Les familles de traitants sénégalais

4Au Sénégal, l’économie de traite a permis au xix^e siècle la naissance d’un groupe d’entrepreneurs africains spécialisés dans le commerce avec les sociétés européennes (gomme arabique, arachide, etc.). La majorité de ces traitants sont liés aux villes côtières de Saint-Louis, Dakar, Gorée et Rufisque, mais entretiennent des relais et connexions familiales à l’intérieur du Sénégal, notamment le long du fleuve jusqu’à Médine (Soudan français)5.

5Plus du tiers des normaliens sénégalais (36,1 %) sont des enfants de ces traitants, boutiquiers et employés de commerce6. Plus de la moitié est née à Saint-Louis, ville qui n’a pas d’équivalent en AOF pour le nombre d’élèves fournis à l’école normale7. Les autres sont généralement originaires des grands lieux de la traite sénégalaise comme Dagana, Diourbel, Tivaouane et surtout Médine.

6Dans ces familles, les scolarisations sont présentées comme le fruit d’une évidence, une décision naturelle. Clédor Sall, Pontin (1935) né à Tivaouane mais dont le grand-père paternel était employé de commerce à Saint-Louis, s’étonne presque qu’on l’interroge sur la scolarisation précoce de son père dès la fin du xix^e siècle : « À Saint-Louis, ils allaient tous à l’école. Cette génération-là, ils sont allés à l’école8. » La généralisation est exagérée, mais les historiens confirment qu’à Saint-Louis, l’élite commerçante se familiarise très tôt avec l’institution scolaire9. Les traitants ont d’autant plus de raisons de placer leurs enfants à l’école que le capital scolaire apparaît indispensable à l’activité commerciale. Dans les années 1840, l’administration restreint en effet l’accès des grandes escales aux traitants sachant lire et écrire le français10.

7La précocité de la scolarisation est d’autant plus remarquable qu’elle caractérise un groupe qui reste, par ailleurs, très attaché à la religion musulmane11. Celle-ci demeure un atout pour construire les réseaux de relations indispensables à la traite. Encore une fois, identité musulmane et pratique de scolarisation ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Dans le cas des traitants saint-louisiens, elles constituent les deux piliers de la réussite économique au tournant du xix^e siècle.

8Les traitants sénégalais entrent pourtant, au début du xx^e siècle, dans une phase de déclin et de recomposition. La figure du grand traitant indépendant est éclipsée par celles des traitants salariés et des employés de commerce au service des maisons européennes12. Par ailleurs, la traite de l’arachide, qui a presque définitivement remplacé celle de la gomme, tombe progressivement sous le contrôle de la confrérie mouride qui impose ses propres règles de fonctionnement13. Ces évolutions amènent les familles de traitants saint-louisiens à envisager de nécessaires reconversions professionnelles. Dans ce contexte, le travail salarié dans la fonction publique apparaît comme une alternative attractive. La reconstitution de quelques trajectoires familiales illustre ce glissement des activités professionnelles d’une génération à l’autre (graphique n^o 4).

Graphique n° 4. De la traite à la fonction coloniale : trajectoire professionnelle de membres des familles Dieng de Gorée, Gomis de Rufisque, Diop et Sall de Saint-Louis, sur trois générations.

9Ces quatre familles de traitants du Sénégal passent par les mêmes formes de mobilité intergénérationnelle, de la traite indépendante au service colonial en deux générations. D’autres familles de traitants saint-louisiens ont des profils similaires : ainsi, trois enfants de Birahim Guèye sont passés par William-Ponty avant de s’engager dans l’enseignement14. Abdoulaye Yaré Fall, autre traitant saint-louisien, a placé cinq de ses fils à l’école normale (graphique n^o 5).

Graphique n° 5. Les cinq fils de Yaré Fall passés par l’école normale William-Ponty.

10Les quatre familles de traitants sénégalais présentées dans le graphique n^o 4 forment une majorité précoce, un réseau de familles qui intègrent la scolarisation dans ses pratiques de reproduction. Dans la première moitié du xx^e siècle, avec le déclin économique qui affecte leurs activités et les incite à concevoir des stratégies de reconversion vers le salariat, l’acquisition du capital scolaire s’impose et l’école normale William-Ponty, école de l’élite en AOF, est l’une des institutions les plus attractives du moment. Le sociologue Boubacar Niane a d’ailleurs montré qu’il ne s’agissait là que de la première étape d’une série d’adaptations et de reconversions : après le déclin de l’école normale dans la seconde moitié du xx^e siècle, les élites sénégalaises investissent des établissements plus efficaces ou prestigieux tels que l’École nationale d’administration15.

Communautés euro-africaines du Dahomey et du Togo

11Les communautés euro-africaines des côtes dahoméennes et togolaises ont, elles aussi, fréquenté très tôt les écoles occidentales, d’ailleurs pas simplement de langue française mais également anglaise et allemande16. Ce milieu social, constitué d’une étroite élite commerçante et des familles qui leur sont liées17, constitue une majorité précoce au même titre que les traitants sénégalais. Près d’un Pontin dahoméen sur deux est originaire des villes de Ouidah et Porto-Novo, les deux capitales de la traite sur cette partie de la côte ouest-africaine. Plus de deux Pontins dahoméens sur cinq sont fils de commerçants18.

12Les récits recueillis auprès d’anciens Pontins originaires du sud du Togo évoquent un engouement large pour l’école au début du xx^e siècle. Martin Ekoue et André Kouevidjen, deux Pontins originaires d’Anécho, ainsi que Jean Kékéh, Pontin originaire de Lomé, soulignent que la scolarisation était une pratique banale et répandue. Comme le résume Martin Ekoue : « Déjà de mon temps c’était fini… On allait tous à l’école19. » Dans son autobiographie, Martin Akou, un autre Pontin originaire d’une famille de notables de Lomé et entré à l’école dans l’entre-deux-guerres, évoque le désir d’école qui anime sa génération dans les années 1920 :

L’école […], c’était le chemin indispensable pour devenir un homme distingué et riche qui s’attirerait l’admiration du reste du monde. Ils étaient, en effet, nos modèles, ces messieurs (comme on les appelait) qui passaient à pas mesurés devant notre maison, le dimanche après-midi surtout, avec des souliers brillants et des complets bien ajustés à la dernière mode. Nous avions pour eux une profonde admiration. Nous voulions être comme eux un jour, et pour cela il fallait bien savoir le français ou l’anglais. […] Il y avait alors, aussi, quelques personnes riches qui n’avaient pas été à l’école, mais elles ne se procuraient pas de beaux complets et des souliers, elles vivaient simplement selon la manière antique de notre peuple. Comme ces gens nous paraissaient bêtes20.

13Dans son étude des Éwé du Sud-Togo, Benjamin Lawrance souligne la complexité des pratiques scolaires dans des milieux qui apprennent à choisir entre plusieurs offres scolaires et langues d’apprentissage (éwé, anglais, allemand, français)21. Lawrance montre d’ailleurs que si la pratique scolaire est presque banale en milieu urbain, elle gagne également les zones rurales du Sud-Togo.

14Il faut cependant prendre en compte la persistance de résistances à la diffusion du fait scolaire dans les milieux côtiers. L’autobiographie d’un autre Togolais illustre des rapports plus compliqués à l’école : Boniface Foli de Glidyi appartient à la famille du roi Foli Bébé, venu du Ghana et fondateur des villes de Togo et de Bé. Ses parents habitent un petit village légèrement en retrait de la côte, situé près du lac Togo, à quelques kilomètres seulement des ports de traite d’Anécho et d’Agoué. Un jour qu’il vend des œufs à des missionnaires d’une localité voisine, ces derniers le remarquent et proposent de le placer à l’école de la mission. Sa grand-mère refuse en des termes rapportés par Boniface Foli : « Mon ancêtre Lako ne connaissait aucun livre lorsqu’il émigra ici de la côte de l’or [Gold Coast, actuel Ghana], il a fondé cette ville et il a gouverné la tribu jusqu’à ce que Dieu l’appelle auprès de lui. C’est pourquoi je ne puis admettre que Foli apprenne dans les livres ; puis un fils de roi ne doit pas porter des souliers ou un parapluie avant d’être devenu roi. Si Foli va à l’école et apprend à lire, il prendra les habitudes des Blancs, il portera des chaussures, il utilisera un parapluie et il contreviendra ainsi aux lois sacrées de notre famille22. »

15Finalement, devant l’instance des missionnaires, la grand-mère finit par céder. Il n’en reste pas moins qu’à quelques kilomètres d’Anécho, où l’école est en passe de constituer un fait social partagé et non une pratique marginale, on rencontre des milieux toujours hostiles ou méfiants à l’égard de l’école. À la fin du xix^e siècle, les communautés euro-africaines ne forment que des poches de scolarisation dans des régions qui se défient encore de l’institution scolaire. Le fait scolaire se diffuse néanmoins rapidement : Benjamin Lawrance montre ainsi que, parmi les sociétés éwé d’abord très réticentes, si les premières écoles missionnaires ouvertes vers 1850 peinent à recruter, ces mêmes missions ne peuvent plus faire face à la demande et doivent refuser des élèves trente ans plus tard23.

16Au Dahomey, les communautés euro-africaines, et plus précisément l’élite des grandes familles commerçantes, monopolisent longtemps l’accès aux écoles fédérales et notamment à Ponty. Comme au Sénégal, l’économie de traite traverse une période de profondes mutations. Au début du xx^e siècle, les grandes compagnies européennes prennent le pas sur les commerçants locaux24. Au Dahomey, la culture de l’huile de palme entre par ailleurs en crise à la fin des années 1920, entraînant de nombreuses faillites. Dans l’entre-deux-guerres, le commerce se positionne sur de nouveaux produits (cacao, café) qui marginalisent le Dahomey au profit de nouveaux espaces de croissance tels que la Côte d’Ivoire.

17Les années 1920-1930 furent ainsi particulièrement dures à Anécho, la ville natale de Martin Ekoue qui se souvient de la dramatique baisse d’activités et du destin brisé de plusieurs parents ou amis d’enfance25. Dans ce contexte, les familles commerçantes envisagent des stratégies de reconversion vers la fonction coloniale, jugée plus stable et rémunératrice26. Ce n’est donc sans doute pas un hasard si Anécho et Agoué, deux ports en crise au xx^e siècle, fournissent un nombre important de Pontins27. Le graphique n^o 6 fournit l’exemple d’un itinéraire de reconversion vers la fonction coloniale, celui de la famille De Medeiros implantée à Ouidah, autre grand lieu de la traite ouest-africaine.

Graphique n° 6. L’ascendance commune de deux Pontins de la famille De Medeiros de Ouidah.

18Si de nombreux Pontins dahoméens et togolais sont issus de familles commerçantes, comme au Sénégal, il ne faut toutefois pas exagérer l’ampleur des reconversions vers la fonction coloniale. Le commerce continue de susciter un grand nombre de vocations parmi les membres de cette communauté et la fonction coloniale n’offre qu’un nombre limité d’emplois, d’ailleurs subalternes. Comme nous le verrons plus tard, certains instituteurs dahoméens issus de ces familles tenteront d’ailleurs de retourner vers le commerce, une fois le diplôme de l’ENWP en poche.

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19Les deux majorités précoces décrites ici ont joui d’un accès privilégié à Ponty. Leurs itinéraires correspondent assez bien à ce que les sociologues de l’éducation appellent des stratégies d’initiés, à savoir des stratégies mises en place par des groupes dotés d’un capital familial et d’une connaissance du système qui les prédisposent à la réussite scolaire28. Il existait probablement en AOF d’autres majorités précoces moins visibles comme les petites communautés chrétiennes de Haute-Volta. Cependant, à l’époque coloniale, la pratique scolaire traverse plus qu’elle n’unifie les appartenances sociales. En ce sens, les majorités précoces constituaient encore des exceptions.

Figures pionnières (1) : parmi les anciennes élites

22Un nombre relativement important de Pontins sont les enfants des anciennes élites africaines en place avant la conquête coloniale et souvent reconduites ensuite par l’administration. Si certains ont été scolarisés sous la contrainte, d’autres ont été placés volontairement à l’école française par leurs parents. Les anciennes élites africaines nourrissent en effet des sentiments contrastés à l’égard de cette école, mélange de défiance et d’attraction que Cheikh Hamidou Kane a parfaitement restitué dans L’Aventure ambiguë31.

23Des familles prestigieuses issues des quatre coins de l’Afrique de l’Ouest sont représentées à Ponty, comme les enfants d’Ely Manel Fall, chef de province de Diourbel au Sénégal, des membres de la famille royale de Savalou, des fils d’anciens grands fonctionnaires du royaume d’Allada et d’Abomey, des membres des familles Thiombiano, familles royales du Gourma en Haute-Volta, des enfants du Mooro Naaba de Ouagadougou et de son principal ministre, le Baloum Naaba, des descendants du conquérant toucouleur El Hadj Omar, etc. La liste des grandes familles dont un rejeton intègre l’ENWP est longue. Celle des absents de marque ne l’est pas moins : absence de représentants des familles des grands chefs de province sénégalais comme Macodou Sall ou Abdou Salam Kane par opposition à la forte présence des Fall de Diourbel, absence de la famille du Yatenga Naaba, grand rival du Moro Naaba, absence des lignées de rois et princes Coulibaly de Ségou, de celle de l’Almamy Samory Touré ou encore des grandes familles religieuses du Sénégal (les Sy de la confrérie tidjane de Tivaouane ou les M’Backé de la confrérie mouride), etc. Ces absences au sein de l’élite scolaire laissent donc deviner des stratégies d’engagement très différenciées des anciennes élites africaines vis-à-vis de l’institution scolaire.

24Dans certaines régions, une pratique collective de scolarisation semble parfois émerger au sein des chefferies et des notabilités. En Haute-Volta, la noblesse mossi a ainsi la réputation d’avoir bien accueilli l’école française, en partie du fait de sa proximité avec l’Église catholique. Les grandes familles du royaume de Ouagadougou, en particulier les principaux naaba (chefs) du royaume, ont envoyé plusieurs de leurs enfants à l’école32. La notion de majorité précoce n’est cependant pas la plus appropriée pour décrire ces milieux : des entretiens avec des familles de naaba de rangs secondaires montrent que les réticences face à l’école restent fortes en dehors de Ouagadougou33. De plus, dans le royaume voisin du Yatenga, les familles dirigeantes mossi, y compris celles des principaux naaba, demeurent très méfiantes à l’égard de l’école française34.

25La notion d’itinéraires pionniers, plus que celle de majorités précoces, semble plus appropriée pour décrire les stratégies de scolarisation prématurée parmi les anciennes élites ouest-africaines. L’exemple d’Alfa Bocar Diallo en Guinée en offre une bonne illustration35. Né vers 1880, Alfa Bocar appartient à la famille régnante de la province de Diari-Kouramangui, dans le Fouta-Djalon en Guinée. Scolarisé de force au moment de la conquête française parce qu’il est fils de chef, Alfa Bocar devient moniteur d’enseignement puis infirmier à Labé. En 1913, il succède au chef du canton de Kassa-Salla (ancienne province du Diari-Kouramangui). En 1939, il est à la fois l’un des plus anciens chefs en fonction dans le cercle de Labé et l’un des rares à écrire et parler le français. L’ascension de ce chef offre une belle illustration du processus de straddling ou de chevauchement des capitaux sociopolitiques36. Elle repose à la fois sur son appartenance à l’une des prestigieuses familles de la région et sur une maîtrise du français qui en font un précieux auxiliaire de l’administration. À la génération d’Alfa Bocar, l’acquisition du capital scolaire relève cependant encore de la contrainte et non du choix.

26À la génération suivante, Alfa Bocar choisit par contre de scolariser librement la plupart de ses garçons. Ses fils réussissent brillamment leurs études. L’un d’eux, Saïfoulaye, entre à l’école normale William-Ponty (Ponty 1943) puis entame une carrière politique dans les années 1950. La scolarisation des fils prolonge le rapprochement avec l’administration entamé par le père. Elle renforce le capital scolaire détenu par la famille dont Alfa Bocar sait bien qu’elle est l’un des piliers de sa propre réussite. D’une certaine manière, la stratégie de scolarisation d’Alfa Bocar Diallo ressemble à celle des aristocrates français décrits par Christophe Charle dans la France du xix^e siècle37. Ces derniers comprennent que, pour continuer à maintenir leur rang, avoir un titre ou « être bien né » ne suffit plus, il faut également acquérir des « capacités ».

Figures pionnières (2) : les bénéficiaires de la nouvelle donne coloniale

27Les figures pionnières ne sont pas toutes issues des anciennes ou nouvelles notabilités ouest-africaines. Certaines appartiennent à ceux que Tessy Bakary nomme les bénéficiaires du new deal colonial38, des individus au statut social plus modeste mais qui tirent parti des opportunités offertes par la situation coloniale, notamment l’école. L’analyse d’itinéraires pionniers permet de comprendre pourquoi certains individus empruntent, bien avant d’autres, l’ascenseur social de l’école.

28Les trajectoires migratoires, temporaires ou définitives, volontaires ou subies, prédisposent à des comportements pionniers vis-à-vis de l’école. C’est par exemple le cas de Pontins dont les parents sont originaires de la haute vallée du fleuve Sénégal. Cette région connaît une série de transformations sociales et économiques marquées par l’abolition de l’esclavage, la conscription pendant la Première Guerre mondiale et la grande famine de 1913-1914, autant de phénomènes qui poussent les anciens esclaves et les plus vulnérables à migrer vers les zones urbaines du Sénégal offrant plus d’opportunités39. Ces migrants sont en quête de petits emplois dans les villes coloniales comme Thiès, Dakar ou Saint-Louis. Ils deviennent maçons, menuisiers, domestiques ou parfois auxiliaires de l’administration coloniale. Le père de Mody Niane (Ponty 1932), originaire de Kanel, une région particulièrement affectée par la crise économique, quitte son village natal au début du siècle pour devenir gardien à l’arsenal de Gorée. Le père de Mamadou Dia (Ponty 1930), originaire d’une famille de modestes agriculteurs de Sinthiou Bamambé (également dans la région de Kanel), devient auxiliaire de police à Thiès40. Le père de Malick Chimer Tobe, enseignant originaire de la région du fleuve Sénégal, se rendait régulièrement à Saint-Louis pour y exercer de façon saisonnière l’emploi de couturier avant de retourner à ses champs dans sa région natale41. Les pères de ces trois instituteurs sont d’origine rurale, modeste et parfois castée. Ils ont chacun cherché des opportunités nouvelles en migrant vers les villes.

29La région du fleuve Sénégal n’est pas la seule à susciter de telles vagues migratoires pendant la colonisation. Au Soudan français, les régions du Wassoulou et du Goumbou connaissent des mouvements de migration, notamment d’anciens esclaves, en direction de Bamako42. Le père de Sory Diakhité (Ponty 1934) est originaire d’un petit village du cercle de Kita qu’il quitte jeune pour devenir maçon à Bamako43. Le père d’Oumar Sidibé (Ponty 1942) est issu d’une famille d’éleveurs-cultivateurs du Wassoulou. Recruté par les militaires français de passage dans le village, il trouve ensuite un emploi de garde-cercle à Bamako où il installe sa famille et scolarise ses enfants44. Son itinéraire ressemble à celui des pères de deux Pontins célèbres, Mamadou Konaté (Ponty 1919) et Modibo Keïta (Ponty 1936) : tous viennent de zones rurales, tous sont originaires de familles plutôt modestes, tous sont entrés, volontairement ou contraints, dans la petite fonction coloniale puis ont choisi de s’établir définitivement à Bamako plutôt que de retourner dans leur village d’origine45. Enfin, ils choisissent tous d’envoyer leurs enfants, ou du moins leurs garçons, à l’école française.

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30La diversité des figures pionnières doit être soulignée. Les Pontins issus de ces milieux sont les enfants d’aristocrates « éclairés » solidement installés dans leur fief comme ceux de migrants fuyant la misère rurale, ils sont les enfants de chefs nouvellement promus à la tête de cantons artificiels aussi bien que ceux de « parvenus » qui savent saisir les nouvelles opportunités offertes par l’économie urbaine. Finalement, les différentes figures pionnières s’articulent autour de deux modèles : d’une part, des stratégies de reconversion développées par des élites africaines en quête de (re)légitimation ; d’autre part, des trajectoires d’ascension d’une proto-élite en gestation dont l’urbanisation est récente et l’origine souvent modeste.

Les scolarisations par contrainte directe

32Très tôt, les autorités coloniales ont souhaité recruter des fils de chefs et de notables pour leurs écoles48. Elles n’ont pas hésité à utiliser la contrainte pour ce faire. Les tournées de recrutement se transforment parfois en véritables chasses à l’élève. Le père de Boly, un instituteur originaire de Haute-Volta, est chef d’un groupement de Peuls semi-nomades installés dans la région de Yaro (Haute-Volta). Lors d’une tournée de recensement, le commandant de cercle lui rend visite et l’oblige à donner un de ses fils pour l’école de Fada N’Gourma :

Je suis né à Yaro dans le département du Di, province du Gourma au Burkina Faso. Lors d’un recensement du village par le commandant de cercle de l’époque, cette autorité administrative a eu à poser à mon père la question suivante : « Pourquoi vous ne mettriez pas un enfant à l’école ? » Mon père a répondu : « Vous êtes mon maître, mes enfants vous appartiennent. » C’est alors que le commandant a tendu sa main et m’a saisi. Évidemment, je me considérais comme perdu, et ma mère, qui était là, s’est mise à pleurer49.

33La scolarisation forcée punit également des familles de notables réfractaires à la présence française. Dans le cas de la famille Diallo, la scolarisation de Séga Diallo, instituteur et premier Pontin originaire du Soudan français, est une punition infligée à la famille pour sa résistance à la conquête française. Le père de Séga Diallo était en effet un chef allié à El Hadj Omar et déchu de ses fonctions peu après la conquête. Son petit-fils raconte ainsi :

Mon père, Séga Diallo, a été pris en otage et envoyé à l’école des fils de chefs, ensuite il est parti à Saint-Louis pour faire une formation de moniteur et il est revenu enseigner au Soudan, dans ce que l’on appelait le Haut-Sénégal-Niger. [...] Mais je crois que cela s’est fait dans la violence, parce que, après, les relations entre mon grand-père et l’administration coloniale n’ont jamais été saines […], il a eu beaucoup d’histoires avec eux et il est mort en prison50.

34Dans ces familles de chefs, la scolarisation est assimilée à une véritable prise d’otage. Elle est parfois vécue comme une honte. Le père de Mathias Sorgho, chef d’un village dans la région de Tenkodogo en Haute-Volta, est ainsi contraint d’envoyer son dernier fils à l’école. Pour cacher sa honte aux yeux du village, il le fait partir de nuit : « Et c’est mon grand frère, qui était déjà un homme mûr, qui m’a emmené. Mais on a attendu la nuit, parce qu’on n’a pas voulu me sortir du village pendant le jour, pour que tout le monde voie comme cela51. » Les recrutements forcés touchent également les premières générations d’auxiliaires coloniaux qui, comme on l’a vu, ne sont pas toujours disposées à envoyer leur progéniture à l’école52. Les auxiliaires coloniaux, garde-cercles, petits fonctionnaires ou interprètes sont en effet très sollicités par l’administration pour donner l’exemple et renforcer des effectifs scolaires jugés trop maigres.

Les scolarisations par substitution ou pression indirecte

35Pour éviter d’envoyer leurs propres enfants, certains chefs leur substituent des enfants d’esclaves ou de serviteurs. Ils profitent de la myopie des autorités coloniales pour les tromper53. Ces substitutions sont fréquentes mais difficiles à mettre en évidence. Ainsi, l’instituteur D. T. aurait été capturé et pris comme esclave alors qu’il était enfant par des sofas (soldats) au service des Traoré, la famille royale de Sikasso. Quelques années plus tard, il est envoyé à l’école des fils de chefs de Kayes d’où il intègre l’école normale de Saint-Louis. D’origine servile, D. T. a probablement été envoyé à l’école de Kayes à la place d’un enfant de la famille régnante54.

36La scolarisation par substitution affecte plus généralement les groupes vulnérables. Quand le commandant de cercle ordonne de recruter des enfants parmi les familles des notables du Birgo, au sud de Kita (Soudan français), les chefs du canton exigent d’un village dépendant de leur circonscription qu’il envoie un enfant55. Au sein du village, le choix se porte sur M. S., dont le père vient de décéder et qui n’a plus que sa mère, incapable de s’opposer à la décision des aînés du village.

37Expression de la brutalité coloniale, le recrutement forcé est parfois instrumentalisé par des groupes locaux qui s’en réapproprient le pouvoir de contrainte. L’école devient un moyen de détourner à son profit la coercition, comme l’illustre le cas de B. Cissé (Ponty 1941) à Banikane, près de Niafunké (Soudan français) :

B. Cissé : Le chef du village et le chef de canton, ils m’ont désigné avec un autre enfant. Parce qu’ils ont reçu ordre que chaque village donne deux enfants.
J.-H. Jézéquel : Pourquoi le chef de village vous a choisi, vous ?
B. C. : Parce qu’il y avait un certain malentendu entre nos familles. Ma famille formait une espèce de quartier presque autonome. […] Lorsqu’il y avait des conflits dans la famille, les gens n’allaient pas voir le chef. Si bien qu’on formait une sorte de village dans le village […] Comme, à cette époque, j’étais le premier du quartier comme élève à l’école coranique, quand je suis arrivé à un certain niveau de mon instruction là-bas, la famille a fait une grande fête, avec beaucoup de plats. J’ai envoyé des plats dans toutes les écoles, il y a beaucoup d’écoles à Banikane. J’allais aller dans la deuxième partie [de mon instruction] et c’est là qu’on m’a bloqué. Je suis allé à l’école française. Trop de concurrence entre les deux familles56.

38Cet exemple n’est pas isolé. Dans ses mémoires, Boubou Hama, premier président de l’Assemblée nationale du Niger, raconte comment un chef de canton avait décidé de punir les habitants d’un hameau qui contestaient son autorité en les forçant à fournir un enfant pour « l’école du Blanc »57. Avant l’arrivée du colonisateur, les gens de Fonéko, le village dont Hama est originaire, étaient dépendants de la famille de ce chef de canton, mais ils s’étaient progressivement émancipés en créant leur propre village. En détournant à son profit la contrainte coloniale, ce chef de canton entendait rétablir son autorité sur des villages qui s’en émancipaient.

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39Des photos de classe retrouvées dans les archives de l’école normale émerge une forte impression de cohésion. Le port de l’uniforme et l’alignement quasi parfait des normaliens nivellent les différences. Pourtant, sous l’uniforme, la diversité des Pontins est incontestable. L’école normale est un creuset vers lequel convergent des individus aux itinéraires et aux origines très diverses. Aux photos de classe bien réelles mais trompeuses, ce chapitre a substitué un cliché imaginaire qui restitue plus finement les différentes figures du Pontin. Notre esquisse typologique est évidemment incomplète ; elle demanderait à être affinée par des études plus localisées et surtout attentives aux ruptures chronologiques.

40Finalement, le recrutement à Ponty annonce-t-il le renouvellement ou la reproduction des élites africaines à l’époque coloniale ? Chacun de ces scénarios a trouvé ses défenseurs dans l’historiographie des trente dernières années58. Au terme de ces deux premiers chapitres, il apparaît qu’ils ne sont pas exclusifs l’un de l’autre : l’école normale William-Ponty est même le lieu privilégié de leur entrecroisement. L’ENWP est tout à la fois une institution maîtrisée par certains groupes ou familles qui y déploient des stratégies d’initiés permettant la reconversion ou la reproduction des élites ; elle est également une institution ouverte, qui draine à elle des individus issus de milieux diversifiés, y compris ceux qui étaient jusque-là exclus du pouvoir économique, social ou politique. En ce sens, l’ENWP est tout autant le lieu de la continuité que celui du profond renouvellement des élites en Afrique de l’Ouest.

41Cette diversité est-elle caractéristique des autres écoles fédérales à l’époque coloniale ? Rien n’est moins sûr. Pascale Barthélémy a montré la relative homogénéité du recrutement à l’école normale des jeunes filles de Rufisque, l’équivalent féminin de Ponty59. D’autres enquêtes sur le public des premiers lycées et collèges de l’AOF, sur celui des écoles primaires supérieures ou encore sur les écoles missionnaires comme le petit séminaire de Pabré en Haute-Volta permettraient de mieux évaluer la singularité ou la banalité d’une école comme William-Ponty.