Préface
p. 11-15
Texte intégral
1Nous ne savions pas grand-chose en France de Julius Meier-Graefe, qui joua un rôle pionnier dans la connaissance de l’impressionnisme en Europe au tournant du xxe siècle. Victor Claass reconnaît l’originalité d’un acteur difficile à limiter aux catégories générales. Il source, explore, décrit, analyse, ironise parfois. Meier-Graefe ne voulait pas d’un art « charming, lovely, very nice » ; l’auteur n’aime pas la mièvrerie non plus. Il reprend tout à zéro. Il le rend vivant sans éviter le « salissement » car rien ne serait pire que de dresser une statue de pureté à ce touche-à-tout moderne et antimoderne selon les moments : critique, romancier et historien de l’art mais aussi courtier, expert, conseiller, commissaire d’exposition, éditeur.
2Même s’il se méfiait d’une prétendue « essence » nationale, Meier-Graefe recherchait volontiers les ingrédients des arts « allemand » et « français » et il en jouait selon le contexte. Né à Reșița, dans l’actuelle Roumanie, il voyagea suffisamment pour saisir le caractère arbitraire des frontières et quand il défendait Hans von Marées, c’était au nom de ses faiblesses autant que de ses forces. Si cet artiste était bien de l’Allemagne, c’est qu’il en révélait les « problèmes » à la façon d’un « moderne ». Meier-Graefe fantasmait une « modernité » comme progrès, fondée sur la connaissance des Anciens mais qui « pétille de nouveauté et de vitalité ». Il parlait avec audace quand les autres voulaient être simplement corrects et surtout ne pas choisir mais accumuler, classer. Or, selon lui, la science arrivait toujours après l’art et découpait tout en morceaux en interdisant l’accès à l’essentiel. Il croyait en l’humanité d’avant les docteurs.
3Il n’était pas seulement l’ami des artistes mais passa toute son existence à « courir après », « jusqu’à perdre haleine », écrit l’auteur, qui nous entraîne dans la danse chaotique de son explorateur un brin kantien. Celui-ci n’aimait ni les écoles ni les suiveurs – il se méfiait même de l’impact qu’il avait sur les autres. Il défendait si bien Greco que les jeunes peintres voulaient l’imiter ? Il les dénonçait aussitôt comme de simples « tapissiers ». Il ne croyait pas non plus qu’un mouvement, aussi emballant soit-il, pouvait le rester longtemps. Il préférait d’ailleurs les individus aux courants : Greco, Munch, Toulouse-Lautrec, Marées, Cézanne ou Beckmann. Qu’il s’agisse de l’impressionnisme, de l’Art nouveau ou de l’expressionnisme, il critiqua, s’agaça, s’éloigna.
4Il changea surtout au gré de l’histoire et de sa grande hache. Il finit comme par aimer l’artiste en sage régulateur, et entre son Entwicklungsgeschichte de 1904 et celle de 1914-1924, il y a un monde. À la Grande Guerre, si peu résistèrent et elle tua tellement d’êtres et de choses, d’amitiés, de réseaux. Victor Claass saisit à quel point Meier-Graefe fait partie des retombées à l’infini de cette catastrophe. Il le voit perdre pied comme tant d’autres dans cette terrible aventure qu’il décréta dans un premier temps « l’amie des arts », en patriote belliqueux, avant d’ouvrir les yeux. Il alla jusqu’à proclamer la décrépitude de Paris qu’il avait tant aimée, il opposa la Zivilisation française décadente à la Kultur allemande héroïque au risque de se faire détester dans la capitale française alors qu’on lui en voulait déjà en Allemagne d’être toujours trop « moderne ».
5Ce pessimiste actif se sentait incompris, et pour cause. Il se retourna même contre ce qu’il avait aimé, dans un contexte européen favorable après la guerre à la liquidation des avant-gardes. Il s’en prit à Matisse et à Picasso pour leurs dérives décoratives, aux impuissances de l’expressionnisme allemand, à la révolution impressionniste par la couleur au motif qu’elle avait dilué l’objet et toute solidité – selon lui, Monet aurait mené l’impressionnisme à sa perte. Dans ces conditions, pourquoi sauvait-il Cézanne, Renoir ou Degas ? Au nom d’une idée archaïque de la modernité, qui lui inspirait l’insulte contre la « fumisterie » avant-gardiste, qu’elle soit allemande ou française. Il s’enlisa dans le ressentiment, annonçant avant même la Grande Guerre le délabrement de la culture, sa perdition dans l’extension de son domaine, la colonisation par les affaires et ce que l’on n’appelait pas encore la « globalisation ». Il fut forcément raillé, par Carl Einstein en particulier, qui se moquait de son lyrisme et de son « éjaculat spirituel ».
6Victor Claass a le bon tempo pour nous révéler celui qui avait compris que l’art contenait davantage que lui-même, qu’il était le véhicule des valeurs esthétiques mais aussi identitaires. Mais Meier-Graefe tenait surtout à l’essence supérieure de l’art dans un monde fait de rapports de force qu’il ne dominait guère. L’auteur sait le faire valoir dans le champ franco-allemand et plus largement européen. Il réussit à retrouver l’atmosphère du combat de « Meier-Graefe contre Meier-Graefe », il ne cache pas l’ivraie au profit du bon grain, il nous fait confiance. À travers ce prisme franco-allemand, il parvient à nous révéler à nous-mêmes, nous avons changé de planète idéologique. Les obsessions de Meier-Graefe nous font sourire et quand, pour défendre l’Allemagne, il déclare au début des années 1920 que « notre maison brûle. Que nous faut-il absolument sauver ? », nous pensons davantage à Bruno Latour qu’au sort de « l’art allemand » ou de « l’art français » dont il voulait évaluer les mérites et les crimes.
7S’il se trompa brièvement sur le nazisme, croyant qu’il devait « s’adoucir » avec le temps, il fut plus d’une fois diffamé par le régime pour ses actions, et non seulement refusa très vite d’y collaborer, mais s’exila. C’est dans le sud de la France, près de la terre des exilés allemands du nazisme, Sanary-sur-Mer, qu’il se lança dans La Lutte pour le château. Cette ultime expérience romanesque offre l’occasion à l’auteur de confier le dernier mot à Léon Werth qui, dans ses 33 jours, identifie avec lucidité ce qu’avaient été pour les Allemands cultivés les artistes français et, plus généralement, la France : une création plus qu’une réalité, « un îlot artificiel ». Victor Claass aborde ce territoire exigu comme le symptôme d’une époque qui, à partir de 1914, aspira les forces vives de tout individu original en le condamnant à penser l’art à son déclin. Autrement dit, à s’aveugler.
Février 2023
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