Le temps in vitro frais, temps des professionnels

1Le statut de l’embryon in vitro est entièrement sous-tendu par la notion de « projet parental », qui joue le rôle de clef de voûte dans la législation française. Dès l’origine, la conception de l’embryon doit impérativement s’inscrire dans le cadre d’un tel projet (art. L2141-3, CSP), formulé nécessairement au moment de mon enquête par un couple hétérosexuel, vivant, en âge de procréer et dont l’infertilité a été médicalement diagnostiquée (art. L2141-2, CSP). La dissolution de ce couple – en raison du décès de l’un de ses membres, du dépôt d’une requête en divorce ou en séparation de corps, ou encore pour cause de cessation de la communauté de vie ou de révocation du consentement de l’homme ou de la femme (art. L2141-2, CSP) – fait alors obligatoirement obstacle au transfert des embryons in utero ainsi qu’au maintien de leur conservation. Le traitement et la qualification des embryons in vitro dépendent donc essentiellement de ce projet parental commun, qui détermine aussi bien le devenir de l’embryon comme futur enfant à naître, comme matériau possible pour la recherche ou encore comme « rebut » d’un processus biotechnique. Les acteurs responsables de la détermination du statut de l’embryon in vitro vont toutefois varier selon son « état ». Avant que les embryons ne soient congelés ou transférés, à l’état in vitro frais, cette responsabilité revient pour une large part aux professionnels chargés de leur culture, biologistes et techniciens de laboratoire. La congélation embryonnaire opère un changement statutaire, transférant la responsabilité du devenir des embryons des professionnels aux couples.

 

 

2Chaque laboratoire de biologie de la reproduction possède ses propres habitudes, ses propres protocoles que ce soit en matière de culture et de sélection embryonnaire ou de procédures de congélation et de transfert. Certaines différences sont ainsi notables entre les deux centres dans lesquels j’ai effectué mon enquête de terrain, différences qui tiennent en partie à leur profil, ainsi qu’aux choix effectués par les professionnels. Au moment de mon enquête, le centre Alpha, hôpital universitaire public, a une activité de 756 cycles de FIV-ICSI1, un cycle recouvrant l’ensemble des étapes du traitement hormonal jusqu’au transfert embryonnaire. Ce centre partage son activité entre l’AMP intraconjugale et les activités de dons et de préservation de la fertilité. Au sein du laboratoire de biologie de la reproduction, le personnel est alors composé de dix techniciens et de six biologistes, dont le chef de service de biologie de la reproduction. Tous les biologistes enseignent également à l’université et tous les techniciens présents travaillent au laboratoire depuis de nombreuses années. Certains d’entre eux ont connu les débuts de la FIV. Un interne en médecine vient compléter l’équipe. À l’inverse, le centre Beta fait partie d’un hôpital privé à but non lucratif. En 2014, il a une activité de 1 014 cycles de FIV-ICSI. Non seulement il ne gère pas d’activités de dons, mais en outre le personnel du laboratoire de biologie de la reproduction y est beaucoup plus restreint que dans le centre Alpha : on ne compte que trois techniciens et trois biologistes, dont le chef de service de biologie de la reproduction. En dépit de ces différences et d’autres que j’aborderai ensuite, chaque FIV suit dans l’ensemble les mêmes étapes, dont la congélation embryonnaire n’est qu’une partie. Le processus technique de FIV en lui-même commence lors de la ponction ovocytaire et se termine lors du transfert embryonnaire, c’est-à-dire quand les embryons cultivés au laboratoire sont transférés dans l’utérus. La ponction est pratiquée après le traitement hormonal qu’a suivi la femme afin de stimuler la maturation ovocytaire. Elle consiste à aspirer du liquide folliculaire dans lequel se trouvent les ovocytes2. Le nombre d’ovocytes recueillis par ponction est en moyenne de dix, mais il peut aller de zéro à une cinquantaine, contre un seul, voire deux, à chaque ovulation dans un cycle « naturel ». Pendant ce temps, l’homme procède au recueil de son sperme par masturbation. Du sperme frais est généralement employé, mais il peut arriver que soient utilisées des paillettes de sperme congelé, notamment lorsque l’homme a rencontré des problèmes lors de précédents recueils, que la qualité spermatique est très mauvaise ou encore qu’une biopsie testiculaire a dû être réalisée pour trouver des spermatozoïdes. Dans le cadre d’une FIV classique, les gamètes sont mis en contact pendant vingt-quatre heures dans un milieu de culture, dans un incubateur à 37 °C. Une incubation de quarante-huit heures est nécessaire pour obtenir les premières divisions de l’œuf fécondé. Dans le cas d’une ICSI, un spermatozoïde est directement injecté dans l’ovocyte avant d’être mis en culture. Il arrive que rien ne résulte de cette étape. Le laboratoire garde, suivant sa politique, les gamètes et les embryons entre deux et six jours maximum. Aucun embryon ne dépasse le stade de l’implantation dans l’endomètre, soit sept jours. Au-delà de cette période, la loi interdit en effet de poursuivre son développement s’il n’est pas transféré dans un utérus ou dans un milieu qui reproduirait ces conditions.

3L’accès technique aux embryons a entraîné la nécessité d’introduire des normes et des critères de sélection (Mastenbroek et al. 2011) pour augmenter les chances de grossesse et les taux de naissance vivante. La sélection « naturelle » des embryons qui s’opérait dans le corps de la femme se retrouve entre les mains des professionnels qui ont, durant toute la période de culture au laboratoire, la responsabilité et le devoir de les sélectionner selon trois finalités : le transfert, la congélation ou la destruction. Il s’agit de choisir les embryons ayant le plus de chance de se développer et de produire une grossesse, ainsi que d’» écarter » du processus – et donc de détruire – ceux qui sont au contraire jugés d’une qualité insuffisante pour assurer leur développement et résister à la cryoconservation. Cette marge d’action est strictement définie par la loi, mais aussi par l’éthique professionnelle, par les recommandations de bonnes pratiques et par la communauté scientifique qui établit entre autres les critères retenus par les systèmes de classifications embryonnaires pour distinguer ces embryons. L’ensemble de ces éléments définit les contours d’action des professionnels. Ainsi, il ne leur est possible ni de mener des recherches sur l’embryon qui n’auraient pas été autorisées au préalable par l’Agence de la biomédecine (ABM), ni de cultiver in vitro les embryons au-delà de sept jours, ni enfin de jeter ceux qui auraient été classés comme étant de bonne qualité. Leur pratique est également bornée par des seuils spatio-temporels, leur temps d’action étant limité aux deux à sept jours que dure la culture des embryons au laboratoire3.

 

4Les classifications embryonnaires majoritairement utilisées dans les laboratoires (Holte et al. 2007), et dans les deux centres que j’ai étudiés, sont des systèmes d’évaluation standardisés qui reposent uniquement sur des critères visuels (nombre et régularités des cellules, forme, degré de fragmentation4) permettant d’établir un « score embryonnaire ». Selon le système de classification appliqué ainsi que le stade auquel se trouve l’embryon, ce score embryonnaire peut prendre la forme d’une suite de chiffres, ou d’une suite de chiffres et de lettres, correspondant à la description des différentes caractéristiques de l’embryon. Par exemple, suivant la classification de la Fédération des biologistes des laboratoires d’étude de la fécondation et de la conservation de l’œuf (BLEFCO), un embryon de très bonne qualité sera classé 411. Le premier chiffre correspond au nombre de blastomères, le deuxième à leur taille (1 si la taille est appropriée, 2 si elle est inappropriée) et le troisième au pourcentage de fragments. Cette méthode de sélection est considérée comme étant hautement « subjective5 » dans la littérature scientifique (Arce et al. 2006), un point de vue partagé par les professionnels interrogés qui admettent qu’elle est soumise à une variabilité intraobservateur (quand l’évaluation faite par le même biologiste change dans le temps) et interobservateur (quand il y a des variations entre plusieurs biologistes). L’exercice est rendu d’autant plus délicat que l’observation doit s’effectuer rapidement afin de réduire au maximum le temps que passe l’embryon dans un milieu peu favorable à son développement (lumière, température). Tous les jours jusqu’au transfert, les techniciens et les biologistes sortent des incubateurs les boîtes de culture contenant les embryons, les observent au microscope et inscrivent leur score sur une feuille de suivi, avant de les replacer rapidement dans l’incubateur. Selon le nombre d’embryons présents dans la boîte de culture, la procédure dure au maximum cinq minutes6. Requérant de traduire des images en catégories formalisées, cette pratique repose entièrement sur le savoir des biologistes et techniciens ainsi que sur leur vision professionnelle (Goodwin 1994 ; Perrotta & Giraud [s. d.]). C’est particulièrement le cas quand il s’agit de classer des embryons considérés comme étant de qualité moyenne, entre l’embryon de très bonne qualité et l’embryon non évolutif, ainsi que l’explique un des biologistes du centre Beta :

Malheureusement, il n’y a pas d’unanimité sur les codes de rangement ; même quand on utilise la même classification, on aura rarement une communauté de vue pour les situations simples. L’embryon qui a quatre cellules à J2 [deuxième jour après la fécondation] sans aucun fragment, tout le monde l’appellera « un bel embryon » […], et il n’y aura pas de difficultés pour lui associer une classification. À l’opposé d’un embryon qui à J2 n’a, à l’évidence, aucune cellule identifiable, mais n’est que du fragment, il sera facilement rangé dans une case défavorable, sans congel, sans transfert. Et tout ça étant bien sûr arbitraire, mais c’est au milieu que c’est plus difficile. Parce qu’au milieu, effectivement, à partir de quelle taille la réduction du volume d’un des blastomères pour la classification va devenir un gros fragment ? C’est des choses qui sont effectivement difficiles. 

5Cette classification est rendue d’autant plus compliquée par la « plasticité » de l’embryon. Pour reprendre les termes d’un biologiste du centre Beta, « il y a une plasticité qui fait que les embryons passent parfois par des stades qu’on a du mal à évaluer et puis ils redeviennent réguliers ». Pour cette raison, les biologistes et les techniciens sont obligés de considérer dans leur choix final l’ensemble du développement embryonnaire, depuis l’ovocyte : « Ce n’est pas juste une observation à un instant t, il faut reconstituer l’histoire de l’embryon » (biologiste, centre Alpha). Si la cinétique est prise en compte, deux embryons qui semblent similaires à un instant t peuvent ainsi avoir un score embryonnaire différent, car ils ne se seront pas développés de manière similaire. La difficulté tient d’autre part au caractère relatif des classifications embryonnaires que les professionnels doivent appliquer, en ce qu’elles dépendent de la cohorte embryonnaire, autrement dit des embryons présents, ce qui suppose une contextualisation. Un embryon qui sera classé comme « pas très beau » et qui n’aurait pas été transféré s’il avait fait partie d’une cohorte d’embryons présentant un score embryonnaire élevé pourra l’être dans une cohorte comprenant des embryons présentant un score plus faible. Tendus vers l’objectif d’obtenir une grossesse, les professionnels préfèrent réaliser le transfert d’un embryon dont la qualité n’est pas optimale lorsqu’ils n’ont pas d’autres choix plutôt que de perdre une chance. Par ailleurs, eux-mêmes ainsi que la littérature médicale rapportent de nombreux cas où des « embryons moches produisent des bébés en bonne santé » (Nel-Themaat & Nagy 2011 : 258-259, ma traduction) :

Je pense qu’il y a beaucoup de gens qui ne comprennent pas, qui vous disent : « Ah ben ! les embryons sont beaux ? » Mais qu’est-ce que ça veut dire « les embryons sont beaux » ? Ça veut dire rien du tout. Même c’est… c’est pas… c’est un critère statistique ça aussi, tiens ! […] C’est des critères statistiques, mais ça ne veut pas dire que ce […] sont des vérités biologiques. Et je pense que chaque fois qu’on fait une prédiction par exemple, on se met alors les doigts dans les yeux. Vous dites : « Voilà ces embryons, ils sont minables, ça donnera jamais rien. » Pof, elle est enceinte. Et puis l’autre fois, vous dites : « Madame, on vous a transféré deux embryons magnifiques », et pof, elle est pas enceinte… On peut jamais présumer du devenir… Et je me souviens de cas anciens, où un professeur éminent, il dit : « Cet embryon est parthénogénétique, c’était inutile de le transférer, de toute façon il a aucun avenir », et la bonne femme elle était enceinte. L’embryon était peut-être parthénogénétique, mais en tous cas elle était enceinte. Et vous pouvez pas… jamais prédire ce qui va se passer… (Biologiste, centre Beta, 2011.)

6L’ensemble de ces éléments amène les professionnels à assumer des décisions sur la seule base de leur connaissance et de leur expertise – qu’ils savent partiels et situés (Haraway 1988 ; Merleau-Ponty 2015, 2017) –, et dont l’issue n’est pas certaine, la corrélation entre la classification et le résultat (i. e. une grossesse) ne pouvant être assurée (Nel-Themaat & Nagy 2011 : 258-259). « Ce n’est pas une science exacte », disait en 2014 une biologiste du centre Alpha à un couple en consultation. Or les classifications embryonnaires et les choix opérés déterminent le futur possible des embryons (Svendsen & Koch 2008 : 99). Dès lors que ces derniers sont classés, ils sont investis d’un sens différent et traités de manière différente. Cela modifie profondément leur statut, les faisant passer d’êtres humains potentiels – des « protopersonnes » (Thompson 2005 : 250) – à des « déchets ». Les « beaux » embryons vont bénéficier de tous les soins et attentions des professionnels. Ils sont scrutés, maintenus au chaud et, dans l’obscurité des incubateurs, les manipulations sont réduites au strict minimum. Leurs caractéristiques et le nom des couples auxquels ils appartiennent sont scrupuleusement inscrits sur les fiches de score embryonnaire et les boîtes de culture. Les embryons classés « non évolutifs » – comprenant les embryons lysés, c’est-à-dire en état de mort cellulaire, et ceux présentant une mauvaise morphologie – voient quant à eux l’éventail de leurs devenirs possibles se restreindre. Ils ne sont ni transférés ni congelés, mais sont classés comme « déchets », éliminés sans même qu’il soit nécessaire d’en informer le couple, car les professionnels peuvent en disposer sans restriction légale ou morale. Ils n’en font généralement pas mention aux couples, sauf en cas de demandes explicites de leur part. « Tout ça c’est flou », s’exclamera d’ailleurs à ce sujet une femme interrogée au sujet de ses embryons écartés. Ces embryons sont jetés avec leur boîte de fécondation dans des caisses en plastique jaune réservées aux déchets d’activités de soins à risques infectieux (DASRI), des caisses où est également placé l’ensemble des déchets produits dans le laboratoire : déchets biologiques, pots de prélèvements contenant du sperme inutilisé, boîtes de culture pleines ou vides, etc. Il n’est pas fait de différence, dans leur traitement et leur destination, entre une boîte de culture dans laquelle reposent des embryons lysés ou de mauvaise qualité et n’importe quel autre déchet biologique produit par le laboratoire.

7Il arrive cependant que les embryons lysés soient gardés dans les incubateurs afin que les professionnels s’exercent à « techniquer », c’est-à-dire à congeler ou simplement à manipuler les embryons. Dans ce cas-là, le nom des couples auxquels ils appartiennent est barré, car ces embryons sortent du chemin procréatif et du processus de traçabilité scrupuleusement observé dans les laboratoires. Ils conservent toutefois une valeur  : ils permettent en effet aux professionnels de s’exercer, apprentissage nécessaire au développement ou au maintien de leurs compétences techniques, et donc de l’activité du laboratoire.

 

 

La congélation ou le transfert de responsabilité des professionnels au couple

8La congélation embryonnaire opère un changement statutaire, transférant la responsabilité du devenir des embryons des professionnels aux couples. Si jeter les embryons les moins « beaux » est couramment accepté avant la congélation et reste à la seule discrétion des professionnels, après la phase de congélation, l’accord formel des deux membres du couple7 est impératif avant toute décision les concernant :

Dans un cas, c’est nous, équipe médicale, qui disons : « Ils ne sont pas beaux, nous vous transférons celui-là, nous jetons ceux-là. » À la limite, ils n’en savent rien. Dans un autre cas, nous les congelons et c’est à eux de nous dire : « Nous ne voulons plus d’enfants, détruisez-les. » […] Donc dans un cas, ce sont des embryons qui n’auraient pas supporté la congélation donc que nous jetons. Le couple n’en sait rien, mais nous ne lui demandons pas son avis finalement, parce que c’est comme ça, ils n’auraient pas pu être congelés. […] Dans un autre cas, nous les congelons […] et tant qu’ils ne nous disent pas ce que nous en faisons, ils seront là. (Gynécologue, centre Alpha.)

9Dès lors que les embryons sont décongelés (avec l’accord du couple) et s’inscrivent à nouveau dans le temps, les professionnels ont tout le loisir de sélectionner et de détruire ceux qu’ils jugent inaptes au transfert et à l’implantation (sans qu’il soit nécessaire d’en informer le couple et de lui demander son autorisation).

10Les possibilités de choix des couples concernant le devenir de leurs embryons congelés sont au nombre de cinq.

11Si les couples ont toujours un projet parental :

• ils peuvent décider de prolonger la conservation en vue d’un transfert ultérieur ;
• ou choisir de les transférer. Dans ce cas, le devenir de ces embryons n’est pas un choix à proprement parler. Le but étant de faire advenir une grossesse, la cryopréservation et le transfert leur semblent des évidences. Selon les professionnels, ils sont ainsi très peu nombreux à refuser la cryoconservation, principalement en raison d’un calcul bénéfices/risques. Même si la congélation peut susciter certaines inquiétudes (Giraud et al. 2018), elle est très souvent acceptée, car elle permet non seulement d’économiser des tentatives (seuls quatre cycles de FIV sont remboursés par la Sécurité sociale), mais aussi d’éviter à la femme de nouvelles ponctions ovocytaires.

12C’est en revanche une fois le projet parental réalisé que ces choix se formalisent véritablement. La loi donne dans ce cas-là trois possibilités :

• détruire les embryons congelés ;
• les donner à un autre couple dans le cadre d’une procédure d’accueil d’embryons ;
• ou encore les donner à la recherche.

13Délivrée avant leur consentement à la congélation embryonnaire, une fiche d’information détaillée présente aux couples ces différentes options, qui se manifestent ensuite sous la forme d’un courrier annuel leur demandant s’ils maintiennent un projet parental et les enjoignant, dans le cas contraire, à décider du devenir de leurs embryons. En l’absence de réponse de leur part à ces courriers, la loi considère qu’ils n’ont plus de projet parental et autorise, depuis la révision des lois de bioéthique de 2004 (art. L2141-4, CSP), la destruction des embryons. La prérogative des couples sur leurs embryons n’est pas absolue, notamment lorsque leur cryoconservation ne rentre plus dans le cadre de la loi (limite d’âge dépassée, séparation ou décès d’un des membres du couple à l’origine du projet parental). S’ils ne peuvent plus demander leur transfert, ils peuvent prétexter avoir toujours un projet parental, obligeant le maintien de leur cryoconservation : « Ils voudraient que l’on garde à vie leurs embryons », explique un biologiste (centre Beta). Et rien dans la loi ne s’y oppose. Dans les cuves du centre Alpha, par exemple, se trouvent des embryons créés en 1996 et conservés depuis dix-sept ans au moment de l’enquête. Chaque année, le couple propriétaire de ces embryons paie une quarantaine d’euros pour leur conservation. Cette situation provoque l’exaspération de la secrétaire chargée de la gestion en raison du manque d’espace dans les cuves, une problématique rencontrée par de nombreux centres d’AMP. C’est un paradoxe soulevé par un biologiste du centre Beta :

C’est évident que l’âge de la mère est un facteur de durée de conservation qui n’est pas clairement établie ni dans les réglementations ni dans la loi. Et donc ça pose un problème. C’est évident qu’il y a une vigilance, en tout cas ici, sur l’adéquation de conservation et d’utilisation. On ne déconnecte pas les deux choses. Parce que ce n’est pas raisonnable de les déconnecter. Et effectivement, il y a quelques difficultés sur des embryons avec des couples qui, à mon avis, sont dans la difficulté décisionnelle. Ils disent qu’ils veulent garder pour l’utilisation, mais on ne les voit jamais. Donc on peut avoir des embryons qui ont un certain âge de conservation avec tous les papiers qui font que chaque année ils confirment bien qu’ils veulent garder les embryons dans un projet parental, et puis le temps passe et on ne les voit pas arriver. Parmi ces gens-là, je suis quasiment sûr que, pour la grande majorité, ce sont des gens qui ne peuvent pas prendre la décision d’arrêt de la conservation et qui attendent qu’on les y oblige.

14Ainsi, à la différence des professionnels dont la palette de choix est circonscrite dans un espace-temps relativement court – au laboratoire, lorsque l’embryon in vitro est frais, pendant une période de sept jours8 –, celle des couples peut s’étendre dans la durée tant que la cryoconservation et le projet parental sont maintenus. C’est d’ailleurs le cas de la majorité des embryons conservés. Leur nombre, selon l’estimation de l’ABM, était au 31 décembre 2010 de 171 417 pour 51 433 couples. 64,2 % étaient encore inscrits dans un projet, tandis qu’une part plus petite, 17,4 %, en étaient désinscrits, et 18,5 % des embryons faisaient l’objet d’un désaccord du couple ou d’une absence de réponse de leur part9.

15Parmi les personnes interrogées, aucune ne se déclarait dans la situation d’avoir des embryons désinscrits d’un projet parental. Hormis deux d’entre eux, tous les couples poursuivaient leur parcours et éprouvaient, de ce fait, des difficultés à se représenter leurs embryons comme autre chose que la réalisation possible de leur désir d’enfant, d’autant plus lorsqu’un projet parental n’avait pas encore abouti. Leur seule optique est en effet d’obtenir un enfant de ces embryons. Une possible confusion dans les priorités mais aussi une sorte de catapultage de temporalité les invitent à éviter le conflit entre l’enjeu actuel – obtenir une grossesse – et un autre « possible » qui serait, plus tard, par exemple, la destruction des embryons hors projet :

Les couples entendent embryons congelés, chances supplémentaires. Ils n’entendent pas : « Peut-être qu’un jour vous n’aurez plus de projet parental, mais il y aura ces embryons congelés. » Je suis sûre qu’ils ne l’entendent pas, ça. (Gynécologue A, centre Alpha.)

De manière générale, assez tôt dans les consultations, on pose le devenir de ces embryons, mais à ce moment-là, ils sont à un stade de leur parcours où c’est l’enfant à tout prix. Donc, s’agissant des embryons congelés, ils se disent : « Tant mieux si j’en ai 20 au congélateur. » (Gynécologue B, centre Alpha.)

Une biologiste sort un canister d’une cuve d’azote liquide.

16« On ne s’est pas posé la question. Mais je pense que ça va être un problème très épineux », avoue à ce sujet Sandrine, qui a commencé son parcours en décembre 2013 et dont les deux tentatives ont échoué. Antoine et Ursula ainsi que Bernard et sa femme en particulier, tous quatre toujours en cours de tentative au moment de l’entretien, ont du mal à se représenter ces embryons en dehors de leur projet parental. Bernard explique ne pas vouloir se projeter dans un futur hypothétique, cette question étant en outre soumise à l’éventualité qu’il reste des embryons congelés, ce qui n’est pas toujours le cas :

J’ai l’habitude de traiter problème après problème et pas d’anticiper les problèmes qu’on n’a pas encore. Le jour où on les aura, on les traitera. C’est pas du tout évident qu’on ait des ovules à profusion. (Bernard.)

17Ursula et Antoine, à la question du devenir de leurs embryons congelés hors projet, répondent qu’ils les auraient conservés pour eux, pour un nouveau projet, tout comme Marion ou encore Nathalie. Elles ont toutes deux réussi à avoir un enfant à la suite de la FIV, elles possèdent toujours des embryons congelés et ont toujours un projet parental :

Pour l’instant, tout ce qui est donné à un autre couple, non. Parce que moi j’en ai encore besoin, donc non. La destruction, pour l’instant je suis encore avec mon mari, donc, non, non plus. Et pour l’instant, on ne s’est vraiment pas posé les autres cas qu’il y a. (Nathalie.)

18Cette projection dans des choix hypothétiques est d’autant plus difficile pour Antoine et Ursula qu’ils sont en situation d’échec au moment de l’entretien. Bernard répond quant à lui qu’il préfère pour cette raison les conserver « au cas où », même dans le cas où sa femme et lui n’auraient plus de projet, par peur de regretter un jour leur destruction. Tant qu’ils ne sont pas confrontés à ces choix, il apparaît que les couples ne peuvent pas mesurer précisément toutes les conséquences et les implications de la congélation. Il y a une sorte d’impossibilité à penser l’embryon en dehors d’un projet parental. La plupart, sciemment ou non, ignorent en effet au moment de s’inscrire dans ce parcours les choix qui s’offriront à eux pour le devenir de leurs embryons in vitro congelés une fois leur projet parental abouti. Des choix qui leur ont pourtant été explicitement rappelés lorsqu’ils ont signé l’autorisation de congélation. Nathalie, par exemple, qui a commencé son parcours en 2012, soit deux ans avant notre entretien, ne s’en souvient pas, et affirme que les professionnels ne lui en ont jamais parlé alors même qu’elle reçoit les fameux courriers annuels.

19Simone Bateman (2009) explique, au sujet des embryons surnuméraires, que ce n’est qu’une fois le parcours terminé que les personnes sont confrontées à l’idée que certains embryons n’ont plus de finalité immédiate pour elles. Cependant, il leur est toujours difficile de formuler clairement la fin d’un projet parental. Pascaline (centre Beta) et Amélie (centre Alpha) étaient les deux seules personnes à posséder encore des embryons congelés, mais elles avaient atteint le nombre d’enfants désiré – deux – depuis déjà plusieurs années. Tout en sachant ne plus vouloir d’enfants, elles ne pouvaient encore déclarer leur projet parental terminé. Ce que découvrent ces couples est donc la complexité et l’artifice de la situation dans laquelle ils se trouvent sans disposer des mots pour la nommer tant elle est inhabituelle. Cette question du devenir des embryons surnuméraires a été jugée si difficile par les professionnels du centre Beta qu’il a été décidé de privilégier la vitrification10 ovocytaire, par rapport à celle des embryons.

20Les choix opérés par les couples vont donc déterminer le statut des embryons, les faisant passer de résidu d’un processus biotechnique à un enfant potentiel, sans que cela préjuge du sens donné à ces actions. Ils peuvent par exemple vouloir détruire leurs embryons parce qu’ils sont dépourvus de valeur en dehors de leur projet ou, au contraire, parce qu’ils sont des enfants potentiels qu’il ne faut pas laisser sortir des frontières de leur parenté (Roberts 2007).

Courrier type envoyé aux couples possédant des embryons congelés, centre Alpha, Marseille, 2015.