Des fonctionnaires africains en situation coloniale

4Cet ouvrage est donc un essai de biographie collective portant sur des individus situés aux points de rencontre entre sociétés ouest-africaines et administration coloniale. Il suit le parcours de jeunes Africains formés dans les écoles françaises et appelés à intégrer une bureaucratie qui, en Afrique de l’Ouest, n’a jamais été très développée et reflétait ce que Sara Berry a choisi d’appeler une « hégémonie de bouts de chandelle » (shoestring hegemony)4. Cet ouvrage contribue à l’ensemble de travaux qui portent sur les « intermédiaires » en situation coloniale, une couche peu épaisse mais composite d’Africains qui ont permis au système colonial de fonctionner tout en redéfinissant, jusqu’à un certain point, sa portée et son sens. J’ai choisi d’aborder cette strate de « fonctionnaires » et d’auxiliaires africains aux contours imprécis en me focalisant sur des individus qui possèdent un même diplôme, celui de l’école normale William-Ponty, et exercent une même profession, celle d’instituteur. Cette approche se veut avant tout pragmatique. Elle évite de prendre pour point de départ de l’enquête l’une des multiples notions disponibles dans le champ des études coloniales pour qualifier cette strate d’individus à la croisée de plusieurs mondes : médiateurs, intermédiaires, middlemen, marginal men, courtiers, cultural brokers, passeurs, etc.5. L’un des objectifs de cet ouvrage est précisément de restituer la difficulté que rencontrent des individus en situation coloniale à investir les rôles de relais, de courtiers ou de passeurs que l’autorité les incite à occuper. Le choix s’est également porté sur les Pontins en grande partie par commodité – par leur maîtrise de l’écrit et par la réussite politique d’une bonne partie d’entre eux, il a été plus simple de retrouver des traces de leur passé –, mais aussi parce que, dans les mémoires africaines du moment colonial, les Pontins constituent une sorte de parangon du fonctionnaire ouest-africain, l’élite des écoles coloniales en AOF.

5Cet ouvrage propose donc une série de réflexions sur la situation coloniale observée à partir du cas d’individus que l’administration française a formés et dont elle entend faire un outil privilégié de son intervention auprès des sociétés colonisées. Il s’interroge sur ce que furent ces individus appelés à faire jonction entre sociétés colonisées et autorité coloniale, en montrant combien cette position d’entre-deux ou de « juste milieu » fut en réalité bien difficile à occuper et comment elle fit l’objet d’une série de réinterprétations et de réappropriations par les individus censés l’incarner et plus largement par les sociétés ouest-africaines elles-mêmes. De façon surprenante, l’enquête a révélé que les Pontins, en dépit de l’ambition que cultivait pour eux l’administration coloniale, furent d’abord largement perçus comme des figures marginales de la société coloniale, des « mangeurs de craies », des « bambins barbus » et « des ravisseurs d’enfants ». Ce n’est que tardivement, dans le temps du politique et bientôt des indépendances, que les Pontins s’imposèrent comme des figures enviées de la réussite et devinrent des « hommes assis ». Ce livre retrace les étapes et les dynamiques parfois contradictoires qui fondent, sur plusieurs décennies, une ascension pleine d’incertitudes et de bifurcations inattendues.

6On ne tiendra donc pas ici pour évident que les Pontins ont occupé avec succès – d’emblée et toujours – une position de « passeurs » ou de « médiateurs » en situation coloniale. Ce serait en réalité donner beaucoup de crédit aux projets d’une administration coloniale certes ambitieuse et volontiers brutale, mais dotée de moyens limités. On interrogera plutôt les dynamiques de mobilisation qui, avec plus ou moins de réussite, donnent forme(s) et cohérence aux appartenances collectives en situation coloniale. Il faut éviter ici l’écueil d’une lecture à rebours de l’inéluctable ascension politique des Pontins. Attentif à la fragilité et aux incertitudes des dynamiques historiques en situation coloniale, notre propos s’intéresse aussi bien aux trajectoires de réussite qu’aux carrières brisées, aux impasses et autres « culs-de-sac » de l’histoire6. Il s’évertue moins à présenter au lecteur une trajectoire historique linéaire et clairement identifiable qu’à mettre en évidence les multiples zigzags de l’histoire et leur caractère parfois très contingent7.

7La colonisation fut d’abord une entreprise violente, comme l’ont encore rappelé de récentes publications sur le temps de l’occupation8. Mais elle ne fut pas que cela et consista aussi en une intense entreprise de conviction, de mobilisation et de façonnement des personnalités. Ce sont ces derniers processus qui retiennent plus particulièrement notre attention9. Même si, au fil des pages, il est question de rapt d’enfants, de punitions, d’emprisonnement, d’incendies volontaires et même d’un suicide, l’histoire retracée ici n’est pas faite avant tout de violences et de brutalités coloniales. À l’évidence, la situation coloniale n’a pas pesé de la même manière sur les individus selon que ces derniers se trouvaient emportés dans le sillage destructeur de la colonne Voulet-Chanoine10, réquisitionnés sur un chantier de travaux forcés du chemin de fer Congo-Océan11, embarqués dans les expériences d’une mission médicale luttant contre la trypanosomiase12 ou recrutés sur les bancs de la prestigieuse école normale William-Ponty. Ces moments diffèrent profondément les uns des autres, mais participent cependant tous de situations coloniales dont on saisit de plus en plus la grande diversité des formes selon les époques et les lieux.

8Une question subsiste néanmoins : si ce n’est par sa violence spectaculaire, par son degré de démence ou de bêtise comme choisit de l’aborder l’historien Guillaume Lachenal (2014 : 19), comment s’exprime la part du colonial dans la trajectoire des Pontins ? Les chapitres qui suivent s’attellent à apporter, par touches progressives et sans doute incomplètes, des éléments de réponse à cette question essentielle. Plusieurs traits se distinguent au fil des pages : la violence n’est pas absente, mais elle n’est pas l’élément central de cette histoire ; une forme d’« hubris coloniale » nourrit indéniablement des mécanismes visant à discipliner les corps et les esprits des colonisés, en particulier lors du passage par l’école normale, mais ils produisent un encadrement au maillage bien imparfait, finalement moins intrusif que ne le furent d’autres dispositifs de formation en métropole ou dans d’autres espaces coloniaux ; l’administration coloniale s’est attelée à mettre en place des formes de domination et des mécanismes de mise à distance de ses propres auxiliaires sur une base essentiellement raciale mais, bien que témoignant d’une efficacité certaine, ceux-ci sont aussi contestés, contournés parfois avec succès, et surtout ne surdéterminent pas de manière écrasante la trajectoire des Pontins ; celle-ci est certes marquée par la formation scolaire qu’ils ont reçue, par le pouvoir de contrôle que maintient sur eux l’autorité coloniale, mais elle l’est tout autant et parfois plus par les dynamiques propres aux groupes sociaux et plus largement aux sociétés ouest-africaines dont les Pontins sont issus.

9Dans cet ouvrage, je défends l’idée que les fonctionnaires africains formés et utilisés par l’administration française ne constituent pas seulement une catégorie coloniale importée, mais bien une forme de coproduction entre sociétés locales et autorités coloniales. De multiples réappropriations, dont l’initiative revient d’abord aux individus eux-mêmes, redéfinissent ce que signifie l’appartenance à ce groupe de lettrés et contribuent à asseoir progressivement leur position en situation coloniale. Mais il est essentiel de comprendre également que ce jeu de réappropriations n’est ni libre ni infini. Il est borné par toute une série de contraintes posées à la fois par l’autorité coloniale et par les sociétés ouest-africaines. On verra d’ailleurs que certains choix individuels finissent dans de tragiques impasses.

Reconnaissance de dettes (1) : sociohistoire et microhistoire

10Cet ouvrage est tributaire de deux tournants historiographiques majeurs, l’un qui, avec la sociohistoire et la microstoria, a bouleversé notre compréhension de la notion de classe sociale et plus largement celle d’appartenances collectives, l’autre qui a profondément renouvelé notre compréhension des situations coloniales.

11On doit d’abord beaucoup à une série de renouvellements théoriques et méthodologiques qui fondent l’histoire sociale sur le précepte que « la société n’est pas une chose », mais bien plutôt un « processus constant de construction », des « ensembles d’interrelations changeantes, à l’intérieur de configurations en constante adaptation » qui engendrent des identités sociales conçues comme autant de « réalités dynamiques qui se construisent et se déforment13 ». Cette démarche a joué un rôle capital dans ce travail en nourrissant l’intérêt pour le jeu social, ses acteurs et l’ensemble complexe de « négociations » et d’« incertitudes » qui le composent14. Deux courants, la sociohistoire d’une part et la microhistoire de l’autre, ont particulièrement influencé cet ouvrage.

12Plutôt que poser les acteurs collectifs sur l’échiquier social et chercher à établir leurs caractéristiques communes, la sociohistoire s’attache à étudier les processus historiques qui donnent forme et contenu aux entités collectives. Les travaux de Thompson sur la classe ouvrière anglaise15, du sociologue Luc Boltanski sur les cadres16, de l’historien Christophe Charle sur les intellectuels en France17 et bien d’autres encore soulignent l’importance du travail de mobilisation sociale (mais aussi de délimitation, de légitimation, de représentation) qui permet l’émergence des groupes sur la scène publique. Ces travaux, attentifs aux tâtonnements des acteurs, aux concurrences et aux tensions entre les différents modes de représentation de soi, soucieux de ne pas ignorer les tentatives inachevées et les expériences qui finissent dans l’impasse, ont marqué d’une forte empreinte les chapitres qui suivent. Ils ont notamment permis de rompre avec une tendance forte de l’historiographie africaniste qui appréhende les diplômés des écoles françaises non seulement comme un groupe social « naturel », presque « évident », mais aussi comme un « haut du panier », une élite reconnue dans et par les sociétés colonisées d’Afrique de l’Ouest. La sociohistoire permet de revoir ces évidences trompeuses. Elle est un antidote efficace à la tentation de vouloir trop rapidement ranger les acteurs dans des catégories définitivement scellées, ce que Jacques Revel nommait « l’inertie classificatoire »18. Elle invite plutôt à interroger les dynamiques de mobilisation sociale au cœur du développement des nouveaux modes d’identifications collectives en situation coloniale. Ces préoccupations sont inhérentes aux réflexions engagées dans cet ouvrage, en particulier dans sa troisième partie centrée sur l’histoire politique des élites lettrées revisitée à l’aune de la sociohistoire.

13Le second courant, la microhistoire, a en particulier nourri les premiers chapitres sur les dynamiques de la scolarisation19. L’approche microhistorique renverse le primat des macrodéterminations pour mettre en avant la part de déterminations plus localisées et souvent plus nombreuses20. Pour autant, elle ne se perd pas dans la singularité des itinéraires individuels : « La réduction d’échelle est une invitation à une autre lecture du social – l’individuel n’est pas contradictoire avec le social, il doit permettre de saisir l’écheveau complexe des relations, la multiplicité des espaces et des temps dans lesquels il s’inscrit [...]. Elle rend souvent possible une reconstitution du vécu inaccessible aux autres approches historiographiques. Elle se propose d’autre part de repérer les structures invisibles selon lesquelles ce vécu est articulé21. » Intégrant elle aussi l’apport constructiviste, l’approche microhistorique postule la complexité des processus d’agrégation22 dans lesquels « convergent et s’entremêlent des attentes, des aspirations et des identités différentes23 ». Cette approche interroge surtout le processus de mobilisation des identités collectives en tenant compte de toute sa diversité : « Le problème de l’identité sociale d’un groupe doit passer par sa formation, son turn-over interne […] par l’étude de la provenance et des perspectives des acteurs sociaux qui la traversent24. » Cet ouvrage s’inspire de la démarche de la microstoria à un double titre. Du point de vue méthodologique, il entend reconstituer des itinéraires de vie avec le plus grand détail possible afin de capter « l’histoire au ras du sol ». Il porte par ailleurs une volonté de se démarquer de l’histoire « vue par le haut » qui privilégie forcément les logiques exogènes introduites par l’État colonial. Il donne le primat à une approche soucieuse de restituer les dynamiques locales et, notamment, les processus de réappropriation difficilement perceptibles à une autre échelle d’analyse.

Reconnaissance de dettes (2) : l’étude des situations coloniales

14Longtemps perçues sous le prisme de la domination sans partage, du « paradigme du joug » (Bayart 1989), du choc, voire de l’incommensurabilité, les situations coloniales sont aujourd’hui plus fréquemment analysées en sciences sociales par l’entremise des notions d’interaction, de bricolage ou encore de réappropriation. Ce changement d’approche s’exprime en particulier à travers l’usage que font les chercheurs d’un petit répertoire de concepts spécifiques parmi lesquels figurent en bonne place les notions de métissage, d’hybridité, de conversation, de transactions ou encore de branchements25. Ces notions ne sont certes pas interchangeables et témoignent de nuances fortes entre les approches26, mais elles marquent une commune rupture historiographique dans l’étude des situations coloniales27. Elles ont fait preuve d’une grande fécondité heuristique en mettant plus particulièrement en évidence la pluralité des choix qui s’offraient aux acteurs au-delà des binômes résistance/collaboration, évitement/aliénation, tradition/modernité.

15L’histoire des situations coloniales en Afrique s’est notamment départie, non sans débat, d’une approche réduisant les acteurs locaux à leur statut de colonisés28. Dans un article précurseur, « Conflict and Connection: Rethinking African History », Frederick Cooper souligne l’importance de dépasser les binarités réductrices qui entravent les analyses des situations coloniales (résistance/collaboration, colonisé/colonisateur, moderne/traditionnel, particulier/universel, etc.)29. On rompt ici avec une histoire qui enferme les options des populations colonisées tantôt dans l’aliénation et la collaboration, tantôt dans la résistance et le refus : « en travaillant sur les frontières et les interstices à l’intérieur des colonies et entre elles et leur métropole, les anthropologues et les historiens ont redonné corps aux sociétés coloniales et ils les ont tirées du non-lieu où les avait enfermées la divergence des histoires nationales. À l’alternative simpliste collaboration/résistance, ils ont substitué des analyses centrées sur la capacité d’initiative et d’action des dominés (agency), proposant ainsi une appréhension beaucoup plus fine des stratégies individuelles et collectives d’accommodement et de distanciation avec une domination brutale mais matériellement et culturellement incapable de tout contrôler » (Sibeud 2004 : 94). On insiste dorénavant sur la complexité des choix possibles, sur les interactions et les influences réciproques entre les différents protagonistes de la situation coloniale. Pour emprunter les termes d’André Mary dans son commentaire de l’œuvre des Comaroff, un couple d’anthropologues qui a renouvelé l’étude des situations coloniales, on passe du paradigme très linéaire de la conversion (ou de la résistance) à celui, beaucoup plus incertain et ouvert, de la conversation : « La rencontre coloniale, c’est ce curieux mixte de consentement, de contestation, de désir et de dégoût, d’appropriation et d’accommodement, de refus et de refonte, d’ethnicisation et d’hybridation30. »

16Ces approches ont nourri un engouement pour la mise en évidence des phénomènes de croisement, de circulation, de connexion et d’hybridation qui permettent aux historiens de démontrer combien « les dominations impériales et coloniales européennes ont invariablement été des affaires métisses » (Bertrand 2007 : 88). Beaucoup de ces approches en viennent d’ailleurs, dans un intrigant renversement par rapport à l’historiographie des décennies précédentes, à concevoir les moments coloniaux et impériaux comme des temps privilégiés de l’innovation – « les contacts inter-impériaux produisirent des innovations importantes » (Subrahmanyam 2007 : 51) –, c’est encore le moment où se révèlent « des formes hybrides de vie et d’art qui n’ont pas d’existence préalable dans le monde séparé des cultures ou des langues uniques » (Bhabha 2007 : 13). Dans une autre veine, Karen Barber qualifie d’innovateurs les promoteurs africains de la tin truck literature (littéralement « littérature de cantinière ») dont elle souligne à la fois la précocité et l’originalité (Barber 2006). Hier encore perçues essentiellement à travers le paradigme du joug qui n’offrait pour alternative que l’adhésion ou le refus, les situations coloniales sont aujourd’hui appréhendées comme un temps des possibles, certes caractérisé par une part indéniable de violence, mais également marqué par la capacité d’innovation et de bricolage des acteurs.

17Cet ouvrage s’inscrit pleinement dans ce courant d’études. Il s’interroge cependant aussi sur la création d’angles morts du fait de l’usage routinisé de ces approches et dans ce que Frederick Cooper qualifie de « bandwagon effect31 ». En privilégiant parfois à l’excès les moments d’interaction et les mécanismes d’hybridation, on court le risque de minimiser la manière dont des individus ou des groupes entiers ont été exclus – ou se sont mis délibérément à l’écart – de ces phénomènes d’interaction. En cherchant à restituer les connexions entre des espaces ou des sociétés longtemps pensées comme des vases clos, on prend le risque de négliger les échecs et les impasses que suscitent les processus de mise en relation.

18L’engouement pour les phénomènes de connexion et d’interaction n’a donc pas été sans susciter quelques réserves de la part des historiens des situations coloniales. Dans le travail qu’ils ont consacré aux passeurs culturels, Serge Gruzinski et Louise Bénat-Tachot avertissent ainsi qu’« une chose est de dire que les éléments et les êtres se mélangent, une autre de comprendre comment ces mélanges s’opèrent32 ». Par ailleurs, à trop vouloir montrer combien les métissages et l’hybridation témoignent des capacités d’agentivité (agency) des acteurs en situation coloniale, on risque de minorer les rapports de force et de domination qui la sous-tendent. C’est la critique déjà ancienne adressée par Mahmood Mamdani (1996) aux historiens et politistes désireux de restituer les modalités de l’agentivité des colonisés. Pour sa part, le politiste Vincent Foucher (2010) souligne que le problème soulevé est aussi celui de la diversité des situations coloniales qui, d’un bout à l’autre du continent africain, n’imposent pas la même violence ou n’ouvrent pas les mêmes perspectives à ceux qui les subissent33. Dans une autre veine, Guillaume Lachenal, se distinguant des historiens d’inspiration foucaldienne qui considèrent la médecine coloniale comme un vaste laboratoire et une forme de gouvernement des corps et des populations, souligne le besoin de restituer « la part de “raté”, d’inattendu et de désordre qui était au cœur du projet disciplinaire colonial34 ».

19Ces différentes réflexions ont nourri l’approche développée dans cet ouvrage. Le moment colonial ne peut être uniquement décrit comme un vaste processus de connexion et d’hybridation aux effets « forcément complexes » et aux contenus « sans cesse mouvants ». Pour rendre compte pleinement des dynamiques contradictoires qui marquent les sociétés coloniales, l’historien doit être en mesure de montrer que le moment colonial fut aussi un temps de l’impasse, de la déconnexion et des possibles qui se ferment, parfois de manière très violente, sur les individus.

Fonctionnaires et « auxiliaires » africains en situation coloniale, un espace du savoir en construction

20Dans Noirs et Blancs dans l’Afrique noire française publié en 1982, l’historien Henri Brunschwig regrettait le faible nombre d’études consacrées par ses homologues aux intermédiaires africains. Mais, de la même manière que l’analyse des situations coloniales a connu d’importantes évolutions ces dernières décennies, l’histoire des fonctionnaires ou des auxiliaires africains s’est considérablement enrichie depuis une vingtaine d’années.

21Dans les années 1960-1970, sociologues et historiens ont timidement commencé à s’intéresser à ces groupes, en partie à l’initiative de l’Unesco qui lance dans les années 1950 une vaste enquête sur la population des espaces urbains en Afrique subsaharienne35. Les travaux s’organisent alors en deux courants principaux. D’un côté, les approches d’inspiration marxiste s’adossent à la notion de classe sociale pour interroger la position des intermédiaires lettrés et leur appartenance à une bourgeoisie africaine à part entière ou en devenir36. D’un autre côté, les approches de type développementaliste voient dans les mêmes individus une strate qui se démarque plus ou moins fortement du reste de la société africaine et qui embrasse de nouvelles valeurs et pratiques importées d’Occident37. Les premiers insistent sur le rapport de dépendance des nouvelles classes à l’égard de l’Occident, les seconds s’interrogent sur leur capacité à porter et diffuser de nouvelles valeurs de modernité en Afrique. Mais au fond, les deux courants ont beaucoup en commun. Ils partagent notamment une conception assez univoque de la rencontre coloniale. La plupart de ces travaux mobilisent en effet la notion d’acculturation, comprise comme un processus de « conversion » relativement simple au terme duquel un ensemble d’individus abandonnent le registre local des pratiques et des valeurs pour adopter celui qu’impose (ou propose) le colonisateur38. Qu’ils soient définis comme une classe sociale, un groupe statutaire ou une élite, les intermédiaires africains sont toujours décrits comme le produit de dynamiques impulsées depuis l’extérieur. Les notions de réappropriation et d’hybridation, devenues centrales dans les études contemporaines, circulent encore peu parmi ces premiers travaux.

22Après une période de relatif désintérêt des historiens pour les catégories d’intermédiaires, de bourgeoisie ou d’« élites modernes »39, les années 1990 et plus encore 2000 marquent un regain d’attention pour ces catégories et plus largement un renouveau des études d’histoire sociale de l’Afrique40. Des recherches innovantes s’intéressent désormais aux catégories subalternes ou « ordinaires » de la machine coloniale41. À travers elles, on interroge le fonctionnement concret au quotidien et « par le bas » des bureaucraties coloniales en Afrique subsaharienne42. On montre ainsi combien certains de ces intermédiaires jouent un rôle déterminant dans la gestion des territoires coloniaux43. D’autres recherches orientent les réflexions sur les différentes figures du « passeur » en situation coloniale et développent des analyses stimulantes des processus d’hybridation ou de métissage socioculturel44. Les perspectives empruntées à l’histoire du genre enrichissent ces travaux en montrant comment discours et pratiques coloniales investissent des formes spécifiques lorsqu’il est question de sélectionner, éduquer et encadrer des femmes africaines45.

23À travers l’analyse fine des figures africaines de la médiation, il s’agit de tourner le dos à une conception linéaire de la modernisation coloniale qui prévalait jusqu’alors, qu’elle soit d’inspiration marxiste ou développementaliste. On lui substitue des analyses attentives à la fabrication de nouvelles pratiques et de nouvelles représentations bricolées par les acteurs en situation coloniale à partir des registres pluriels, locaux ou non, dont ils disposent. Dans A Colonial Lexicon of Birth Ritual (1999), une histoire de la médicalisation de la maternité au Congo colonial et post​colonial, la chercheuse américaine Nancy Hunt a ainsi été pionnière d’études portant sur les figures africaines de la médiation en situation coloniale, développant une approche qui complexifiait la dichotomie usuelle résistance/collaboration. En Afrique de l’Ouest, le travail de David Robinson (2000) sur les processus d’accommodement (paths of accommodation) en situation coloniale a constitué l’une des sources d’influence majeure pour les travaux consacrés à cette région. Directement inspirés de ses travaux, Benjamin Lawrance, Emily Osborn et Richard Roberts ont publié en 2006 un ouvrage collectif sur les employés africains des bureaucraties coloniales, qui a permis de faire le point sur les recherches disponibles et de mettre en lumière les chantiers en cours. L’histoire des catégories professionnelles en situation coloniale s’est progressivement enrichie d’études sur les institutrices et les sages-femmes en Afrique de l’Ouest (Barthélémy 2010a), les forces de police au Togo (Glasman 2014), les interprètes au Sénégal (M’Bayo 2016), les fils de chefs (Ruaud 2019), autant de travaux qui s’ajoutent à ceux plus anciens consacrés aux soldats de l’armée coloniale en AOF (Echenberg 1991, Mann 2006). Une autre série de travaux questionne le rôle des intermédiaires africains en privilégiant moins l’approche par la catégorie professionnelle que par les situations concrètes et les lieux, et en développant une analyse très fine de leurs rôles dans le fonctionnement quotidien des bureaucraties coloniales (Osborn 2003 ; Ochonu 2014). On peut enfin citer les réflexions méthodologiques de Ralph Austen (2011) et de Joël Glasman (2010) qui montrent comment l’utilisation des dossiers administratifs individuels permet de reconstituer les carrières et enrichit considérablement l’histoire des fonctionnaires africains.

24À côté de ces ouvrages essentiellement préoccupés d’histoire sociale, l’angle plus classique du rôle des élites intellectuelles dans les socialisations politiques en situation coloniale a également connu de stimulants renouveaux. Aux travaux déjà anciens de Ruth Morgenthau (1964) sur le personnel des partis politiques nationalistes entre 1945 et 1960 ou encore de George Wesley Johnson (1971) sur les hommes politiques des quatre communes du Sénégal s’ajoutent les études plus récentes de Tony Chafer (2007) sur le rôle des élites dans la décolonisation de l’Afrique de l’Ouest, de François Manchuelle (1995) sur les proto-nationalistes de l’entre-deux-guerres ou encore de Harry Gamble (2007) sur le rôle de jeunes lettrés ouest-africains, Pontins pour la plupart, dans le débat public en AOF en pleine période vichyste. Plusieurs travaux novateurs ont également interrogé le rôle de ces nouvelles catégories intellectuelles dans les débats publics en AOF ou à l’échelle de l’empire (Lüsebrink 2003 ; Genova 2004 ; Wilder 2005 ; Kouvouama et al. 2007) comme dans la production des savoirs scientifiques ou la littérature (Manchuelle 1995 ; Lüsebrink 2003 ; Labrune-Badiane & Smith 2018). L’histoire des subjectivités et de l’intime en situation coloniale s’est également développée en partie sous l’influence de travaux anglophones pionniers, s’intéressant notamment à l’analyse des productions textuelles et du rapport à l’écrit, y compris dans ses dimensions matérielles (Hawkins 2002 ; Peterson 2004 ; Barber 2006).

25L’école normale William-Ponty et ses diplômés ont plus précisément fait l’objet de plusieurs publications de qualité. Dès 1977, Peggy Sabatier y consacre son doctorat (non publié à ce jour), quelques années avant que Boubacar Niane (1987) réalise à son tour un mémoire universitaire inspiré de la sociologie de Pierre Bourdieu sur la trajectoire des Pontins sénégalais qu’il compare à celle des diplômés de l’École nationale d’administration du Sénégal. Plus près de nous, le sociologue Boubacar Ly a consacré une somme volumineuse à l’histoire des instituteurs du Sénégal, y intégrant de nombreuses sources primaires et extraits d’archives. Enfin, en 2018, Céline Labrune-Badiane et Étienne Smith ont publié un ouvrage intitulé Les Hussards noirs de la colonie, qui analyse avec précision et justesse la part des instituteurs ouest-africains dans la production des savoirs coloniaux et comporte des analyses très fines de la politique scolaire et du personnel enseignant. Si tous ces travaux ont beaucoup servi aux différentes étapes de la production de ce livre46, ma démarche s’en distingue sans doute en poussant plus loin que d’autres l’idée de réaliser une sociohistoire des instituteurs en situation coloniale, autrement dit une véritable biographie collective des Pontins, tâchant de suivre les individus au plus près de leurs trajectoires sociales, professionnelles et politiques du début du xx^e siècle à la fin des années 1950.

Écrire l’histoire autrement, écrire l’histoire comme les autres

26Un important courant de recherches s’est développé autour du souci de « désaliéner » les études africanistes, certains diraient de les « déprovincialiser »47. Son objectif est de sortir les productions scientifiques sur le continent africain des positions subordonnées qu’elles occuperaient dans les champs du savoir académique. Il s’agit également de comprendre, pour mieux s’en défaire, la manière dont les origines occidentales des sciences humaines et sociales ont influencé, tordu et continuent de déformer la production des savoirs académiques sur les sociétés africaines. Cette préoccupation est à la fois légitime et importante. Elle connaît cependant des excès, notamment lorsqu’elle nourrit une volonté de fonder des épistémologies alternatives. Le risque est alors de rompre le dialogue des disciplines et de se perdre dans une écriture « à part » des sciences sociales, « nécessairement » différente de celle produite dans le champ académique du Nord.

27À l’opposé de cette position, ma démarche est marquée par la volonté d’écrire l’histoire « comme les autres », et plus précisément de relier mes réflexions sur les situations coloniales aux débats et renouvellements méthodologiques qui enrichissent notre discipline48. Ce souci m’a amené à explorer le potentiel heuristique des tournants majeurs que constituent la sociohistoire et la microhistoire, et à saisir combien ces derniers pouvaient contribuer au renouvellement des savoirs sur l’histoire contemporaine de l’Afrique de l’Ouest. Il ne suffit cependant pas de revendiquer l’influence de la microhistoire ou d’une histoire sociale revisitée par les approches sociologiques, il faut encore assumer cette approche en l’expérimentant sans tomber dans une simple « posture d’imitation »49. Or, les boîtes à outils et les méthodes proposées par les études consacrées aux sociétés occidentales ne sont pas transposables telles quelles à l’histoire du continent africain.

28En premier lieu, l’historien africaniste dispose rarement des mêmes sources que ses collègues occidentalistes. Les travaux de Christophe Charle sur les élites françaises reposent ainsi sur l’utilisation de fonds d’archives assez denses pour permettre la construction d’une prosopographie précise de ces élites50. De manière similaire, la microhistoire dont nous nous inspirons est autant un courant de pensée qu’une pratique de recherche basée sur l’utilisation de fonds d’archives exceptionnellement denses. Les archives municipales dont bénéficient les microhistoriens Simona Cerutti et Giovanni Levi51 ou l’enquête des « trois mille familles »52 qu’utilise Paul-André Rosental n’ont pas beaucoup d’équivalents en Afrique de l’Ouest53. Ces travaux sont possibles parce qu’ils s’inscrivent dans le cadre d’une société dans laquelle la pratique de l’écriture et celle de l’archivage sont plus anciennes et/ou mieux diffusées. Il en va autrement de la plupart des sociétés ouest-africaines que nous étudions.

29Le problème des sources pour l’historien de l’Afrique est réel mais loin d’être incontournable. Dans le cas de l’histoire des femmes, Odile Goerg a d’ailleurs fort bien montré que le « silence des sources » était souvent un « faux prétexte »54. Il impose seulement un effort d’imagination et un certain sens du « bricolage » pour adapter méthodologies et sources disponibles, un effort qui n’est d’ailleurs pas propre aux seuls historiens de l’Afrique55. La recherche en histoire ne consiste pas uniquement en un travail de lecture et de commentaires des sources d’époque. L’historien ne se contente pas de trouver puis de souffler sur des boîtes d’archives pour en retirer la poussière accumulée par les années, il doit souvent fabriquer ces boîtes et trouver de quoi les remplir. Dans notre cas, le travail de recherche a aussi été un travail de construction des sources. Ainsi, la collecte de dizaines de récits de vie a permis de contourner l’aridité de certaines archives ou le manque de sources écrites. Ces récits offrent une alternative intéressante à la « bibliothèque coloniale » et permettent de mieux faire entendre la voix des colonisés. À l’opposé d’une histoire exclusivement construite sur des sources administratives, le récit de vie rend la parole aux acteurs africains.

30L’adaptation des nouvelles manières de faire l’histoire sociale au contexte de l’Afrique contemporaine ne pose cependant pas seulement un problème de sources, mais oblige également à s’interroger sur la pertinence d’un appareillage conceptuel forgé pour appréhender d’abord des sociétés occidentales. Ainsi, quand Paul-André Rosental examine l’influence de la parenté sur les migrations en France au xix^e siècle, il utilise la notion de stock professionnel familial pour montrer comment, à l’intérieur d’une même famille, la dispersion ou au contraire la spécialisation professionnelle influence la décision de migration56. Cette approche m’a intéressé dans mes propres recherches sur les itinéraires de scolarisation, mais elle a vite montré ses limites dans le cadre des familles élargies telles qu’elles existent dans de nombreuses régions d’Afrique de l’Ouest, avec des fratries comptant parfois plusieurs dizaines d’individus : la pertinence de la notion de stock professionnel familial se dilue à mesure que la famille s’élargit. Les historiens de l’Afrique doivent sans doute opérer un effort spécifique de réflexion et d’adaptation sur les notions de reproduction sociale et de transmission familiale dont on a fait un usage privilégié dans les sociétés occidentales. Des travaux comme ceux de Sara Berry ont d’ailleurs permis de stimulantes réflexions sur ces notions dans un cadre africain57. J’y ai puisé des idées particulièrement utiles pour la première partie de cet ouvrage.

Papiers, récits, bricolages

31Ce travail repose d’abord sur des archives « classiques » collectées sur plusieurs sites en France et en Afrique de l’Ouest58. J’ai principalement utilisé les fonds des services de l’enseignement de l’AOF et ceux des pays appelés alors territoires de la fédération ouest-africaine, conservés en France et au Sénégal. Les documents consultés dans ces fonds sont de nature diverse : ils vont du rapport annuel produit par les instituteurs eux-mêmes aux documents internes des services de l’enseignement sur l’organisation et la formation du personnel, en passant par les archives de l’école normale William-Ponty (ENWP). On mentionnera tout particulièrement les réponses aux deux enquêtes sur la condition enseignante organisées à l’échelle de l’AOF en 1938 et 1944 par le service de l’enseignement de l’AOF. Les autorités scolaires ont reçu au total plus de cinq cents réponses à ces questionnaires. Certaines d’entre elles prennent la forme de récits de plusieurs pages qui fourmillent de détails sur la vie quotidienne des instituteurs. Ces réponses ont utilement complété les récits de vie pour restituer les conditions d’exercice professionnel et analyser le rapport des Pontins à leur métier59.

32Les journaux officiels de l’AOF et des territoires composant la fédération ont été également d’un grand secours pour connaître avec précision l’organisation réglementaire des cadres enseignants. Le Journal officiel de l’Afrique occidentale française (JOAOF) a été dépouillé entre 1903 et 1947 pour collecter les textes qui régissent le corps enseignant et l’organisation de l’école normale William-Ponty. Par ailleurs, le Journal officiel de la Côte d’Ivoire (JOCI) a été systématiquement dépouillé entre 1903 et 1939 afin de reconstituer les carrières de plusieurs dizaines d’instituteurs ivoiriens, une ressource particulièrement utile dans la rédaction des chapitres 5 et 8. À Dakar, nous avons consulté les dossiers personnels des instituteurs dans la limite des contraintes imposées par la loi sur la communication de ces archives60. Par ce biais, il a été possible de retracer avec précision les itinéraires professionnels d’une cinquantaine d’instituteurs sénégalais nés avant 190061.

33Comme on l’a dit plus haut, les enquêtes orales auprès des anciens Pontins ou de leurs familles ont constitué une manière de contourner les limites de la « bibliothèque coloniale » dominée par les écrits officiels et les sources « occidentales »62. J’ai ainsi interrogé près de 90 personnes lors d’enquêtes de terrain menées dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest (Sénégal, Mali, Burkina Faso, Togo et Guinée)63. Ces rencontres ont été relativement faciles à organiser : la plupart des Pontins sont restés en contact les uns avec les autres, beaucoup vivent dans les capitales ou les grandes villes des pays traversés et y sont souvent des personnalités connues. A posteriori, je regrette peut-être d’avoir privilégié le nombre et la diversité plutôt que d’avoir posé mes bagages dans un seul pays et d’avoir prêté une attention plus soutenue aux archives privées64 car, de fait, la qualité des entretiens est inégale d’un cas à l’autre : certains ont duré à peine une heure, d’autres se sont espacés sur plusieurs séances, voire sur plusieurs années.

34À l’opposé d’une histoire exclusivement construite sur des sources officielles, ces récits de vie permettent de mieux faire entendre les voix africaines sur le moment colonial. Il faut cependant se garder d’opposer, de façon systématique, « myopie » ou « déformation » coloniale et « authenticité » de la parole africaine. Le traitement des témoignages exige une démarche critique aussi minutieuse que celle qui sert l’analyse des sources officielles. Il se heurte à un ensemble de manipulations, de déformations et de non-dits65. J’ai veillé à croiser autant que possible les récits de vie entre eux et à restituer, à partir des archives et des sources secondaires, les contextes locaux dans lesquels s’inscrivent les parcours individuels. Il s’est ainsi établi une relation dialectique entre enquêtes orales et sources écrites, aucune n’apparaissant nécessairement plus « vraie » ou plus « éclairante » que l’autre66.

35Archives et enquêtes orales ont permis la fabrication de deux bases de données prosopographiques dont le rôle a été essentiel dans la recherche67. La première rassemble près de 2 220 Pontins passés par l’école normale William-Ponty entre 1903 et 194868. Elle a essentiellement permis l’étude de l’origine des Pontins (sociale, géographique, appartenance générationnelle, etc.). Elle intègre également, de manière moins systématique, des informations sur leur trajectoire professionnelle, familiale ou encore politique. La seconde base de données, plus modeste, concerne le personnel politique élu en Afrique de l’Ouest entre 1945 et 196069. Elle a principalement servi à apprécier la part des diplômés de l’ENWP et plus précisément des instituteurs dans le personnel politique et gouvernemental ouest-africain (voir la troisième partie).

Plan de l’ouvrage

36Cet ouvrage est divisé en trois parties. La première (« l’acquisition du capital scolaire ») analyse les dynamiques qui président à la sélection et à la formation des diplômés de l’école William-Ponty de sa création jusqu’aux années 1930. Le premier chapitre met en lumière la grande diversité des chemins qui mènent à l’école française et donc la profonde hétérogénéité d’origine des Pontins. Le deuxième chapitre remet un peu d’ordre dans ce paysage éclaté en proposant non pas un portrait type du Pontin, mais plutôt une photographie de classe imaginaire sur laquelle se distinguent les principales figures du normalien. Les deux chapitres suivants accompagnent les élèves-maîtres par-delà les murs de l’école normale : le chapitre 3 examine les tensions qui entourent le projet colonial de formation d’une élite instruite en Afrique occidentale ; le chapitre 4 analyse la vie quotidienne à l’ENWP et, plus précisément, le dispositif de formation à travers lequel les Pontins incorporent, plus ou moins fortement, un ethos socioprofessionnel distinct, « marque de fabrique » de l’institution.

37La deuxième partie de l’ouvrage (« trajectoires enseignantes en situation coloniale ») analyse la trajectoire des instituteurs une fois qu’ils ont quitté l’école normale, rapportant des événements qui se déroulent pour l’essentiel entre les années 1910 et 1940. Le chapitre 5 décrit le fonctionnement des services de l’enseignement et le dispositif réglementaire par lequel les diplômés de Ponty sont maintenus dans une position de subordination professionnelle, même si des marges de manœuvre subsistent à travers lesquelles des Pontins s’infiltrent pour contester ou contourner la législation coloniale. Le chapitre 6 accompagne les instituteurs au fil de leurs différentes affectations ; il met en évidence la dispersion des Pontins aux quatre coins de l’AOF et le caractère heurté de la plupart des carrières enseignantes. Il analyse le sentiment d’insatisfaction relative qui s’empare des normaliens, en particulier en début de carrière, lorsque les jeunes maîtres se trouvent confrontés à de fortes logiques de stigmatisation et d’isolement. Le chapitre 7 s’intéresse aux mécanismes par lesquels les Pontins font face à des situations professionnelles jugées décevantes. Il montre comment chaque individu emprunte des voies différenciées pour redéfinir, selon les cartes personnelles dont il dispose, ce qu’appartenir à l’élite instruite veut dire. Ces réappropriations de l’ethos du Pontin ou, plus généralement, du fonctionnaire africain, engendrent une dilution progressive du sentiment d’appartenance. Le chapitre 8 illustre ce phénomène en soulignant combien les pratiques de reconversion des enseignants entraînent un éclatement des trajectoires professionnelles.

38La troisième et dernière partie de l’ouvrage (« des mangeurs de craies aux hommes assis ») aborde les mécanismes de (re)mobilisation qui animent le milieu enseignant et plus largement les diplômés de l’ENWP des années 1930 à la fin des années 1950 : associations, syndicats et activités politiques. Le chapitre 9 analyse ces dynamiques pour les années 1910 à 1940 en montrant comment les instituteurs sont au départ des acteurs relativement secondaires des arènes politiques et syndicales qui se développent en situation coloniale. Le chapitre 10 se penche sur le rôle des Pontins au sein d’un espace public ouest-africain en voie d’émergence dans l’entre-deux-guerres. Il décrit la manière dont les Pontins découvrent qu’ils peuvent dire « nous » pour parler d’eux-mêmes et met en évidence la (re)mobilisation, encore timide et limitée, d’un « réseau des instruits ». Les chapitres 11 et 12 analysent le renouveau des mobilisations syndicales et politiques dans le contexte de libéralisation de l’après-1945. Ils montrent comment les instituteurs en viennent à incarner la figure de la réussite politique alors même que la condition enseignante connaît pour sa part un déclin prononcé. Enfin, le dernier chapitre se consacre à la manière dont les instituteurs et plus largement les Pontins opèrent une reconversion réussie dans la sphère du pouvoir pour se retrouver, à nouveau ensemble, au cœur des blocs dirigeants qui portent l’accession des États de l’ancienne AOF à l’indépendance.