1Les débats autour de la recherche sur l’embryon, autour de l’extension du délai d’avortement et même autour de la possibilité d’interrompre une grossesse ne cessent d’interroger le statut de l’être avant la naissance. Parce qu’il se situe, selon les acteurs, entre un amas de cellules n’ayant de valeur qu’inscrit dans un projet parental et une personne à part entière dès sa conception nécessitant de ce fait d’être protégée contre toute atteinte, trouver un consensus semble impossible. Comment dès lors conjuguer autonomie des femmes et protection de la vie anténatale ?

2Dans la première partie de ce livre, j’ai montré que c’est en retenant la catégorie intermédiaire de « vie liminale » pour désigner l’être anténatal et en déléguant la responsabilité aux professionnels et aux engendreurs de décider du statut de cet être que la société française peut faire coexister des statuts qui paraissent au premier abord opposés en valeur. Les personnes étant libres de choisir entre plusieurs options prévues par l’institution, aucune contradiction n’existe pour qu’il soit permis tout à la fois de détruire des embryons ou de les donner à un autre couple, ou encore d’interrompre la vie d’un fœtus avant le terme pour raison médicale et de personnifier ce même fœtus une fois décédé. C’est en effet aux individus de choisir dans un cadre donné, mais surtout d’assumer la responsabilité de déterminer le statut qu’ils accordent à l’être anténatal avec lequel ils sont en relation. L’embryon oscille donc sans cesse du statut de « cellules » à celui « d’enfant potentiel », et le mort-né du statut de simple produit de fausse couche à celui d’enfant à part entière.

3Développé dans la deuxième partie de cet ouvrage, un autre élément de taille permet également de rendre compte de la pluralité des statuts de cet être tout au long de l’engendrement : sa compréhension comme un processus de construction graduelle du statut de personne, d’enfant et de parent. L’analyse ethnographique de cette période allant de la conception à la naissance met en lumière les différents seuils et phases qui constituent cette « temporalité anténatale instituée ». Les seuils qui la ponctuent organisent une structure en classes d’âge. Mettre au centre la dimension de la temporalité permet d’appréhender l’engendrement comme un « processus d’émergence de la vie » (Théry 2006 : 497), d’être attentif aux statuts successifs qu’y occupe l’être anténatal. C’est ce qu’a fait l’anthropologie dans l’étude des processus d’institution de la personne dans les sociétés extra-européennes, à travers par exemple les rites de passage d’une classe d’âge à une autre. Dans certaines de ces sociétés, l’acquisition de la qualité de personne se fait tout au long de la vie (Conklin & Morgan 1996 : 677-678). Cette constitution progressive de la personne s’observe aussi en France, au cours de la période anténatale, où les différents seuils et phases, qui sont autant de marqueurs symboliques et efficaces, contribuent peu à peu à la création d’un être humain complet et autonome physiologiquement et socialement. La personne se constitue donc par degrés pendant toute la grossesse, notamment en introduisant l’être anténatal dans le système d’interlocution (Théry 2010b). Ce processus s’accompagne de la singularisation de l’être anténatal, qui devient petit à petit unique et irremplaçable, et dont le statut est fortement lié à la place qu’on peut ou non lui donner parallèlement dans un système de parenté. Étant liés par une relation interne, les statuts de « parents » et d’« enfants » se construisent mutuellement. Si la filiation et la singularisation vont généralement de pair avec l’acquisition progressive de la qualité de personne, il est à noter qu’elles ne se confondent pas ou ne se recouvrent pas nécessairement. On peut être reconnu comme un être humain et une personne sans être inscrit dans un système de parenté, comme c’est le cas des enfants abandonnés. Le processus s’achève lorsque l’ensemble des rites de naissance, qui ont lieu après la naissance physique proprement dite, est effectué. C’est uniquement à ce moment-là que s’acquièrent les pleins statuts de parents et d’enfant. Ces différents seuils et phases ponctuant l’engendrement peuvent faire l’objet de conflits et d’enjeux dépendant des conditions socio-économiques, culturelles et technologiques. Ainsi, les techniques de visualisation, la biomédecine et les biotechnologies depuis les années 1960 et 1970, entraînant une explosion des connaissances, ont contribué à profondément transformer, complexifier et parfois perturber ce processus. De nombreux seuils et de nouvelles figures émergent : transfert, implantation, test de grossesse, échographies, mais aussi embryons in vitro frais, congelés, « surnuméraires », clonés, hybrides, grands prématurés, porteurs d’une maladie génétique, chimères, etc. Les confins de la conception en particulier se sont déliés et ont acquis une profondeur sans précédent. La FIV, en constituant l’embryon hors du corps de la femme, a non seulement rendu possible la création de ces êtres nouveaux, ces « techno-fœtus » dont parlait Boltanski (2004), mais aussi l’apparition de seuils inédits (recueil des gamètes, transfert des embryons, congélation, etc.), en plus de mettre en lumière ceux qui existaient déjà (fécondation, implantation, etc.). De même, les technologies ont créé de nouveaux états de grossesse, comme la grossesse chimique (aussi appelée « grossesse biologique » par les professionnels) lorsque les tests de grossesse sont positifs, mais ne signifient pas nécessairement une grossesse physiologique1, ou encore de nouveaux seuils comme la détection des malformations au cours des différents examens échographiques qui ponctuent cette période.

4Cette profonde transformation des seuils et des phases de l’engendrement par les biotechnologies suscite des sentiments contradictoires, entre peur et espoir. L’espoir est suscité par les possibilités offertes par l’ensemble de ces technologies et des connaissances qu’elles produisent, comme celle de modifier et protéger la vie, soulager la douleur et guérir la maladie (Koshland 1989). La peur est engendrée quant à elle par les implications indésirables de telles techniques et savoirs, comme la manipulation d’organismes vivants et l’élimination des individus ne correspondant pas à certains critères. Les nouveaux tests prénataux ou encore la connaissance toujours plus fine de l’embryogenèse et de l’ADN amèneraient en effet à toujours plus de sélection (Habermas 2002). Cette crainte est ravivée par l’effroi qu’a provoqué l’annonce en novembre 2018 de la naissance en Chine de nouveau-nés génétiquement modifiés avec la technique CRISPR-Cas9 pour résister au VIH (Brostra 2018). En sciences sociales, cette inquiétude se traduit par une vive critique du transhumanisme, courant intellectuel prônant l’usage des sciences et des techniques pour améliorer l’espèce et la condition humaine par l’augmentation de ses capacités physiques et mentales. Ce que l’on semble redouter est l’utilisation non contrôlée des techniques à des fins pouvant porter atteinte à la « dignité humaine2 ». Cette appréhension a été ravivée dans le paysage français par la révision des lois relatives à la bioéthique touchant la recherche sur l’embryon et qui ont pu être analysées comme une libéralisation dans ce domaine (Roumeau 2021). Nous serions à l’orée d’une situation sans précédent dans l’histoire de l’humanité. L’ouvrage collectif dirigé par le juriste Xavier Labbée (2015), L’Homme augmenté face au droit, est sur ce point particulièrement frappant par ses contradictions. Labbée redoute, comme il l’affirme en introduction, que « la justice et le droit [soient] absents de la société “post-humaniste” que l’on nous prédit » (ibid. : 9). Pourtant, l’ensemble des auteurs soulignent au fil des pages que le droit possède déjà les outils, les catégories juridiques pour répondre aux différentes transformations annoncées et qui devraient advenir dans un avenir pas si lointain (modification génétique, augments en tout genre, etc.).

5L’enquête ethnographique exposée ici démontre que le déploiement des connaissances et des techniques autour de la grossesse n’aboutit ni à une désinstitutionnalisation ni à un technicisme débridé, menant à toujours plus d’interventionnisme. Au contraire, les sociétés ne cessent de créer et d’instituer de nouveaux seuils pour cette période anténatale jusqu’alors inconnue. Ainsi en est-il notamment de l’embryon in vitro. La possibilité de créer un embryon hors du corps de la femme avait suscité de nombreuses craintes en France et dans d’autres pays quant aux possibles manipulations dont l’embryon pourrait faire l’objet (Mehl 1999 ; Mulkay 1996), à raison comme le montre le récent exemple chinois de la technique de l’édition génomique. Mais la France et la plupart des pays européens se sont empressés de créer de nouvelles lois pour entourer ces pratiques. Rappelons que l’embryon in vitro est entièrement soumis au Code de la santé publique, qui encadre strictement ses devenirs et ses utilisations possibles.

6L’exemple du time-lapse3 utilisé en FIV est aussi particulièrement frappant. Cette technique est considérée par de nombreux professionnels comme l’une des plus prometteuses (Meseguer et al. 2011) depuis le développement de la FIV à la fin des années 1970. L’un de ses intérêts, parmi d’autres, est qu’elle permet d’appréhender l’ensemble du développement embryonnaire jusqu’au cinquième ou sixième jour après la fécondation, jusqu’alors en majeure partie inconnu des biologistes qui ne voyaient les embryons qu’à des périodes données. En résulte une accumulation incroyable de connaissances. De nouveaux événements ont été découverts, augmentant les critères de sélection et modifiant en conséquence les pratiques et les manières de travailler. Dans la littérature scientifique, on ne compte désormais plus les articles cherchant à établir et standardiser de nouvelles classifications embryonnaires à partir de ces nouveaux marqueurs morphocinétiques4, afin de fixer les pratiques et de les délimiter (voir, par exemple, Castello et al. 2016).

7Si la plus grande connaissance de l’être anténatal a élargi le processus de constitution du statut de personne, d’enfant et de parent lors de la gestation, la société a dû en parallèle institutionnaliser encore davantage cette période et adopter de nouvelles catégories pour ordonner les relations, délimiter le permis et l’interdit. Il est à prévoir que plus la phase anténatale sera connue, plus cette obligation se fera pressante. Un tel changement aura sans aucun doute un impact sur la manière dont les personnes, futurs parents, professionnels, vivront et se représenteront la grossesse et la construction des liens de parenté. Gageons que le monde de demain ne sera pas post-humain.