1Pour les sciences sociales, éclairer les débats éthiques qui traversent nos sociétés ne consiste pas à occuper une position de surplomb prétendant dévoiler les ressorts cachés des opinions des uns et des autres. Il s’agit bien plutôt de s’efforcer de construire, sur la réalité complexe et mouvante dans laquelle nous sommes toutes et tous plongés, un autre regard. Celui-ci devra être un « regard proche » fondé sur une analyse empirique minutieuse des pratiques sociales en cause, surtout si elles sont nouvelles, minoritaires ou peu connues. L’enjeu est d’en fournir une description raisonnée, capable de les rendre intelligibles, et ainsi de mettre à distance les principaux préjugés qui ont cours dans la société. Mais ce n’est pas tout, car un tel regard appelle aussi son complément : un « regard éloigné ». En effet, seule la comparaison historique et anthropologique avec d’autres sociétés que la nôtre permet de se libérer non seulement des préjugés, mais aussi des prénotions, ces catégories censées « aller de soi », que nous utilisons sans y penser et qui forment le sous-sol conceptuel implicite sur lequel s’érige le débat public concernant les valeurs. Regard proche et regard éloigné : on reconnaît ici les deux grandes préoccu­pations de l’École française de sociologie, en particulier de Marcel Mauss qui, dans un célèbre article de 1901, définissait les sciences sociales comme des sciences des institutions humaines et de leurs changements : « Les institutions véritables vivent, c’est-à-dire changent sans cesse » (Mauss & Fauconnet 1901 : 162).

2Anne-Sophie Giraud démontre brillamment dans ce livre la validité d’une telle démarche en renouvelant un sujet qui, depuis plus d’un demi-siècle, ne cesse d’alimenter des controverses brûlantes, que ce soit sur le droit des femmes à l’avortement, sur les principes réglementant l’usage des technologies de la reproduction, ou encore sur les limites posées à la recherche sur l’embryon humain : le statut accordé à celui qu’elle nomme « l’être anténatal », une catégorie englobant aussi bien l’embryon que le fœtus.

3On sait que, traditionnellement, la discussion philo­sophique et politique à propos de cet être est polarisée par l’opposition entre deux grandes qualifications : chose ou personne. Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a proposé une troisième catégorie, celle de « personne humaine potentielle », mais le droit n’a pas suivi : la personne juridique étant un point d’imputation de droits et de responsabilités, ou bien elle est ou bien elle n’est pas. C’est pourquoi, en droit, la personne commence à la naissance vivante, autrement dit à l’apparition d’un individu humain doté d’une existence autonome.

4La grande nouveauté de ce livre est de prendre appui sur une conception différente de la personne, une conception « processuelle » et « relationnelle » fondée non pas sur le critère des attributs intrinsèques (réels ou supposés) de l’être anténatal, mais sur celui des relations instituées entre cet être et les humains qui l’entourent, et sur les actions possibles de ceux-ci envers lui, telles qu’elles sont organisées dans les mœurs et le droit. Cette approche a été développée en anthropologie pour rendre compte de sociétés traditionnelles très différentes des nôtres, dans lesquelles le statut de personne s’acquiert progressivement tout au long de la vie, au fil d’un processus temporel complexe, scandé par des cérémonies collectives et des seuils rituels distinguant des statuts d’âge successifs, le stade ultime de construction symbolique de la personne étant sa vieillesse, sa mort et sa transformation en ancêtre.

5L’idée originale qui a organisé la recherche d’Anne-Sophie Giraud est si éclairante une fois réalisée qu’elle paraît évidente, et pourtant elle est véritablement pionnière. La dimension de la temporalité n’étant jamais une simple coordonnée physique, l’autrice a fait le pari de transposer dans nos sociétés l’approche anthropologique de l’institution progressive de la personne pour examiner ce qui se passe avant la naissance. Elle parvient ainsi à élaborer une description nouvelle de cette période très particulière de la vie, en centrant l’attention sur les phases et les seuils qui scandent les statuts successifs de l’être anténatal.

6Deux découvertes majeures organisent ce livre. La première concerne les deux extrémités du processus : la conception et la naissance. On les voyait naguère encore comme des passages quasi instantanés. Aujourd’hui, on sait que ces seuils sont devenus de plus en plus complexes, épais, mais il est difficile de les appréhender. Or deux situations particulières sont des révélateurs exceptionnels de ce qui se joue là : la conception in vitro d’une part, la mort périnatale de l’autre. Dans ces deux cas singuliers, le seuil a pris d’autant plus d’épaisseur que les occasions d’intervenir ont été plus nombreuses, les choix opérés plus explicites et qu’ils ont concerné un plus grand nombre de personnes. Anne-Sophie Giraud fait l’hypothèse que la notion de liminalité, que les anthropologues des sociétés traditionnelles ont utilisée pour décrire le moment très particulier où le novice est dans l’entre-deux, en suspens entre deux statuts d’âge, peut être transposée avec profit dans nos sociétés modernes individualistes, à condition de se demander : qu’est-ce qui caractérise donc, dans notre culture contemporaine, les situations de liminalité ? La réponse est superbement exposée : c’est l’institution d’une « carte des possibles » rassemblant les options les plus contraires (ou détruire l’embryon, ou bien le donner, ou encore le considérer comme un futur enfant) qui définit la liminalité dans nos sociétés contemporaines. Il en est de même, et de façon encore plus frappante, à l’autre extrémité, au seuil de la naissance. La mort périnatale révèle en effet elle aussi l’institution d’une « carte des possibles » légitimant les options les plus contraires : traiter le fœtus mort comme un déchet anatomique, comme c’était systématiquement le cas dans les hôpitaux jusqu’aux années 1980, ou bien comme un « quasi enfant » ne bénéficiant pas d’un acte de naissance mais pouvant désormais être présenté aux parents, habillé, photographié, prénommé, inhumé, inscrit à une certaine place sur le livret de famille, objet de cérémonies du souvenir…

7De là une proposition très forte sur la signification de cette liminalité réinventée : l’autrice révèle que, sur des questions essentielles concernant l’appréhension de l’humain, un « pluralisme institué » est véritablement au cœur des sociétés démocratiques, pluralisme accordant aux individus la responsabilité ultime, à la condition qu’ils s’inscrivent dans un cadre commun prédéfini. On n’en finirait pas de détailler tout ce que cette analyse rend visible sur les vécus concrets de la mort périnatale et les dilemmes qui les accompagnent. Incluant une ethnographie pionnière des nouvelles cérémonies du souvenir (« fête des Anges »), l’enquête sur les attitudes parentales face à cette mort est la première sur ce sujet en France. C’est un apport très important à la sociologie du deuil, permettant de comprendre comment les parents s’y prennent pour donner une forme spécifique à la douleur de la perte due à la mort fœtale, sans la transformer cependant en perte d’un enfant nouveau-né.

8Enfin, cette approche éclaire le sens des controverses politiques sur l’avortement, car elle révèle de façon lumi­neuse que l’objectif des anti-avortement n’est pas seulement de défendre une option parmi d’autres (comme ils peuvent le faire actuellement), mais bien de remettre en question ce pluralisme institué au profit de l’édiction d’une morale d’État s’imposant à tous.

9Je ne pourrai ici qu’évoquer très brièvement l’autre découverte majeure présentée dans ce livre, et qui porte sur les neuf mois de grossesse s’étendant entre le seuil de la conception et celui de la naissance.

10Anne-Sophie Giraud montre que ce temps est nettement partagé en trois phases : celle de la grossesse non installée (au cours de laquelle l’interruption volontaire de grossesse est autorisée), celle de la grossesse installée, puis la phase prénatale proprement dite. Au sein de chacune de ces trois phases, le statut de l’embryon, puis du fœtus, s’appréhende selon ce qu’il est possible ou impossible, permis ou interdit, de faire pour lui ou de lui faire. Comme sur une portée musicale, l’autrice peut alors situer et expliquer les correspondances et les écarts, à chaque moment, entre quatre façons différentes de scander et d’organiser la continuité du développement temporel : la ligne « corporelle », celle des savoirs scientifiques sur le développement de l’être anténatal avec ses différentes phases ; la ligne « juridique », celle des seuils que le droit institue ainsi que les permis et les interdits qu’il précise selon les différents moments ; la ligne « médicale », celle des pratiques des professionnels et de leur déontologie ; et enfinla ligne « familiale », celle des « engendreurs » saisie via la façon dont ils se comportent ou non en futurs parents, par exemple en ne disant mot de la grossesse jusqu’au troisième mois, puis en annonçant la future naissance à leur entourage.

11Ainsi, Anne-Sophie Giraud prouve de façon magistrale que, dans nos sociétés occidentales contemporaines, l’être anténatal est pourvu non d’une « condition fœtale » unique – chose ou personne –, mais d’une condition liminaire, marquée par le principe majeur du changement et de la transformation. On peut même considérer que cette condition instituée est signifiée, sur le plan des valeurs communes, comme le déploiement du plus grand des changements, celui qui fait passer l’être anténatal, de façon progressive et par des scansions très subtiles, de rien – pouvant être éliminé sans autre forme de procès par les techniciennes des laboratoires qui trient les embryons « beaux » et « pas beaux » – à tout, un quasi-enfant – pouvant être prénommé et inscrit sur le livret de famille –, auquel manque seulement le critère de la naissance vivante pour être considéré en droit comme une « personne ».