L’embryon vient-il en pensant ?
L’accueil d’embryons en France1
p. 209-227
Texte intégral
1« Un embryon, oui, ce sont des cellules, mais c’est un peu plus, c’est un peu de vie » explique cette femme qui, avec son mari, vient de proposer leurs embryons surnuméraires issus d’une fécondation in vitro pour un accueil d’embryons. Comment des personnes qui, parvenues au terme d’un parcours d’assistance médicale à la procréation (AMP) et celles qui se voient proposer un accueil d’embryons, se représentent-elles cet embryon ? À la suite d’un précédent travail portant sur des parcours d’AMP dans des hôpitaux français (Mathieu 2013), une enquête de type ethnographique a été menée sur l’accueil d’embryons français2.
2Des travaux précurseurs (Bateman et Salem 1998 ; Franklin et Roberts 2001 ; Becker 2000 ; Thompson 2005) ont montré que l’embryon est une entité flottante, prise entre chose et personne, une entité plurielle qu’il convient de penser dans la temporalité du processus d’AMP et dans le faisceau de relations (incluant aussi le rapport des personnes à la science, à la technologie, à la religion) dans lequel il s’inscrit. Les représentations de l’embryon puisent donc à de multiples réservoirs de sens, empruntant à la science, aux valeurs morales, à la conception de l’enfant. L’embryon peut aussi s’appréhender en étudiant son statut « relationnel », c’est-à-dire « les relations que d’autres personnes, possédant elles-mêmes un statut, peuvent entretenir avec lui » (Giraud 2014 : 53). En sorte qu’il n’y pas une mais des représentations de l’embryon. La temporalité des parcours d’AMP est ainsi centrale pour saisir ce qui est ici en jeu (Mathieu 2017). C’est une démarche ethnographique qui sera ici privilégiée, pour rendre au mieux compte de la richesse du matériau recueilli sur ce terrain.
L’accueil d’embryons : une pratique récente
3Afin d’éviter la destruction des embryons surnuméraires issus de fécondations in vitro (FIV), l’accueil d’embryon a été autorisé par la loi du 29 juillet 1994. Les conditions en ont été précisées par la loi du 6 août 2004 et le décret d’application en date du 22 décembre 2006. Son accès est réservé aux couples hétérosexuels, pour lesquels toutes les tentatives d’AMP ont échoué. C’est en 2004 que le premier enfant vivant né d’un accueil d’embryons voit le jour en France. Le terme « accueil d’embryons » recouvre les deux types de couple impliqués dans cette pratique, les donneurs comme les receveurs. Cette pratique reste extrêmement rare : en 2014, 616 couples ont proposé que leurs embryons soient accueillis (ce qui représente potentiellement 1807 embryons conservés), 141 transferts ont été réalisés chez 131 couples receveurs et ont conduit à la naissance de 26 enfants (ABM 2015).
4Qui peut donner ses embryons ? Tous les couples qui ont initialement choisi de conserver leurs embryons pour leur projet d’enfant peuvent envisager de donner leurs embryons lorsqu’ils n’ont plus de projet parental (parce que les FIV ont abouti à la naissance d’un ou plusieurs enfants ou parce que le couple se sépare)3. Les embryons destinés à l’accueil doivent avoir été conçus par des couples âgés de moins de 38 ans pour la femme et de moins de 45 ans pour l’homme. Les dossiers sont examinés par le médecin et le biologiste. Si on choisit de donner ses embryons, on doit tout d’abord signer un premier formulaire de consentement. Puis, après trois mois de réflexion, le choix doit être confirmé. Pour être valide, ce consentement final doit être enregistré par le président du tribunal de grande instance (TGI). L’enfant né grâce à l’accueil d’embryons est l’enfant du couple receveur. Il n’y aura aucun lien de filiation possible entre cet enfant et le couple à l’origine du don d’embryons. Le don est volontaire, anonyme et gratuit.
5Qui peut en bénéficier ? Si les deux conjoints souffrent tous les deux de stérilité ou présentent des risques de transmission d’une maladie génétique ou si les tentatives habituelles d’AMP ne sont pas possibles ou ont échoué, l’équipe médicale des centres d’AMP peut proposer de bénéficier d’un accueil d’embryons. Il faut tout d’abord signer un consentement pour une AMP avec tiers donneur devant le président du TGI pour établir un lien de filiation avec le ou les enfant(s) issu(s) du don. Il faut ensuite obtenir du président du TGI l’autorisation d’accueil d’embryons délivrée par le TGI.
6Dans les faits, ce qu’il faut relever également, c’est que les médecins ont ici une importante marge de manœuvre dans l’accès à l’accueil d’embryons4. En ce qui concerne les donneurs tout d’abord : ce sont les médecins qui sélectionnent les dossiers des couples candidats au don. Les praticiens relèvent d’ailleurs qu’il est extrêmement difficile de dire à un couple qu’on ne prendra pas ses embryons. Du côté des receveurs aussi, ce sont finalement les médecins qui décident de proposer ou non à un couple d’accéder à l’accueil d’embryons. Les dossiers sont examinés en réunion d’équipe, et au regard de critères médicaux, biologiques mais aussi sociaux et psychologiques, on propose à tel ou tel couple l’accueil d’embryons. Dans le centre où j’ai pu assister à des consultations avec des couples receveurs, aucun d’entre eux n’était à l’origine de la demande d’accueil d’embryons. À chaque fois, l’offre émanait des médecins, ici donc en situation d’évaluer le renoncement évoqué par la loi.
7Enfin, à propos de l’accès à cette pratique, on peut également noter qu’alors même que l’entretien avec un psychologue n’est obligatoire que pour les couples receveurs, ce même entretien, dans les deux centres observés, a été également rendu obligatoire pour les couples donneurs. En jeu ici, la représentation de l’embryon. Pour ce médecin par exemple, l’accueil d’embryon est une « adoption anténatale » (expression utilisée d’ailleurs systématiquement dans les consultations pour expliquer l’accueil d’embryons aux couples receveurs) : « Je ne suis pas en train d’expliquer que l’embryon est une personne, me dit ce médecin, ce que je dis, c’est que donner ses embryons, c’est comme les donner à adopter, c’est donc ce que j’appelle une “adoption anténatale” ».
8Les médecins rencontrés se font les relais de cette ambivalence sur le statut de l’embryon et ils sont nombreux à s’interroger sur les couples donneurs, témoignant d’un profond malaise, considérant parfois que ces derniers ne mesurent pas ce qu’ils font. Ainsi, ce gynécologue estime que « les donneurs, ils finissent par donner leurs embryons, on s’aperçoit que ce n’est pas de l’altruisme pur […]. Les donneurs donnent car ils sont perturbés du devenir des embryons dans l’azote liquide […]. Je comprends les receveurs, je suis hallucinée par les donneurs ». C’est dans cette ambiguïté qu’il convient de penser l’accès et le recours à l’accueil d’embryons en France.
L’embryon vient en pensant
9Soulignons tout d’abord que parmi les couples rencontrés, donneurs comme receveurs, nombreux sont ceux qui précisent qu’avant de faire une FIV, ils ne s’étaient jamais posé la question de savoir ce qu’était un embryon.
10Les receveurs, comme déjà ces patients rencontrés en AMP sur un terrain précédent (Mathieu 2013) mais aussi ceux évoqués par Anne-Sophie Giraud (Giraud 2014 et 2015), considèrent dans leur majorité que tant qu’il n’y a pas eu de naissance, l’embryon reste un matériel reproductif : ce n’est pas un enfant. La temporalité est ici fondamentale, mais aussi le moment du parcours d’AMP dans lequel on se situe au moment de l’entretien. Les couples receveurs ont bien souvent une représentation cellulaire de l’embryon, qui leur permet aussi de ne pas nourrir de faux espoirs, eux qui ont connu de nombreux échecs. Berthe (37 ans, formatrice) explique : « Un embryon pour moi, c’est un embryon, point. Je considère cet embryon d’un point de vue biologique. Je ne considère pas cela encore comme un enfant abouti. Pour moi, c’est un amas de cellules. Du coup, accueillir un embryon, ce n’est pas tellement différent d’une FIV. Le docteur qui nous suit, il appelle ça “une greffe” ».
11À l’inverse, certains des donneurs évoquent l’embryon comme un enfant potentiel5, se rapprochant ainsi de l’avis du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) qui le considère comme « une personne humaine potentielle » (CCNE 1984). Telle Madeleine (35 ans, technicienne de laboratoire) : « Un embryon, pour moi, c’est un possible être humain ».
12Du côté des donneurs, le geste pour se défaire de ses embryons n’est pas immédiat. Clarisse (38 ans, employée) se souvient de sa réaction lorsqu’elle reçoit pour la première fois le courrier qui lui proposait, outre la conservation ou la destruction, la possibilité du don de ses embryons congelés : « Moi, à ce moment, les embryons, c’étaient mes bébés ». Le temps mais aussi le fait d’être parents les aident à externaliser et à se désapproprier leurs embryons, même si ceux-ci sont in vitro et congelés.
13Si ces personnes, qui ont déjà un enfant, acceptent de donner leurs embryons plutôt que de les détruire, ce n’est pas seulement en raison de convictions morales ou religieuses mais plutôt parce qu’ils sont désormais parents. Leur statut a changé donc. Pierre (44 ans, employé), son enfant dans les bras, considère : « Détruire les embryons restants, ce serait comme les jeter à la poubelle. Maintenant que j’ai des enfants, que je vois ce que c’est devenu cet embryon, je ne peux même pas imaginer cela ». Mes interlocuteurs déclarent parfois avoir été élevés dans la religion catholique et encore plus rarement pratiquer. Pour autant, ils ne rattachent pas leur représentation de l’embryon au dogme catholique, pour lequel l’embryon est une personne.
14La représentation de l’embryon des donneurs évolue donc. Soulignons par ailleurs que les donneurs ne considèrent leur démarche acceptable que dans le cadre légal français, très rigoureux ; ils adhèrent au système culturel dont ils sont par ailleurs acteurs.
Représenter et imaginer un embryon
15Pour évoquer les représentations de l’embryon, j’ai demandé à certains interlocuteurs de le dessiner6 : 8 couples, (4 couples donneurs et 4 couples receveurs), soit 16 personnes, ont accepté de le faire. Ces dessins sont un véritable outil ethnographique, en ce qu’ils donnent à voir, au sens propre du terme, les représentations que s’en font les enquêtés. S’ils n’ont pas tous fait des études, ces couples ont néanmoins quelques souvenirs scolaires et de toutes les façons, vont souvent sur internet où ils trouvent des images d’embryons. Luc Boltanski (2004) a bien montré le rôle qu’a joué l’échographie dans la façon de considérer le fœtus comme un être autonome. Qu’en est-il des embryons dont des reproductions photographiques sont offertes au regard des couples en AMP ? L’inaccessible est devenu visible : visualiser ces embryons permet-il de se les représenter scientifiquement ? Le statut de ces dessins est d’aider à saisir comment savoirs profanes et savoirs scientifiques peuvent ou non se conjuguer. Face aux médecins qui leur parlent de ces embryons comme d’un potentiel, des « cellules en devenir », quelles représentations les couples en AMP se forgent-ils de l’embryon, promesse d’une possibilité d’enfant et de l’accès au statut parental ? Cependant, ces embryons, tels qu’ils sont dessinés, ne sont pas confondus avec une personne. C’est au regard des histoires personnelles de chacune des personnes rencontrées qu’il faut interpréter ces dessins en distinguant deux dimensions différentes que sont imaginer et représenter.
16Il ne faut pas négliger non plus ici la dimension de l’humour7. Lorsque je leur demande de dessiner, les couples, donneurs comme receveurs, commencent le plus souvent par sourire, commentent le dessin du conjoint, leur demandant en riant de « ne pas copier », se moquent gentiment de moi : « En plus vous nous faites travailler ! », « ça change de “dessine moi un mouton !” ». Parmi les personnes qui ont fait peu d’études, s’observe la crainte de ne pas « bien faire ». « Je ne sais pas moi, c’est bien si je fais ça ? ». Bob (30 ans) et Delphine (32 ans), ouvriers tous les deux, ont beaucoup de mal à parler. Je leur propose alors de dessiner cet embryon, presque comme une boutade, ce qui a pour vertu de les détendre et l’entretien se poursuit plus facilement. Enfin, on peut relever également que lorsque les entretiens se déroulent dans une salle de consultation à l’hôpital, on y trouve des dépliants avec des photos d’embryons, leur donnant alors une visibilité scientifique. Marilyn Strathern (1992) se demandait si ces possibilités de voir l’embryon ne pourraient pas redéfinir nos modes de construction de la personne. Or, ici, les dessins effectués par les personnes ne ressemblent pas nécessairement aux photos. Et par exemple, après s’être prêté à l’exercice et constatant qu’il y avait une image de l’embryon en face de lui, cet homme dit : « En gros c’est ça, ça ressemble, mais ce n’est pas très bien dessiné, j’aurais eu une mauvaise note à l’interro ! ». Cette parenthèse dans l’entretien est vécue sur le mode d’une forme d’évaluation, en même temps qu’elle prête à sourire et permet de souffler dans des moments où des souvenirs douloureux sont parfois évoqués. L’humour est une façon ici de mettre à distance des parcours souvent douloureux. Il permet aussi, après les consultations où il est finalement beaucoup question de l’embryon comme personne humaine potentielle, de ne pas assimiler précisément cet embryon à un enfant.
17Florent et Yvette, donneurs (34 ans et employés tous les deux) dessinent, elle un cercle, m’expliquant qu’elle n’a jamais été très douée en SVT, et lui, parce que j’insistais, un point. Il s’obstine à répéter, « c’est rien un embryon, c’est rien du tout ». Il ne ne veut tout d’abord pas dessiner puis, poussé par sa femme, qui le taquine, dessine un point minuscule. Dessiner est particulièrement difficile pour Florent, qui, même s’il finit par y consentir, répète à plusieurs reprises que ce n’est rien, et en tout cas « pas un enfant ». Mettre sur le papier ce « rien » le matérialise en quelque sorte et génère semble-t-il l’angoisse chez cet homme, même s’il finit par rire de son petit point, l’humour permettant ici une fois encore de mettre à distance ses craintes. La désappropriation, la possibilité de donner, passe par la non-représentation graphique de cet embryon, verbalisé comme un « rien » et représenté comme un « presque rien ».
Florent et Yvette

18Un second couple, également donneur, accepte tout de suite de dessiner un embryon. Baptiste et Florence (45 et 46 ans, cadres tous les deux) tracent chacun un cercle avec deux ronds à l’intérieur. Lui m’explique ensuite que « l’embryon, c’est la première séparation de l’ovule à partir du moment où il est fécondé ». Et Florence de poursuivre : « L’embryon, s’il n’y a personne pour l’accepter dans son ventre, ça n’en fera pas un enfant ». Elle, qui a fait des études de science assez poussées s’exclame, lorsque je demande un dessin : « Bon je vais voir si j’ai quelques souvenirs de mon DEA ! ».
Baptiste et Florence

19Joséphine (41 ans, employée municipale) et Marc (49 ans, employé chauffeur), dont le don ne pourra finalement pas être accepté en raison d’antécédents médicaux dans la famille, ont pour leur part d’abord du mal à effectuer le dessin et rient en disant qu’ils n’y connaissent rien. Ceux qui hésitent à dessiner sont bien souvent faiblement dotés en capital scolaire. Lorsque finalement ils y consentent, Joséphine dessine un minuscule cercle avec un petit point au milieu expliquant qu’« un embryon, c’est un bébé », relatant à ce moment-là la récente IVG qu’elle a subie et que, d’une certaine façon, elle regrette. On voit ici comment cette représentation est motivée par l’histoire personnelle. Son conjoint dessine un haricot avec un point en son milieu en déclarant : « Un embryon, c’est le cœur de la vie ».
Joséphine et Marc

20Cindy (35 ans, cadre administratif) et Thomas (31 ans, ouvrier) sont déjà parents de quatre enfants. Elle dessine un cercle avec un petit haricot au milieu doté d’un œil et d’un petit cœur. « Un embryon, c’est juste un haricot avec un petit cœur qui bat ». Son mari éclate de rire et dessine pour sa part un cercle avec un mini-cercle en son centre : « Pour moi, c’est un œuf qui attend d’éclore. Mon sentiment profond, c’est que c’est une vie qui est prête à partir ». Et de conclure : « les embryons c’est eux ! » en désignant en souriant leurs enfants qui, à la fin de l’entretien, sont tous autour de nous.
Cindy

Thomas

21Ici, certains donneurs, tout en assurant que l’embryon n’est pas un enfant, peuvent le représenter comme un enfant potentiel, sous la forme d’un petit cœur ou bonhomme qui ne sera en tout cas pas le leur, c’est ce qu’ils affirment tous. Ils se sont désappropriés cet embryon issu de leurs gamètes qu’ils s’imaginent comme une personne potentielle. À l’inverse, d’autres, qui en donnent une représentation minimale, sous forme d’un point, soulignent la dissociation entre embryon et personne, même potentielle, en mettant à distance ce matériau issu d’eux dans un mouvement de désappropriation qui n’est ici pas achevé.
22Qu’en est-il pour les receveurs ? Parmi eux, Bob (30 ans, ouvrier)explique : « Pour moi, c’est compliqué, je ne sais pas en fait. Je suis un peu paumé, je n’arrive pas à en parler ». Je saisis la balle au bond en lui proposant de dessiner. « Vous êtes prof vous ! » me taquine-t-il. Lui et Delphine (32 ans, ouvrière), sa femme, sourient et n’hésitent alors plus. Elle trace un cercle et lui un cercle avec un point au milieu en précisant : « En même temps, si vous me demandez ce que c’est qu’un embryon, pour moi, c’est un futur bébé ». Dessiner, imaginer, verbaliser appartiennent à des registres différents. Tout en étant parfaitement au fait que les embryons qu’on pourrait ici leur transférer ne sont que des cellules, comme en témoignent les représentations qu’ils en font, mes interlocuteurs les évoquent parfois aussi comme la promesse d’une possible parenté. Les échecs successifs de leur parcours d’AMP peuvent néanmoins les pousser à ne pas vouloir mettre en mot ni en image ce qui pourrait n’être qu’un espoir déçu.
Delphine et Bob

23Myriam (34 ans, ouvrière) a déjà été enceinte grâce à une AMP mais, « à cinq mois de grossesse, à 21 semaines, précise-t-elle, pour le bébé, un jour, j’ai eu des saignements, on a foncé à l’hôpital. On entendait le cœur. Ils m’ont laissé repartir pour le week-end sans monitoring. Et puis, je suis revenue car je ne sentais plus rien et là, le bébé était mort ». Une insémination permet une nouvelle grossesse mais poursuit-elle, « cette fois-ci, c’était un œuf blanc. Ce n’était pas un enfant ». Un peu plus tard dans l’entretien, lorsque je leur demande de dessiner un embryon, les deux conjoints sourient et l’échange prend alors une tournure plus légère. Edgar (37 ans, ouvrier) trace un cercle avec en son centre un cercle et un serpentin – me précisant qu’il s’agit d’un ovocyte et d’un spermatozoïde – tandis que Myriam dessine un bonhomme dans un cercle.
Myriam et Edgar

24Les travaux sur la mort prénatale ont montré que bien souvent, « les fœtus in utero sont perçus par les femmes enceintes comme étant déjà des “bébés” » (Flis-Trèves, 1998 : 181). Et ici, Myriam raconte que la venue de l’enfant issu du don d’embryons est consignée dans une forme de mise en récit, qu’elle a déjà élaborée lors de sa grossesse précédente, témoignant sans doute de l’important travail fait par les professionnels de santé autour des pratiques de deuil périnatal, donnant au fœtus une réalité en l’inscrivant dans l’histoire familiale (Legrand-Sebille et al. 1998 ; Memmi 2011) : « Je prépare son arrivée. Son frère qui est mort, il a eu son livre. J’ai mis tout ce qu’on faisait pour l’avoir. Alors pour l’autre c’est la même chose. Je mets les piqûres sur la table, je les prends en photo, je les mets dans un livre. Comme ça, plus tard, je pourrais lui expliquer, et il saura que son histoire c’est celle-là, et il la fera sienne ». Le vécu de ses grossesses précédentes par le récit qu’en fait cette femme forge sa représentation graphique de l’embryon, envisagé ici en quelque sorte comme sujet anténatal. Ainsi, « pour qu’il puisse habiter le système de parenté, cet Ego doit être aussi accueilli en tant que futur « je » du langage » (Porqueres i Gené 2016 : 47).
25Émeline (41 ans, commerçante) et Barthélemy (42 ans, gérant de bar) ne veulent tout d’abord pas dessiner un embryon. Lorsque je leur assure que « ce ne sera pas noté ! », ils acceptent. Précisons que ce couple est reçu pour un possible accueil d’embryons au terme d’un parcours extrêmement difficile. Ils sont en passe d’atteindre la limite d’âge pour pouvoir accéder au don et vivent donc cela comme leur dernière chance. Émeline explique bien que pour elle, l’embryon, « c’est une question compliquée » et elle dessine un cercle avec une forme coupée en deux en son centre. Ce faisant, elle précise que l’embryon, « dans ma tête, je préfère lui donner la forme d’un enfant futur, même si je sais qu’un embryon ce n’est pas encore un bébé ». Son mari ne veut toujours pas dessiner un embryon. Elle se moque de lui et lui conseille de regarder les photos sur le bureau (il y a des photos d’embryons à différents stades sur une sorte de présentoir). Elle dit : « Moi, je vais vous dire ce qu’il va vous dessiner » et elle dessine un cœur. Il sourit et il finit par dessiner un cercle, précisant qu’après toutes ces années, il n’a pas vraiment envie d’imaginer « quelque chose de réel », « pour ne pas être déçu ».
Émeline et Barthélemy

26Zora (32 ans, assistante) et Kamel (30 ans, ouvrier), viennent d’apprendre qu’ils peuvent bénéficier d’un don d’embryon et en sont très heureux et pleins d’espoir. C’est le terme qu’ils emploient tous les deux à l’unisson lorsque je leur demande ce qu’est pour eux un embryon : « C’est l’espoir ! ». Zora trouve l’idée du dessin amusante alors même qu’ils viennent tous deux de me rapporter, de façon très émue, leurs échecs successifs et incompréhensibles. Elle demande à Kamel de commencer. Il dessine un cercle avec un autre cercle au milieu et des petits points autour de ce cercle. « L’œuf et les spermatozoïdes », explique-t-il. Elle sourit et dessine un cœur : « Voilà, pour moi, c’est ça un embryon ! » Kamel regarde le dessin de sa femme et rit : « Ah oui, pour moi aussi c’est un cœur ». Elle le taquine alors : « Comme ça, tu n’as pas pu copier et de toutes les façons, c’est moi la créative du couple ! ».
Zora et Kamel

27Du côté des receveurs, le dessin intégrant une représentation de l’embryon plus imagée est sans doute lié à une grossesse antérieure. Dans les autres cas, désireux de ne pas se projeter, ces receveurs se bornent à représenter cet embryon de la façon la plus sommaire qui soit ou sous la forme d’une métaphore (le cœur), promesse d’un enfant tant attendu dont ils savent pourtant qu’il n’adviendra pas nécessairement. Représenter et s’imaginer renvoient ici à deux vécus qu’il convient de distinguer.
Un don comme un autre ?
28Lorsque je demande aux personnes comment ils pourraient caractériser leur don, ils précisent d’abord que ce qu’ils donnent ne leur appartient pas. Bernadette (42 ans, employée) explique : « En donnant un embryon, je donne quelque chose qui ne fait pas partie de moi et qui n’est pas à moi. Cet embryon, il a été conçu à l’extérieur de moi (…). Ce n’est pas un organe, ce n’est pas quelque chose qui nous est lié par le sang non plus. Cet embryon, il ne fait pas partie de moi, il ne m’appartient pas, c’est d’ailleurs pour ça que je peux le donner ».
29Louise (38 ans, employée) prolonge cette idée d’un embryon extériorisé, en quelque sorte désincorporé : « Donner un embryon, c’est donner autre chose, c’est donner quelque chose qui n’est pas en toi ». Son mari approuve mais poursuit : « Si on procède par élimination, pour moi, le don c’était en premier, et la destruction en dernier. La recherche, c’est compliqué pour moi. La recherche, ça m’aurait fait bizarre d’imaginer que c’était notre embryon à qui on faisait ça, qu’on triturait ». Sa femme relève alors ses contradictions : « C’est curieux ça. Pour le don, tu t’arrêtes dès que tu le donnes et pour la recherche, tu le considères encore comme ton embryon et comme quelque chose qui t’appartient et à qui on va faire quelque chose ». Il acquiesce : « C’est vrai en fait, c’est différent pour moi. Si tu donnes l’embryon à la recherche, ça devient un échantillon (…). Pour mon embryon, j’ai préféré donner ». L’anonymat, ne pas savoir à qui sera donné cet embryon et même s’il résistera à la décongélation ou s’il s’implantera, autant de données qui permettent à ces couples donneurs de se désapproprier l’embryon, ce qui rend, selon leurs dires, leur démarche plus aisée. C’est cet anonymat qui permet d’effacer une généalogie corporelle (Porqueres i Gené 2017).
30Cette extériorité soulignée de l’embryon n’empêche pas que le don d’embryons soit parfois comparé à un don d’organe, mais dans une forme de gradation. C’est le cas par exemple de Romain (43 ans, ouvrier), qui me montre sa carte de donneur d’organes : « Pour moi, le don d’embryon, je trouve que c’est un peu ça. Le don d’embryon, ça ressemble plus à un don d’organe qu’à un don de sang. Car l’organe c’est quelque chose de plus précis, le sang, c’est plus généraliste ». Ils sont d’ailleurs nombreux à établir une hiérarchie dans l’échelle du don : sang, organe, embryon.
Genre et représentation de l’embryon
31Cet embryon, on ne se le représente pas tout à fait de la même façon selon que l’on est un homme ou une femme. À propos du don de sperme et d’ovocyte, René Almeling (Almeling 2011) a montré que les hommes et les femmes considéraient leur don selon des logiques différentes.
32Là où les premiers assimilent leur geste à un travail au travers de ce don, les femmes, quant à elles, considèrent leur acte comme un geste altruiste, lié à la façon dont une femme est supposée se comporter (généreuse, empathique). Il en va en quelque sorte de même chez ceux que j’ai rencontrés au cours de mon précédent terrain sur les parcours d’AMP (Mathieu 2013). Cet homme par exemple : « C’est un parcours long, fastidieux. Ce serait dommage de détruire ces embryons après tout ce qu’on a traversé, après toute l’énergie qu’on a dépensée, tout le travail médical que ça a représenté. Alors, s’il en reste, je préférerais les donner ». Les femmes, pour leur part, insistent plus sur la générosité, le souci de faire plaisir : « Si jamais on réussit à avoir un enfant, alors, les embryons qui restent, je les donnerai à un autre couple, pour qu’il soit aussi heureux que moi, pour qu’il connaisse le bonheur d’avoir un enfant ».
33Mais, en ce qui concerne les donneurs d’embryons rencontrés, et là encore la question de la temporalité intervient, les différences selon le genre s’atténuent. Tant les hommes que les femmes insistent sur leur désir d’aider des gens à « avoir droit au plus grand bonheur au monde, avoir des enfants » dit Xavier (35 ans, ouvrier), qui poursuit : « On a tellement de chances d’en avoir, que je voudrais offrir cette chance et ce bonheur à un autre couple […]. La question, ce n’est pas tout ce qu’il a fallu faire pour arriver à produire ces embryons, tous les efforts qu’il a fallu fournir pour les fabriquer. C’est autre chose : juste offrir à un couple le bonheur d’avoir un enfant ».
34C’est bien le fait d’être parent qui modifie la représentation que l’on se fait d’un embryon. Mais sur la question de l’anonymat, la variable du genre semble opérationnelle. La seule donnée que l’on communique aux couples receveurs, c’est l’âge de la femme (on ne dit jamais mère) au moment de la conception de l’embryon. Et c’est sur cette question de l’anonymat qu’hommes et femmes semblent se distinguer. Les premiers sont très attachés à cet anonymat, craignant que cet embryon, s’il devient un enfant, ne vienne un jour « frapper à la porte et me demander pourquoi on a fait ça ». Ils disent craindre d’être alors confrontés à une paternité qu’ils n’ont pas voulue. « Sans anonymat, c’est simple, moi, je n’aurais pas pu », explique Romain. La paternité est ici représentée comme quelque chose de fragile, indépendante d’un acte délibéré et qui pourrait s’imposer à eux contre leur volonté. Les femmes, fidèles ici aux représentations de genre, se situent plus dans une approche empathique et elles centrent leur discours non pas sur leur maternité mais sur la possible personne issue de cet embryon. Laurence (34 ans, intermittente) explique : « Spontanément, non, je ne veux pas savoir et l’anonymat, je trouve que c’est une bonne chose. En même temps, je peux comprendre qu’il (l’enfant issu d’un don d’embryon) ait envie de savoir. S’il a envie de savoir, alors je l’aiderais, c’est sûr ».
L’embryon fait-il la famille ?
35Point central de cette question de l’anonymat, la crainte d’une éventuelle rencontre de l’enfant issu d’un don avec ses frères et sœurs. Le fantasme de l’inceste ferait ainsi de cette question le dernier tabou inébranlable. On retrouve ici les hypothèses de Chantal Collard et Shireen Kashmeri sur Snowflakes, programme américain d’« adoption d’embryons » (Collard et Kashmeri 2011). Les deux anthropologues expliquent que nombreux sont les parents qui insistent sur les liens de fraternité entre tous les enfants conçus dans la même boîte de Petri. Joséphine raconte ainsi que sa fille de 16 ans, à qui elle a expliqué qu’elle allait faire don de ses embryons, ne comprend pas cette démarche : « Elle se dit qu’elle aura un frère ou une sœur dans la nature et qu’elle va peut-être le croiser. Elle m’a dit : imagine, mon frère tombe amoureux de sa sœur ».
36Pourtant, les donneurs rencontrés répètent bien souvent que la parenté n’est pas biologique. Telle Clarisse : « La parenté, c’est élever ses enfants. Ce n’est pas génétique. J’ai des copains qui ont adopté : ils sont autant parents que nous parce qu’ils rencontrent au quotidien avec leur enfant les mêmes difficultés que nous et ils reçoivent et donnent autant d’amour que nous ».
37Ils craignent néanmoins les rencontres, témoignant ici de la force de cet interdit de l’inceste. On peut également relever la vigueur de certains stéréotypes, comme celui que Gérard nous donne : « En fait, il y a plusieurs cas de figure. Nous on a une fille, alors, le temps que tout cela marche, il y aura au moins sept ans de différence entre elle et le garçon qui pourrait naître de notre don. Alors là, je suis rassuré, car une fille plus âgée que son mari, c’est très très rare, donc il y a peu de chances que ma fille tombe amoureuse de ce garçon qui serait en fait son frère ». Les couples receveurs sont dans ces mêmes interrogations, telle Sabine qui s’interroge : « C’est quelque chose qui me travaille (…). Je me dis qu’un jour il rencontre ses frères et sœurs et qu’il ne sache pas que ce sont ses frères et sœurs, voire qu’il veuille se marier ». Soulignons également que ces receveurs, qui expliquent tous que la parenté n’est pas biologique, insistent tous sur le fait que la grossesse permet en quelque sorte de « rebiologiser » la parenté : « le corps est le terrain de négociation d’un lien de parenté » (Porqueres i Gené 2017 : 522).
38Autre point intéressant : comme l’indiquent Chantal Collard et Shireen Kashmeri, les couples pointent aussi la question de la transposabilité/interchangeabilité/fongibilité des embryons cryoconservés entre eux. Ils s’interrogent sur le hasard du choix, la chance, qui a présidé à la naissance de leurs enfants : un embryon aurait pu être pris à la place d’un autre au moment du transfert (Collard et Kashmeri 2011 : 315). Xavier explique : « Je préfère ne pas savoir à qui on donne cet embryon (…). On se rappelle que cet embryon, c’était le nôtre, qu’on n’en a pas voulu. Si on sait qui c’est, on le regarde, on se dit tiens il ressemble à son frère, et puis lui, on n’en a pas voulu. Non, c’est trop bizarre ! ». Ce sentiment crée un réel malaise pour les parents qui disposent d’embryons surnuméraires. Rappelons par ailleurs ici que les couples qui donnent leurs embryons ne savent même pas si leurs embryons décongelés pourront être transférés. Si, d’une certaine façon, cette absence d’informations qui leur signifie de fait que leurs embryons ne leur appartiennent plus permet une désappropriation, elle peut également être vécue par certains comme un flou qui ne leur permet pas d’acter le don et son devenir.
39En élaborant des conceptions narratives de l’embryon, en le décrivant verbalement et graphiquement, on voit ici comment les protagonistes de l’accueil d’embryons, donneurs comme receveurs, en dépit de l’ambiguïté du statut de ces embryons surnuméraires, se les désapproprient et se les approprient. C’est ce double mouvement de désappropriation-appropriation qui inscrit l’embryon dans un processus d’individuation. Ce faisant, ce n’est pas le biologique qui définit la parenté mais bien plutôt l’intention. Le statut de l’embryon dépend autant d’une temporalité que du faisceau de relations dans lequel il s’inscrit et de la place que l’on occupe dans ce faisceau. Celui-ci varie bien évidemment selon le devenir choisi de ces embryons. Cette question de l’appropriation-désappropriation est ici centrale et un prochain terrain devrait permettre de saisir comment ce mouvement s’opère – ou pas – dans le cas des personnes qui choisissent de détruire leurs embryons ou les donner à la recherche.
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Notes de bas de page
1 Cette contribution reprend et prolonge les réflexions entamées dans (Mathieu 2017).
2 L’enquête, menée en 2014-2015, repose sur des observations de consultations et des entretiens approfondis avec les couples afin de recueillir des récits de vie, connaître les raisons du recours à l’AMP et son déroulement et discuter de questions éthiques et sociétales. 29 consultations ont été observées (16 portant sur les dons, 13 portant sur l’accueil) à la suite desquelles 19 entretiens ont été réalisés (10 couples donneurs, 9 couples receveurs). La majorité des personnes rencontrées étaient issues des classes moyennes et populaires. À ces entretiens s’ajoutent ceux menés avec les médecins, biologistes et psychologues des centres.
3 Les deux autres choix qui s’offrent à eux sont « l’arrêt de conservation » des embryons (on ne parle pas de destruction) ou le don à la recherche.
4 Sur la place centrale des médecins dans le devenir des embryons en AMP, voir la contribution de Simone Bateman dans le présent ouvrage.
5 Comme ceux étudiés par l’équipe de Jacqueline Mandelbaum (Bruno, Dudkiewicz-Sibony, Berthaut et al. 2016). Ils n’en irait sans doute pas de même pour des personnes choisissant de détruire ces embryons.
6 Reprenant une idée d’Anne-Sophie Giraud que je remercie (Giraud 2015).
7 Évoquée également par exemple par Noémie Merleau-Ponty dans sa thèse d’anthropologie (Merleau-Ponty 2015 : 254-255).
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