1Face à de telles menaces, la plupart indirectes mais implacables, pesant sur la « Russie nucléaire », les théoriciens militaires offrent une image à la fois méliorative d’une Russie prédestinée, unique et pacifique, et péjorative, pessimiste, d’une Russie isolée et faible. La diabolisation de l’Occident exposée au chapitre précédent en a déjà donné une idée : la perception du monde des théoriciens militaires procure à ces derniers, d’une part, un sentiment de supériorité, une confiance arrogante face à un Occident belliqueux, immoral et dégénéré et, d’autre part un sentiment d’infériorité, une sensation que l’effondrement du pays est programmé et imminent face à un Occident omnipotent et omniscient, dans un monde dépeint comme chaotique et anxiogène. Cette double définition de la Russie permet de justifier l’adversité permanente dans laquelle se trouve le pays, et où l’Occident lui vouerait une « hostilité de principe » (Thom 2021 : 682).

2C’est par la subversion intérieure que les ennemis de la Russie, identifiés ou non, parviennent à leurs fins, comme ils y étaient arrivés à l’issue de la Guerre froide. Le peuple et les élites sont désinformés, avilis et infiltrés. De là naît une (traditionnelle) obsession du contrôle de la société et de sa préservation de l’influence délétère de l’Occident malade (Thom 2021 : 683, Besançon 1980 : 126-129). Il s’ensuit une suspicion permanente de trahison, y compris à l’égard des plus hautes élites politiques, passées et présentes, du pays. Dans cet ensemble, les caractéristiques du mythe du complot de Girardet sont identifiables : le « champ attribué à la manipulation ne cesse […] de se développer », et concerne aussi bien les mœurs, l’organisation familiale, le système éducatif que les mécanismes économiques (Girardet 1986 : 38-39). L’insistance spécifique des théoriciens militaires russes sur la guerre informationnelle et son acception psychologiste est aussi le fruit de ce mythe du complot, où les « moyens d’information » et leur contrôle sont cruciaux en vue d’« un asservissement total des intelligences et des âmes » (id.). Le fait que la guerre informationnelle ait été le concept de contournement de la lutte armée le plus étudié de la littérature militaire russe n’est donc pas anodin : cela découle aussi beaucoup de cette perception de l’environnement stratégique et de la Russie, où règne le complot1.

3Girardet avance l’idée que le mythe du complot naît dans une époque de « déchirements spirituels », d’« affrontements politiques » et de « soudaineté des mutations économiques », car il permet d’incarner « très concrètement » le « Mal que l’on subit » : « expulsé du mystère, exposé en pleine lumière et au regard de tous, il peut être enfin dénoncé, affronté et défié » (ibid. : 53-54). « La clé proposée est susceptible de s’adapter à toutes les interrogations. La personnification du Mal, la réduction à l’unité épargnent […] la plus éprouvante des anxiétés, celle de l’incompréhensible », poursuit Girardet (ibid. : 56). Cette démarche explicative, bien que fautive, qui rend à nouveau le destin « intelligible » peut bien être un effet de cette période de profondes mutations, de pertes de repère et d’incompréhension que sont les années 1980-1990 en URSS et en Russie, y compris chez les théoriciens militaires russes qui ont connu et vécu cette époque, parfois en première ligne. On mesure à quel point cela a pénétré la théorisation stratégique, lorsqu’on se souvient que Danilenko qualifie la Guerre froide, vue comme la cause de la chute de l’URSS, d’expérience « incompréhensible et incomprise », et propose, comme les autres révisionnistes, une explication simple de cette séquence historique : il s’agissait d’une guerre victorieuse pensée et engagée par l’Occident pour détruire l’URSS.

4Bien que les périodes soviétique tardive et eltsinienne aient sûrement aggravé cette perception du monde où règne le mythe du complot, on ne peut cependant pas dire que cette perception soit nouvelle ou passagère en Russie. Le contrôle des esprits, nous le verrons avec Guitton dans le chapitre suivant, est consubstantiel (paradoxalement) à la pratique soviétique du marxisme-léninisme. De même, le complexe obsidional et la perception d’un Occident monolithique radicalement hostile à la Russie a des racines historiques profondes que l’idéologie marxiste-léniniste a de fait incarnées et probablement beaucoup accentuées.

5Dans tous les cas, l’idée que les théoriciens militaires russes se font de la Russie, d’une part, est imprégnée de cette perception radicalement hostile du monde, où se rejoignent, là encore, traditionalistes et révisionnistes et, d’autre part, joue un rôle de catalyseur dans la théorisation du contournement de la lutte armée.

Un pays pacifique condamné à la guerre

6Dans son fameux discours du 18 mars 2014, après l’annexion de la Crimée, Vladimir Putin traduit bien l’idée constamment développée dans la littérature militaire d’une hostilité historique des Occidentaux contre la Russie : « Bref, nous avons toutes les raisons de croire que la fameuse politique d’endiguement [sderživaniâ] de la Russie, qui a été menée aux xviii^e, xix^e et xx^e siècles, se poursuit aujourd’hui »2. Oscillant sans cesse entre sentiments d’infériorité et de supériorité envers l’Occident, les théoriciens militaires russes définissent principalement leur pays en opposition à ce dernier, s’inscrivant ainsi pleinement dans la continuité de la culture politique de la Russie (Thom 2021, Rey 2016).

La construction d’une image méliorative : la Russie martyre

7Les théoriciens militaires russes ont une vision idyllique de la Russie. On y trouve principalement trois idées. D’abord, idée classique en Russie, le pays possèderait une fonction messianique, aujourd’hui en partie inspirée par la géopolitique. Deuxièmement, la Russie, tout comme l’URSS avant elle, est un État pacifique. Troisièmement, la Russie serait un pays unique et incontournable.

La Russie a une mission

8En 1993 déjà, le géopoliticien et philosophe Pozdnâkov estime dans VM que la Russie « a obstinément rassemblé les espaces du “Heartland” en un tout, […] en remplissant intuitivement sa mission [prednaznačenie] », à savoir jouer le rôle d’équilibrateur d’un monde instable et empêcher toute domination des puissances de ce monde3. Le général de division Ostankov, alors chef du CVSI, affirme en 2005 que la Russie possède une « position géopolitique unique » lui permettant d’« agir commet un lien stabilisateur4 ». L’année suivante, le général de brigade Kruglov invoque encore plus directement que Pozdnâkov le caractère « prédestinatoire » de la « position géopolitique unique – eurasienne » de la Russie, tout en lui donnant un accent plus spirituel et moral :

[…] la Russie […] voit le bonheur non pas dans la consommation matérielle, mais dans le développement spirituel pour lequel […] elle est prédisposée et préparée. Par conséquent, la destinée [prednaznačenie] divine et objective de la Russie […] est de diriger l’unification des pays d’Europe et d’Asie, puis du monde entier, afin de prévenir et d’éliminer les guerres mondiales et de construire des relations harmonieuses entre les pays et les peuples5.

9Pour le colonel Babič, cette « mission d’unificateur de l’Europe et de l’Asie » dévolue à la Russie par « le destin historique et Dieu » explique la supposée animosité des États-Unis et de l’Europe qui « n’aiment pas une telle situation »6.

10L’idée que la Russie s’est sacrifiée au long de son histoire pour aider les opprimés, en remplissant cette mission d’harmonisateur et de pacificateur, est ancrée. Ainsi, Kirillov et Krûčkov expliquent que la Russie, « la plus grande puissance avec la plus haute culture matérielle et spirituelle » a « sauvé plus d’une fois les peuples et l’humanité des catastrophes militaires », en invoquant notamment la défaite du nazisme grâce à l’URSS7. Toutefois, les deux officiers estiment que la politique d’assistance mondiale – fondée sur l’idéologie et non le pragmatisme –, engagée par l’Union soviétique (l’exemple de la politique russe du xix^e siècle est également donné) a entraîné d’« énormes sacrifices économiques, matériels et surtout humains » qui se sont révélés vains car beaucoup des pays aidés, ingrats, ont fini par adopter « une politique indépendante, souvent hostile à l’URSS »8. Kirillov et Krûčkov estiment donc qu’il est nécessaire de dépasser cette mission sacrificielle de la Russie – à l’instar du général Mahonin9 – et qu’il est préférable d’adopter une politique étrangère pragmatique, comme le défendra Fomov ou, plus contradictoirement, Babič. Pourtant, à lire Mikrûkov, le sentiment que la Russie a un rôle métaphysique à jouer dans le monde reste prégnant : « La Russie est la seule puissance ayant pour mission de combattre le mal dans le monde10 ».

Une Russie pacifique

11La Russie est un pays tellement pacifique que l’URSS puis la Fédération de Russie (qui ne furent pas défaites) se sont sacrifiées pour mettre fin à la Guerre froide, affirme en 1996 le général de corps d’armée et chef de la Direction principale de la coopération militaire internationale du GŠ Ivašov11. La Russie et l’URSS sont des États « épris de paix », assure le colonel et chef de direction du CVSI Marcenûk en 200512. La professeure en philosophie du MGU Avanesova estime que la Russie, pacifique, a néanmoins été poussée à la guerre par des « agressions extérieures » ou des « voisins belliqueux, qui ont dû être pacifiés »13. Gareev exprime la même idée en 2009, après la guerre russo-géorgienne, en justifiant cette dernière par la supposée autosuffisance économique du pays : « La Russie n’a jamais été […] intéressée par la guerre, mais nous avons constamment été poussés à la faire14 ». Trois ans après l’annexion de la Crimée et la subversion du Donbass par la Russie, il ajoute avec le général et vice-président de l’AVN Turko : « l’Union soviétique, et la Russie aujourd’hui, sont toujours restées des partenaires stratégiques fiables dans la promotion de la paix et de la sécurité »15.

12L’idée que la Russie, disposant de grandes réserves de ressources naturelles, est profondément pacifique, et qui sous-entend que les guerres sont seulement le fruit d’une volonté d’accaparement des ressources d’autres pays, est également exprimée par le colonel et chef adjoint de l’Académie militaire aérienne Žukovskij et Gagarine Erukov en 201116. Certains souhaitent en outre affirmer la position strictement pacifique de la Fédération de Russie en matière de politique étrangère : « La Fédération de Russie poursuit résolument une politique étrangère pacifique », estime le colonel de l’AVN Breslavskij en 200717. D’autres fois, cette affirmation du pacifisme de la Russie s’exprime en opposition aux méthodes prêtées aux États-Unis pour résoudre leurs « contradictions »18.

La Russie est unique

13La géographie de la Russie est une (nouvelle19) raison majeure pour les théoriciens militaires russes de considérer leur pays comme spécial, unique et comme une grande puissance. Ainsi, le chef du GŠ Kvašnin affirme en 2003 que la « situation géostratégique unique » de la Russie fait d’elle une puissance mondiale et régionale20. En 2008, le colonel Karpilenâ parle de l’« unicité géopolitique » de la Russie, qui occupe « l’heartland »21. L’année suivante, le professeur de science politique Truhanov parle lui aussi de la « position géopolitique unique » de la Russie22. Toutefois, non seulement la position « unique » de la Russie n’est pas le seul vecteur d’affirmation de l’exceptionnalité du pays, mais son expression passive précédemment exposée est en réalité assez marginale.

14Il existe essentiellement deux expressions actives de cette unicité dans la littérature militaire russe.

15La première se révèle dans l’opposition de la Russie à l’expansion des modèles occidentaux. Ainsi, l’adoption des modèles géopolitiques dans les années 1990 s’est heurtée à l’opposition de théoriciens militaires russes, comme celle du général de division Efimov et du colonel Frolov, qui affirment, en 1999, après avoir évoqué Brzezinski, Mackinder et Spykman, que la Russie « n’entre pas dans le cadre des concepts géopolitiques les plus sophistiqués qui lui sont imposés »23. Le colonel Maruev explique en 2009, dans le même esprit, que « la position unique » de la Russie suppose un « modèle géostratégique » fait sur mesure pour elle24. Le colonel et docteur en droit Golovnâ ne dira pas autre chose en 2014, en vantant l’unicité et le développement spécifique de la Russie qui devrait être préservée d’une « fusion totale » avec l’Europe25.

16Dans les années 1990, l’ouverture de la science militaire russe aux concepts, notions et réformes militaires occidentaux a également été l’occasion pour les théoriciens militaires de rappeler l’exceptionnalité de la Russie. Il est en ce sens significatif qu’en 2004, Molčanov et Šalamberidze précisent en exorde à leur propos ne pas « vouloir copier mécaniquement l’expérience étrangère »26. Kvačkov rappelle ainsi, dans son article de 2000 sur les opérations spéciales, que la définition de ces dernières acceptée « dans les armées étrangères » est incompatible avec la « théorie militaire russe » en raison d’« intérêts nationaux et géopolitiques différents […] et aussi des traditions de l’organisation militaire et de l’art militaire »27. De même, Gareev s’oppose 2003 à la « copie aveugle des normes d’une seule armée sans tenir compte des traditions nationales et des autres caractéristiques de différents pays »28. C’est également ce qu’affirme Čeban la même année : « La Russie est un pays particulier et la conversion mécanique rapide des points forts d’autres États dans le domaine de la défense est vouée à l’échec »29. Mikrûkov explique encore plus directement en 2013 et en 2015, au sujet des réformes de la taille des forces armées russes, que la Russie ne doit pas « copier aveuglément » la structure des forces armées occidentales, « et surtout américaines », d’une part car les « États-Unis n’ont jamais mené de guerre sur leur territoire »30, et d’autre part car la « position géostratégique » de la Russie est particulière31. Golovnâ rejette globalement cette tendance mimétique : « nous devrions supprimer les catégories copiées aveuglément à partir des documents occidentaux […] en les remplaçant autant que possible par des équivalences russes »32.

17La deuxième expression de l’exceptionnalité a trait à la puissance incomparable que posséderait la Russie. Mais c’est surtout son potentiel géopolitique « unique », impliquant de nombreuses ressources variées, qui serait la cause de tous ses malheurs. Ainsi, la Russie, l’Heartland, serait convoitée par d’autres puissances au point que, se fondant sur la géopolitique, certaines d’entre elles chercheraient à la détruire. Les « convoiteurs » ne sont d’ailleurs pas toujours identifiés par les théoriciens militaires : cela procède d’abord d’une analyse générale du monde. Ainsi, le général de corps d’armée Baryn’kin, alors premier chef-adjoint de la VAGŠ et ancien chef de la GOU (1996-1997), affirme en 1999 :

De plus, on peut affirmer avec certitude que le xxi^e siècle sera celui de la lutte des États pour les ressources naturelles. La Russie, possédant ses énormes réserves […] sera entraînée dans l’orbite des intérêts mondiaux des principaux États du monde […]33.

18C’est précisément le potentiel géopolitique et économique de « l’État axial de l’Eurasie » qui compensera « la faiblesse économique et militaire actuelle » de la Russie car, « le monde moderne (qu’il le veuille ou non) tournera géographiquement autour de l’État axial », explique en 2005 le colonel et vétéran de la Seconde Guerre mondiale Lysuhin, qui fut aussi un ancien chef adjoint du département de philosophie marxiste-léniniste et de communisme scientifique de la VARVSN34. Ainsi, la Russie est vue comme « l’épicentre » de cette lutte planétaire pour les ressources naturelles35. Le colonel de la GOU Aliev pense même que l’objectif – qu’il prête aux ennemis de la Russie – consistant à s’emparer des ressources naturelles du pays préfigure un scénario de contournement de la lutte armée qu’il décrit (terrorisme, formations armées illégales, conflits non armés)36. Le vice-Premier ministre Dmitrij Rogozin évoque aussi, à la conférence de l’AVN de 2012, cet objectif des adversaires de la Russie : « mettre la main sur les immenses richesses » du pays37.

19Les États-Unis et l’Occident ont néanmoins été assez tôt, avec une recrudescence remarquable en 2014 due au conflit russo-ukrainien, identifiés comme les « convoiteurs » principaux du potentiel géopolitique de la Russie38. Ainsi, Pozdnâkov explique clairement dès 1993 que la « tâche géopolitique principale des États-Unis » est de « détruire une fois pour toutes le monolithe géostratégique eurasien »39. En 1996, Korotčenko analyse ainsi les prétendues actions psychologico-informationnelles américaines contre la Russie comme un moyen de s’emparer des ressources de cette dernière40. Pour Vakkaus, enseignant au département de l’art opérationnel de la VAGŠ, en 2009, l’hostilité inexpugnable de l’Occident envers la Russie est sans conteste liée à cette convoitise41. C’est ainsi, pour Bel’skij et O. V. Klimenko, du CVSI, qu’il faut lire l’apparition des « révolutions de couleur » : déstabiliser la Russie qui représente, pour ses ressources naturelles, « le grand prix du vainqueur de la lutte mondiale »42. Pour le colonel Korabel’nikov (2014), cette convoitise occidentale, qui expliquait déjà la guerre d’Hitler contre l’URSS, téléguidée par l’Ouest, s’est pleinement exprimée à la chute de l’URSS et a même trouvé d’autres motifs : l’« Eurasie du nord » serait impérativement convoitée en raison de la « menace imminente d’une catastrophe géoclimatique »43. En 2016, Čekinov et Bogdanov résument bien cette idée très répandue chez les élites politico-militaires russes :

La raison [de l’hostilité de Washington contre la Russie] est le rêve permanent des États-Unis d’éliminer son principal rival dans l’arène mondiale, en affaiblissant la Russie, en la démembrant, en s’emparant de ses nombreuses ressources naturelles et en dirigeant le monde44.

20La centralité de la position géopolitique prêtée à la Russie permet ainsi aux théoriciens militaires de maintenir deux croyances centrales : d’une part, la Russie reste une grande puissance, malgré la chute de l’URSS ; et, d’autre part, le monde reste hostile à la Russie.

L’expression pessimiste d’une Russie isolée et faible

La Russie est seule

21La Russie est également isolée et sans alliés. Ce constat, qui se veut pragmatique, s’oppose, chez les théoriciens militaires russes, au comportement historiquement émotionnel qu’aurait la Russie dans ses rapports interétatiques45. Il n’est pas étonnant que ce soit un apôtre de la géopolitique, Pozdnâkov, qui soutienne dès 1993 que « la plus grande erreur » des hommes politiques est de « croire naïvement » que les relations entre États (dirigeants et peuples) se nouent « grâce aux sentiments “amicaux” »46. Si l’idée semble avoir fait son chemin, la guerre russo-géorgienne de 2008 a bien « mis en évidence la vieille vérité : […] la Russie n’a invariablement que deux alliés : l’armée et la marine »47.

22Fomov avait également souligné l’absence de soutien à la Russie au moment de la crise en Ukraine : « La crise autour des événements en Ukraine convainc une fois de plus : le pays n’a pas d’amis, au mieux, dans les relations interétatiques, vous pouvez compter sur des partenariats »48. Il semble que Gareev, à partir du conflit russo-géorgien de 2008, ait désiré partager cette position « pragmatique » de façon continue : si la Russie ne doit pas s’isoler, elle ne doit pas non plus s’associer trop étroitement aux grandes puissances mais simplement défendre ses intérêts nationaux, « avec calme et constance »49.

Le constat de la faiblesse

23L’importance croissante des concepts de contournement de la lutte armée dans la littérature militaire russe des années 1990-2010 n’est pas que le fruit du débat théorico-militaire, du double héritage soviétique ou d’une perception hostile de l’environnement stratégique : elle émane aussi, nous l’avons vu (chap. 1 et 2), d’une analyse du rapport de force en défaveur de la Russie. Loin d’être l’apanage du fort, ou un réflexe culturel, ces stratégies sont ici considérées comme le domaine du faible, incapable de lutter à armes égales.

24Ainsi, en 1996, le général de corps d’armée Ivašov, futur dirigeant de l’AGP et alors chef de la Direction principale de la coopération militaire internationale du GŠ, recommande à la Russie d’« adopter une ligne de conduite très souple sur le plan politique » pour répondre à la forte pression de l’OTAN, contre laquelle « une option coercitive » est exclue50. La même année, le premier ministre adjoint de la Défense et docteur en histoire Kokošin propose aussi, « compte tenu de la faiblesse économique du pays », de manœuvrer au moyen de la diplomatie et de la coopération militaro-technique pour « éliminer la pression coercitive sur la Russie »51. Face à l’élargissement de l’OTAN et eu égard à l’impuissance de la Russie, le colonel à la retraite Cygičko, alors expert au MID en problèmes de sécurité informationnelle, invite lui aussi à infléchir cette menace habilement52.

25Compte tenu de constat de faiblesse, des moyens alternatifs à la lutte armée sont envisagés. Ainsi, le général de brigade Klimenko, chercheur au CVSI, affirme en 1997 que « les ressources financières limitées de l’État » imposent « une approche intégrée » pour assurer la sécurité du pays53. En 1999, le général de brigade du département de l’art opérationnel de la VAGŠ Korotčenko estime ainsi que la faiblesse militaire de la Russie doit la pousser à s’orienter vers l’asymétrie54. Ce constat de faiblesse connaît un nouvel élan à partir de 2009, quelques mois après la guerre russo-géorgienne et l’observation des lacunes militaires russes. Dans un développement qui sera repris par d’autres, et répété par lui-même en 2013 et 2016, le général d’armée Gareev explique ainsi :

Mais de nos jours, alors que la puissance économique et militaire de la Russie est incomparablement inférieure au potentiel de l’Union soviétique et des États-Unis […], il est nécessaire de répondre […], lorsque c’est possible, par des mesures non pas directes mais asymétriques55.

26C’est aussi ce que pense le colonel et docteur en philosophie Lutovinov, pour qui la Russie doit compenser sa grande infériorité armée conventionnelle par « une plus grande utilisation […] des instruments politiques, diplomatiques, économiques et informationnels pour maintenir sa sécurité militaire »56. De la même manière, Gorbunov et Bogdanov du CVSI pensent que la Russie « n’est pas encore assez forte pour s’opposer directement aux États-Unis et à l’OTAN », et doit s’appuyer sur « tous les types de dissuasion de force »57. C’est en développant des alliances avec « tous ceux que les États-Unis considèrent comme leurs ennemis, et qui sont prêts à combattre les Américains », que la Russie parviendra à « défaire les forces armées américaines », affirme le colonel et enseignant au département de l’art opérationnel de la VAGŠ, Vakkaus, car « la triste vérité est [que] nous ne sommes pas assez forts pour le faire [seuls] »58.

Une Russie assiégée pour ses forces et ses faiblesses : la guerre à mort engagée par l’Occident

27L’idée que la Russie est unique est liée, dans l’esprit des théoriciens militaires russes, à celle d’un monde implacablement et historiquement hostile au pays, hostilité allant jusqu’à vouloir son effondrement. Dans ce monde, l’Occident mènerait une guerre à mort contre la Russie. Cette vision binaire du monde engendre des analyses stratégiques extrêmes : pour forcer Washington à renoncer à une agression contre la Russie, pense le général Sirotinin (2010), il faut soit menacer d’utiliser des armes nucléaires, soit rejoindre l’OTAN selon les conditions occidentales ; « aucune alternative ne semble exister », affirme-t-il59. Dans l’exposé de cette guerre à mort, tous les éléments de la perception de l’environnement stratégique évoqués dans le précédent chapitre se rejoignent, y compris ceux qui ont trait à la psychologisation de l’adversaire : les États-Unis et l’OTAN aimeraient voir les Russes « marchant les mains tendues, vendant leurs ressources naturelles, leur intelligence, etc.60 », explique Kirillov en 2007. Si la plupart considèrent que les ennemis de la Russie cherchent à l’« affaiblir », la contenir et l’empêcher de recouvrer ses forces, certains, et non des moindres, soutiennent des positions beaucoup plus radicales.

Une hostilité congénitale

28Pour beaucoup, il s’agit d’une hostilité congénitale, un « rêve permanent » de voir s’effondrer la Russie61, une « haine traditionnelle […] précieusement entretenue » contre Moscou62. La représentation d’un Occident hostile suppose l’union indéfectible de ce dernier, à laquelle croient les théoriciens militaires, comme le chef du GRU et général de corps d’armée Ladygin dès 199363. Et c’est bien contre la Russie que l’Ouest uni résout ses problèmes, « sans penser aux intérêts de la Russie, et même à ses dépens », précisent Karpov et Kruglov en 201164. Par conséquent, pour le futur général de brigade et chef du centre de recherche scientifique du FSB Maruev, « il est évident » que les Occidentaux sont « l’ennemi géopolitique principal de la Russie »65. Il faut donc intégrer le fait que l’opposition « aux pays européens de l’Ouest » est une « constante fondamentale des intérêts de la Russie », et même « sa ligne principale pour assurer sa sécurité », affirme Golovnâ en 201466. Mikrûkov exprime cette lutte à mort le plus clairement, en 2013 :

Aussi longtemps que le monde occidental existera sous la forme dans laquelle il a existé jusqu’à présent, la Russie sera constamment en état de guerre. […] L’Occident a toujours traité le peuple russe avec mépris […]. La Russie et le peuple russe ont toujours suscité l’aversion des peuples d’Europe occidentale. […] La Russie a toujours été incomprise et haïe en Occident […]67.

29En 2014, Korabel’nikov retracera même une histoire de cette prétendue hostilité inexpugnable, qui daterait du début du xvi^e siècle, après que la Russie s’est débarrassée du joug mongol68.

La division de la Russie en plusieurs États

30Cette prétendue hostilité implacable de l’Occident (et du monde extérieur) suscite une crainte particulièrement relayée dans la littérature militaire russe : « on » envisage de détruire la Russie et de la diviser en plusieurs États. Ainsi, le général Korotčenko craint « la transformation du pays en un conglomérat de “républiques bananières” »69. Vladimir Putin lui-même affirme, à la suite de la prise d’otage terroriste de Beslan en 2004, qu’après la perte de l’URSS, « certains veulent nous arracher un morceau “plus consistant” » et évoque plus loin le risque que la Russie « soit détruite et “disloquée” »70. Les « projets de démembrement » de la Russie sont même publiés dans « la presse américaine » et visent à créer plusieurs « États nains contrôlés », affirme Kirillov en 200771. Avant le conflit russo-géorgien, Gareev explique ainsi en 2008 que « la volonté [de l’Occident] de démembrer la Russie et d’en faire une multitude de petits États en conflit […] est particulièrement évidente »72. Železnov partage également cette thèse en 2008, de façon encore plus alarmiste : « avant 2014, la Russie cessera d’exister, et sera disloquée en au moins sept pays le long des frontières de districts fédéraux soigneusement découpés (prédéfinis), préparés pour une “existence autonome” »73. Deux choix s’offrent à la Russie, pense Vakkaus en 2009 : « pour les rendre heureux [les États-Unis], ce pays devra soit éclater en plusieurs parties impotentes […], soit se soumettre complètement aux États-Unis »74. Le général de brigade à la retraite Prohožev invoque également cette menace en 2011, sans d’ailleurs la cantonner à l’Occident, et en tire une leçon stratégique :

[…] la tâche principale des États-Unis et de leurs alliés de l’OTAN, mais aussi d’autres prétendants au leadership sur le continent eurasiatique, est toujours le démembrement de l’espace géopolitique russe […]. Pour cette raison, les premières sources de menaces à la sécurité se trouvent dorénavant à l’intérieur du pays et se dissimulent, tout d’abord, dans les lacunes de notre État75.

31Mais ce démembrement de la Russie est avant tout le « rêve » de Washington, comme l’expliquent Čekinov et Bogdanov en 201676. Pour le colonel Lazarev et le sociologue Peršutkin, il faut tirer les leçons de ce plan de « nos adversaires géopolitiques [qui] ne cachent pas leur souhait de voir un ensemble de quasi-États […] à la place d’une Fédération de Russie unifiée et monolithique »77.

L’incitation à commettre des erreurs stratégiques

32Pour mener à bien ce projet, les États-Unis et l’Occident cherchent donc à inciter la Russie à commettre des erreurs stratégiques. Ainsi, les dirigeants russes seraient « à nouveau » poussés à entrer dans une course à l’armement78, que Kovalev, Malineckij et Matvienko qualifient de « piège mental »79. Mais l’Ouest entend aussi entraîner Moscou dans des guerres. Ainsi, à l’occasion de la guerre civile ukrainienne, en 2014, Gareev invite à ne pas tomber dans le piège tendu : « Le principal objectif géopolitique des États-Unis et de l’Union européenne est d’opposer la Russie et l’Ukraine […]. Les intérêts de la Russie et de l’Ukraine exigent de ne pas céder à ces provocations […] »80. En 2011 déjà, Gareev prétendait que les États-Unis cherchaient « à pousser [la Russie] contre la Chine et à tenter ainsi de neutraliser deux adversaires géopolitiques à la fois »81. Les Occidentaux et surtout les États-Unis « prennent des mesures pratiques pour […] déclencher des guerres, comme ils l’ont déjà fait en Ukraine et en Moldavie, et pousser la Russie à y combattre »82, croient savoir Čekinov et Bogdanov en 2015. C’est particulièrement contre les anciennes parties de son empire que la Russie est incitée à « entrer en conflit armé », contre ses « alliés passifs », comme les appellent les colonels Polegaev et Alferov83. La guerre en Géorgie n’était pas vue autrement : la « marionnette » Saakachvili avait été incitée par Washington, selon un plan, à provoquer militairement la Russie, pour tester, affaiblir et même humilier celle-ci84.

La présence et l’imminence de l’agression

33Dans cette atmosphère d’hostilité et de conspiration, les théoriciens militaires russes se persuadent qu’une agression contre la Russie est imminente ou déjà en cours. Il peut s’agir soit de stratégies indirectes, soit d’une lutte armée (souvent nucléaire).

34Dans le premier cas, les théoriciens militaires russes évoquent principalement une subversion armée et une révolution, mais également une guerre informationnelle et une « guerre hybride ». Ainsi, l’Occident est accusé en 2009 d’utiliser le « nationalisme, le chauvinisme et le fascisme » comme « l’arme parfaite » pour détruire la Russie nucléaire85. La même année, les colonels Čengaev et Balenko écrivent qu’une guérilla savamment planifiée et organisée par l’OTAN est en cours contre la Russie86. Les manifestations organisées par l’opposition politique en Russie entre 2011 et 2012 sont évidemment « imposée[s] par l’Occident » et l’ambassadeur américain Michael McFaul n’est qu’un organisateur envoyé « pour mettre en œuvre le scénario de la “révolution de couleur” »87, assurent Kuz’min et Râbošapko. Les références aux attaques informationnelles de l’Occident sont innombrables et probablement les plus installées dans la littérature militaire russe. Il peut être question d’« attaque culturo-informationnelle intense »88, de « guerre idéologique »89 mais aussi et surtout de « guerre informationnelle »90, dans laquelle les États-Unis et l’OTAN entraîneraient la Russie91. Le concept occidental de guerre hybride a également été employé pour dénoncer les actions américaines. Ainsi, le commandant en chef du district militaire occidental, Sidorov, affirme à la conférence de l’AVN de 2015 que l’Occident mène alors « la première phase d’une guerre hybride » contre la Russie92. C’est également l’avis de l’économiste Kobâkov, qui intervient à cette même conférence l’année suivante : « Une “guerre hybride” est menée contre la Russie »93. Le vice-président de l’AVN et général de brigade Šeremet pense au même moment qu’une « lutte contre les infrastructures » (voir chap. 3) est menée en Russie par ses ennemis94.

35Mais la Russie fait également face à une agression armée imminente. Si l’on excepte l’article particulièrement alarmiste de Železnov en 2008, dans lequel il ne laissait pas plus de « six mois » à vivre à la Russie avant que sa « destruction […] prévue et calculée » ne survienne95, cette « menace » semble prendre de l’ampleur à partir de 2013. Par exemple, Gareev affirme, entre 2013 et 2016, que les États-Unis se préparent depuis « dix ans maintenant » à une « attaque massive soudaine contre nos forces nucléaires stratégiques »96. Washington s’apprête à mener une guerre nucléaire contre la Russie, et souhaite lancer la première frappe, croit savoir le chef de la Faculté militaire et de sciences humaines de la VUMO, Bernackih97. Les États-Unis sont même sur le point de déclencher une guerre mondiale pour continuer d’étendre leur hégémonie sur le monde, comme pour les deux précédentes guerres mondiales, assure Karpilenâ en 201698.

36Persuadés d’être la cible d’attaques non militaires ou militaires, la majorité des théoriciens militaires russes voient dans toute action occidentale les germes ou le signe d’une agression contre la Russie. Ainsi, convaincu que « l’expansion [de l’Ouest] est en cours », Gareev affirme à plusieurs reprises que « l’accent a été mis [en Occident] sur le développement de sources d’énergie alternatives afin de priver la Russie de revenus […] et de la mettre en danger d’effondrement socio-économique »99. La « désintégration de la Yougoslavie » est ainsi vue par Vorob’ёv et Kiselëv (2014) comme un « coup indirect à la souveraineté de la Russie », juste avant de citer les propos de l’ex-ministre Ivanov sur le fait que des « gens et des organisations » mènent une guerre contre la Russie, ainsi que le verbatim putatif de la réunion « secrète » (précédemment évoquée) entre Clinton et ses généraux en 1995, relatant un plan de désintégration de la Russie100. Parce que les actions américaines visent directement ou indirectement à agresser la Russie, toute convergence éventuelle de vues et d’intérêts entre Moscou et Washington devient suspecte : « ne suivez pas la politique américaine, ne faites pas ce qu’ils attendent »101, avertit Mikrûkov en 2015.

Une Russie avilie, désinformée et infiltrée

37Si l’intérêt croissant, au milieu des années 1990, pour l’utilisation stratégique des outils informationnels s’inscrit d’une part dans une tradition historique de volonté de contrôle des consciences revitalisée par la révolution de l’information en Russie (Thom 2018 : 37), et d’autre part dans la perception traditionnellement hostile du monde où règne le mythe du complot, il s’explique aussi par le choc qu’a pu constituer l’issue victorieuse de la seconde campagne présidentielle de Boris El’cin en juin 1996. Très malade et annoncé battu, El’cin fait une remontée spectaculaire grâce au soutien de tous les grands médias (Mendras 1997 : 193-194). Cela a pu être vécu par ses opposants (dont beaucoup d’officiers supérieurs et généraux) comme le fruit d’une manipulation sophistiquée de la population, pilotée depuis l’extérieur.

Un peuple avili de l’intérieur

38À partir de 1996, les mentions de dégénérescence du peuple et des élites russes se multiplient dans la littérature militaire russe. Cette destruction génétique et civilisationnelle est perçue comme étant le fruit des stratégies indirectes de l’ennemi, principalement américaines. « La plupart des médias, du cinéma et des théâtres travaillent contre la formation de la conscience de défense des citoyens »102, s’inquiète Gareev à la conférence de l’AVN de 2011. En 1996, chez le général Korotčenko, l’importance et le contenu du concept de confrontation psychologico-informationnelle qu’il propose découlent de l’observation d’une « forte augmentation de la maladie mentale » en Russie, due au « traitement psychologico-informationnel actif et résolu de la population dans une direction qui lui est défavorable », à la « désinformation » et à la « démolition de la mentalité russe »103. Pour Kirillov, en 1998, la perte d’identité qui sévit parmi la population russe est un terreau pour l’utilisation des stratégies non militaires (informationnelle, psychologique etc.) de l’ennemi, dont les conséquences « s’avéreront beaucoup plus graves que pendant la guerre avec des moyens traditionnels »104.

39Si certains constatent simplement cette dégénérescence comme le colonel Surin en 2004, pour qui « le pool génétique [russe] dégénère »105, d’autres, plus nombreux, reprennent la thèse de Korotčenko, à l’instar de Karp en 2011, pour qui la crise démographique russe est le « résultat de la défaite des esprits dans la guerre informationnelle des esprits »106. « Le développement culturel et civilisationnel » est ainsi dirigé en Russie, de l’extérieur, dans le cadre du chaos contrôlé, affirme Bartoš en 2014107. C’est pourquoi l’introduction du piercing en Russie a été comprise par Râbošapko (2008) comme le résultat d’une guerre informationnelle menée contre la Russie.

40Dans ce constat d’avilissement, la jeunesse russe suscite une inquiétude spécifique des théoriciens militaires, ce qui est typique du mythe du complot (Girardet 1986 : 40-41). En 2004, Surin parle ainsi de « politique de corruption culturelle, spirituelle et morale » visant « particulièrement la jeunesse » par « l’imposition de la culture pro-occidentale et des valeurs de la société de consommation »108. Les médias de masse, affirme Filippovyh à la conférence de l’AVN de 2011, n’éduquent plus correctement la jeunesse mais l’abaissent en cultivant de « faibles qualités », en « déformant » les « valeurs spirituelles et morales », voire en révisant l’« histoire de leur propre Patrie »109. En 2012, à cette même conférence, le constat de l’historien Minnibaev est sans appel :

[…] une véritable guerre pour l’âme humaine a lieu dans l’espace informationnel de la Russie depuis ces dernières décennies. […] l’ensemble de la mentalité et du mode de vie de nos compatriotes est programmé et modifié. Cela signifie qu’une masse croissante de personnes, en particulier la jeunesse, est trompée par de fausses valeurs, subordonnée à des influences extérieures, est zombifiée et perd la faculté de défendre sa sécurité et ses intérêts nationaux propres, y compris au sein des forces armées russes110.

41Pour Bel’skij et Klimenko, la jeunesse est formatée par les « colporteurs d’influence » occidentaux en prévision des « révolutions de couleur » où les jeunes « jouent un rôle clé » : ils deviennent « superficiels, égocentriques et même antihumains », n’assument pas leurs responsabilités civiques, et sont « socialement immatures et immoraux, intolérants et agressifs »111.

42La même année, si Korabel’nikov et Volkova s’intéressent à la corruption de la jeunesse, c’est l’ensemble de la société russe qui concentre leur attention. La dégénérescence du peuple est d’abord le fait des médias, et notamment de la télévision, qui relayent « d’étranges créatures gambillant, gigotant avec des guitares », imposées « en tant qu’idoles », et promeuvent la licence, la complaisance, l’obséquiosité, l’effémination, la veulerie, la permissivité et l’irresponsabilité112. Le « bizutage » dans l’armée est qualifié de « laideurs introduites depuis l’extérieur dans les troupes », tandis que le « rock, la vidéo, la pornographie et l’alcool » détruisent les « fondements moraux de la société »113. En 2016, le lieutenant-colonel de la VARVSN Mikrûkov évoque aussi les médias russes comme étant des instruments de « l’Occident et de ses agents d’influence », qui disséminent la « promotion de la “démocratie” », la « culture de la violence et de la déviance morale », mais aussi la « propagande des mœurs les plus débridées et des modes de vie contre nature – nudisme, homosexualité, féminisme et transgenrisme », menant à « la disparition de la nation en tant que telle »114.

43Pour Andreev, comme pour Sulakšin, ce sont les théories occidentales elles-mêmes, transférées en Russie, qui sont destinées à avilir les élites, diminuer leur niveau de compétence, les « zombifier », pour les manipuler ensuite et « entraver le développement socio-économique de la Russie »115. On le voit, dans cette entreprise d’avilissement, la désinformation joue un rôle central et mérite un développement particulier.

Le règne de la désinformation

44Pour les théoriciens militaires russes, la désinformation est omniprésente dans tous les domaines, bien que ce soit sa « présence » dans la science militaire qui nous intéresse au premier chef. Cette conception paranoïaque d’un monde fait de fausses informations est un élément déterminant de la pensée stratégique en Russie. Son effet sur la théorisation du contournement de la lutte armée est d’ailleurs contradictoire. D’un côté, le « technologisme », à travers l’utilisation d’armes et équipements avancés, est perçu comme un « piège » tendu, au même titre que la course aux armements jadis, et suscite, par contradiction, la volonté des militaires russes de miser sur des moyens non militaires. D’ailleurs, contrairement aux prétentions américaines quant à leur succès lors de la guerre d’Irak en 2003, il est « évident », affirme Gareev, que l’« arme de haute précision la plus efficace [y] fut le dollar »116. De l’autre côté, cette atmosphère de conspiration est si enracinée que le révisionnisme dans la science militaire est lui-même soupçonné de relever d’une désinformation savamment orchestrée.

45Par exemple, si Gareev concède qu’« il n’est pas dangereux de lire des livres », il prévient tout de même que des « idées fausses », la « désinformation la plus sophistiquée », des « éléments de guerre informationnelle » y sont sournoisement introduits117. La désinformation à l’intérieur de la Russie est introduite dans tous les domaines, de la théorie économique à la science militaire118 en passant par l’histoire119. Au-delà d’Andreev (2016), certains comme Sulakšin (2014) en ont une vision particulièrement large, à travers la notion d’arme cognitive utilisée contre la Russie pour diffuser massivement de fausses théories dans tous les domaines (voir chap. 1)120.

46En réalité, la thèse d’une désinformation américaine systématique sur la prévalence de la technologie de pointe dans les guerres du futur est partagée assez tôt, et aggravée par les travaux de Vladimir Slipčenko, qui prône une vision technologiste de la guerre moderne (voir chap. 1). Ainsi, le général Čeban estime en 2003 que la « supériorité […] des armes de haute précision » est un « mythe » diffusé par la guerre informationnelle américaine pour « démontrer l’idée que la Russie en général ne peut rien faire »121. La commandante Makarenkova explique même en 2005 que cette propagande est diffusée à travers les jeux-vidéo pour « façonner l’image d’une future guerre qui correspond le mieux aux objectifs et aux intérêts de Washington – d’une “guerre du xxi^e siècle” de haute technologie et ultramoderne, d’une “guerre américaine” », qui permettrait « aux États-Unis d’être libérés de la nécessité de conduire des actions militaires prolongées à grande échelle »122.

47Le président de l’AVN, Gareev, a été particulièrement actif dans la dénonciation du « technologisme ». En 2000, par exemple, le vétéran russe prévient les théoriciens militaires qui vantent les mérites de la lutte électronique utilisée par l’armée américaine : « Il faut garder à l’esprit qu’il y a énormément de désinformation dans la sphère de la science militaire »123. La désinformation orchestrée dans la littérature militaire russe vise à « nous imposer […] des idées explicitement fantaisistes et irréelles », affirme-t-il en 2003124. Les « apologistes des guerres “virtuelles” et “asymétriques” », présentant l’art militaire russe passé comme obsolète font partie d’une « campagne informationnelle et de désinformation »125. Le domaine de la prévision de la nature des guerres futures est vérolé par « une désinformation sophistiquée », organisée à l’extérieur comme à l’intérieur du pays, et destinée à « imposer des idées fantaisistes et pseudo-innovatrices » qui conduiraient, si elles n’étaient pas « activement combattues », à l’absorption inutile des principales ressources financières et matérielles, explique Gareev en 2005126.

48Des ouvrages « spécialement sponsorisés », ajoute Gareev dans une référence claire à Slipčenko, évoquent ainsi des « opérations sans contact » qui, en réalité, serviraient à imposer l’idée que la victime de telles opérations est nécessairement vaincue (défaite programmée)127. L’expérience des conflits militaires en Yougoslavie, en Afghanistan et en Irak est « absolutisée » par des « actions informationnelles », alors même que les États-Unis et leurs alliés auraient remporté ces guerres non pas grâce à une « supériorité technologique », mais via des actions plus triviales (subversion, corruption, jeux politico-diplomatiques)128. Fondés sur ces expériences fantasmées et cette désinformation, « nos théoriciens militaires », affirme Gareev, ont popularisé « l’idée que les forces terrestres sont devenues obsolètes », et qu’elles auraient un rôle « auxiliaire »129.

49Les « experts de tendance libérale » (allusion à Rouslan Pouhov), qui minimisent les guerres à grande échelle et le rôle des forces terrestres, présentent leurs idées « de la manière la plus catégorique et sentencieuse comme des consignes d’instances inconnues », affirme Gareev en 2013130. « Si nous ne voulons pas nous tromper dans l’évaluation des nouvelles menaces géopolitiques […] nous ne devons pas nous fonder sur les poncifs [štampov] de désinformation qui nous sont imposés »131, ajoute le général d’armée.

50En 2016 Mikrûkov, s’inspirant de Sulakšin, évoque la désinformation « technologiste » injectée dans la science militaire russe par les États-Unis, avec l’idée que les « guerres futures seront […] sans contact, utilisant principalement des armes de haute précision non nucléaires » ; cela conduira, pense Mikrûkov, à une « défaite programmée » car l’armée russe n’aura aucune chance de gagner sur ce terrain132. L’année précédente, Mikrûkov avait associé cette idée de « défaite programmée » à « la guerre centrée sur le réseau (Network centric warfare) », dont « le but […] est d’imposer au monde entier l’idée que la concurrence militaire avec les États-Unis est impossible et dénuée de sens »133. En 2015, Kovalev, Malineckij et Matvienko s’opposent également au « piège mental » du « technologisme », à l’idée que les guerres du futur seront « centrées sur le réseau, à distance et sans contact » ; cela est une « disposition, […] activement introduite dans les composantes cognitives et affectives du public russe » et des élites politico-militaires, qui conduira à une « défaite programmée » dans des guerres que la Russie ne peut pas gagner134.

51Outre le « technologisme », la théorisation du contournement de la lutte armée est également considérée comme l’œuvre d’une désinformation « sophistiquée ». Cette accusation est portée assez tôt par les traditionalistes, comme Kirillov, en 1998, qui décrédibilise ainsi la guerre non traditionnelle :

C’est pourquoi les théories sur les guerres non traditionnelles, complètement « civilisées », « sans effusion de sang », « sans douleur » sont maintenant à la mode. Selon l’auteur [Kirillov], cela est fait consciemment et à dessein pour une raison simple : les faucons militaires, les requins du complexe militaro-industriel et les politiciens excentriques ne veulent pas mettre un obstacle fiable aux guerres dans le nouveau xxi^e siècle […]135.

52En 2007, Gareev commente également les publications révisionnistes sous l’angle de la conspiration :

Récemment, des publications sont apparues, dans lesquelles l’idée d’une transformation radicale de la guerre est prêchée […]. Les personnes qui partagent ce point de vue sont très agressives et appellent réactionnaires […] quiconque s’oppose à eux. Mais peu importe qu’ils se trompent ou qu’ils exécutent l’ordre de quelqu’un136.

53En 2013, le président de l’AVN réitère encore plus clairement ce soupçon, directement en introduction de son article et plusieurs mois après avoir lui-même infléchi quelque peu sa position et organisé un débat avec Danilenko :

[…] tout en étant attentif à tout ce qui est vraiment nouveau, il convient de garder à l’esprit […] [qu’il] existe de nombreuses idées fausses, de la désinformation ouverte et camouflée. Récemment, en liaison avec le rôle croissant des moyens non militaires de lutte, des tentatives ont été faites pour reconsidérer le concept même de l’essence de la guerre. […] Il existe de nombreux jugements de désinformation sur d’autres questions137.

54Les traditionalistes du CVSI, Zaharov, Hrâpov et Petrunâ évoquent eux des « tentatives » pour « substituer […] le phénomène de coercition militaire au phénomène de lutte armée », ou d’introduire « le terme d’actions indirectes » dans la science militaire, dont la conséquence, affirment les théoriciens militaires, pourrait être la disparition de la science militaire russe138.

55Cette propension à percevoir toute idée nouvelle qui dérangerait l’ordre établi comme une subversion de l’étranger n’est pourtant pas récente. Rappelons qu’à l’époque soviétique, le maréchal Sokolovskij considérait les études sur les moyens non militaires comme de la propagande : « Ces tentatives ont pour but de brouiller la compréhension de l’essence de la guerre moderne »139. Mihail Tuhačevskij ne disait pas autre chose d’Alexandr Svečin qu’il accusait (abusivement) de privilégier l’attrition à l’annihilation dans sa théorie : « [Svečin est] un canal d’influence de l’idéologie bourgeoise sur la théorie de l’art militaire »140. Le révisionniste Danilenko a d’ailleurs vu, dans ce dernier cas, à cause de l’« idéologie militaire » soviétique absolutisant la lutte armée, une des étapes manquées pour une compréhension élargie de la guerre141.

De la désinformation à l’infiltration et la critique du pouvoir politique

56Si la dénonciation de la désinformation qui envahit jusqu’au domaine de la recherche militaire en Russie est souvent floue, les théoriciens militaires russes ne se privent pas de nommer les infiltrés qui l’organisent dans le pays : les rédactions de radios étrangères implantées en Russie comme Radio Liberté142, les militants des droits de l’homme et les « pacifistes » comme L. M. Alekseeva143, les experts militaires indépendants comme R. Pouhov144, les employés d’ONG comme le centre Carnegie de Moscou145, et d’autres personnes jugées « ultra-libérales »146 ou vectrices de l’« idéologisation néolibérale de la science »147, sans compter les ambassadeurs étrangers comme Michael McFaul148 ou les opposants politiques comme Boris Nemcov149, ainsi que les écrivains, chanteurs, musiciens et politologues à la solde de l’ennemi150. La liste des infiltrés ultralibéraux, prêts à « faire des concessions à l’Amérique dans tous les domaines » et financés par des « ânes chargés d’or » comme A. V. Kozyrev, ou des va-t’en guerre prêts à rompre avec la politique « équilibrée » de Medvedev et Putin, est infinie151.

57Cette négation de l’autonomie de l’individu, de sa capacité à faire des choix indépendants, différents de ceux qu’approuvent les théoriciens militaires, voire de sa propension à l’erreur et l’incohérence, ce rejet de la complexité et du hasard émanent en partie du type de sociabilisation propre à la société totalitaire et ex-totalitaire dans laquelle tous ces théoriciens militaires ont été formés. Ce mode de pensée, les postulats déterministes du marxisme-léninisme et des théories géopolitiques, et les croyances centrales des élites politico-militaires russes justifient des actions radicales. Ainsi, pour Mikrûkov, le moratoire sur la peine de mort devrait être levé et les « infiltrés » éliminés152. Mus par les mêmes réflexes mécanistes et déterministes, Râbošapko et Fomin affirment en 2003 que les « crises énergétiques imminentes » ne pourront être gérées, notamment en Russie, que par des régimes de gouvernement autoritaires153.

58Les infiltrés, qui irriguent toutes les sphères de la société, se trouvent aussi et surtout à la tête de l’État russe. Bien que des critiques très acerbes et grossières puissent être adressées aux élites politiques russes, des critiques ou recommandations constructives et argumentées sont très régulièrement exprimées, sur toutes sortes de sujets, et notamment dans le domaine du contournement de la lutte armée. Par exemple, le fait d’avoir engagé une lutte armée contre la Géorgie en 2008 fut critiqué154 – il n’est pas non plus anodin que les révisionnistes Lutovinov et Danilenko aient publié leurs études juste après cette guerre155 – tandis que l’annexion de la Crimée « sans effusion de sang » fut encensée156.

59Toutefois, ces critiques constructives s’accompagnent de remarques et accusations qui traduisent une atmosphère de défiance enracinée. L’idée selon laquelle les élites ont trahi, délibérément ou non, les intérêts de l’Union soviétique et de la Russie est assez présente et régulièrement exprimée157.

60S’il existe en général une frontière dans ces critiques entre les périodes Gorbačëv-El’cin, souvent perçues comme étant une seule et même séquence, et Putin-Medvedev, certains théoriciens estiment que rien n’a changé avec Putin et Medvedev, voire que tout s’est accéléré. Ainsi, en 2009, l’ex-ministre de la Défense russe Rodionov fait de El’cin la marionnette des États-Unis et de la Grande-Bretagne qui ont « obstinément et avec talent promu le remplacement de El’cin, et […] El’cin a été “sommé” de démissionner volontairement »158. Toutefois, même si Rodionov explique que les dirigeants russes agissent aujourd’hui contre les intérêts de la Russie « sans s’en rendre compte », il estime que Putin aussi est l’homme des Anglo-Américains :

Après avoir obtenu le deuxième mandat d’El’cin à la présidence, l’Occident a commencé à chercher un remplaçant fiable à son protégé difficile à contrôler […] car il était convaincu qu’El’cin était par nature un destructeur imprévisible, et que le terrain d’essai, annoncé par Clinton, pourrait être perdu. La recherche d’un récepteur sobre et prévisible a commencé. Il fut trouvé. Et ils l’ont promu avec talent avec les technologies informationnelles, en peu de temps, de quidam à président159.

61En outre, le colonel à la retraite Lazarev et le sociologue Peršutkin profèrent en 2016 dans le VAVN de lourdes accusations de trahison à l’égard de El’cin et Putin, après avoir pris connaissance des prévisions de Stratfor pour la décennie 2015-2025, qui annonçaient que les centres régionaux de la Russie gagneraient en autonomie et que cela augmenterait les contradictions entre eux :

Pourquoi, sur les cartes étrangères, en conséquence de la destruction hypothétique de la Russie moderne, les frontières des quasi-États nouvellement formés coïncident-elles avec les frontières de la plupart des districts fédéraux ? Est-ce par hasard ou non ? Pourquoi l’idée de structurer le pays en districts fédéraux […] a-elle été si rapidement implantée à la fin des années 90 du siècle dernier ? […] La formation, à la frontière des périodes El’cin et Putin, des districts fédéraux et l’arrivée des représentants du président de la Fédération de Russie, ont été légitimées par le discours inaugural de V. V. Putin le 7 mai 2000 […]160.

62Si les critiques envers la présidence ont augmenté à partir du mandat de D. Medvedev, il semble qu’elles se soient poursuivies sur le même rythme après 2012, à l’époque où Putin redevient président.

63Les accusations de trahison à l’égard du pouvoir poutinien sont déjà perceptibles en 2003, à travers les articles des généraux Varennikov (conférence de l’AVN) et Nikolaev, qui eurent des relations conflictuelles avec le pouvoir politique161. Le général d’armée à la retraite Varennikov, ancien chef de la GOU (1979-1984) et alors député de la Douma pour Rodina, estime à la conférence de l’AVN de 2003 que les dirigeants russes sabotent les capacités restantes de la Russie, notamment dans le domaine industriel, où le « gouvernement russe [contribue à l’effondrement] » de la richesse du pays, en poursuivant une « ligne oligarchique de destruction criminelle », par la libéralisation d’industries importantes (EÈS de Russie, Slavneft’, Dal’vostugol’)162. À cette longue liste, il ajoute le « séparatisme tchétchène » et la « corruption » des élites. Il est intéressant de noter que c’est précisément en conclusion de ce développement, où l’officier supérieur accuse les dirigeants russes de trahison, que Varennikov partage son révisionnisme : « […] tout cela confirme qu’il existe aujourd’hui un danger réel de destruction de l’État sans guerre, comme ce fut le cas avec l’URSS. Plus précisément, c’est aussi une guerre, mais d’un type différent »163. La même année, dans le VAVN, le général d’armée Nikolaev, parti prématurément en réserve en 1998 et alors président du Comité de défense de la Douma, s’oppose quant à lui frontalement aux velléités réformatrices de l’organisation militaire par l’élite politique et estime que cette dernière détruit la Russie :

Il est parfaitement clair que la prétendue réforme militaire de l’ère de la libéralisation a rempli sa tâche stratégique de destruction de l’ancien État. […] Une telle réforme ne profite qu’aux adversaires potentiels de la Russie. Aujourd’hui, nous avons besoin d’une réforme militaire, et non pas d’un État destructeur, mais d’un État fort164.

64Mais c’est véritablement à partir de 2008, et ce presque exclusivement dans le VAVN, que les accusations de trahison se multiplient et culminent avec l’incroyable procès en trahison déjà évoqué par Lazarev et Peršutkin sur les districts fédéraux.

65Il est intéressant de noter qu’en 2008, quelques mois avant la guerre russo-géorgienne, six ans avant l’annexion de la Crimée et douze ans avant l’« opération militaire spéciale » contre l’Ukraine, la « détérioration marquée des relations » de Moscou avec une partie des pays de la CEI est jugée contre-productive et probablement l’œuvre d’un pilotage étranger du Kremlin : « Soit les analystes de l’administration présidentielle russe ne sont pas très intelligents, soit ils écrivent leurs suggestions en écoutant les “consultants” qui travaillent également pour le département d’État des États-Unis ou la CIA […] »165.

66En 2009, le colonel à la retraite, professeur au département de la tactique de l’OVA et membre du présidium de l’AVN, Korabel’nikov, se montre à la fois plus explicite et plus paranoïaque sur le sujet de l’immigration :

Nous sommes convaincus qu’en donnant le feu vert à la vague d’immigration clandestine, les cercles dirigeants du pays ont prévu les conséquences et les résultats de leurs actions. Et cela signifie que la situation de guerre ethnique à laquelle nous assistons aujourd’hui est créée artificiellement, délibérément et à dessein166.

67Et d’évoquer plus loin des « politiques antinationales délibérées du gouvernement actuel », lequel serait soumis à une « oligarchie mondiale » qui souhaiterait introduire des « microcircuits électroniques de contrôle dans le cerveau » des gens167.

68L’année suivante, Korabel’nikov regrette l’omnipotence de l’État russe, accusé ici de prévarication :

En l’absence de contrôle démocratique sur la direction de l’État et de moyens efficaces de tenir cette direction pour responsable, les dirigeants peuvent utiliser l’État de manière illimitée pour leurs objectifs personnels ou professionnels […]. Ceci est destructeur pour tout État, mais surtout pour la Russie, en raison […] de son incompétence, de sa corruption et de nombreuses autres lacunes des dirigeants à différents niveaux168.

69Une critique similaire de la politique russe des vingt dernières années a également été faite par le colonel Fomin et le docteur en sciences physico-mathématiques Antipov, en 2010. Selon eux, « les ressources naturelles ont pris des proportions énormes, déformant […] l’économie », et le concept de « verticale du pouvoir » a été très néfaste au développement économique de la Russie169. C’est pourquoi les deux auteurs invitent l’État à « se conformer plus étroitement aux intérêts nationaux et non aux institutions financières mondiales »170. À la fin de l’année suivante, en 2011, Fomin écrit un nouvel article avec le général de brigade du FSB à la retraite et vice-président de l’AVN Râbošapko, dans lequel El’cin, Putin et Medvedev sont considérés, plus crûment, comme des traîtres :

Ce qui s’est passé ensuite est bien connu : la trahison de l’« élite » du parti (il est impossible d’écrire ce mot sans guillemets pour ces 20 dernières années en Russie), la destruction du pays, la crise financière d’août 1998, le défaut de paiement. Dix ans plus tard – la crise de 2008 aux conséquences pour l’instant imprévisibles. Aujourd’hui, la question de la possibilité d’une existence ultérieure de la Russie telle qu’elle existe aujourd’hui est pertinente171.

70Pour le colonel Kovalev, futur membre du Présidium de l’AVN (y compris sous la présidence de Gerasimov) et le professeur du MGU Malkov, en 2012, la Russie s’enferme dans un rôle de fournisseurs d’énergies et de matières premières qui, à terme, pourrait conduire à l’effondrement du pays. Ils constatent toutefois que la corruption des dirigeants empêche de modifier cet état de fait :

L’élite actuelle « pétro-gazière » qui parasite sur le « tube » n’en est pas capable. Un changement d’élite est nécessaire, mais cela nécessite une volonté politique (jusqu’ici absente)172.

71La même année, le capitaine de vaisseau de réserve et premier vice-président de l’AGP Sivkov estime que la réforme militaire enclenchée en 2008 est l’œuvre des agents occidentaux :

[…] la « cinquième colonne de l’Occident » exerce une influence significative sur la prise de décision dans le domaine de la défense du pays, en particulier sur l’orientation de la construction des forces armées russes173.

72Sur un autre sujet, Balabuševič, Gurskij et Kokoulin, de l’OVA, critiquent les manœuvres des « élites politiques », des « dirigeants », dont ils estiment qu’ils « doivent abandonner leurs tentatives de flirter avec la religion et les associations religieuses afin de réaliser leurs intérêts égoïstes étroits »174.

73Le futur candidat à l’élection présidentielle 2018 Sulakšin affirme quant à lui, à la conférence annuelle de l’AVN de 2014, que les élites russes actuelles sont entièrement manipulées par l’étranger et agissent ainsi involontairement contre les intérêts de la Russie, et c’est devant le chef du GŠ qu’il exprime ses idées :

L’agresseur moderne […] détruit l’industrie de notre pays à l’aide d’armes cognitives et du gouvernement russe lui-même […]. La dynamique constante de ce processus révèle le fait que les résultats de la déformation ne sont pas accidentels, que la stratégie et la doctrine étatiques officielles erronées correspondantes s’appliquent175.

Conclusion du chapitre

74Pour les théoriciens militaires russes, la Russie est à la fois unique et isolée, forte et faible, et c’est à travers ce double constat que se justifie la thèse d’une Russie assiégée (qui semble l’être quel que soit le scénario)176, subissant une guerre indirecte et faisant face à l’imminence d’une agression armée. La Russie est infiltrée, son peuple avili et ses élites désinformées, parfois stipendiées et duplices. C’est dans cette atmosphère de conspiration que les théoriciens militaires ont favorisé l’étude de concepts stratégiques de contournement de la lutte armée, et ce d’abord parce qu’ils sont persuadés que la Russie en est la première victime. Pourtant, cette perception a également pu freiner la théorisation du contournement de la lutte armée, dans la mesure où l’agitation du spectre de la désinformation étrangère a pu servir d’outil aux traditionalistes pour délégitimer les révisionnistes. Ainsi, la perception hostile de l’environnement stratégique exhorte les théoriciens militaires à prendre en compte des stratégies ennemies (largement imaginaires) qui n’entraient pas habituellement dans le cadre de leur pensée stratégique, largement tournée vers la lutte armée.

75Nous avons voulu montrer avec ce chapitre et le précédent que c’est d’abord dans un processus de rejet et de diabolisation que les États-Unis et l’OTAN sont considérés. Toutefois, Kennan, à la suite des historiens de la Russie (par ex. Heller 2015 : 247), a probablement eu raison de parler de rapport d’« amour-haine » entretenu par les élites russes, a probablement eu raison de parler de rapport d’« amour-haine » entretenu par les élites russes à l’égard de l’Occident : si les théoriciens militaires russes rejettent et condamnent en bloc les prétendues stratégies indirectes occidentales, ils s’en inspirent aussi largement dans une démarche d’émulation.