Introduction
p. 11-13
Texte intégral
1L’ouvrage présenté ici trouve son origine dans un séminaire de l’EHESS, animé par Enric Porqueres i Gené de 2014 à 2017. Ce séminaire a été l’occasion de mener un travail collectif aux perspectives fructueuses et heuristiques. Le point central de la réflexion s’est focalisé sur le statut de l’embryon dans le champ de l’histoire et de l’anthropologie. L’introduction qui suit se présente comme une présentation générale de l’ouvrage.
2Les écrits précurseurs de Spencer et Gillen (Spencer et Gillen, 1899) sur les aborigènes australiens et sur la place que ceux-ci accordent aux esprits enfants – parcelles des êtres du Rêve – dans l’enclenchement de toute grossesse, initient de fait une longue liste de travaux ethnographiques sur le sujet. L’Afrique de l’Ouest, la Mélanésie, le monde Inuit, la médecine ayurvédique constituent autant de cas explorés dans le cadre de ce séminaire, souvent avec des spécialistes de ces différentes aires culturelles. La mise en parallèle de ces ethnographies avec les travaux sur les contextes des biotechnologies contemporaines a permis de dégager une série de récurrences qui semblent bonnes à penser. Les parallélismes entre les discours embryologiques dans une approche ontogénétique, de constitution de l’être, et ceux sur les origines de l’humanité propres à chacun des contextes analysés ont été étudiés. Ils ont mis en évidence la création systématique de niches de subjectivité lors de la conception des avatars, intra-utérins et préutérins, d’un être qui n’appartient pas encore au langage (Malinowski 1916 ; Saladin d’Anglure 1986).
3Deux parties structurent cet ouvrage qui comporte douze textes, mêlant approche anthropologique, philosophique, historique, sociologique et ethnographique. Une première partie porte sur la vie prénatale, d’abord mise en perspective par l’histoire des idées. Est également évoqué l’embryon tel qu’ici et ailleurs il est thématisé. Une deuxième partie est consacrée à l’embryon dans le cadre des biotechnologies de la reproduction contemporaines en Europe.
4Dès l’Antiquité déjà, savoir ce qu’est un embryon est une question centrale. Sur ce plan les néo-platoniciens ont joué un rôle déterminant. Luc Brisson rappelle ainsi que pour Platon, un vivant est un être doté d’un corps et d’une âme. Chez les êtres humains et les animaux, cette âme est une entité immortelle qui a une personnalité et une histoire, elle est autonome. Les âmes circulent d’un corps à l’autre. Dans l’Antiquité, médecins et philosophes se prononcent sur la transmission de la vie, en posant notamment la question de savoir à quel moment un embryon devient à proprement parler un vivant, c’est-à-dire un animal, question qui, pour un philosophe, revenait à se demander quand un embryon reçoit une âme dotée de sensation et pouvant inciter à un mouvement local spontané. L’auteur montre finalement comment, depuis des millénaires, la théologie et la philosophie ont modelé nos idées et nos comportements en ce qui concerne la formation et l’animation de l’embryon.
5Si la question de l’embryon se pose en Occident, c’est également le cas dans d’autres traditions, par exemple dans l’Inde qu’étudie Christèle Barois. Le Bhāgavatapurāṇa, composé en Inde du Sud à la fin du premier millénaire, est à la fois un récit dialogué, un traité philosophique, un livre de dévotion et un poème. Le chapitre 31 du livre III s’intitule « Marche de l’âme individuelle », jīvagatiḥ, et saisit le moment particulier de la renaissance d’un être humain, à partir de la conception. La littérature purāṇique, qui n’ignore pas les savoirs médicaux institués (Carakasaṃhitā, Suśrutasaṃhitā), et le Mahābhārata décrivent des vies prénatales en les intégrant dans une subjectivité propre au récit, qui donne accès à des représentations n’appartenant pas au champ de la littérature technique, notamment médicale. La particularité du Bhāgavatapurāṇa III 31 est qu’il « met en scène » l’embryon/fœtus en tant que tel, engagé dans un questionnement sur lui-même sous la forme d’un monologue à la première personne du singulier. Ainsi ce récit se prête-t-il particulièrement à l’examen des différents « lieux » et « temporalités » – théoriques, théologiques et empiriques – de la manifestation de la « subjectivité » de l’embryon au cours du processus de renaissance.
6On le voit, la question de l’embryon se pose dans les textes anciens. Comment est-elle approchée sur le terrain, dans des contextes culturels éloignés du nôtre ? C’est ce second aspect que les textes de Stéphan Dugast, Laurent Dousset et Mary Picone souhaitent éclairer.
7Les Bassar du Togo, explique Stéphan Dugast, se rattachent culturellement au vaste ensemble des sociétés dites « voltaïques » au sujet desquelles on dispose de plusieurs études de qualité sur la question de l’embryologie. Dans ces sociétés, cette problématique est étroitement articulée à celle de l’existence, préalable à la conception, des futurs enfants dans un monde conçu tantôt (comme chez les Mossi) comme le monde des génies de brousse, tantôt (comme chez les Bassar) comme un monde spécifique, faisant transition entre le monde de l’origine proprement dit et le monde terrestre des humains. D’autres configurations, telle celle en vigueur chez les Gourmantché, peuvent faire figure de cas intermédiaires ou plus exactement hybrides, avec un monde de l’origine. C’est dans ce dernier monde que s’énoncent les éléments les plus déterminants du destin individuel – qui s’articule au monde des génies auquel les nouveau-nés sont liés par des affinités diverses. L’article se propose d’explorer ces variations sur fonds d’un symbolisme commun et d’examiner la façon dont elles s’ajustent aux représentations relatives aux différentes étapes de la vie intra-utérine, qui, elles aussi, présentent des variations significatives autour d’un socle commun.
8Dans un autre continent, l’Océanie, Laurent Dousset montre comment la question de la fabrique des embryons et des personnes en Australie – et probablement au-delà – tient aux modalités permettant de penser un système d’engendrement des êtres humains. Celui-ci se distingue, en bloc pour ainsi dire, de l’animalité par des caractéristiques spécifiques, mais partagées, qui expliquent les individualités et la diversité des personnalités au sein de cette humanité. Les sociétés du Désert de l’Ouest australien mettent en parallèle deux processus indispensables à la fabrique humaine dont seule la complémentarité engendre des personnes à même de bénéficier de statuts et de rôles sociaux. D’un côté, ils identifient la pénétration d’un esprit-enfant d’origine totémique qui animera le fœtus, de l’autre ils procèdent à la transmission de caractères personnels, psychiques et physiques, d’un parent éloigné du nouveau-né. Si les représentations de ces deux processus ont un caractère explicite et normatif, et fondent un discours et une définition partagés de la personne, l’analyse montre que ces processus et représentations articulent et subissent une part importante d’aléatoire et de compétition. En sorte que l’identification précise des matières qui ont contribué à construire l’enfant est rendue difficile alors même qu’elle est nécessaire. Si les représentations et croyances expliquant la reproduction humaine permettent de penser les êtres humains comme étant identiques les uns aux autres, c’est la recherche et la définition de leurs individualité et singularité qui leur permet de se penser en société.
9Au Japon cette fois-ci, Mary Picone propose un éclairage sur le culte des esprits des mizuko, terme qui désigne les embryons avortés, ceux résultant de fausses couches ainsi que les enfants mort-nés. Ce culte donne lieu à des rites de commémoration (kuyô), mettant en évidence une forme de processus de mémorialisation des mizuko qui n’est pas sans affecter de nombreux aspects de la société japonaise, en mobilisant aussi bien des représentants des milieux médicaux (des gynécologues aux psychiatres et psychologues) que des politiciens et des démographes. Jusqu’à la fin des années 1990 environ, la plupart des promoteurs de ce culte ont mis en avant le danger supposé de la malveillance des esprits des fœtus qui, sans la pacification offerte par les rites, se retourneraient contre leurs parents et leur fratrie. Aujourd’hui, dans les représentations, les esprits des mizuko ont acquis une existence autonome et sont considérés comme des êtres surnaturels présents dans la vie de nombreux Japonais.
10Dernière contribution de cette première partie, celle d’Alejandro Bilbao. Partant du constat que la question de l’identité et de l’individuation constitue un chapitre important de l’anthropologie, il met en perspective trois dimensions pour la penser : l’embryon, la vie, le corps, se demandant comment penser une identité sans relation. Les ethnoembryologies, à propos de la vie embryonnaire et intra-utérine, témoignent bien des dimensions sociales de la production et de la reproduction humaine. L’unité interne d’un être vivant a également besoin de la différenciation, ce qui suppose également qu’émerge la notion de personne, un individu conscient de son individualité et par là même capable surtout de la valoriser. L’individuation de l’embryon n’est pas strictement un processus de distinction vitale naturalisé, elle renvoie aussi à l’engendrement social de l’individu. Autant de réflexions propices à nourrir les travaux contemporains sur l’embryon.
11Les textes réunis dans la première partie nourrissent les réflexions d’un champ de recherche en plein essor : celui qui étudie les liens entre embryon et biotechnologies de la reproduction.
12C’est à ces liens que s’intéresse la seconde partie de cet ouvrage. Elle est introduite par une réflexion théorique essentielle menée par Enric Porqueres i Gené qui rappelle tout d’abord les enjeux de la pensée anthropologique sur l’embryon et permet d’éclairer les autres contributions. L’article questionne le caractère exceptionnel souvent attribué aux contextes biotechnologiques de la parenté. Tout en revendiquant les apports théoriques de William Robertson Smith et d’Émile Durkheim, il montre que les contextes de la procréation médicalement assistée (PMA), tout comme les systèmes de parenté traditionnellement étudiés par les anthropologues, insistent sur la porosité des corps au fondement de la définition de l’inceste, plus petit dénominateur commun de la parenté. Outre la prise en compte des logiques corporelles, il est également question des ancrages métaphysiques de tout système de parenté. Les liens avec la cosmologie définissent en effet tant les connaissances scientifiques contemporaines que les représentations qui fondent le registre de la parenté de façon interculturelle. C’est précisément en rapport avec ces liens qu’est restituée l’apparition d’une entité humaine strictement individuelle dans différents systèmes embryologiques. Que ce soit en contexte biotechnologique ou au sein des systèmes embryologiques étudiés traditionnellement par les anthropologues, la dramatisation d’un processus d’individuation prélinguistique fournit des clés de compréhension qui n’ont pas été suffisamment prises en compte. Comme le signalent les prohibitions d’inceste, l’Ego de la parenté s’inscrit dans un corps qui donne lieu à des relations constituantes. Cependant, pour qu’il puisse habiter un système de parenté, cet Ego doit être aussi accueilli en tant que futur « Je » du langage. Peu importe que la notion de la personne à tel ou tel autre endroit du monde nous confronte à des logiques de coresponsabilité et de consubstantialité des membres d’une parentèle, c’est le fait de devenir utilisateur du langage qui est la condition sine qua non de toute expérience humaine, a fortiori donc de celle de la parenté.
13Simone Bateman offre quant à elle un regard rétrospectif sur la façon dont est considéré l’embryon. C’est à partir de la seconde moitié du xxe siècle que des techniques de visualisation rendent visible, et à terme maniable, un processus jusque-là caché. Les techniques de FIV et de cryoconservation ouvrent la voie à la conception et au développement d’embryons de quelques jours dans des conditions de laboratoire et, le cas échéant, à leur conservation au froid. Le problème urgent, selon la sociologue, est d’identifier et mieux comprendre les enjeux spécifiques posés par un fait anthropologique inédit : des embryons peuvent désormais être fécondés et maintenus en vie en dehors du corps des femmes. L’extériorisation d’une partie du processus reproductif modifie le contexte et l’équilibre des relations qui se construisent autour de celui-ci.
14Le doute sur le meilleur devenir des embryons peut persister aussi longtemps que ces embryons seront conservés. Simone Bateman relève également que l’existence d’embryons « en surnombre » n’a jamais suffi à justifier leur utilisation à des fins de recherche. Ces recherches sont objet de controverses. Proposer une méthode pour traiter l’infertilité qui consiste à externaliser une partie du processus reproductif, et précisément la conception d’embryons, est loin d’être un fait banal. Localiser – même temporairement – des embryons dans un laboratoire et multiplier les protagonistes intéressés par ceux-ci constituent des étapes significatives vers une transformation anthropologique radicale de nos manières de concevoir l’humain.
15D’importantes enquêtes de terrain ont été menées dans ce domaine – dont témoignent les autres articles de cette partie – menées dans différents services de médecine de la reproduction, en France mais aussi en Espagne ou encore en Inde. Anne-Sophie Giraud s’intéresse au développement des techniques de visualisation et de reproduction qui, depuis la fin des années 1970, a fait émerger l’embryon et le fœtus dans la société, réactivant des débats ontologiques très anciens centrés sur l’alternative entre la chose et la personne.
16Les techniques de reproduction ont donc bouleversé l’appréhension de l’engendrement et du développement de l’être anténatal, désormais parfaitement connu. Les confins de la conception en particulier se sont déliés et ont acquis une profondeur sans précédent. La fécondation in vitro (FIV), en constituant l’embryon hors du corps de la femme, a non seulement créé des êtres nouveaux (embryons in vitro, surnuméraires, congelés, etc.) mais aussi des seuils inédits (recueil des gamètes, transfert des embryons, etc.), en plus d’en révéler d’autres existants (fécondation, implantation, etc.). L’ensemble de ces faits montre tout d’abord que l’engendrement est un processus relationnel, inscrit dans une temporalité propre et ponctué de seuils institués qui marquent le passage de l’être anténatal de « rien » à « tout », d’une « non-vie » à une vie autonome.
17Séverine Mathieu a pour sa part enquêté dans un service d’accueil d’embryons. Afin d’éviter la destruction des embryons surnuméraires issus de fécondations in vitro (FIV), l’accueil d’embryons a été autorisé par les lois bioéthiques de 2004 et le décret d’application en date du 22 décembre 2006. Son accès est réservé aux couples hétérosexuels, pour lesquels toutes les tentatives d’AMP (assistance médicale à la procréation) ont échoué. C’est en 2004 que le premier enfant vivant né d’un accueil d’embryons voit le jour en France.
18En élaborant des conceptions narratives de l’embryon, en le décrivant verbalement et graphiquement, on voit ici comment les protagonistes de l’accueil d’embryons – donneurs comme receveurs – en dépit de l’ambiguïté du statut de ces embryons surnuméraires, se les désapproprient et se les approprient. C’est ce double mouvement de désappropriation-appropriation qui inscrit l’embryon dans un processus d’individuation. Ce faisant, ce n’est pas le biologique qui définit la parenté mais bien plutôt l’intention. Le statut de l’embryon dépend autant d’une temporalité que du faisceau de relations dans lequel il s’inscrit et de la place occupée dans ce faisceau.
19Giulia Colavolpe propose de prolonger les réflexions issues de l’ethnographie de l’embryon pour s’intéresser à celle du fœtus dans un service d’obstétrique et d’anatomie pathologique d’un centre hospitalier universitaire barcelonais. Son travail permet de saisir que l’échographie fœtale correspond à un moment où l’on inscrit le fœtus à la fois à l’intérieur de la famille et de la société. Elle décrit d’abord comment, pendant l’échographie fœtale, les personnes qui y assistent attribuent au fœtus des traits physiques ou caractériels, des ressemblances, une présence consciente. Ensuite, elle retrace la manière dont l’échographie fœtale, dans le cadre d’un circuit commercial, est présentée comme un moment intime et ludique, où les familles en attente d’un nouveau-né peuvent en faire la connaissance avant le terme de la grossesse. Ces nouveaux usages contribuent donc à effacer la différence entre fœtus et nouveau-né, dans un processus toujours incomplet, marqué par l’ambigüité des discours, que l’auteure appelle « bébéïsation du fœtus ».
20Giulia Zanini et Noémie Merleau-Ponty tirent également profit de leurs enquêtes de terrain, en France et ailleurs pour constater que la biomédicalisation de la reproduction dans les sociétés contemporaines a rendu possible l’isolation et le contrôle technologiques des étapes du parcours procréatif. Les expériences de vie et les événements qui amorcent ou interrompent le processus d’engendrement interrogent sa linéarité et participent à l’apparition de nouveaux projets, identités, significations et narrations. Gamètes, embryons, fœtus, cordon ombilical et lait maternel ont de multiples occasions de sortir d’un parcours spécifique et ceci n’est pas forcément le signe d’une disparition du champ social. Les biotechnologies de la procréation invitent aussi des professionnels et des patients inhabituels – médecins, biologistes, donneurs, gestatrices – à servir et habiter le processus procréatif dans certaines de ses étapes. Les deux auteures explorent ainsi les trajectoires par lesquelles cette biomédicalisation produit des expériences de dérivation, traduction, réintroduction, surproduction, transformation et destruction autour de l’objet « embryon ». Leur exploration propose à la discussion la pertinence de la notion de latéralité, entre frontières ontologiques, gouvernances, relations sociales et politiques dans, autour et au-delà de la parenté.
21À travers les époques et les espaces, cet ouvrage contribue à l’anthropologie de l’embryon, dont on comprend à la lecture des textes présentés ici qu’elle est un domaine exploré de longue date mais en constant renouvellement et questionnement.
Bibliographie
Malinowski Bronislaw, 1989 [1963, 1922]. Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard, coll. « Tel ».
Saladin d’Anglure Bernard, 1986. « Du fœtus au chamane, la construction d’un “troisième sexe” inuit », Études Inuit, no 10 (1-2) : 25-113.
Auteurs
-
Séverine Mathieu
EPHE, PSL, GSRL
-
Enric Porqueres i Gené
EHESS, LAIOS-IIAC
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