L’échographie fœtale à Barcelone
Images anténatales, développement fœtal et droits reproductifs
p. 229-247
Texte intégral
1Depuis les années 1980, de nombreuses études à ancrage féministe s’appuyant sur une méthodologie qualitative ont exploré dans le détail les images fœtales. Ce que j’entends traiter ici, ce sont la construction, la production, la circulation, l’interprétation et l’usage des images du fœtus ainsi que leur variabilité à travers différents contextes sociaux et culturels, en me penchant notamment sur les considérations politiques qui s’y attachent et qui sont principalement liées au débat sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG).
2L’examen de l’échographie obstétricale constitue un espace privilégié lorsqu’il s’agit d’observer l’appropriation de l’image fœtale par les futurs parents et leur entourage au cours de la grossesse. Je me réfère ici au sens que donne Enric Porqueres i Gené (2017) à la relation d’appropriation, c’est-à-dire une « association entre corps propre et personnes proches » où le corps est le « terrain de négociation d’un lien de parenté » (Porqueres i Gené 2017 : 522). Lorsque la technologie échographique devient routinière aux États-Unis, aux alentours des années 1970, les sciences humaines et sociales centrées sur la reproduction s’en saisissent comme d’un sujet incontournable car elle constitue un espace où « les contradictions relatives aux aspects culturels de la reproduction deviennent évidentes » (Taylor 2008 : 21). Depuis ses prémices jusqu’à ce jour, l’intérêt ethnographique porté à l’échographie a permis d’observer comment, de l’usage de cette technologie, résultent l’assimilation de l’image fœtale à celle d’un corps humain tel qu’il apparaît après la naissance, ainsi que la création d’un fœtus-bébé. Cette assimilation, à laquelle participent d’autres technologies de visualisation et de reproduction d’images (comme la photographie ou l’endoscopie), est en étroite relation avec le processus d’attribution au fœtus du statut de personne individuelle et autonome (Petchesky 1987), avec toutes les répercussions politiques que cette représentation peut avoir.
3La façon dont les images échographiques sont construites dans la pratique diagnostique finit par opérer une césure entre le corps maternel et un corps fœtal présenté comme un petit être humain (« humunculus », Petchesky 1987 : 268), suscitant l’idée d’un individu fœtal autonome (ibid. : 270). Notons que l’échographie permet l’observation de mouvements et d’actions en temps réel, lesquels sont alors associés à des « comportements humains » (Zeichmeister 2001 : 393, ma traduction), renforçant l’idée d’une « petite personne » (« tiny little person », Zeichmeister 2001 : 393, ma traduction). Lors de son observation participante dans un service d’imagerie échographique à Montréal (Canada), Lisa M. Mitchell montre dans le détail le processus par lequel on attribue au fœtus « une identité sociale, de l’activité, des intentions, une conscience, des émotions et une subjectivité distincte ou potentiellement distincte » (Mitchell 2001 : 136, ma traduction), qualités propres au corps humain et à la personne adulte. À leur tour, les futures mères adoptent ce discours pour décrire le fœtus comme un être « avec un genre ainsi qu’un un comportement et un caractère propre et des ressemblances avec le reste de la famille, quelqu’un de proche » (ibid. : 145, ma traduction).
4L’aspect de la construction sociale du fœtus auquel je souhaite m’intéresser ici est celui de l’évolution, tout au long de la grossesse, de la relation entre l’image fœtale et toutes les références qui la lient au bébé et à la personne adulte – mouvements, actions, parties du corps – dont on connaît déjà le rôle qu’elles jouent dans la construction et l’interprétation de l’image. Dans la majorité des études qui traitent de cette relation, la question des changements que subissent les éléments constituants de l’identification à l’humain au fur et à mesure que la grossesse avance et que le développement fœtal progresse n’a pas fait l’objet d’analyses étendues. Pourtant, mon expérience de terrain en Espagne montre que ces éléments connaissent une véritable évolution, de laquelle j’essayerai de rendre compte dans ce chapitre.
5Le travail, en France, de Bénédicte Champenois-Rousseau (2011) à partir d’observations participantes dans le cadre d’examens échographiques constitue une exception. Son étude effectue une comparaison entre des échographies pratiquées, non seulement à deux moments différents de la grossesse, à deux étapes distinctes du développement fœtal (de la dixième à la douzième semaine d’aménorrhée), mais aussi dans des finalités diagnostiques différentes. Ces deux ensembles de circonstances produisent, au sujet de l’embryon et du fœtus, des discours qui s’articulent autour de caractéristiques différentes – une articulation qui se retrouve, très similaire, en Espagne, où a été mené le travail de terrain qui fournit le matériel pour ce chapitre. La comparaison entre les divers degrés d’humanité attribués au fœtus à ces deux étapes de son développement marque les seuils des « frontières de l’humain » : « On a pu voir que l’humanité des fœtus n’est pas donnée une fois pour toutes par l’échographie mais qu’elle est sujette à des variations et évolue avec la technique dans des contours qui se modifient » (Champenois-Rousseau 2011 : 56).
6Dans son texte, Bénédicte Champenois-Rousseau opère une distinction entre le « haricot à pattes » (p. 50) du début de grossesse, dont l’échographie ne capte pas de mouvement et ne peut véritablement proposer de référents à la figure humaine, et un « fœtus-enfant », construit dans des termes de potentialité et d’humanité que l’on a déjà décrits. C’est cette distinction qui constitue le point de départ de mon travail sur le contexte espagnol, dans lequel j’analyserai la relation entre ces deux formes ainsi que les rapports qu’elles entretiennent avec les représentations de la personne humaine. Une meilleure connaissance des liens de l’image fœtale à celle de cette personne à part entière et une attention prêtée aux changements qui se produisent au cours de la grossesse à cet égard me semblent cruciales pour une compréhension du débat qui a lieu actuellement en Espagne au sujet des droits reproductifs. En effet, la loi espagnole qui protège la santé sexuelle et reproductive, notamment l’interruption volontaire de grossesse, est parmi les législations les plus permissives d’Europe, mais l’Espagne étant un pays de forte tradition catholique, des mouvements d’opposition à l’IVG sont présents, qui souhaitent la remettre en question.
7Je commencerai par analyser la construction, la circulation, l’interprétation et l’appropriation des différentes représentations de l’embryon advenant au cours du premier trimestre de grossesse dans le cadre des pratiques liées à l’échographie et aux autres techniques d’imagerie, lesquelles contribuent à la création de l’ensemble des représentations visuelles du fœtus et de l’embryon. Je m’intéresserai ensuite à la manière dont ces images sont utilisées dans l’idéologie anti-avortement.
Matériau et méthodologie
8Mon travail de thèse a pour objectif d’analyser la place attribuée à l’embryon et au fœtus dans la construction sociale de la grossesse à Barcelone. La méthodologie choisie comporte des entretiens approfondis ainsi que des observations participantes de longue durée (2014-2017) sur différents sites : le service d’anatomie pathologique et le service de médecine materno-fœtale d’un hôpital universitaire ; des salons commerciaux destinés aux femmes enceintes et aux nouveaux parents ; des centres holistiques privés où des sages-femmes réalisent le suivi de grossesse ; des manifestations du mouvement anti-droit à l’IVG. L’analyse de la documentation papier recueillie sur ces quatre sites et destinée au grand public complète cette ethnographie.
Les différents temps des échographies
9J’ai trouvé particulièrement intéressante l’analyse de la lecture que font différents acteurs sociaux des images échographiques, tout comme le sens qu’on leur attribue dans les toutes premières semaines de la grossesse.
10Le travail de terrain a montré que les femmes comme les médecins prennent comme référent de l’échographie fœtale une image construite et anthropomorphe. Comme le montre l’analyse détaillée de Bénédicte Champenois-Rousseau (2011), à partir d’un certain nombre de semaines et grâce aux fonctions d’agrandissement, de contraste et d’orientation de la sonde, les professionnels peuvent isoler à l’écran une silhouette anthropomorphe et guider la femme enceinte et ses proches dans l’identification de différents éléments. Le corps humain adulte constitue ainsi un référent visuel essentiel que les parents utilisent, grâce au discours explicatif des obstétriciens-gynécologues, pour construire une image sociale et familiale de l’embryon ou du fœtus en parallèle de son image médicale.
11Toutefois, dans les toutes premières semaines de grossesse et jusqu’à la neuvième semaine environ, on note qu’il y a moins de correspondances établies entre l’image construite et les structures du corps humain (Champenois-Rousseau 2011). Il m’a donc paru essentiel de me pencher sur le matériel recueilli durant cette période où l’image fœtale, construite comme « autre » par rapport aux images d’un fœtus à des stades plus avancés, montre les différentes formes que peut prendre l’appropriation selon les étapes de la grossesse.
12Il faut préciser qu’il est difficile d’établir un nombre de semaines à partir duquel les images acquièrent un caractère anthropomorphe et qu’entre les deux types d’images fœtales, la dichotomie n’est pas nette. De nombreux facteurs entrent en jeu : l’objectif de l’échographie, la qualité de l’image et l’évolution de la grossesse. Aux alentours de la quatrième semaine, le sac gestationnel peut être visualisé ; à partir de la cinquième, on peut isoler l’image du sac vitellin ; à la sixième semaine environ, on peut faire apparaître à l’écran les deux pôles de l’embryon et capter le flux sanguin cardiaque par Doppler ; à partir de la huitième semaine, il devient plus aisé de montrer les différentes parties du corps fœtal (bras, jambes, mains, pieds, profil du visage) que les acteurs sociaux, femmes enceintes, professionnels de santé ou activistes, vont utiliser pour établir des similitudes avec un corps humain adulte et en bonne santé. À ce stade (huitième et neuvième semaines) on se trouve dans une sorte de zone grise où les images construites grâce aux médecins revêtent un caractère plus ou moins anthropomorphe en fonction de l’évolution de la grossesse, de la qualité de l’image et de la finalité de l’échographie.
13C’est généralement à la fin du premier trimestre que les sages-femmes adressent les femmes enceintes à un hôpital agréé de leur zone de résidence pour leur première échographie à valeur diagnostique. Celle-ci se fait la plupart du temps entre le début de la onzième et la fin de la treizième semaine. Elle comprend un calcul du risque de trisomies 13, 18 et 21 grâce à un examen qui requiert la présence d’un technicien spécifiquement formé et certifié ainsi que l’installation de logiciels de calcul spécifiques dans l’ordinateur. Dans le service qui nous a accueillie, on a l’habitude d’ouvrir et de terminer la séance échographique en montrant l’image à la femme enceinte et aux éventuels proches qui l’accompagnent : les médecins choisissent un agrandissement qui permet de montrer sur l’écran une grande partie de la poche des eaux. Ainsi, grâce à une orientation particulière de la sonde, on distingue la silhouette caractéristique d’une grande tête courbée sur le corps, dont Rosalynd Pollack Petchesky (1987) a montré qu’elle faisait désormais partie de notre imaginaire collectif. Cette image est aujourd’hui largement diffusée à Barcelone. Elle est si identifiable qu’elle est utilisée dans des publicités, sur les pancartes des opposants au droit à l’avortement et même par WhatsApp pour ceux qui désirent annoncer une grossesse à leurs proches. Cela s’explique notamment par l’histoire et la diffusion de cette image au niveau international, explorée par Petchesky (1987) et Taylor (2008), mais aussi par le fait que cette image est, pour la plupart des femmes, « leur » première image échographique, étant donné qu’elles effectuent leur première échographie entre le début de la onzième et la fin de la treizième semaine, ceci étant l’intervalle où il est possible d’effectuer un diagnostic prénatal à base échographique pour le dépistage de certaines altérations chromosomiques. Pour les femmes enceintes et les médecins, elle constitue de fait un référent.
14Cependant, dans le cadre de mes observations à Barcelone, j’ai noté que nombreuses sont les femmes qui ont déjà effectué une ou plusieurs échographies quand elles se rendent à cette échographie de dépistage. Cela ne concerne pas seulement celles qui sont suivies dans le secteur privé, où le standard est d’environ une échographie par mois, mais aussi celles qui sont suivies dans le secteur public. Ainsi, dans les entretiens recueillis, les informatrices font souvent cas d’échographies précoces, lesquelles sont réalisées pour toutes sortes de raisons. Les femmes ayant eu recours à l’assistance médicale à la procréation (AMP) bénéficient de visites échographiques post-transfert de la part de leur clinique (ou service) d’AMP avant d’être prises en charge dans le secteur public pour le suivi de grossesse. Les femmes enceintes présentant des saignements ou des douleurs sont encouragées à se présenter aux urgences où, d’après les données recueillies, leur prise en charge comprend généralement une échographie. Les femmes qui se trouvent dans des conditions sociosanitaires spécifiques, ou qui ont souffert de problèmes de santé au cours d’une grossesse précédente font l’objet d’un dispositif de contrôle comprenant un suivi hospitalier avec des échographies à chaque visite depuis le tout début de la grossesse. C’est notamment lors de ce dernier type de visites que j’ai eu l’occasion d’assister ponctuellement à des échographies entre la sixième et la neuvième semaine. Les notes de terrain sont utilisées pour la rédaction de ce chapitre.
15Comme le montrent les observations de Linda Layne (1999), dès le début de la grossesse, le langage employé par les femmes pour parler de l’image échographique révèle que le produit de la conception est perçu comme distinct de leur propre corps. Cependant, elles n’utilisent pas encore les termes de « bébé » ou d’« enfant » qui, d’après les notes de terrain, prennent une place majeure dans l’évocation des images produites au-delà des huitième et neuvième semaines. Avant cela, on utilise plutôt un lexique emprunté au monde végétal, à savoir des graines, des fruits et des légumes secs, un choix décrit par Mathieu (2017), lorsqu’elle analyse l’expérience du don d’embryons.
16Ainsi, une jeune femme, enceinte de quelques semaines à peine, demande une impression de l’échographie à son médecin alors qu’elle s’apprête à le saluer à la fin de l’examen et ajoute, comme pour justifier sa requête, « même si c’est juste une cacahuète… »
17La cacahuète, comme le pois chiche et le haricot, revient à plusieurs reprises dans les notes de terrain. Par exemple, Esteve, déjà père de deux enfants avec Montse, compare l’échographie de la douzième semaine à l’expérience des grossesses précédentes. Il s’attendait à voir « un haricot vert » à l’écran mais cette fois-ci il observe une image dont il peut distinguer les caractéristiques anthropomorphes. De même, pour Alba et Carles, que j’ai rencontrés juste avant leur première échographie, à la douzième semaine, l’examen représente le premier contact avec ce qu’ils appellent « le haricot ». Leurs amis leur ont dit qu’ils n’y verraient « rien », « juste une petite masse ronde » (bultito). Avec ironie et une pointe d’orgueil, Alba ajoute que malgré tout, il s’agit de « sa petite boule à elle » (mi bultito). Enfin, Arianna, après la naissance de sa fille, raconte l’échographie pratiquée à la septième semaine alors qu’elle envisageait une interruption de grossesse et décrit cette première image échographique comme « un haricot vert » qu’elle regardait avec des sentiments contradictoires car elle ne savait pas s’il allait « rester » ou « partir ».
18Carla, quant à elle, fait la distinction entre sa première échographie et les deux suivantes. Ayant subi une fausse couche par le passé, elle a bénéficié, grâce à une amie qui travaille dans une clinique obstétrique, d’une échographie précoce à la sixième ou septième semaine de sa deuxième grossesse. C’est lors de cet examen qu’on lui a fait écouter un doppler des cellules cardiaques. Elle a réalisé deux autres échographies par la suite, dont l’échographie diagnostique qu’on lui a pratiquée juste avant notre entretien. Elle explique, suite à chacun de ces examens, « [qu’on] y voit tout bien, comme il faut » (se ve todo bien). Le terme « bien » est ambigu car il se réfère à la fois à la qualité de l’image, le fait qu’on peut identifier le fœtus et les parties de « son » corps, et au bon déroulement de la grossesse.
19Ruth aussi distingue les deux premières échographies (quatrième et septième semaines) de la troisième, qui a eu lieu à la douzième semaine. Elle utilise des termes médicaux pour décrire ces examens, probablement parce que la conception a été réalisée par AMP. Pour les deux premières, elle insiste sur l’impact de l’écoute du doppler fœtal (« le cœur ») tandis que pour la troisième, elle souligne qu’elle voit déjà « la forme du bébé, un fœtus avec sa tête, ses bras et ses jambes ».
20Quant à Pilar, alors qu’elle est sur le point de réaliser l’échographie de la douzième semaine, elle s’attend à voir le fœtus « en grand », avec ses bras et ses pieds. Lors de ses deux premières échographies, la première réalisée juste après avoir découvert la grossesse et la seconde trois semaines après, elle n’avait pu voir qu’une « petite olive », un « petit point », « rien, une petite boule » avec « beaucoup de tête et peu de corps ».
21Irina, soumise à des contrôles échographiques fréquents pour différentes raisons médicales, décrit aussi une « petite boule ». Pour elle, plus l’échographie est précoce, plus l’émotion suscitée est forte de voir « la personne qui se forme ». Son mari, Matteo, décrit son désir de voir l’évolution de la forme à l’écran au fur et à mesure des rendez-vous avec l’échographe car il y voit « à chaque fois plus clair ».
22Parallèlement, pour les couples qui ont participé à ce travail de recherche, l’échographie est une confirmation que la femme est « vraiment enceinte ». C’est le moment où ils prennent pleinement conscience de la réalité de la grossesse, en particulier s’il s’agit de la première grossesse choisie et qu’ils aient réussi à mener au-delà d’un certain terme. L’échographie permet alors d’ouvrir un espace de créativité dans le processus d’appropriation.
23Toutes ces échographies confirment donc que « quelque chose est là ». Il est intéressant de noter que le lexique employé pour décrire cette « chose » évoque des idées de potentialité et de germination et qu’il mêle le monde végétal au monde animal, établissant une certaine ambiguïté dans les catégories du vivant. De plus, les femmes définissent les images des toutes premières semaines comme incompréhensibles, « on n’y voit rien », et les distinguent des images prises successivement. Dans le cas d’Alba et dans celui de Matteo notamment, on observe que le processus d’appropriation se joue dans un contraste entre l’image anonyme, sans référent, et l’image chargée de significations personnelles et familiales : inscrire l’image et l’embryon/fœtus dans son corps comme étant « à soi » permet d’en marquer l’appartenance dans le réseau de parenté (Porqueres i Gené 2017) et dans l’histoire personnelle et familiale. Aussi, lorsque Matteo décrit le développement de la « petite boule », Irina répond par ces mots : « C’est ton fils qui grandit ».
24Alors même que les participants à cette recherche définissent la forme globale dans des termes qui n’appartiennent pas au champ lexical de l’être humain, ils décrivent l’image en fonction d’éléments propres du corps humain, surtout en ce qui concerne les pôles du fœtus avec l’emploi, par exemple, de références à « la tête ». En outre, lorsqu’ils examinent les différences entre les échographies effectuées, ils anticipent le développement des différentes parties du corps à partir des formes de ces êtres « germinatifs ». Dans leurs discours, le son du doppler cardiaque, qu’il est possible de reproduire à partir de la sixième semaine, est synonyme de mouvement, de dynamisme, de vie (voir aussi, au Mexique, Rebecca Mischell-Howes 2016).
25Ce type de discours humanise, non sans ambiguïté, les formes non-anthropomorphes d’abord présentées par le médecin, puis rapportées par les femmes. C’est le discours explicatif délivré par le médecin pendant les examens échographiques effectués sous le seuil des neuf semaines qui est à l’origine de cette humanisation.
26Au cours de ces visites, les médecins donnent à la femme et à ses proches les mesures en millimètres de l’embryon, leur indiquent ses deux pôles et leur annoncent les structures qui se développeront à partir de chaque pôle. Ils utilisent la fonction doppler pour capter le flux sanguin des cellules cardiaques et présentent ce son comme « le battement du cœur » du fœtus. Lorsqu’ils ne peuvent pas répondre à des questions spécifiques posées par les femmes sur la nature de structures qui apparaissent à l’écran, c’est que, disent-ils, « c’est encore tout petit ». Les médecins et les femmes enceintes échangent parfois sur l’aspect végétal de l’embryon, en forme de haricot ou de pois chiche. L’effort d’interprétation dû à l’opacité de ces images échographiques témoigne de leur généalogie : leur lecture nécessite un apprentissage.
Au-delà de l’expérience personnelle
27L’échographie est donc un moment privilégié dans la construction sociale et familiale de l’embryon au cours du premier trimestre. Néanmoins, d’autres images et d’autres informations à l’origine de cette construction sont produites, reproduites et circulent en dehors de l’usage et de la diffusion de la technologie échographique. L’ethnographie de Jeanelle Taylor (2008) a montré que le processus d’humanisation et de personnalisation de l’embryon au cours du premier trimestre n’a pas lieu qu’à l’intérieur du milieu clinique, et les données que j’ai recueillies confirment cette affirmation. Par leur discours explicatif, les médecins façonnent la réception des images échographiques, mais d’autres images viennent s’y ajouter.
28Lors de ce travail de recherche sur le terrain, j’ai pu rencontrer des femmes qui recourent pendant la grossesse à des dispositifs pédagogiques permettant de suivre la transformation et le développement de l’embryon, dont nous venons d’examiner les images dans le champ de l’examen échographique.
29Il s’agit, en l’occurrence, d’applications pour smartphones spécialement conçues pour la grossesse et de pages Internet destinées aux femmes enceintes. Les informatrices les évoquent régulièrement comme constituant l’une de leurs sources de connaissances sur la grossesse. D’après les données recueillies, du point de vue sociologique, l’usage de ces pages Internet et apps pour smartphones est assez transversal. Au fur et à mesure que leur grossesse progresse, ces femmes cherchent sur Internet et sur les applications des images de ce qui se passe à l’intérieur de leur corps. Les applications permettent d’obtenir des contenus personnalisés et synchronisés. Ainsi, une fiche hebdomadaire se met à jour automatiquement en fonction de l’âge gestationnel enregistré au moment de l’installation et il est possible de revenir aux fiches antérieures à tout moment.
30Le matériel que j’ai recueilli sur le terrain dans des contextes à visée commerciale ou idéologique rappelle fortement celui qui est présenté dans les apps. La majeure partie de ce matériel (tracts que j’ai conservés, posters photographiés, filmés…) donne à voir une série d’images prises à l’intérieur du sac amniotique, depuis la conception jusqu’à la naissance, et parfois au-delà. Il s’agit par exemple des images reproduites sur le poster promotionnel d’une entreprise d’échographies 3D-4D présente dans les salons commerciaux consacrés aux femmes enceintes. Dans l’objectif de vendre ces échographies sans finalité diagnostique, qui permettraient la création de moments familiaux et de souvenirs, on affiche pour chaque semaine de grossesse une image échographique en 3D, accompagnée d’une légende décrivant les structures, les mouvements et les réflexes observables du fœtus précisément à cette semaine-là. Il s’agit d’un dispositif visuel qui matérialise en images la représentation de la grossesse comme un parcours linéaire (Layne 1999). Cela a pour conséquence de créer l’image d’un fœtus « beau à acheter », la consommation étant un aspect crucial de la grossesse comme le montre Jeanelle Taylor (2008).
31Les informatrices font précisément référence à cette série de versions embryonnaires ou fœtales quand elles parlent du « processus », du « développement » que l’application leur permet de suivre et que jalonnent les échographies répétées.
32Les applications pour smartphones, avec leur calendrier qui compte les jours de grossesse et décompte les jours qui manquent avant l’accouchement, avec leurs images qui changent d’une semaine à l’autre, sont un exemple particulièrement adéquat de cette matérialisation. Le contenu diffusé est très proche de celui des manuels destinés aux femmes enceintes (sur ce point, voir aussi Lupton et Thomas 2015) auquel s’ajoutent un aspect interactif qui permet de créer ses souvenirs à soi et la portabilité qui permet un usage plus intégré dans la vie quotidienne. Les femmes, comme Núria, peuvent voir « comment ça va aujourd’hui » tandis qu’elles prennent le métro…, se rendent au travail le matin ou s’apprêtent à se coucher, quand leur enfant dort, comme Beatriz qui aime particulièrement regarder « comment ça évolue ». Une des apps que Núria me montre lors de l’entretien propose, pour chaque semaine de grossesse, des images échographiques en deux et trois dimensions ainsi que des images fœtoscopiques, reconstructions d’images prises par endoscopie à l’intérieur du sac amniotique. Une autre affiche, pour chaque semaine de grossesse, des photos de graines ou de fruits, de la graine de lin à la pastèque, afin de rendre concrets le poids et la taille de l’embryon ou fœtus en développement.
33Il est également important d’examiner la manière dont le premier trimestre de grossesse, en particulier les six premières semaines, est présenté et traité dans ces applications. On est, une fois encore, dans une dialectique entre construction anthropomorphe et non-anthropomorphe de la forme. L’agrandissement de l’œuf fécondé et de l’embryon à l’écran rend les images particulièrement esthétisées et frappantes. L’apparition de ces images dès l’ouverture de l’application marque leur importance, d’autant plus que le développement de l’embryon ou du fœtus est séparé de l’activité placentaire et que l’on ne mentionne guère le rôle et le développement aussi bien du cordon que du liquide amniotique. De plus, ces images sont introduites sur le mode de la personnalisation dès la conception au travers d’expressions telles que « ton bébé » ou « ton enfant ». En cela, les apps reproduisent le discours des manuels qui, dans l’analyse qu’en fait Lisa M. Mitchell (2001), présentent l’embryon des premières semaines comme « actif et sensible, partie intégrante de la vie sociale » (Mitchell 2001 : 95, ma traduction). Il est important de noter que l’embryogenèse est envisagée dans une perspective téléologique puisqu’on anticipe le développement des systèmes et des organes à partir de l’accroissement cellulaire et de la formation des trois couches embryonnaires. Ainsi, dans une fiche au sujet de la troisième semaine d’aménorrhée, on mentionne déjà les yeux. Ces applications contribuent donc à créer une succession d’embryons et fœtus différents selon la semaine de grossesse, ainsi qu’à humaniser cette série linéaire et ininterrompue depuis son commencement, en lui conférant la qualité de vie individuelle (Lupton et Thomas 2015).
Le premier trimestre de grossesse
34Bien que l’usage des applications contribue à humaniser et individualiser fortement l’embryon ou le fœtus en début de grossesse, leur langage n’est pas dépourvu d’ambiguïté. À côté d’expressions familières et affectives comme « ton bébé » et « ton enfant », on trouve des expressions plus neutres et objectives comme « embryon » ou « fœtus ». Ces applications informent les femmes à la fin du premier trimestre que le risque de fausse couche a fortement diminué alors qu’elles leur ont suggéré dès la cinquième semaine d’annoncer « la bonne nouvelle ». Elles mentionnent les examens de diagnostic prénatal les plus répandus, certaines sont même synchronisées avec le calendrier des examens. Enfin, le système de commercialisation des applications présente également une certaine ambiguïté. En effet, Núria souligne – ce que j’ai vérifié par la suite – qu’Embarazo+, l’une des applications les plus populaires, devient payante après la quatorzième semaine. Il est intéressant de constater que c’est à partir de la quatorzième semaine que le risque de fausse couche devient relativement bas et que c’est à cette date que la loi espagnole fixe la limite pour obtenir une interruption volontaire de grossesse, pratique qui n’est d’ailleurs jamais mentionnée dans ces applications. En Catalogne, en outre, le calendrier des épreuves diagnostiques prénatales est conçu de façon à maximiser les chances de détecter les altérations chromosomiques les plus fréquentes, justement avant la quatorzième semaine.
35L’observation, d’une part, de la manière dont sont représentées la relation et la transition entre les différentes étapes du développement embryonnaire et, d’autre part, de la manière dont les femmes enceintes vivent ces transitions au quotidien, nous permet d’examiner dans le détail l’ambiguïté qui caractérise le premier trimestre de grossesse. Dans les discours et pratiques que j’ai observés sur le terrain, cette ambiguïté s’explique en premier lieu par les histoires reproductives des femmes rencontrées, certaines ayant déjà vécu une fausse couche, un événement qui a lieu le plus souvent avant la douzième semaine de grossesse selon les statistiques. Nombre de mes informatrices choisissent de prendre des décisions cruciales quant à l’avenir de la grossesse en fonction du résultat de la première échographie diagnostique, un examen dont Champenois-Rousseau donne une analyse exhaustive pour le cas français. Il s’agit, dans le système public, d’un rendez-vous officiel inscrit à l’agenda dès le début du suivi de grossesse. Cet examen, censé fournir plusieurs informations dont le calcul du risque des trisomies les plus fréquentes, représente, d’après mes entretiens, une véritable étape à franchir pour plusieurs des femmes rencontrées. Dans son ethnographie, Jeanelle Taylor (2008) montre une contradiction propre à l’échographie. La grossesse est vécue comme une condition provisoire jusqu’à ce que l’échographie (au service du diagnostic prénatal et de la médecine fœtale) montre que « tout va bien ». Parallèlement, l’usage intime et familier de cette même technologie d’imagerie contribue à présenter la grossesse comme une relation d’amour, de tendresse et de protection à l’égard d’une petite personne à part entière, véritable enfant in utero, depuis le premier moment de grossesse avérée. Pour les femmes enceintes rencontrées dans cette étude, l’échographie fœtale représente à la fois l’investissement de ces liens d’appropriation et le moyen principal d’établir la « normalité » de la grossesse – un terme émique du jargon médical qui désigne l’absence d’altérations génétiques ainsi qu’un développement fœtal, amniotique, vasculaire et placentaire correspondant aux standards établis par la littérature scientifique en médicine materno-fœtale.
36Ainsi, les échographies effectuées avant la onzième semaine font bien l’objet de pratiques et de discours d’humanisation et d’individualisation de l’embryon et du fœtus, mais elles acquièrent un sens différent à la lumière des résultats de la première échographie dite diagnostique. À partir de cette dernière, réalisée de la onzième à la treizième semaine, les futurs parents sont en mesure de passer du stade où « quelque chose est là » au stade où « quelqu’un est là » et de partager finalement l’image échographique avec leur famille et leurs amis. D’une part, ces images sont plus lisibles et évocatrices que les précédentes, et d’autre part, on considère que le temps est venu d’annoncer la grossesse et de s’en réjouir.
Significations politiques
37Le processus d’humanisation et de personnalisation des embryons et des fœtus est bien évidemment lié à des considérations d’ordre politique. Plusieurs études ont déjà montré comment le recours massif à l’échographique obstétrique a contribué à faire du fœtus le sujet d’importants enjeux politiques. Autour de ce nouveau protagoniste, les opposants au droit à l’interruption volontaire de grossesse ont élaboré des stratégies et lancé des débats quant à son statut sur les plans ontologique, légal et moral (analysés dans le détail par Mitchell 2001 ; Morgan et Michaels 1999 ; Petchesky 1987 ; Taylor 2008). Dans le contexte barcelonais, la rhétorique de ce mouvement s’appuie sur des mécanismes qui font advenir l’humanisation et la personnification de l’embryon et du fœtus dès les premiers moments de la grossesse. Ils utilisent évidemment l’imagerie fœtale anthropomorphe, ce profil désormais reconnaissable au premier coup d’œil, comme icône et fétiche – terme consacré par Petchesky (1987) – d’une humanité universelle. Certains tracts recueillis sur le terrain illustrent, avec des variations dans les détails et la présentation des phases, cette évolution visuelle de l’embryon et du fœtus qui s’achève sur l’image d’un bébé blanc et bien portant, tout droit sorti d’une photographie de la fameuse photographe australienne Anne Geddes. Celle-ci crée des portraits de nouveau-nés les plaçant sur le devant de la scène, y compris quand des adultes sont présents dans l’image. Le décor et les déguisements (formes animales et végétales, reproductions agrandies d’éléments naturels, fonds coloriés) proposent une atmosphère onirique, évoquant la tendresse et l’amour. Depuis le début des années 1990, Anne Geddes connaît un succès international grâce à la reproduction de ces portraits sur des calendriers, des articles de papeterie, des posters, etc.
38On relève cependant qu’en 2018, en Espagne, la plupart des interruptions sont intervenues avant la huitième semaine (voir chiffres du Ministerio de Sanidad, Consumo y Bienestar Social – ministère espagnol de la Santé, de la Consommation, et du Bien-être social). Le « fœtus-bébé » ne correspond donc pas au type d’images échographiques réalisées à cet âge gestationnel. Il faut alors examiner comment s’articule, ontologiquement, l’identification alternative proposée par les militants dans le but de susciter le réflexe de classer comme humain ce qui n’apparaît pourtant pas comme tel à l’écran.
39Prenons le récit onto-génésique affiché sur les panneaux rétroéclairés du musée de la Vie à Barcelone. Installé au sous-sol d’une église située dans un quartier central, ce musée a été créé par un réseau fédérant plusieurs groupes qui s’autodéfinissent pro-life (pro-vida, en espagnol et en catalan). Il s’agit d’une exposition permanente composée de panneaux pourvus de graphiques, de textes et de vidéos, dont le but est d’illustrer et de transmettre les principales thèses de l’idéologie contraire au droit à l’interruption volontaire de grossesse. Par exemple, la première section de l’exposition s’intitule « Ce que la science dit » et présente une série d’images embryonnaires formant une ligne chronologique stratégiquement isolée. Celle-ci reconstruit le déroulement de la grossesse en utilisant des images par fœtoscopie, une technique qui permet de créer des images en rose-jaune, précisément la couleur de la peau. Parallèlement, une vidéo montre le développement embryonnaire et fœtal pendant la grossesse, reconstitué par ordinateur jusqu’à l’entrée de la tête du fœtus dans le canal d’accouchement. En ce qui concerne les images de l’œuf fécondé et de l’embryon, les tracts et les panneaux évoquent l’apparition d’un « nouvel ADN », différent de celui de la mère. Ils exposent les structures qui sont « en train de se développer » et mettent en valeur les fonctions physiologiques que le fœtus « maîtrise » déjà, ce dont il est « capable ». Enfin, ils soulignent en particulier le moment où il devient possible d’« écouter les battements du cœur ».
40C’est précisément ce « battement du cœur » que les mouvements d’opposition au droit à l’IVG ont choisi comme l’un des outils rhétoriques récurrents pour introduire dans le débat public l’idée d’une identification ontologique. La fonction doppler, observée sur le terrain lors des visites et mentionnée par les participants à cette étude, permet de capter le flux sanguin, produisant un son typique qui reproduit l’activité cardiaque fœtale. À l’instar de l’échographie, cette fonction a un caractère hybride : développée à des fins diagnostiques, les médecins l’utilisent aussi à des fins ludiques, émotionnelles et communicatives, comme lorsqu’ils montrent l’écran aux couples à la fin de l’examen. Si l’usage dans l’espace public de l’image échographique du fœtus et de son profil désormais reconnaissable a déjà fait l’objet de nombreuses et riches analyses (Mitchell 2001 ; Morgan et Michaels 1999 ; Taylor 2008), le doppler fœtal est moins étudié dans ce contexte. Il offre pourtant une alternative permettant de matérialiser l’embryon dans l’espace public au stade où l’interruption de grossesse est la plus probable, un outil qui permet de pallier l’absence de référents visuels immédiats au corps humain.
41En juin 2017, un réseau d’opposants à l’IVG, présent sur tout le territoire, a organisé une série de manifestations dans les principales villes d’Espagne pour demander une modification de la loi sur l’IVG. Ils proposaient de rendre obligatoire, pour toute femme ayant choisi l’IVG, un examen échographique qui aurait comporté une description de l’image et, justement, une écoute du doppler cardiaque. Dans leur discours, le doppler constituerait une preuve que la femme enceinte et le produit de la conception sont bien deux « personnes » distinctes donc égales en droits, comme le montrent également les ADN différents présentés sur le panneau du musée, qui décrit avec minutie les premiers instants après la fécondation de l’œuf comme la combinaison unique et originale que la fusion entre l’ADN des gamètes masculins et féminins confère à l’œuf fécondé.
42Pour en revenir aux manifestations de juin 2017, le slogan employé était précisément : « un battement, une vie ». Devant le palais du gouvernement régional catalan, La Generalitat, on pouvait écouter, en fin de parcours de manifestation, l’enregistrement d’un doppler cardiaque fœtal amplifié par des enceintes portables. Dans une ambulance garée à l’extérieur d’une clinique d’IVG, des activistes anti-choix avaient enregistré ce battement après avoir proposé des échographies aux personnes entrant dans la clinique dans le but de leur faire changer d’avis. Le choix de l’enregistrement, du lieu et du moment est symbolique : faire écouter à la citoyenneté, ainsi qu’aux pouvoirs publics, la preuve que le fœtus est un membre de la société à part entière, car bien vivant et présent parmi nous.
43Les opposants à l’IVG se servent donc des significations culturellement associées au battement du cœur mais aussi des pratiques familiales et intimes qui se jouent autour du doppler pour compenser des images échographiques moins propices à la mise en scène.
Conclusion
44L’analyse des données ethnographiques révèle une tension dans le discours sur l’image échographique, marquée par deux représentations divergentes de l’embryon ou fœtus : l’une, non-anthropomorphe, l’autre, anthropomorphe. Cette dernière se construit dans la pensée d’un être humain en puissance, dont le corps serait distinct du corps de la mère. Ce « quelque chose » qui est « bien là » fait l’objet d’un processus d’individualisation aussi fort qu’ambigu. Dans le panorama des imageries fœtales que j’ai observé au cours de cette étude, à côté des images échographiques, d’autres images, dont la création et la diffusion répondent à différents agendas politiques et commerciaux, sont largement répandues et accessibles sur différents sites. Elles participent alors au processus de production et de reproduction des représentations relatives aux phases du développement fœtal, construit comme linéaire. L’analyse des relations entre ces différentes phases et l’ensemble des images fœtales présentées a permis de mettre en relief les variations de représentations qui fluctuent, selon l’avancement de la grossesse et le moment du développement, entre embryon ou fœtus et corps humain à part entière.
45Depuis les années 1980, les chercheurs qui se sont intéressés à l’échographie fœtale ont tenté de répondre à une question fondamentale, celle des effets qui peuvent découler de l’usage de cette technologie quant à l’expérience de la grossesse. Comme le montre Ingrid Zeichmeister (2001), la distinction entre corps maternel et corps fœtal ainsi que la construction de ce dernier comme individu à part entière jouent un rôle crucial sur l’expérience de la grossesse, l’auto-détermination reproductive, et la responsabilité attribuée à la personne enceinte vis-à-vis du sujet fœtal. En occupant le devant de la scène échographique, le fœtus devient ainsi le véritable sujet et protagoniste de la reproduction (Morgan et Michaels 1999). Le cas espagnol montre que pour saisir pleinement la portée de l’impact des technologies d’imagerie et ses conséquences, il est important de ne pas négliger l’analyse spécifique des images produites en début de grossesse. En raison de la pratique d’échographies de plus en plus précoces, et avec la diffusion de multiples images fœtales dans une multitude de contextes, l’image anténatale entretient, depuis le stade précoce de la fécondation de l’œuf, une relation complexe avec le processus d’individualisation.
Bibliographie
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Auteur
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