Les problèmes d’une vision essentialiste de l’être avant la naissance

5Qu’ont en commun de prime abord certains courants féministes pro-choice et certains mouvements militants anti-avortement ? Les uns luttent pour sauvegarder le droit des femmes6 à disposer de leur corps, les autres tentent de protéger la vie de l’être avant la naissance. Les deux semblent partager un même modèle de pensée, un modèle essentialiste plutôt que processuel de la personne. Le fœtus serait soit une simple partie de la femme, soit tout au contraire un être autonome. Il est ou n’est pas une personne. S’il l’est, il bénéficie de tous les droits associés à la personnalité juridique, dont celui, et non des moindres, du droit à la vie que garantit notamment l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme7. S’il ne l’est pas, la grossesse peut être interrompue en vertu de la volonté de la femme. Bien que les implications juridiques de ces deux positions soient radicalement opposées, nous serions ramenés dans les deux cas à des représentations essentialistes et atemporelles de la grossesse et de l’être avant la naissance, qui ne rendent pas compte de l’expérience quotidienne des personnes directement concernées par ces processus. Or, ces dernières n’entretiennent pas les mêmes relations avec un embryon de quelques cellules qu’avec un fœtus prêt de naître. Les mouvements féministes ont largement complexifié la défense du droit des femmes à choisir en prenant en compte les transformations majeures du processus de grossesse, ce que se refusent à faire les pro-life, contrairement à ce que leur propagande veut faire croire.

 

 

6Au-delà de ces courants de pensée, tous les débats bioéthiques et politiques, en France comme aux États-Unis (Pollack Petchesky 1987 ; Layne 2006) ou en Grande-Bretagne (Franklin 1993), sont également polarisés sur l’opposition entre chose et personne, selon l’hypothèse implicite que seule une telle distinction permettrait de fixer ce qu’il est possible de faire ou non. Les différentes positions en présence s’efforcent souvent de déterminer les propriétés intrinsèques de l’être anténatal afin de dater et de marquer le moment d’apparition de la personne. Même dans les cas où une autre qualification est proposée – pensons ici à la notion de « personne humaine potentielle » élaborée par le Comité consultatif national d’éthique8 (CCNE) en 1984 –, force est de constater que l’opposition « chose »/« personne » reste l’horizon de sens de la réflexion.

7Ces débats sont rendus d’autant plus complexes que l’être anténatal fait l’objet, à partir des années 1960, de considérations apparemment contradictoires dans l’espace social français. Alors que se développent les conquêtes féministes permettant de recourir aux moyens de contraception et à l’interruption de grossesse volontaire ou médicale (IVG ou IMG), ainsi que les biotechnologies donnant accès aux embryons et les transformant en matériaux pour la recherche grâce aux techniques d’imagerie médicale, l’être anténatal entre dans la société comme être social. Il est présenté comme déjà pleinement humain, comme un être précieux qui nécessite un haut degré de protection (Morgan & Michaels 1999 ; Boltanski 2004). Les tensions qui en résultent perdurent dans les années 1990 avec le développement de pratiques institutionnelles et privées autour de la naissance et de la mort périnatale qui tendent à ménager, de plus en plus et de plus en plus tôt, une place pour le fœtus mort dans l’espace public et le personnifient (Le Grand-Sébille, Morel & Zonabend 1998 ; Memmi 2011). Ces tensions apparaissent au grand jour à l’occasion de plusieurs scandales, tel celui que provoqua, en 2005, la découverte de 351 corps de fœtus et enfants mort-nés conservés dans des conditions jugées inacceptables dans la chambre mortuaire de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul à Paris. Alors que les pratiques assimilant le fœtus mort et le mort-né à des « déchets » ou à des pièces de collections anatomiques étaient entérinées depuis plusieurs décennies sans que cela ait provoqué de réaction particulière, le choc domine désormais (Morgan 2009 ; Memmi 2011). Deux décrets promulgués le 20 août 2008 ouvrent la possibilité de procéder à l’inscription sur les registres d’état civil ainsi que sur le livret de famille des fœtus morts de plus de 14 semaines d’aménorrhée (SA), alors date limite légale de l’avortement en France et ce jusqu’en 20229. Le droit français permet donc tout à la fois de mettre un terme à la vie d’un fœtus, et de le vêtir, de le prénommer et de l’enterrer. Quant à l’embryon, alors qu’il a accédé au visible (Franklin & Roberts 2001) sous l’effet des techniques de procréation assistée (TPA), les révisions successives du droit assouplissent progressivement les lois de bioéthique de 1994 qui avaient érigé autour de lui une barrière de protection absolue (Mehl 1999). À nouveau interdite lors de leurs révisions de 2004 et 2011, la recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires est autorisée en 2013 après de nombreux et très virulents débats. Enfin, la révision de ces mêmes lois en 2021 marque à ce titre un nouveau pas dans cet assouplissement en autorisant, par exemple, les recherches sur l’embryon jusqu’au quatorzième jour après fécondation (article 20) ou encore en levant l’interdiction de la création d’embryons transgéniques ou chimériques (article 23) (Roumeau 2021).

8Finalement, au moment où s’affirme le droit à l’avortement, se pose la question de la familiarité toujours plus grande de l’être anténatal. Dans ce contexte, comment la société française met-elle en place des procédures de régulation, d’organisation et d’institution qui tentent de tenir compte à la fois d’une nouvelle autonomie des femmes et de la vie anténatale ? Comment ces deux exigences apparemment contradictoires coexistent-elles et sont-elles mises en œuvre ?

Une anthropologie de l’institution de la temporalité dans l’engendrement

9Ce livre répondra à ces questions en remplissant trois objectifs. Se positionnant à contre-courant des débats politiques et bioéthiques appréhendant la personne de façon essentialiste et non processuelle, il montrera d’abord, par une approche pragmatique et relationnelle attentive à l’institution10, que l’engendrement doit être compris comme un processus de transformation à la fois physique et statutaire inscrit dans une temporalité propre. Cette temporalité participe à l’intronisation progressive des auteurs du projet parental dans le statut de parents, et de l’être anténatal à la fois dans celui d’enfant et de personne. Je me propose donc d’étudier ensemble des objets de recherche que tout semble opposer – l’embryon en AMP et le fœtus mort –, mais qui permettent d’appréhender ce processus dans sa totalité, de ses débuts à ses fins. Ces cas particuliers servent également de révélateurs à des seuils et à des statuts qui dès lors gagnent en épaisseur et deviennent visibles.

10Un jour d’octobre 2014 dans un laboratoire de biologie de la reproduction à Marseille. Tout est prêt dans ce centre pour réaliser le transfert de l’embryon congelé d’un couple suivi en FIV (fécondation in vitro). Tôt le matin, la biologiste a sorti de la grande cuve d’azote liquide la paillette contenant un des embryons appartenant au couple. Après avoir plongé cet embryon dans plusieurs bains successifs d’une solution afin de le décongeler, on l’a remis en culture et surveillé pour s’assurer qu’il reprenait bien son développement. Informé par un appel que la procédure va avoir lieu, le couple se rend dans la salle de transfert quelques heures plus tard. La femme s’allonge sur la table d’examen en position gynécologique, tandis que son partenaire s’installe à côté d’elle. Côté laboratoire, la biologiste sort de l’incubateur la boîte de culture contenant l’embryon et l’aspire dans un cathéter, qu’elle remet ensuite à la gynécologue. Dans la salle de transfert, ce médecin introduit ensuite le tube en plastique transparent jusque dans l’utérus de la patiente et presse la seringue. Un fugace dépôt blanc, que la sage-femme s’empresse de faire remarquer au couple, apparaît sur l’écran échographique. Elle leur explique que leur embryon s’y trouve. Le cathéter est retiré et tout de suite repris par la biologiste qui vérifie au microscope que l’embryon a bien été déposé dans l’utérus. La procédure est terminée. Le couple repart plein d’espoir de devenir parents grâce à ce transfert.

11Autre lieu, autres acteurs. Mardi 15 octobre 2013, à l’occasion de la Journée mondiale de sensibilisation au deuil périnatal, à Paris, une centaine de personnes se réunissent lors de la première Marche pour nos anges. Les participants portent tous un tee-shirt blanc sur lequel est figuré un ruban rose et bleu, couleurs du deuil périnatal. Certains y ont épinglé un bout de tissu comprenant des prénoms d’enfants mort-nés, les leurs ou ceux de parents n’ayant pas pu venir. Le cortège défile silencieusement dans les rues avant de s’arrêter dans un parc. Un grand drap blanc arborant le symbole du deuil périnatal est étendu sur l’herbe. Des centaines de bougies, une pour chaque enfant décédé, y sont déposées puis allumées, tandis qu’une femme déclame des prénoms. L’objectif de cette journée de sensibilisation, encore très peu connue en France, est de donner une plus grande visibilité à leur cause et de faire reconnaître l’existence de leur enfant décédé avant ou peu de temps après la naissance. Beaucoup de ces personnes déplorent en effet ne pas être reconnues comme pleinement parents de cet enfant perdu.

 

 

12Ces vignettes ethnographiques illustrent les enjeux qui affleurent aux confins de la conception et de la naissance. S’il s’agit dans la première vignette de l’inscription d’un être dans le processus même d’engendrement, dans la seconde se pose la question de son inscription dans l’institution de la parenté et du statut de personne.

13À travers les deux figures particulières que sont l’embryon in vitro et le fœtus mort, le deuxième objectif de ce livre est de montrer l’apparition d’un phénomène nouveau : la création de statuts liminaux tels qu’il est possible de les penser en France, organisés autour de situations de choix pour les individus – choix incarnés par la « volonté parentale » – et encadrés de manière stricte par le droit. Ces statuts se mettent en place de façon complexe depuis les années 1990 et ne vont pas sans créer des tensions.

14Cet ouvrage souhaite enfin nuancer les discours alarmistes concernant l’essor des biotechnologies, non seulement celles entourant la naissance, mais aussi plus largement l’ensemble des technologies visant à augmenter les capacités humaines (implants, prothèses ou encore manipulations génétiques).

L’enjeu des terminologies employées

15Les terminologies adoptées pour se référer au produit de la conception humaine sont, de façon inévitable, politiquement, culturellement, théoriquement et émotionnellement chargées. Comme le soulignait la sociologue Irène Théry au sujet des débats bioéthiques sur la place des tiers dans l’engendrement, « le cœur d’une question sociale se trouve très souvent dans des embarras portant, sans que l’on y prenne garde, sur la description de l’agir humain, la catégorisation des actes et des êtres, et la définition des mots que l’on emploie » (Théry 2010a : 106). Les hésitations et les débats autour de la terminologie employée sont révélateurs en eux-mêmes de cette définition insatisfaisante du statut de l’être avant la naissance. Quand celui-ci est désigné avec le mot « bébé », comme il l’est dans les slogans affichés lors de la Marche pour la vie, et non avec les mots « fœtus » ou « embryon », cela indique qu’il est considéré comme étant déjà un enfant, une personne. Le terme médical et technique « fœtus », souvent préféré par les médecins lors des consultations de diagnostic anténatal ou de suivi de grossesse que j’ai observées, semble apparaître comme moins émotionnel et plus neutre. Pourtant son utilisation peut là aussi refléter une position politique, réfutant l’idée que cet être serait déjà une personne (Lupton 2013 : 6). Par ailleurs, les activistes pro-choice soulignent que le terme « fœtus » est souvent appliqué de manière inappropriée tout au long de la grossesse, effaçant de fait les différences physiologiques, et donc statutaires, qui distingueraient un zygote d’un embryon de 10 SA ou encore d’un fœtus viable de 37 SA (Morgan 2003 : 264). Ces tentatives de définition ont été rendues d’autant plus difficiles par les techniques de procréation assistée (TPA) qui, avec l’apparition de nouveaux êtres comme les grands prématurés ou les embryons congelés, ont pu perturber les essais de classification en cours (Boltanski 2004).

16En France comme dans la plupart des pays d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord, la qualité de personne s’acquiert au moment de la naissance physique (sortie de l’utérus). Cet événement façonne la différence de traitement dont font l’objet le fœtus et l’enfant né vivant et viable, une différence codifiée dans le langage et les pratiques par le recours à deux termes distincts, « fœtus » et « bébé » ou « enfant ». Certaines sociétés n’opèrent toutefois pas une telle distinction linguistique entre le fœtus et l’enfant, car elle n’a aucun sens pour elles. Chez les Wari’ du Brésil, par exemple, un même mot est utilisé pour désigner aussi bien l’être avant la naissance que le nouveau-né qui n’a pas encore été intégré à la communauté, la naissance physique n’étant investie d’aucune signification sociale (Conklin & Morgan 1996 : 683). Cependant, au sein d’une même société, dans le temps et au cours d’une même période, les terminologies employées sont loin d’être fermement établies. À la fin du xix^e siècle, le terme choisi pour se référer au développement humain durant les huit premières semaines de grossesse était celui d’« embryon ». Mais son emploi était inconstant et controversé, car il était utilisé indifféremment pour désigner tous les stades de développement dans les correspondances des embryologistes (Morgan 2003 : 264). Sous la pression des scientifiques, une définition biomédicale est venue dominer notre compréhension, nous empêchant d’appréhender d’autres perceptions de la vie avant la naissance et d’en restituer l’histoire (Duden 1996). Dans les débats bioéthiques, la science est ainsi régulièrement mobilisée pour déterminer des modèles biologiques fixant quand et comment la vie commence (nombre de cellules, viabilité, apparition de la ligne primitive, etc.). Cette tendance à naturaliser les conventions, en particulier les seuils qui régulent la vie sociale, est générale à toutes les sociétés. Elle permet de donner plus de poids aux conventions (Douglas 2004 : 82-88).

17Justifier la terminologie employée semble être une étape nécessaire lorsque l’on étudie le produit de la conception humaine. Si de nombreuses autrices féministes ont choisi de n’utiliser que le mot « fœtus » (Morgan & Michaels 1999), d’autres ont retenu le terme « unborn », qui peut être traduit littéralement par « non encore né ». Pour la sociologue australienne Deborah Lupton en particulier, unborn caractérise tous types d’organismes produits par l’union de gamètes humains, qu’ils soient nés in vivo (créés dans le corps de la femme), ou ex vivo (créés en laboratoire), qu’ils soient destinés à devenir un enfant ou non. Si l’emploi de ce terme peut suggérer que ces organismes sont destinés à naître, Lupton souligne qu’il n’en est pas toujours ainsi, par exemple lors d’interruptions de grossesse, volontaires ou involontaires (Lupton 2013 : 6). Dans cette même perspective d’utiliser une catégorie englobant l’ensemble des transformations successives par lesquelles passe le produit de la conception humaine – ce processus global étant bien l’objet de ma recherche –, j’ai choisi de recourir à l’expression « être anténatal ». J’ai conscience que le substantif « être » est en lui-même discutable, car il suppose une « essence » ou une « existence ». Il se justifie néanmoins dans la mesure où cette masse de cellules fécondées se développant ensuite peut être considérée comme un acteur social qui va agir et sur lequel on va agir. Par ailleurs, j’ai préféré l’adjectif « anténatal » à « prénatal », car il me semble que ce dernier tend davantage vers la naissance et le « postnatal ». J’ai toutefois pris le parti d’employer également les différentes terminologies médicales et légales utilisées par les divers acteurs. L’usage actuel est d’employer des termes fluctuant en fonction du stade de développement de l’être anténatal, selon son poids, sa taille et son apparence. Il est ainsi question d’« embryon » de la fécondation de l’ovocyte par un spermatozoïde jusqu’à 10 SA. L’embryon correspond au stade de développement qui marque le passage d’une cellule unique, l’œuf, à un ensemble complexe de cellules, le fœtus. Mais il se subdivise lui-même en sous-catégories. L’entité d’une cellule formée après la fécondation est appelée « zygote » et passe ensuite au stade de « blastomère », de « morula » et enfin de « blastocyste » au cinquième jour après la fécondation. Ce n’est qu’à partir de 10 SA – du terme du premier trimestre jusqu’à la naissance – que l’on parle de « fœtus ». Le fœtus correspond au stade de développement à partir duquel tous les principaux organes sont constitués. Il faut noter que ces distinctions ne sont pas reconnues par le droit français (Labrusse-Riou & Bellivier 2002 : 581-582), au contraire, notamment, du droit anglais qui reconnaît le terme « pré-embryon11 ».

Les différentes étapes du développement embryonnaire lors de la première semaine de grossesse, de l’ovocyte au blastocyste.

18Le droit français attache toutefois des effets juridiques au franchissement de certains seuils de la grossesse, en considérant par exemple un seuil de viabilité fixé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) depuis 1977 à 22 SA pour un poids supérieur ou égal à 500 grammes. La viabilité se définit comme l’aptitude à vivre, autrement dit le moment à partir duquel l’être anténatal a atteint un développement suffisant pour lui permettre de vivre en dehors de l’utérus. Dans certains pays comme la France, elle est une condition nécessaire pour acquérir le statut de personne.

Étudier l’embryon in vitro et le fœtus mort en France 

19Afin d’appréhender les statuts de l’être anténatal ainsi que la temporalité anténatale, j’ai fait le choix d’étudier simultanément deux phases distinctes, à savoir la période de conception/naissance et les étapes clés du développement embryonnaire/fœtal. En parallèle, j’ai également analysé les discours et les pratiques des « engendreurs », ainsi que ceux des professionnels, car chacun joue un rôle majeur dans la détermination des statuts de l’être anténatal. D’une part, l’être anténatal est en effet toujours lié à des professionnels qui ont à un certain moment, du fait de leur propre statut, le pouvoir de l’observer, de le sélectionner et de le détruire ; d’autre part et surtout, il est lié, en référence à la parenté, à toutes les personnes impliquées dans la procréation, l’engendrement ou la filiation – personnes qui, de ce fait, ont, elles aussi, un ensemble de pouvoirs et de devoirs à son égard.

20Le terme « engendreur » dérive du terme « engendrement ». Il permet de souligner que la procréation humaine est un processus impossible à réduire à sa seule description comme fait physiologique de reproduction « biologique », car les individus lui accordent toujours un sens (Boltanski 2004 ; Théry 2006 ; pour une discussion sur les termes employés, voir Malmanche 2018). Le terme « engendrement », et par extension le mot « engendreur », permet d’inclure dans la description de la production d’un potentiel être humain des acteurs qui ne participent pas par l’implication de leurs gamètes à la procréation, mais y participent intentionnellement et sans qui cet engendrement n’aurait pas lieu. Il inclut ainsi un homme stérile qui aura engendré grâce au recours à un tiers donneur de sperme (Théry 2010a). Le terme « engendreur » s’étend également aux personnes qui n’ont pas encore acquis le statut juridique de « parents », comme les couples inscrits dans un parcours d’assistance médicale à la procréation (AMP).

21Attentive à l’étude des actions et des relations instituées, il me semblait essentiel non seulement de connaître le discours des acteurs sur cet être, mais aussi d’observer leurs pratiques, leurs actions, c’est-à-dire leurs manières de se comporter avec l’embryon et le fœtus, et d’agir sur lui. Les professionnels jouent un rôle très important dans l’élaboration des normes, pratiques et seuils qui scandent la grossesse, lesquels entrent parfois en conflit avec ceux que conçoivent les engendreurs et inversement. Cette ethnographie des pratiques ainsi que des discours des professionnels et des engendreurs était donc nécessaire pour accéder à une approche directe des dilemmes éthiques, politiques ou sensitifs que posent les statuts de l’embryon et du fœtus : une connaissance que seule peut apporter l’expérience de personnes qui y sont confrontées. Les engendreurs comme les professionnels participent en effet, tout autant que les institutions, à la transformation des normes juridiques et des représentations relatives à l’être anténatal. Enfin, il est utile d’indiquer que si ce travail n’a pas directement pour objet le « devenir parent » en général, puisqu’il se concentre précisément sur les cas difficiles où ce processus est « contrarié », il vise néanmoins à offrir un éclairage particulier sur ce que signifie aujourd’hui devenir parent, tant sur le plan des représentations, des désirs et des attentes, que sur le plan de l’expérience concrète de tout ce qu’il faut mobiliser non seulement pour qu’un projet parental devienne réalité, mais aussi pour être reconnu comme parent.

22Pour cette raison, mes deux enquêtes, réalisées dans le cadre d’une thèse de doctorat sous la direction d’Irène Théry et de Dominique Memmi (Giraud 2015b), sont constituées d’entretiens (183 au total12) à la fois auprès d’engendreurs (105) et de professionnels (78), menés entre 2003 et 2015. 14 entretiens auprès de patients inscrits en parcours de FIV-ICSI (injection intracytoplasmique de spermatozoïdes) dans deux centres parisiens ont été effectués dans le cadre d’une enquête de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) conduite par le D^r Maurice Adjiman en 2003 et 2004 (Adjiman 2006) et 60 entretiens auprès de professionnels de l’AMP dans le cadre d’une enquête collective dirigée par Irène Théry à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) de Marseille en 2010 et 2011 dans deux centres de fertilité de Marseille, le centre Alpha et le centre Beta. Nous avions été sollicitées, la sociologue Manon Vialle et moi-même, pour réaliser une analyse secondaire de ces données. Alors que Manon Vialle s’occupait spécifiquement de l’infertilité des femmes liée à l’âge, l’objet de sa thèse (2017), je m’attelais au statut de l’embryon. Par la suite, c’est ensemble que nous avons négocié notre entrée sur le terrain en 2014 et 2015 dans les deux centres marseillais, où j’ai réalisé 27 entretiens avec des patients inscrits en parcours de FIV-ICSI intraconjugale. Couvrant plus d’une décennie, de 2003 à 2015, les enquêtes portant sur l’AMP m’ont permis d’appréhender les effets sur les pratiques des modifications juridiques successives touchant l’embryon in vitro, et les représentations des engendreurs et des professionnels.

23Ma recherche de master traitait spécifiquement du vécu parental de la mort périnatale en France (Giraud 2011). Je l’ai étendue en thèse à l’étude de l’embryon en AMP jusqu’en 2015. J’ai effectué au total 64 entretiens avec des personnes qui avaient perdu un enfant avant ou peu de temps après la naissance (dont 14 récits approfondis de deuil), et 16 entretiens avec des spécialistes (membres d’associations, professionnels du funéraire et de la santé). J’ai doublé cette collecte par des observations détaillées des engendreurs et des professionnels dans deux centres de fertilité marseillais – Alpha et Beta – et dans deux maternités – Gamma et Delta –, et, au-delà, dans de nombreux cimetières et maisons, pour saisir le parcours et les pratiques ordinaires et quotidiennes des personnes endeuillées, ainsi que le développement progressif des usages collectifs autour du deuil périnatal.

24La France s’est présentée comme un terrain privilégié. En 2009, les transformations touchant le statut du fœtus mort venaient tout juste de s’opérer. Le 19 juin 2009 fut promulguée une circulaire précisant les deux décrets du 20 août 2008, abaissant à 14 SA le seuil limite légal de déclaration à l’état civil des enfants sans vie. En 2011, au moment où j’ai commencé à travailler sur les techniques de procréation assistée (TPA) pour ma thèse, était entreprise la révision attendue depuis 2004 des lois de bioéthique, suscitant à nouveau de nombreux débats passionnés, tant autour du statut des embryons in vitro – en particulier des embryons in vitro congelés qualifiés de « surnuméraires » et potentiellement disponibles pour la recherche – que sur le diagnostic prénatal (DPN), la gestation pour autrui (GPA) et le don de gamètes. Peu de temps après encore, la possibilité d’autoriser, sous conditions, la recherche sur l’embryon, finalement accordée durant l’été 2013, alimentait de nouvelles controverses. L’ensemble de ces facteurs a concouru à rendre opportune l’étude du statut de l’être anténatal et du « devenir parent » dans un contexte de profondes métamorphoses. Ce livre n’inclut toutefois pas l’intégralité des transformations juridiques ayant eu lieu après 2015 – année de la soutenance de ma thèse –, transformations qui ont largement modifié la scène politique et sociale. Elles poursuivent en effet un certain nombre de changements familiaux introduits à partir des années 1970 et qui vont dans le sens d’une remise en question du schéma familial traditionnel hétéroparental. Dans la continuité de l’égalité des filiations légitimes et des filiations naturelles (loi n^o 72-3 du 3 janvier 1972 sur la filiation) ou encore de l’ouverture de la filiation adoptive aux couples de même sexe (loi n^o 2013-404 du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe), l’AMP s’est finalement ouverte, en 2021, aux femmes seules et aux couples de femmes (loi relative à la bioéthique n^o 2021-1017 du 2 août 2021). De la même façon, de récentes transformations juridiques touchant le statut de l’être anténatal ont accentué ce mouvement apparemment contradictoire entre personnification et dépersonnification : allongement du délai légal de l’avortement (2022), extension des possibilités en matière de recherche sur l’embryon (2021) ou encore possibilité d’attribution d’un nom de famille aux enfants sans vie (2021).

25Il me semblait important de limiter à la France l’étude de ces changements, car très peu d’enquêtes y avaient alors été réalisées sur la mort périnatale et aucune, de nature ethnographique, n’avait été menée spécifiquement auprès des personnes endeuillées. La majorité des recherches francophones sur cette question était à cette époque conduite par des psychologues et des médecins, militant pour la mise en place des pratiques d’accompagnement au deuil périnatal (Frydman & Flis-Trèves 1997 ; Delaisi de Parseval 1998), et contribua à ces transformations. Les travaux en sciences humaines et sociales, quant à eux, soit offraient une perspective historique sur le statut du mort-né (Gélis 2006 ; Morel 2011), soit portaient essentiellement sur les pratiques hospitalières (Le Grand-Sébille, Morel & Zonabend 1998 ; Memmi 2011) ou sur l’intervention des administrations funéraires (Charrier & Clavandier 2015) dans la France d’aujourd’hui et du passé (Fine 1994 ; Zonabend 1998). De manière générale, les études concernant l’être anténatal sont beaucoup plus développées dans le monde anglo-américain, dans le cadre des feminist studies, source d’une importante littérature sur le fœtus et en particulier sur l’avortement depuis sa légalisation en 1973 aux États-Unis (Pollack Petchesky 1987 ; Morgan & Michaels 1999 ; Taylor 2000b). Ces recherches explorent également l’embryon et les TPA (Franklin & Ragoné 1998 ; Strathern 1992 ; Thompson 2005 ; Becker 2000), mais très peu s’intéressent spécifiquement à la mort périnatale auprès des personnes endeuillées, si ce n’est celles des anthropologues Linda L. Layne (2003) et Chiara Garattini (2007).

26Étudier l’embryon et le « devenir parent » en situation d’AMP en France me semble enfin toujours aussi essentiel aujourd’hui. Les débats qui ont accompagné la dernière révision des lois de bioéthique en 2021 comme les précédentes ont montré que la législation française en matière de bioéthique est toujours étroitement dépendante de la définition d’un modèle idéal de famille. La France se signale par une politique très tutélaire, faisant de l’institution médicale la garante des normes familiales (Théry & Leroyer 2014). Dans ce contexte, il m’a paru pertinent d’interroger non seulement le statut de l’embryon, mais aussi le processus d’institution progressive de la parenté à un moment où ce statut potentiellement en devenir est aux prises avec une institution médicale parfois très normative. Les spécialistes en sciences sociales des « défis contemporains de la parenté » (Porqueres i Gené 2009) s’accordent à considérer que les TPA en général, et tout particulièrement celles qui impliquent un tiers, sont des révélateurs exceptionnels du changement contemporain des représentations et des normes sociales en matière familiale. Si les diverses situations induites par ces technologies sont un indice tangible d’évolutions sociales très importantes, elles constituent aussi un lieu où ces évolutions souvent silencieuses et difficiles à appréhender sont explicitées, discutées sur le plan psychologique, social, éthique et juridique, et pour tout dire mises en forme socialement. Ces nouvelles façons de concevoir un enfant viennent interroger de manière exacerbée les représentations de la parenté par les agencements inédits qu’elles rendent possibles. Les TPA, par l’attention qu’elles portent aux premiers instants de la fécondation et de la grossesse, nous amènent de la même façon à questionner l’engendrement.
Elles mettent en avant le fait que le processus d’institution progressive de la parenté commence bien avant la naissance, au cours de la grossesse, voire avant même la conception, au moment de la formulation du projet parental. Elles permettent en outre de constater que la procréation, loin d’être réductible à un ensemble d’actes biologiques, est toujours inscrite dans le contexte d’un monde humain et recèle une dimension signifiante.