La pluriactivité : « Monsieur l’instituteur tient boutique »

9Certains instituteurs engagent des activités commerciales parallèlement à leur fonction d’enseignant. Cette pluriactivité est interdite et donc difficile à mesurer. Les enseignants, « bambins barbus » souvent tenus à l’écart des lieux du pouvoir, ne sont pas les agents les mieux placés pour profiter des canaux d’enrichissement générés par la situation coloniale11. Certains se révèlent néanmoins habiles à monter de juteuses activités commerciales. Ainsi, l’instituteur Balla Sidibé (Ponty 1915), affecté dans la région de Banfora (Haute-Volta), s’adonne au commerce de peaux et de tissus avec des commerçants installés à Bamako. Le commandant de cercle qui a découvert ses activités clandestines le traîne au tribunal et l’accuse d’abuser de son statut de fonctionnaire pour réquisitionner des porteurs auprès du chef de canton. L’inspecteur de l’enseignement, qui mène sa propre enquête, estime que Balla Sidibé a surtout commis l’erreur d’empiéter sur un trafic contrôlé par le commandant et ses plus proches auxiliaires12.

10Les enseignants se lancent aussi fréquemment dans l’exploitation agricole ou l’élevage. La plupart du temps, les tâches agricoles sont confiées à la famille, aux domestiques ou aux élèves eux-mêmes. Le plus dur est de gérer à distance. À Kita, Gaoussou Dabo hérite de son père, un ancien tirailleur, des propriétés qu’il s’attache à moderniser13. Même lorsqu’il se trouve affecté loin de Kita, il s’arrange pour que des parents gèrent ses propriétés. Dans une lettre à un ami médecin, un autre enseignant, originaire du Dahomey mais affecté au Niger, se préoccupe de la gestion d’une plantation de 200 à 300 cocotiers dans sa région d’origine : « Tu me reproches de vanter les champs, j’ai mes raisons pour le dire. Je ne voudrais pas que le malheur des autres nous arrive. À présent, tous les fonctionnaires éclairés (Dieu sait qu’ils sont peu nombreux) se tournent vers l’agriculture, culture des plantes industrielles et cela leur réussit14. » La pluriactivité est difficile à mesurer, mais elle n’est pas rare. Gérer une boutique, une entreprise commerciale ou une propriété agricole reste cependant difficile à concilier avec l’instabilité géographique qui caractérise les carrières enseignantes.

L’attrait du secteur privé : emploi salarié et entreprises privées au Sénégal

11D’un territoire à l’autre de la fédération, les opportunités économiques qui s’offrent aux enseignants désireux de se reconvertir ne sont pas les mêmes. Au Sénégal, après le déclin de la traite fluviale à la fin du xix^e siècle, le développement de la traite arachidière ouvre une nouvelle phase d’expansion économique à partir des années 1920. La perspective de meilleurs revenus attire un nombre grandissant d’instituteurs, au grand dam de l’administration15.

12Après dix années de service au Sénégal et en Guinée, Mamour Diallo (Ponty 1911), instituteur natif de Saint-Louis, est affecté à Louga (Sénégal), l’un des centres de la traite arachidière. La même année, il demande une première mise en disponibilité pour mener à bien des activités commerciales. Au bout d’un an, au prétexte que la saison de la traite n’est pas achevée, il demande une prolongation de sa disponibilité. Au terme de ce nouveau congé, alors que l’usage voudrait qu’on l’affecte ailleurs, il obtient d’être réintégré à l’école de Louga16. Ses supérieurs se plaignent néanmoins des activités qu’il mène parallèlement à sa fonction d’enseignant. En 1925, le commandant de Louga demande et obtient son licenciement : « J’ai impression que cet agent qui fait du commerce ne cherche qu’à gagner du temps pour faire la traite et rentrer dans l’administration pendant la morte-saison commerciale. Devrait être licencié pour abandon de poste ou considéré comme démissionnaire17. » En 1932, alors que la crise économique affecte le territoire, Diallo réintègre l’enseignement, mais avec le statut précaire d’instituteur auxiliaire.

13Ce cas n’est pas exceptionnel. Justin N’Diaye, instituteur né à Rufisque, se lance dans le commerce dans la région de Fatick (Sénégal) au milieu des années 192018. Assane Racine M’Baye (Ponty 1917), instituteur né en 1899 à Fatick, démissionne après avoir rempli les termes de son engagement décennal. Son dossier personnel révèle qu’il se livre depuis plusieurs années à des activités commerciales parallèles qui lui ont déjà valu des réprimandes et deux déplacements d’office. Il démissionne de son poste en 1926 plutôt que d’être affecté en dehors d’une localité où il a engagé d’importantes affaires et qu’il ne peut quitter « sans compromettre [ses] intérêts19 ».

14Ces reconversions sont rendues possibles par la concurrence entre administration coloniale et maisons de traite qui se disputent les employés dotés de compétences scripturaires. Ces derniers constituent un personnel d’autant plus convoité qu’il est encore relativement rare, même dans le Sénégal des années 1920 et 1930. Ces reconversions sont également facilitées par les liens familiaux qu’une part importante des Pontins sénégalais entretient avec les milieux d’affaires20. Issus de familles de traitants, ces Pontins connaissent et pratiquent les réseaux commerçants. Leur reconversion dans le privé s’en trouve à la fois légitimée et facilitée. Ainsi, Assane Racine M’Baye et Justin N’Diaye, dont il a été question précédemment, sont tous les deux issus de familles commerçantes de Saint-Louis21.

La figure du « fonctionnaire planteur » en Côte d’Ivoire

15Dans les années 1920, l’administration coloniale s’inquiète du manque de personnel enseignant en Côte d’Ivoire. En 1924, le chef du service de l’enseignement regrette que « la profession d’instituteur, assez recherchée au début, semble être l’objet, depuis quelques années, d’une certaine désaffection de la part des indigènes qui se tournent volontiers vers d’autres carrières plus rémunératrices et plus agréables22 ».

16Comme au Sénégal, le développement du secteur privé explique la majorité des désaffections. La Côte d’Ivoire entre en effet, à partir des années 1920, dans une période d’expansion économique centrée sur l’exportation du cacao et du café23. À côté des grands planteurs européens, une nouvelle couche d’entrepreneurs locaux se développe. Cette « bourgeoisie agraire » est souvent issue des chefs et notabilités locales qui profitent de leurs positions pour accaparer terres et main-d’œuvre. Une partie des premiers planteurs se recrute également parmi les fonctionnaires lettrés de l’administration coloniale24. Certains instituteurs participent ainsi à l’émergence du « fonctionnaire planteur », figure nouvelle et bientôt centrale de la société ivoirienne.

17Entre 1919 et 1928, on comptabilise vingt-huit cas de démissions ou de licenciements d’enseignants en Côte d’Ivoire. Pour la plupart, il s’agit de reconversions professionnelles. Les deux premiers instituteurs ivoiriens diplômés de Ponty en font partie. Laoua Beugré, né en 1894 à Grand-Lahou et diplômé en 1912, a connu des débuts difficiles dans l’enseignement avec huit affectations en douze ans de carrière25. Alors qu’il se trouve à Grand-Bassam en 1923, une maison de commerce l’embauche. La reconversion de Laoua Beugré dans le privé est également facilitée par ses origines familiales : il est en effet le fils d’un commerçant de Grand-Lahou26.

18Le second Pontin de Côte d’Ivoire, Joseph Anoma, suit une trajectoire semblable. Diplômé en 1914, ce natif d’Assinie, l’une des plus anciennes escales commerciales de la côte ivoirienne, commence une carrière d’enseignant en Côte d’Ivoire : il est successivement affecté à Krinjabo (1914-1917), Abengourou (1917-1921) et Dimbroko (1924-1925) 27. En janvier 1925, à l’issue d’une permission de six mois à Aboisso, il démissionne plutôt que de rejoindre un nouveau poste à Guiglo, une localité de l’Ouest sans doute trop éloignée et isolée à son goût. Il entre d’abord au service d’une maison de commerce implantée à Dimbroko. Il se met ensuite à son propre compte et devient planteur. Il achète plusieurs plantations, dont la principale se trouve dans le canton de Krobou, près d’Agboville. En 1934, il est mentionné comme commerçant à Agboville dans la liste des électeurs de la Côte d’Ivoire28. En 1944, il est l’un des fondateurs, avec Félix Houphouët-Boigny, du Syndicat agricole africain (SAA).

19Enfin, même s’il n’était pas instituteur, l’exemple le plus célèbre de Pontin reconverti dans l’économie de plantation n’est autre que le premier président ivoirien, Félix Houphouët-Boigny. Il fut tour à tour médecin, planteur et chef de canton29. Sa trajectoire est un exemple des stratégies de chevauchement qui fondent la réussite des élites instruites ivoiriennes. Loin de se laisser enfermer dans la seule fonction coloniale, elles investissent secteur privé et chefferie locale.

Se reconvertir dans les autres colonies de la fédération

20Le Sénégal et la Côte d’Ivoire ne sont pas les seuls territoires où l’on observe de telles trajectoires de reconversion dans le privé. En Guinée, l’instituteur Nabi Youla (Ponty 1937) démissionne de l’enseignement pour devenir planteur et transporteur. Après-guerre, il est l’un des dirigeants du syndicat des planteurs guinéens30. Son collègue, Ray Autra (Ponty 1937), quitte lui aussi l’enseignement pour devenir agent d’affaires à Conakry et finalement retourner à l’administration comme chercheur en sciences sociales31. Au Soudan, Badara Sylla (Ponty 1927), originaire de Nioro, a développé une prospère affaire d’élevage parallèlement à son métier d’instituteur. Il suscite la colère du chef de subdivision de Nioro : « Badara Sylla a des intérêts à Dionkoulani où il passe régulièrement ses jours de congé de la semaine… Rien d’étonnant que, sous sa direction, la fréquentation scolaire fut lamentable. Gros propriétaire de troupeaux, il s’occupait davantage de vente et d’achat de bétail que de son service32. »

21Les reconversions dans le privé ne sont pas toutes des réussites, tant s’en faut. Komlan33, instituteur né à Anécho (Togo) en 1921, s’engage dans les affaires en association avec un commerçant ivoirien rencontré par l’intermédiaire de son épouse, une sage-femme originaire de Côte d’Ivoire. Malheureusement, les affaires tournent mal. Il est accusé de détournements à la fois par son associé et par un commandant de cercle. Renvoyé de l’enseignement, il retrouve un emploi au port de Dakar grâce aux liens conservés avec Charles Béart, le directeur de l’école normale. Komlan est cependant à nouveau renvoyé après des accusations de malversations. Il s’enfuit en Côte d’Ivoire où il dilapide l’argent de son épouse dans une affaire de commerce de bois puis dans l’immobilier. Après un divorce, il se remarie avec une Togolaise et rentre au pays où il décède peu après34. Son itinéraire témoigne d’une stratégie de reconversion dans le privé à cheval sur plusieurs territoires. Il révèle aussi cruellement les incertitudes et les difficultés de ces reconversions.

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22Dès l’époque coloniale, de nombreux fonctionnaires utilisent leurs revenus et leurs compétences pour investir dans le foncier, se constituer un cheptel ou ouvrir un commerce. La gestion de ces petites entreprises commerciales s’accorde mal avec les exigences des carrières enseignantes. Quand la visite d’un inspecteur ou une mutation malencontreuse compromet cette pluriactivité, certains instituteurs jettent la craie et font le choix de se consacrer uniquement aux affaires. Au Sénégal, ils le font d’autant plus volontiers que les premières générations d’instituteurs sont souvent originaires des milieux commerciaux. En Côte d’Ivoire, les instituteurs natifs de la côte sont également souvent liés aux familles des traitants qui se sont enrichis au xix^e siècle. Ailleurs, les opportunités sont peut-être moins nombreuses, mais elles permettent tout de même l’évasion de quelques individus qui préfèrent le statut d’agent d’affaires à celui de meneur de galopins. Ces parcours n’ont concerné qu’une minorité d’instituteurs, mais ils révèlent des stratégies de chevauchement qui jettent un pont entre deux secteurs importants de la réussite à l’époque coloniale, l’administration et le monde des affaires.

Changer de cadre tant qu’on le peut

33Les cas de changement de cadre ne sont pas rares, bien que, là encore, difficiles à mesurer. En 1918, l’instituteur Isaac Diop est versé à sa demande dans le cadre des commis du trésor malgré l’avis défavorable de l’inspecteur de l’enseignement inquiet de perdre un « excellent instituteur51 ». En août 1920, après six années de service dans l’enseignement, l’instituteur Demba Sy (Ponty 1913), né à Saint-Louis, sollicite auprès du lieutenant-gouverneur du Sénégal son inscription sur la liste des candidats au concours pour l’emploi de commis des contributions directes du Sénégal. En octobre 1920, il est nommé commis de 4^e classe du cadre local des contributions du Sénégal52. Dans ce cadre qui compte quinze fonctionnaires africains en 1928, on dénombre au moins trois anciens instituteurs : Moussa Konté (Ponty 1917), Demba Sy (Ponty 1913) et Taïbou Fall (Ponty 1921).

34Les services de l’enseignement se plaignent de telles défections rendues possibles par l’administration elle-même. Dès 1918, l’inspecteur de l’enseignement du Sénégal met en garde contre une attitude trop permissive : « Il ne convient pas de favoriser les désertions53. » En 1920, un autre inspecteur se plaint de n’avoir pas été informé de la demande de changement de deux instituteurs ayant récemment intégré le cadre des greffes54. Les demandes d’inscription sur des listes de concours restent bientôt sans suite. En janvier 1925, après six ans de service, Emmanuel Michel N’Daw, instituteur sénégalais né à Dakar en 1900 et affecté en Guinée, se porte candidat au concours des commis de 4^e classe des trésoreries comme l’y autorise, selon lui, un arrêté du Journal officiel de 1924. Alors qu’il est en route pour passer les épreuves, sa candidature est annulée. On lui reproche d’abord d’avoir adressé sa demande directement au gouverneur général sans en aviser préalablement l’inspecteur de l’enseignement en Guinée. Le gouverneur Carde décide peu après d’annuler sa candidature au motif que le gouverneur de Guinée se plaint du manque de personnel enseignant55.

35En décembre 1926, une circulaire du gouverneur général interdit aux fonctionnaires indigènes de changer de cadre56. Inquiètes de la pénurie d’enseignants, les autorités coloniales mettent ainsi en place une réglementation contraignante. Il faut attendre le Front populaire pour que le gouverneur général De Coppet abroge en 1936 la circulaire de 1926 et réautorise, sous conditions, les changements de cadre.

Contourner la contrainte : la quête du diplôme

36Le chapitre 5 a décrit comment les autorités coloniales restreignent les possibilités de passer en AOF des diplômes équivalents à ceux de métropole57, lesquels sont souvent indispensables pour intégrer les cadres supérieurs et accéder ainsi aux meilleures positions dans la fonction coloniale. À la fin de la guerre, Lamine Guèye, déjà titulaire du certificat de fin d’études de l’école normale, a été le premier Pontin à chercher d’autres diplômes directement en métropole58. Son parcours inspire ses condisciples qui tentent de s’engouffrer dans la brèche, à commencer par Ousmane Guèye, son propre frère.

37Instituteur à Saint-Louis pendant deux ans, Ousmane Guèye (Ponty 1918), un natif des quatre communes du Sénégal et donc citoyen français, est incorporé en 1920 dans le bataillon de l’AOF. À l’issue de son service militaire, il sollicite auprès de l’inspecteur un congé en France afin d’y passer le baccalauréat. Il se heurte à un premier refus sous prétexte que ce diplôme n’est pas nécessaire à l’entrée dans les cadres de l’enseignement. Guèye demande alors la permission de passer le brevet élémentaire et le brevet supérieur, deux diplômes nécessaires pour intégrer le cadre supérieur d’après un arrêté d’avril 192159. En août 1922, un congé de six mois lui est accordé pour préparer ces deux brevets en métropole. Il part en France en bénéficiant d’une petite bourse du gouvernement général. En octobre de la même année, il passe avec succès le brevet élémentaire, mais ne peut se présenter au brevet supérieur : la réglementation lui interdit en effet de tenter les deux concours la même année. Ousmane Guèye profite également de son séjour en métropole pour tenter d’obtenir, sans succès, la première partie du baccalauréat. Cette tentative provoque cependant la colère du lieutenant-gouverneur du Sénégal qui lui demande des explications. En 1924, il est l’un des premiers Africains à intégrer, grâce à son brevet élémentaire, le cadre supérieur de l’enseignement.

38Les autorités coloniales se préoccupent cependant de refermer une brèche imprudemment ouverte aux originaires des quatre communes pendant la guerre. Les demandes de bourse pour poursuite d’études en métropole sont fréquemment laissées sans suite par le gouvernement général. Ainsi, Emmanuel Michel N’Daw (Ponty 1918) demande en vain à bénéficier des mêmes dispositions qui ont permis à Ousmane Guèye, qui fut son condisciple à l’école normale, de passer le brevet élémentaire en France. Malgré le soutien de deux députés français (dont Blaise Diagne) qu’il a rencontrés lors de son service militaire à Paris, N’Daw n’obtient pas satisfaction. Il en va de même pour Louis Digue, autre Pontin sorti deuxième de la promotion 1919. Ce dernier a rapidement quitté l’enseignement pour travailler à la société des chemins de fer de la ligne Kayes-Niger. En 1921, il adresse au gouvernement général une lettre afin d’obtenir une bourse pour l’école normale d’Aix-en-Provence60. Il souhaite en effet décrocher un diplôme métropolitain et retrouver l’enseignement qu’il dit avoir quitté « avec le désir de compléter son instruction professionnelle61 ». Sa lettre reste sans suite : les bourses sont attribuées au compte-gouttes, celles réservées aux meilleurs éléments de William-Ponty sont d’ailleurs supprimées après l’affaire Kouyaté, un jeune boursier qui a rejoint le Parti communiste lors de son séjour en France62.

39La suppression de bourses ne met pas pour autant un terme au jeu de course-poursuite dans lequel sont engagés normaliens et administration. Dans les années 1930, des Pontins tentent désormais d’obtenir le baccalauréat en AOF, même sans passer par la métropole. Birago Diop, l’un des premiers Africains à fréquenter le lycée de Saint-Louis et à y passer le baccalauréat en 1927, crée des émules parmi les Pontins qui se mettent à leur tour en quête du précieux diplôme63. En 1931, Ousmane Socé Diop (Ponty 1928) est le premier instituteur à l’obtenir. Le baccalauréat lui permet de quitter le cadre secondaire et de poursuivre des études vétérinaires en métropole. Selon Mamadou Dia qui fut son condisciple à Ponty, Ousmane Socé Diop a joué de l’effet de surprise en préparant le concours « à l’improviste64 ». En 1932, Abdoulaye Sadji (Ponty 1929) est le deuxième instituteur à oser « braver la quasi-interdiction à préparer le baccalauréat65 ». Il profite de sa nomination comme surveillant à Ponty de janvier à juillet 1932 pour préparer l’examen et le réussir66. Ce diplôme lui permet d’intégrer le cadre supérieur de l’enseignement67. D’autres Pontins essayent d’imiter leurs aînés, mais sont découragés par une administration devenue plus vigilante.

40Dans l’ensemble, seule une poignée d’instituteurs acquièrent ce diplôme avant la réforme de 1947 qui ouvre une section préparatoire au baccalauréat à Ponty même68. D’abord, la difficulté des épreuves constitue un obstacle réel pour les Pontins en particulier dans le cas de l’examen de langue. Abdoulaye Sadji est ainsi contraint d’apprendre l’espagnol en quelques mois pour obtenir le baccalauréat69. Mamadou Dia contourne, pour sa part, le problème en choisissant l’arabe comme épreuve de langue. Il bénéficie du soutien de Bokhari Nacef, instituteur du cadre supérieur originaire d’Algérie qui donne alors des cours d’arabe à l’école Blanchot, ainsi que de l’aide d’El Hadj Gari N’Diaye, futur cadi de Saint-Louis qu’il compte parmi ses proches70. Il y a ensuite l’hostilité du service de l’enseignement à l’égard des instituteurs désireux de devenir bacheliers. Ainsi, Mamadou Dia et son condisciple Fara Sow (Ponty 1930) souhaitent préparer le baccalauréat depuis Saint-Louis où ils sont en poste. En 1933, Dia obtient la première partie du baccalauréat, mais Albert Charton, alors inspecteur de l’enseignement, fait déplacer les deux instituteurs dans un poste isolé de l’intérieur. Sow est envoyé à Kanel et Dia à Fissel, un modeste poste de brousse. Mamadou Dia ne réussit à passer son examen qu’en 1937, l’année de son retour à Saint-Louis où, d’ailleurs, il se heurte une fois de plus à l’hostilité de l’inspecteur Charton. Ces différents obstacles expliquent le faible nombre d’instituteurs qui obtiennent le baccalauréat avant la Seconde Guerre mondiale. L’administration veille au grain et se hâte de colmater les brèches ouvertes par les itinéraires pionniers d’un Lamine Guèye ou d’un Ousmane Socé Diop.

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41La réglementation coloniale témoigne d’une volonté administrative de contrôle des auxiliaires africains, mais son application délicate révèle l’incapacité du pouvoir à « fixer » définitivement les Pontins dans un corps subalterne. Les enseignants ont profité des moindres failles pour s’échapper et compenser le sentiment d’insatisfaction relative qui marque un grand nombre d’entre eux dans l’entre-deux-guerres.

42Les stratégies de reconversion professionnelle des Pontins diffèrent d’un territoire ou d’une décennie à l’autre, elles varient en fonction des contextes ou des ressources dont les individus disposent. Dans les années 1920, un nombre important d’enseignants ivoiriens et sénégalais profitent de l’expansion économique pour se lancer dans les affaires. Dans la décennie suivante, alors que les effets de la crise économique se font sentir, ces mêmes Pontins opèrent un repli vers l’enseignement. Au Soudan, les instituteurs n’ont pas bénéficié des mêmes opportunités économiques. Par contre, à partir des années 1930, la politique de recrutement de chefs instruits permet à un petit groupe d’instituteurs soudanais d’accéder à la chefferie de canton. Ces derniers vont jouer un rôle important dans la vie politique du territoire après 194571. Ces stratégies de reconversion professionnelle ne visent d’ailleurs pas nécessairement à fuir la fonction publique ; certains préfèrent simplement changer de cadre ou se lancer dans une course aux diplômes afin d’intégrer le cadre supérieur ou poursuivre leurs études en métropole.

43Avec un succès inégal, les normaliens se réapproprient les savoirs et compétences que leur ont transmis les autorités scolaires de l’AOF. À leur niveau, ils participent ainsi d’une lente redéfinition de ce que sont et ce que font les élites instruites. Le destin du normalien ne se résume pas au sacerdoce enseignant : délaissant le modèle du « hussard noir » cher à la République72, ils deviennent chefs de canton, entrepreneurs, commis des greffes ou bacheliers. Ce faisant, ces reconversions renforcent l’éclatement des trajectoires professionnelles et personnelles des Pontins, elles participent à la dispersion des itinéraires déjà soulignés au chapitre précédent. En se réappropriant leurs destins, les normaliens s’éloignent du modèle de l’auxiliaire idéal imaginé par les autorités coloniales, mais ils abandonnent également une part de ce qu’ils ont en partage et qui fait d’eux un groupe à part dans la société coloniale.