Conclusion
p. 269-276
Texte intégral
1Dans l’investigation du passé, notamment lointain, la prudence s’impose. Les signes indicatifs, lorsqu’ils se résument à des restes de « culture matérielle », sont si vagues et leur présence tellement aléatoire qu’il semble insensé de penser s’en inspirer pour reconstituer non seulement les événements du passé, mais encore les motivations qui les ont fait naître. Cette prudence est fondée, elle s’identifie même intégralement à la démarche scientifique. Mais la présente étude des origines de la domestication au Proche-Orient en a exposé les limites. Tout comme la nature, la science a horreur du vide. Introduites par souci de rigueur, les lacunes dans la représentation des faits ne tardent pas de se remplir d’explications justifiées simplement au nom de leur plausibilité. Or le concept de plausibilité n’est pas neutre. Il reflète avant tout ce qui est plausible à nous autres modernes, en ce qui concerne les moteurs de l’action, les motivations de l’innovation et des transformations du réel. Il dépend également de notre représentation de l’état d’esprit et des facultés mentales de nos ancêtres précivilisés. Au nom d’une telle approche, les données de l’investigation ne risquent certainement pas de bousculer les idées en place. Tout au plus, elles en affinent l’exégèse, et les enrichissent d’un « ancrage » supplémentaire dans le réel. Si une hardiesse exacerbée fait courir à l’investigateur un danger d’aveuglement et un parti pris dans l’interprétation des faits, la prudence par souci excessif de rigueur se métamorphose souvent en un conservatisme des idées scientifiques, elles-mêmes imprégnées des idéologies ambiantes.
Questions de méthode
2Le présent examen des données a montré les limites de l’intelligence actuelle du processus de domestication. Tout d’abord, les considérations générales en matière de domestication ne sont pas capables de combler les lacunes de nos connaissances sur les processus locaux, au Proche-Orient comme ailleurs. Ensuite, l’approche des végétaux comme ressource alimentaire, si elle existe bien, n’est pas le moteur de la domestication au Proche-Orient, du moins dans ses phases les plus anciennes. Ce simple constat rend caduques les modèles fondés sur une sélection, consciente comme inconsciente, des plantes présentant des caractères agrotechniques recherchés, du moins dans les phases précoces du processus. Enfin, l’idée d’une révolution mentale à la source de la domestication est soit inopérante, soit en décalage chronique avec les données, puisque la domestication s’amorce bien avant toute trace d’une pareille métamorphose. Revenons un peu plus en détail sur ces points.
3La multitude des foyers de domestication n’implique pas la reproduction, de façon indépendante, d’une même séquence d’événements. Les raisons à cela sont nombreuses. Tout d’abord, toutes les plantes domestiquées ne se ressemblent pas dans leur cycle de vie, ni même dans les parties recherchées par l’homme. Ensuite, les milieux et climats dans lesquels s’opère la domestication sont éminemment variés. Enfin, et c’est là le point le plus important, la mise en culture peut être motivée avant tout par la résonance cosmique de cette activité. Or ce type de trajectoires n’est jamais pris en compte, tout simplement parce que la technopoïèse est un mode de développement des techniques foncièrement ignoré. L’obsession d’appropriation du monde introduite par la modernité a effacé tout souvenir de cette étape pourtant capitale du développement des techniques les plus complexes, et aux résonances cosmologiques les plus puissantes. Ainsi, ce qui est considéré aujourd’hui comme une explication « plausible » en vue de combler les lacunes de la connaissance reflète en réalité une déformation propre à la pensée moderne : sa difficulté chronique à concevoir une motivation technique indépendante d’une prespective d’accroissement de puissance.
4L’émergence de plantes domestiques est un processus à la charnière entre les domaines biologique et culturel. C’est pourquoi la question de la plausibilité, en matière de domestication, intègre nécessairement des considérations d’ordre biologique. Or le caractère universel de la biologie implique que le processus de domestication ne saurait échapper aux « lois du vivant », ce qui invite à appliquer ces dernières pour combler les lacunes de l’explication. Cette démarche dans le fond toute légitime a introduit la représentation actuelle de l’évolution du vivant au cœur des modèles de transformation des plantes vers la domestication. Du coup, la théorie qui sert de paradigme fondateur à la biologie fut largement exploitée pour combler les lacunes de l’observation. Or c’est là une situation très singulière, parce que la théorie darwinienne relative aux mécanismes d’évolution du vivant puise son inspiration et ses arguments dans le processus d’amélioration des espèces domestiques (la sélection artificielle). Ainsi, la propension du darwinisme à combler les lacunes de l’explication en matière de domestication recèle quelque chose de tautologique. Elle l’est d’autant plus que l’acceptation du modèle darwinien en biologie dépasse de loin ce que la théorie peut fournir comme supports expérimentaux, et ce jusque de nos jours. Par conséquent, le darwinisme puise lui aussi sa légitimité d’un sens commun palliant les lacunes de l’observation scientifique. Et, comble de l’ironie, ce dernier est lui-même inspiré de la manière dont nous autres modernes nous représentons le processus de domestication.
L’alternative et ses conséquences
5L’alternative à cette approche prend sa source dans un paradoxe. Elle invite en effet à adopter une démarche scientifique, c’est-à-dire moderne, mais émancipée des automatismes de pensée hérités de la modernité. Cela exige tout d’abord de renoncer à l’exigence d’universalité comme préliminaire à l’investigation, pour reconnaître que chaque foyer primaire a sa propre histoire et ses propres moteurs en ce qui concerne la domestication. Ensuite, il est nécessaire de prendre en considération la possibilité d’existence d’une phase préliminaire mais essentielle de développement des techniques, motivée non pas par une volonté d’appropriation du monde, mais par des considérations d’ordre cosmologique. En effet, les motivations modernes d’appropriation, de calcul de coût-bénéfice et de retour sur investissement furent probablement jadis d’importance très secondaire. Si l’appropriation s'attache aux anciennes notions de fertilité/fécondité, ces dernières apparaissaient autrefois mineures en regard de la vitalité. La raison de cette préséance n’est ni idéologique, ni conceptuelle, ni même la marque d’une faiblesse des moyens techniques du passé. Elle connaît probablement des motivations plus concrètes. En effet, le facteur autrefois garant de la pérennité du groupe n’était pas le nombre de nouvelles naissances (l’expression de la fertilité), mais bien la survie des individus jusqu’à l’âge adulte. Or cette capacité à atteindre l’âge adulte dépendait aux yeux des anciens de la vitalité intrinsèque de l’individu. Tant que la mortalité infantile, et non le rythme des naissances, conditionne l’avenir du groupe, la vitalité plutôt que la fertilité se positionne au centre des considérations religieuses, cosmologiques, mais également pratiques. C’est autour d’elle que s’agrègent les phénomènes insolites et les découvertes singulières pour lui conférer une nouvelle signification. L’histoire de la domestication au Proche-Orient en est une illustration.
Symboles et représentations
6La présente étude a illustré en quoi de nombreux signes, motifs et objets identifiés au Proche-Orient durant la période de domestication ne sont probablement pas les véhicules de symboles introduits pour manier des concepts abstraits. Ils sembleraient plutôt constituer les témoins de phénomènes bien réels, ou du moins considérés comme tels. Par exemple, le crâne, l’ankh (la stylisation en Égypte de la première vertèbre cervicale) ou encore le djed (la stylisation des vertèbres lombaires) ne sont pas des symboles de vitalité, mais bien la représentation des récipients de cette vitalité, dont la simple mention, même stylisée, suffit pour évoquer cette dernière. Il en est de même pour le serpent. Si cet animal est bien l’incarnation de la vitalité, ce n’est pas pour des raisons purement arbitraires du choix d’un signe, ou encore au nom d’une analogie, comme l’expression de l’idée de régénération par la mue périodique du tégument de l’animal. C’est en tant que « colonne vertébrale animée » qu’il devint le moyen d’exprimer cette vitalité. Quant aux bétyles, ces pierres érigées autour desquelles s’organise le culte des ancêtres au Levant, elles ne sont pas les symboles des ancêtres disparus que leurs contours grossiers pourraient vaguement évoquer. Par sa forme unique et son aspect naturel, chaque pierre érigée était un moyen de reconnaissance d’une sépulture. Sa présence matérialisait non seulement le défunt, mais encore le transfert au monde de la vitalité dont elle était la porteuse. Pour cette raison, elle s’en imprègne et en devient sinon le véhicule, du moins la trace matérielle. Par conséquent, le rapport entre les défunts et les plantes annuelles au Proche-Orient ne saurait se réduire à un symbolisme végétal exploité pour représenter le cycle de vie des hommes et la succession des générations.
7L’interprétation non-symbolique annonce que le concept ne préexiste pas à la matérialité de sa représentation. Lui étant consubstantiel, le concept ne peut servir de support à la domestication autrement qu’en stimulant de nouvelles associations entre éléments figuratifs et objets en interaction dans le monde réel (ou considéré comme tel). Pour entrevoir cette réalité, il est nécessaire de se défaire de la conviction que l’iconographie est le véhicule passif de concepts abstraits, un langage fait de signes, pour rechercher les phénomènes réels susceptibles de s’y rapporter. Cette approche bien plus naturaliste des faits évite d’élaborer une représentation du passé en miroir de nous-mêmes, ce que leur interprétation sous forme de concepts est loin de garantir.
Le scénario de domestication
8L’approche naturaliste des faits, adoptée dans cet ouvrage, a conduit au déploiement d’un nouveau scénario d’émergence de la domestication. Celui-ci s’amorce avec la découverte d’un phénomène préternaturel, les plantes survitales, dans un milieu qui en permettait une identification aisée. Il se prolonge par un rapport très particulier aux graines de ces plantes, au travers de leur consommation rituelle, ou encore via la constitution d’un stock de graines-ancêtres qui ne cesse de s’enrichir et de se transformer au fil des générations. Ces changements, identifiés ici comme étant ancrés dans la culture natoufienne, auraient conduit à la mise en culture des graines-ancêtres en dehors du milieu funéraire, donnant ainsi naissance aux plantes dérivées.
9Durant toute cette période de l’en deçà, la mise en culture semble motivée par des considérations de transfert de vitalité, bien plus que de production agricole. L’approche change au PPNB moyen, lorsque la stabilisation des caractères propres aux plantes survitales dans les plantes dérivées permet d’autonomiser ces dernières par rapport au stock des graines-ancêtres. C’est alors qu’émergent les plantes domestiques, dont l’éloignement des considérations originelles de vitalité autorise l’approche en tant que ressource alimentaire.
10Ce scénario fait écho aux données archéologiques récentes, notamment celles concernant les liens intimes entre les défunts et les végétaux identifiables dès le début du Natoufien. Il corrobore les modifications culturelles attestées dans les pratiques funéraires, tout au long du processus conduisant à l’émergence des plantes cultivées. Les récentes découvertes en biologie sont également d’importance cruciale pour l’élaboration du présent modèle. Quant aux données de la génomique, elles ont clarifié de façon substantielle l’origine des plantes de la domestication conjuguée. Ces découvertes ont également mis en évidence la circulation d’un certain type de graines dans tout le Proche-Orient, avant même leur domestication. Enfin, les récentes découvertes sur l’effet physiologique des polyamines ont permis d’entrevoir l’existence de plantes survitales et leurs affinités avec les caractères propres à la domestication. Et leur incidence évolutive rend possible un scénario d’émergence des plantes domestiques au Proche-Orient indépendant des critères de sélection consciente ou inconsciente. Invoquer ce genre d’arguments dans un scénario de domestication relevait de la plus pure spéculation, il y a à peine deux décennies.
11Enfin, l’examen de diverses mythologies du Proche-Orient et de sa périphérie, une fois l’interprétation purement symbolique écartée, révèle que la mémoire de l’origine de la domestication a survécu étonnamment longtemps. Le lien entre les défunts, la décomposition des chairs, et le processus de domestication y est clairement exprimé. Plus encore, ces traditions font toutes apparaître les défunts comme la source de vitalité transférée aux plantes. Cette mémoire des origines, remarquable par sa préservation, confirme la centralité du rôle joué par les défunts, via les polyamines qui s’en dégagent, dans le processus d’émergence des plantes domestiques au Proche-Orient.
Le nouvel univers religieux
12Il est toujours intéressant de découvrir comment le pain est arrivé sur notre table. Mais cette curiosité toute ludique ne saurait oblitérer l’impact culturel d’une pareille aventure humaine. L’émergence d’un nouveau type d’être divin à la fin de la domestication, le dieu-homme dont Osiris est l’incarnation, introduit une transformation radicale du mode de pensée religieuse. Cette figure divine représente à elle seule tous les ancêtres impliqués dans la domestication, soit encore les générations se succédant dans le monde de l’en deçà. En cela, la domestication a engendré un univers divin particulièrement proche de l’homme, et avec lequel l’individu fusionne désormais après sa mort.
13Et ce n’est pas la seule innovation d’importance. La reproduction du phénomène des plantes survitales sur chaque sépulture conférait un même pouvoir divin à tous les individus. Cette simple évidence stimula probablement la conscience d’une humanité unifiée, homogène, et solidaire. Il se pourrait fort bien que cette universalité soit à la source de la diffusion rapide de la culture natoufienne dans tout le Proche-Orient, avant même que le processus de domestication n’arrive à son terme, c’est-à-dire avant même toute perspective utilitaire de la mise en culture.
14Cette nouvelle approche connaît un corollaire, celui d’une influence universelle de l’homme sur la nature, de par son pouvoir vitalisant. Cette découverte des pouvoirs cosmiques de l’homme est probablement à la source d’un changement de repères propre au Néolithique, sa démarcation du monde des animaux sauvages duquel il était si proche auparavant. En stimulant un recentrage du cosmos autour de l’homme, cette métamorphose pourrait bien être le préliminaire à l’appropriation du monde, sa dégradation à l’état de ressource, qui habite jusque de nos jours les héritiers de cette révolution néolithique.
L’héritage de la domestication au Proche-Orient
15La présente étude avait pour ambition d’explorer un univers encore inconnu, le monde de l’en deçà dans lequel les processus conduisant à la domestication ont pris forme, bien avant que l’homme puisse avoir conscience de l’issue de la mise en culture. Cette énigme connaît ici une solution, dans laquelle l’émergence des plantes domestiques et ses conséquences sociétales autant que culturelles ne sont pas le fruit d’intentions originelles. Elles représentent plutôt un phénomène collatéral, l’inconcevable issue d’un processus de transformation autonome des plantes.
16Dès l’origine du processus, l’identification des plantes survitales et leur interprétation les rangent dans une catégorie distincte, et ce avant même l’apparition des caractères de la domestication susceptibles de les distinguer morphologiquement. Ainsi, la démarcation si essentielle entre ces deux univers, exacerbée au Proche-Orient par rapport aux autres foyers de domestication, n’a pas pour origine un souci d’efficacité agricole qui serait moindre ailleurs. Elle prend sa source dans l’avènement d’une réalité qui motive à la fois la mise en culture, la multiplication des plantes survitales, et le repositionnement de l’homme dans le cosmos.
17L’examen des mythologies et des cultes relatifs à la domestication a révélé une surprise. Il a montré en quoi les idées autour desquelles s’est articulée la mise en culture n’ont pas disparu une fois stabilisé le processus de domestication. Si la transition reflète bien l’émergence de nouvelles motivations pragmatiques, il s’avère que les motivations premières trouvèrent refuge dans le domaine du religieux, s’exprimant désormais au travers des figures divines garantes à la fois de la vitalité de la nature et du convoyage des défunts vers le monde de l’au-delà. L’univers religieux engendré par la domestication au Proche-Orient est donc éminemment complexe. Un groupe de divinités assurant la fécondité des plantes et des animaux, et donc leur multiplication, semble voir le jour une fois la domestication achevée. Mais ce panthéon coexiste toutefois avec des êtres divins bien plus anciens, aux pouvoirs extrêmes. Ces derniers se montrent garants de la vitalité du monde, tout en affichant une singulière proximité avec l’homme. Plus remarquable encore, cette strate religieuse archaïque va progressivement envahir la sphère ésotérique, pour continuer à insuffler un concept d’universalité centré autour de l’homme, et ce jusqu’à la fin de l’Antiquité. Cette dualité de l’univers divin va considérablement enrichir la sphère religieuse, avant même la surimposition d’une nouvelle révolution d’ordre cosmologique introduite avec l’avènement de la métallurgie.
18Plus encore qu’une démarcation entre le sauvage et le domestique, cette dimension religieuse si singulière s’exprime via la centralité accordée à l’homme dans le processus de domestication. Dans ce schéma, l’homme n’est pas simplement la main qui sélectionne les plantes aux critères recherchés. Il n’est pas plus celui qui impose une démarcation, par la mise en culture, entre le monde sauvage et les êtres qu’il a réussi à asservir à ses propres besoins. Si cette tendance s’exprime réellement une fois le processus arrivé à maturité, c’est avant tout au nom de l’oubli de la technopoïèse et de la dimension cosmique liant l’homme au reste du monde vivant. En quelque sorte, cette appropriation du monde qui nous apparaît comme une marque si flagrante de la culture occidentale, depuis ses origines, n’est en réalité que l’expression d’une amnésie, celle qui rend l’approche technologique de l’agriculture et de l’élevage à la fois orpheline de ses origines et oublieuse de ces dernières.
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