ou non de compétences scripturaires, les petits auxiliaires qui travaillent à la résidence sont souvent mieux placés que l’instituteur pour attirer l’attention des « rois de la brousse ». Dans les arènes politiques locales, les instituteurs apparaissent bien souvent comme des personnages relativement secondaires, dont les compétences scripturaires sont mobilisées par des acteurs plus puissants qu’eux. Ainsi, à Ségou, grande ville du Soudan français, un conflit d’intérêts oppose l’influent interprète Bassirou Bâ au chef du premier quartier de la ville, Zanké Diallo. Lors d’un procès intenté en 1937 à l’interprète, un article paru dans le Soudan français45 dénonce des manœuvres et des menaces physiques sur les témoins du procès. Les signataires sont trois fonctionnaires en poste à Ségou, partisans de Zanké Diallo, dont l’instituteur, Baba Sy, originaire de Sansanding dans la région de Ségou46. Les compétences des fonctionnaires africains, et parmi eux des instituteurs, sont ainsi mobilisées dans les compétitions locales pour rédiger articles de presse, lettres de dénonciation, témoignages écrits en vue de procès, etc. Dans l’affaire de Ségou, les fonctionnaires lettrés n’occupent cependant qu’un rôle secondaire derrière les deux principaux personnages que sont l’interprète et le chef de quartier.
26Plus rarement, l’instituteur dénonce les travers et les excès des jeux politiques locaux, par conviction ou parce qu’il en est exclu. Ainsi, Djimé Diallo (Ponty 1934) est affecté peu après sa sortie de l’école normale dans un poste de brousse au Soudan. Le jeune enseignant reçoit la visite de parents d’élèves, agriculteurs illettrés, qui se plaignent des exactions de l’un des chefs de canton. Diallo décide d’en avertir par écrit le commandant de cercle. Ce dernier, mécontent qu’un instituteur se mêle des affaires internes de sa circonscription, le convoque et le fait déplacer d’office47. De la même manière, Modibo Keïta (Ponty 1936), affecté par deux fois à Sikasso (est du Soudan français), s’élève lui aussi contre les exactions des chefs locaux, notamment les abus relatifs au travail forcé. Avec l’instituteur Jean-Marie Koné (Ponty 1935), il fonde, au début des années 1940, un journal local, L’œil du Kénédougou, distribué en ville par des élèves de l’école, qui dénonce « le travail forcé, le mépris du pouvoir colonial pour le peuple pour lequel il réclame la liberté48 ».
27La remise en cause de l’ordre colonial reste cependant marginale en milieu enseignant. Avant 1945, elle est le fait de quelques précurseurs qui dénoncent des exactions locales, plus souvent qu’ils ne développent encore une critique du système dans son ensemble49. L’exemple du journal publié par Koné et Keïta, deux futurs ténors de la vie politique soudanaise, apparaît relativement exceptionnel. Dans les archives des cercles, l’instituteur apparaît en réalité aussi bien dans les habits du résistant précoce que dans ceux du collaborateur empressé50.
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28Dans l’entre-deux-guerres, des formes précoces de mobilisation collective créent une certaine effervescence parmi les instituteurs et plus largement parmi les Pontins. Ces efforts ne permettent cependant pas une mobilisation aboutie des enseignants au sein de structures de sociabilité ou d’action collective particulièrement pérennes et actives. Une législation coloniale contraignante, la dispersion du groupe, l’isolement relatif en brousse sont autant de facteurs qui jouent contre la réussite de l’amicalisme enseignant ou qui éloignent les instituteurs des associations urbaines les plus dynamiques. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les logiques de mobilisation collective restent fragiles.
29Par ailleurs, jusqu’en 1945, la plupart des instituteurs se tiennent également en marge des compétitions politiques se jouant dans les arènes locales. Lorsqu’ils prennent parti pour ou contre un notable local ou pour dénoncer les excès des autorités, ils encourent souvent un déplacement d’office. Cette marginalisation relative contraste avec la part prépondérante que les Pontins jouent dans la vie politique de l’AOF après 1945. Pourtant, ces premières expériences associatives et politiques, pour aussi modestes et inabouties qu’elles soient, ne sont pas vaines : elles contribuent à la mise en place progressive d’un réseau des instruits. Elles constituent un temps d’initiation aux actions collectives pour les syndicalistes comme pour ceux qui vont s’engager en politique dans l’après-guerre.
Notes de bas de page
1L’expression « réseau des instruits » est tirée de la version française de l’ouvrage de Ruth Morgenthau (Schachter-Morgenthau 1998).
2Voir Ozouf 1967. Le chapitre 8 « rester entre soi » a inspiré le titre de cette section.
3Voir notamment Muel-Dreyfus 1977.
4Liste des œuvres et associations scolaires et postscolaires dépendant de l’enseignement public, juin 1941, ANS O-566(31), Dakar.
5Voir le chapitre 5.
6Diallo 2011 : 178. Parmi ces jeunes enseignants, on trouve notamment Abdoulaye Sadji, Mamadou Dia et Fara Sow. Voir également les mémoires de Mamadou Dia (Dia 1985).
7Le passage relatif à l’affaire du stage de 1936 repose sur les travaux de Bernadette Deville-Danthu sur le sport en AOF (Deville-Danthu 1997 : 84).
8Télégramme du gouverneur du Sénégal au gouverneur général, 7 septembre 1936, ANS 0-516(31) cité par Deville-Danthu 1997 : 84.
9Voir à ce sujet Bernard-Duquenet 1985 et Thiam 1991.
10Thiam 1991 ; Cooper 1996.
11La loi de 1901 n’est appliquée en AOF qu’à partir de 1946 (D’Almeida-Topor & Goerg 1989).
12Il existe de nombreux bulletins édités par les amicales d’instituteurs en France et, depuis 1901, il existe même un comité du bulletin général des amicales d’instituteurs (Crozet 1991 : 541).
13Pour l’histoire des mouvements syndicaux, voir Thiam 1991 ; et pour le Front populaire au Sénégal, voir Bernard-Duquenet 1985.
14Sabatier 1977 : 309.
15Cutter 1985.
16Kipré 1985.
17Ibid.
18Liste des œuvres et associations scolaires et postscolaires dépendant de l’Enseignement public, service de l’enseignement du Sénégal, Saint-Louis, juin 1941, in Dakar, ANS O-566(31), Associations scolaires et postscolaires, 1924-1941.
19ANS O-566(31), Associations scolaires et postscolaires, 1924-1941.
20Cité par Cutter 1985.
21Voir le chapitre 3 et Sabatier 1977.
22Pour les débuts du scoutisme : ibid. : 182 ; M’Baye 1992.
23Sabatier 1977 : 183.
24En 1942, dix-sept des vingt-trois responsables africains de clans ou de troupes d’éclaireurs au Sénégal et au Soudan sont des Pontins ou d’anciens Pontins (effectif des éclaireurs, Province de l’AOF, Dakar, 20/01/42, in ANS, Dakar, O-549(31), Scoutisme en AOF).
25M’Baye 1992 : 327.
26Entretien avec B. Cissé, ancien scout et Pontin, 1997, Bamako (Mali).
27Sabatier 1977 : 381.
28Diagouraga 2005 : 18.
29Lettre du directeur des affaires politiques et administratives à l’inspecteur général de l’enseignement, 26/9/41, ANS, Dakar, 0-481(31) : École normale : association des anciens et des Amis de l’école.
30Voir Dia 1985 ainsi que Manchuelle 1995.
31Lettre du directeur des affaires politiques et administratives à l’inspecteur général de l’enseignement, 26/9/41, ANS, Dakar, 0-481(31) : École normale : association des anciens et des Amis de l’école.
32L’école normale William-Ponty a été déplacée de Gorée à Sébikhotane en 1937.
33Voir notamment D’Almeida-Topor & Goerg 1989, ainsi que D’Almeida-Topor & Coquery-Vidrovitch 1991.
34Coupure de presse extraite de Paris-Dakar du 18/6/39, ANS Dakar, O-31(31), « État d’esprit de l’élite et de la jeunesse autochtone » (1939-1944).
35Idem.
36Source : fichier prosopographique.
37Diagouraga 2005.
38Pour l’exemple de Conakry au début du siècle, voir Goerg 1997. Pour celui de Bobo-Dioulasso et de Ouagadougou, voir Fourchard 2001.
39Fils d’un important propriétaire, Aby Kane Diallo est né à Saint-Louis en 1889 et obtient le diplôme de Ponty en 1912. Après dix ans d’enseignement, il est détaché comme secrétaire à la mairie de Saint-Louis, poste où il est maintenu jusqu’en 1925 à la demande du maire de la ville, son ancien collègue Amadou Duguay-Clédor. Ses amitiés dans le « camp diagniste » lui permettent d’obtenir en 1925 un poste de secrétaire rédacteur archiviste au conseil colonial puis de secrétaire à la direction du service de santé en 1926. On perd sa trace par la suite jusqu’en 1935, date à laquelle il démissionne officiellement de l’enseignement après son élection à la mairie de Saint-Louis (Dossier personnel, Aby Kane Diallo, série 1C, GG990, ANS, Dakar).
40Voir Johnson 1991 et Atlan 2001.
41Goerg 1997.
42Foucher 2002.
43Émile Badiane (Ponty 1935) est l’un de ces instituteurs qui investissent le champ politique casamançais après 1945 (ibid.).
44Entretien avec M. Sarr, fils d’A. W. Sarr, avril 1998, Bamako (Mali).
45Journal publié au Soudan français à partir des années 1930.
46In affaires politiques diverses à Ségou, 1937-1945, ANF, Paris, 15G21.
47Entretien avec D. Diallo, 1997, Bamako (Mali).
48Diagouraga 1992 : 21. Le Kénédougou est le nom de la région autour de Sikasso.
49Voir le chapitre suivant.
50Des rapports politiques mentionnent ainsi le cas d’instituteurs utilisés comme agents d’information par les commandants de cercle. Rapports politiques et rapports de tournées, cercle de Macina 1924-1961, Rapport 1936, ANM 1-E-29.
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