Introduction partie 1
p. 35-36
Texte intégral
Sur le coup j’étais très contente d’avoir rencontré ma fille, et après j’ai pris conscience que le bébé que j’avais perdu la première fois il était quasiment au même stade, à une semaine près. Une semaine, à ce terme-là, ça évolue très très vite […]. Du coup, je me dis « il était au même terme, j’ai vraiment perdu un bébé la première fois », et la personne [un soignant] m’avait dit « mais non, à ce stade-là ça ne ressemble pas à un bébé, ça ressemble à rien ». C’est pour me déculpabiliser. Et là, quand je me suis rendu compte que… j’avais vraiment perdu un bébé la première fois… ça m’a fait du mal. (Angèle.)
1Angèle a 31 ans lorsque je la rencontre1. Quatre ans auparavant, elle a eu recours à une IVG à 14 SA, car, m’explique-t-elle, son conjoint « n’était pas prêt ». Quelques années plus tard, ils décident d’avoir un enfant, et elle donne naissance à un petit garçon. Peu de temps après, elle tombe à nouveau enceinte. Mais à l’échographie des trois mois, le médecin lui annonce que le fœtus est atteint d’une malformation. Très rapidement, l’autorisation d’IMG leur est accordée et Angèle accouche d’une petite fille. Elle relate le drame qu’a provoqué chez elle l’assimilation qu’elle a faite entre celui qu’elle appelle son « bébé de l’avortement », avorté à 14 SA et qu’elle n’a pas vu, et sa fille décédée à la suite de l’IMG réalisée peu après 14 SA. Elle l’a prénommée Zoé et inscrite sur son livret de famille. Zoé lui a été présentée habillée par les sages-femmes, et Angèle en conserve les photographies sur son téléphone portable. Le parallèle établi entre un « fœtus-déchet » et un « fœtus-enfant », séparés dans ce dernier cas par une seule courte semaine d’aménorrhée, suscite des flottements, voire des tensions et des conflits pour les personnes confrontées à une telle situation. Ce rapprochement peut également créer des troubles au niveau des normes sociales, éthiques et politiques. Le sociologue Luc Boltanski considère en effet que l’interruption de grossesse met en présence des perceptions opposées en valeur du « même » fœtus, d’un côté le fœtus « authentique », destiné à naître, de l’autre le fœtus « tumoral », qui ne l’est pas, comme deux modalités de « la condition fœtale » (Boltanski 2004 : 26). Si dans le cas d’Angèle le seuil des 14 SA permet de légitimer la différence de traitement entre le fœtus-déchet et le fœtus-enfant – la loi n’autorisant pas une personnification du fœtus en dessous de ce seuil –, qu’en est-il lorsqu’il s’agit de fœtus de plus de 22 SA ? Comment la société française peut-elle tout à la fois autoriser l’interruption d’une grossesse jusqu’à son terme (IMG) et organiser les funérailles d’un fœtus mort ?
2À l’heure de la biomédicalisation, du développement des biotechnologies – au prisme desquelles chaque être humain peut désormais être défini comme une « vie liminale » (Squier 2004) – et dans une société « individualiste » (Dumont 1983) aux valeurs d’autonomie et de liberté, l’étude des pratiques autour de la procréation assistée et de la mort périnatale en France permet de constater l’émergence de statuts particuliers pour l’embryon in vitro – en particulier l’embryon in vitro congelé – et le fœtus mort (Giraud 2015b). Ces statuts présentent certaines caractéristiques de la liminalité (Van Gennep 1981 [1909] ; Turner 1990).
Notes de bas de page
1 Les noms des personnes interrogées ont été anonymisés ainsi que ceux des maternités ou des centres médicaux.
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