1La description pure et simple des faits, sur la base de preuves certaines, ne peut être discutée. Le rapport sur les faits, sur fond de preuves authentiques, constitue lui-même une source authentique. Mais aucun spécialiste, aucune science, ne peut s’arrêter là. La science des faits politiques et sociaux n’est pas un simple reportage et c’est d’ailleurs en cela qu’elle peut prétendre au titre de science. Cependant, au-delà du reportage, nous entrons dans l’interprétation et dans la conceptualisation. À partir de ce moment et étant donné les difficultés et questionnements que nous avons précédemment évoqués, toute science sociale doit accepter le statut de science hypothétique. Cela, évidemment, n’est pas la négation de son statut de science.

2Les phénomènes sociaux et historiques que l’on décrit par le concept de « révolution » n’échappent pas à une autre difficulté des sciences sociales, celle d’être d’avance positivement ou négativement connotés, sur le plan du jugement de valeur. Démocratie, république, tolérance, paix, liberté, révolution, jeunesse se donnent à voir, de nos jours, comme des concepts attractifs, politiquement parlant, mais également philosophiquement et moralement. Alors que tyrannie, populisme, dictature, violence, xénophobie, guerre, colonialisme, racisme, constituent des concepts négatifs. On est publiquement ou secrètement pour ou contre. Quelle que soit la prudence du chercheur, il ne pourra échapper à ce résultat parce que, contrairement aux concepts des sciences exactes ou des savoirs technologiques, sa matière lui échappe et échappe également au cercle de ses confrères de métier. Elle fait partie du domaine public des sciences citoyennes auquel le chercheur appartient forcément. Les sciences sociales sont des sciences de la cité et, nolens volens, ne peuvent échapper à cette captation de masse, ce qui les conduit sur le terrain des connotations valorisantes, romantiques, laudatives, victimisantes, méprisantes, qui circulent dans la presse, les médias, les films, les romans historiques, les illustrés et bandes dessinées1. Nos premiers pas dans l’histoire du monde sont des pas de danse enfantine dont on gardera une inscription mémorielle.

3À cause de son imbrication inévitable à la fois dans le champ scientifique et dans celui de l’opinion, le concept de révolution ne peut pas être vu ou compris avec indifférence ou neutralité philosophique, politique ou morale, si tant est que cela soit dans l’ordre du possible. Chaque auteur, chaque chercheur, mais également, ce qui est important, chaque lecteur va vibrer dans un sens ou un autre, pour la révolution sur laquelle il cherche à s’informer. Pour reprendre, dans notre contexte, l’expression de Nietzsche, chaque révolution est « la confession de son auteur2 ».

« Penser la révolution », « faire la révolution » – de l’historiographie à l’idéologie révolutionnaire

4L’histoire du concept de révolution est une véritable aventure. Conçu à l’origine pour servir à l’analyse, après coup, des révolutions, ce concept constitue l’un des axes centraux de l’historiographie révolutionnaire, ou, en d’autres termes, de l’acte de « penser les révolutions ». C’est cette science rétrospective qui livre les enseignements nécessaires et les informations sur lesquels se fondent les philosophes, ceux de l’histoire ou du droit, pour édifier leur propre champ scientifique autour du thème révolutionnaire. Chaque révolution particulière, ainsi que le phénomène révolutionnaire dans son ensemble, ont leurs grands historiens. C’est à partir de ces historiographies nationales et générales des révolutions que se constitue, par conséquent, la « science des révolutions ».

5Par la suite, au xix^e siècle et sous l’influence déterminante du marxisme, une nouvelle pensée sur les révolutions s’est constituée. Tout en faisant partie et en se nourrissant pleinement de l’historiographie révolutionnaire, cette pensée va quitter le terrain de la science analytique rétrospective pour se focaliser sur le plaidoyer programmatique, appelant les peuples à « faire la révolution », c’est-à-dire à planifier une action politique d’envergure, en vue de renverser l’ordre social existant et d’assurer ainsi une meilleure égalité des conditions, une plus grande justice sociale. Le marxisme a été à la fois une science des révolutions et une idéologie. Certaines œuvres de Marx comme Le Capital (1867), Les Luttes de classes en France (1850), Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte (1852) ou Misère de la philosophie (1847) constituent des dossiers fondamentaux de la science des révolutions. En revanche, des ouvrages ou opuscules comme Le Manifeste du parti communiste de 1848, La Critique du programme de Gotha de 1875, la Lettre de Karl Marx à Wilhelm Bracke du 5 mai 1875, la Lettre d’Engels à Bebel du 28 mars 1875 ou L’État et la révolution de Lénine, sont des travaux d’idéologie marxiste. Le concept de révolution a donc subi une mutation de taille, passant du stade de la pensée analytique à celui de l’action, de l’historiographie à l’idéologie, du métier d’historien à celui de militant.

« Penser la révolution » – l’historiographie

6« Révolution » est un concept adopté par les sciences historiques, politiques, sociologiques et juridiques, dans lesquelles il se présente avec de simples équivalences de sens. Il fait cependant partie de ceux, polymorphes, appartenant à des sphères différentes de la connaissance. On le retrouve dans les domaines de la culture, de la religion, de l’art, de la philosophie, de la littérature ou des sciences.

7Les spécialistes nous indiquent que le terme « révolution », en langue française, existe depuis le xi^e siècle, pour désigner un mouvement de translation d’un corps céleste suivant une orbite et son retour continuel et périodique à son point de départ. Par la suite, et par extension et modification de sens, le terme révolution s’est déplacé vers d’autres domaines, notamment les sciences historiques, puis les sciences humaines et les sciences sociales, tout en prenant des significations diverses.

8Pour pouvoir extraire « le phénomène » et « le concept » de révolution de leur voisinage, il est nécessaire de procéder à une genèse historico-spatiale des expériences qui leur ont donné naissance, tout en ayant à l’esprit cette mise en garde de François Furet : « Il n’y a pas d’interprétation historique innocente et l’histoire qui s’écrit est encore dans l’histoire, de l’histoire3. » Autant dire que chacun a raison sur une facette de vérité et l’erreur est de croire qu’elle est toute la vérité.

Théories des révolutions

9« Révolution », au sens politique4, fait partie de ces concepts apparus en Europe et dans les langues européennes avant de se répandre à travers le monde, imposant aux langues non européennes des réinitialisations linguistiques d’une forte ampleur et évoluant, par ailleurs, en fonction des multiples théories des révolutions, toutes virevoltant autour de la Révolution française – idéalisme, romantisme, téléologisme, institutionnalisme, « contingentialisme », politisme, idéologisme, comparatisme, protagonisme5. Toutes ces théories réduisent en premier lieu le spectre de la recherche à une partie du monde et en second lieu à un type particulier de révolutions. En peu de mots, les révolutions sont euro- américaines et caractérisent l’époque dite moderne. Par là, on oublie que les révolutions, vues à trois faces, couvrent le monde entier et l’histoire dans toute son étendue.

10Les théories des révolutions se partagent globalement en deux tendances. La plus récente adopte un point de vue englobant, à côté des révolutions sociales majeures, des révolutions plus « restreintes ». La seconde procède de l’interprétation des idées d’un certain nombre d’auteurs comme Martin Malia, Theda Skocpol ou Harold Berman. Dans cette perspective, une révolution implique un changement des structures politiques et sociales d’une société ainsi que de ses modes de pensée. La toile de fond sur laquelle repose ce point de vue est celle des grandes révolutions européennes modernes. Martin Malia a développé ce point de vue en affirmant : « Ce que nous appelons révolution est un phénomène historique, propre à l’Europe et, au cours du siècle dernier, propre à la zone d’influence européenne6. » Il précise : « Jusqu’au xx^e siècle, hors de la sphère culturelle européenne (qui inclut bien sûr les deux Amériques), on ne rencontre rien qui mérite le nom de révolution, ni d’ailleurs rien qui mérite le nom de démocratie, de constitutionnalisme ou de philosophie de la quête de la liberté individuelle ou de l’égalité sociale, comme biens sociaux suprêmes ; les termes désignant ces concepts n’existaient pas hors des langues européennes. L’origine du phénomène révolutionnaire se trouve donc dans les institutions et les normes culturelles spécifiquement européennes7. » Mais si les situations et le concept de révolution, au sens moderne – ce que Malia omet de préciser –, sont bien d’origine européenne, le phénomène révolutionnaire est l’axe principal autour duquel évolue toute l’histoire de l’humanité.

11Si effectivement les découvreurs et théoriciens du concept de révolution sont européens, le concept a été transbordé et l’histoire, en se dilatant, se rétrécit. Dans Revolutions. A Very Short Introduction, Jack A. Goldstone, tenant compte de l’enrichissement historique du concept, a le mérite d’élargir le cercle des expériences révolutionnaires dans le monde8. James DeFronzo procède de la même manière dans Revolutions and Revolutionary Movements9. Il en est de même de Mathilde Larrère et de l’équipe de chercheurs ayant contribué à Révolutions. Quand les peuples font l’histoire10 ou, plus récemment, d’Enzo Traverso, auteur de Révolution. Une histoire culturelle11 ou Saïd Amir Arjomand, avec Revolution. Structure and Meaning in World History12.

12Les politologues américains classent les théories des révolutions en différentes générations13. La première comprend les analyses historiques comparatives « d’histoire naturelle des révolutions » avec des théoriciens comme Lyford P. Edwards, Georges S. Pettee ou Crane Brinton (The Anatomy of Revolution) ; une deuxième génération de « théories générales » des révolutions, axées sur la modernisation et la théorie fonctionnaliste, comprendrait des auteurs comme James C. Davies, Samuel P. Huntington14 ou encore Ted R. Gurr ; tandis que la troisième génération, apparue vers les années 1970, axée sur l’analyse structuraliste des révolutions, comprendrait des auteurs comme Charles Tilly, Ellen K. Trimberger15 ou Theda Skocpol16. Pour Goldstone, ces analyses sont aujourd’hui dépassées par des phénomènes nouveaux d’effondrement des États, de transition démocratique en Europe orientale et ailleurs, de mouvements islamistes triomphants au Moyen-Orient ou encore de mouvements de guérilla17, ce qui nous amène à la quatrième génération des théories des révolutions. Pour Goldstone, une révolution implique trois critères – des efforts pour changer le système politique en vue d’établir un ordre plus juste, une mobilisation populaire et enfin le recours à des formes forcées, non institutionnelles de changement18. On pourrait ajouter une cinquième génération, synthétisant la première et la quatrième, représentée par Cecil R. Lindholm19 et construite autour de l’idée qu’une révolution est une maladie ayant des symptômes physiologiques et psychologiques qui touchent le corps de l’État et entraîne, par une transformation violente, un tournant radical entre un ordre ancien et un nouvel ordre.

Une révolution constitue-t-elle un bouleversement total de l’ordre social ?

13En Europe, les grandes révolutions modernes se présentent sous les traits d’un bouleversement profond de l’ordre politique, social et religieux. Le concept moderne de révolution a été élaboré et théorisé à partir des expériences européennes – hussite de Bohême20, protestante allemande, hollandaise, anglaise –, puis américaine, avant « d’exploser », comme l’affirment Alain Rey21 et Robert R. Palmer22, à travers la Révolution française. Ces révolutions, outre Alexis de Tocqueville, Edmond Burke, Michelet, Edgar Quinet, ont été examinées par de grands historiens comme Charles Tilly23, Eric John Hobsbawm24, Martin Malia25 ou Robert R. Palmer26. Elles constituent une véritable rupture de civilisation, une « révolution de la civilisation européenne27 ».

14Mais il serait arbitraire, de nos jours, de définir une révolution comme « un changement fondamental, rapide, aux effets durables, dans le système politique et social d’une société, affectant fondamentalement la population elle-même dans ses attitudes, son caractère, son système de croyance ». Cette définition d’Harold J. Berman28 respire à la fois l’exceptionnelle amplitude de la Révolution française de 1789 et son internationalisation ; la cassure luthérienne allemande de 1517-1555 et ses suites profondes sur la société et le système politique allemand et européen ; et la rupture calviniste anglaise de 1640-168929 et son impact sur le développement des libertés anglaises et du parlementarisme européen. Toutefois, cette définition excessivement large d’une part pourrait être accusée d’eurocentrisme tandis que, d’autre part, elle laisserait de côté un certain nombre d’expériences révolutionnaires, dans leurs contextes, et enfin ignorerait les révolutions politiques qui n’auraient pas d’incidences majeures sur le plan culturel, social ou religieux. Toutes les révolutions n’ont pas pour résultat une remise en cause globale de la réalité sociale produite par les accumulations de l’histoire. La religion, la culture, les valeurs, les goûts et les sensibilités sur des questions telles que l’autonomie, l’autorité, la virilité, la féminité ne sont pas forcément atteints par l’avènement d’une révolution. Cette dernière peut en revanche avoir pour résultat de provoquer un retour de manivelle sur le plan culturel ou même d’abolir des progrès qu’on pensait acquis ; elle peut même provoquer simultanément une contre-révolution culturelle. Une révolution n’est pas systématiquement « un événement-rupture qui bouleverse l’ordre des choses, change qualitativement le réel pour engendrer un nouveau régime de subjectivité, autrement dit un ensemble de dispositifs cognitifs et émotionnels inédits tissés autant d’un sentiment d’urgence que de l’interprétation de l’expérience en cours comme le début d’une ère entièrement nouvelle sans lien aucun avec la société, voire l’humanité ancienne30 ». Une révolution peut parfaitement avoir une extrême profondeur politique, se réclamant d’une éthique politique, sans forcément avoir la même profondeur sur le plan social, culturel ou religieux. Tel fut le cas de la révolution américaine, révolution indépendantiste et politique. La révolution tunisienne ne s’explique pas tant par ses causes matérielles que par le fait que la dictature avait trahi l’éthique d’un gouvernement respectueux de la vie, des corps et de la pensée31.

« Faire la révolution » – l’idéologie révolutionnaire

15« Révolution » renvoie par ailleurs à un projet de changement social, celui de faire la révolution pour atteindre un objectif social précis : planifier pour le futur. Le projet marxiste s’inscrit dans ce cadre.
La révolution y a pour but de supprimer l’État bourgeois et d’instaurer la société sans classes, en passant par une phase transitoire violente appelée « la dictature du prolétariat ». La révolution communiste a d’abord été pensée dans une première phase par Karl Marx (1818-1883) et Friedrich Engels (1820-1895)32, puis dans les écrits de Lénine (1870-1924), notamment L’État et la révolution33. Dans ce dernier ouvrage, Lénine explicite l’idée d’Engels selon laquelle « [t]ant que l’État existe, il n’y a pas de liberté. Quand il y aura la liberté, il n’y aura plus d’État ». L’État dont il est question ici est évidemment l’État bourgeois. Cela implique, d’après Karl Marx, une sorte de planification évolutive en trois phases : « Entre la société capitaliste et la société communiste se place la période de transformation révolutionnaire de celle-là en celle-ci. À quoi correspond une période de transition politique où l’État ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat34. » Cette période de transition politique est une nécessité, dans la mesure où l’abolition de la société capitaliste, règne de la démocratie formelle pour une infime minorité, ne peut se faire dans l’immédiat et requiert une période intermédiaire non démocratique de force et de violence, dans laquelle le droit bourgeois ne sera pas aboli. C’est dans la phase supérieure du communisme que sera établi le principe de la démocratie réelle – « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Comme nous le voyons, toutes ces idées relèvent de la planification prospective et réfléchie. Dans une deuxième phase, cette pensée a été « mise en application » dans des pays comme la Russie, la Chine et le Vietnam ou certains pays arabes ou africains35. Les révolutions communistes constituent par conséquent des révolutions appartenant à la fois à la théorie projective et à l’histoire concrète.

16Le moment russe, en 1917, et le moment chinois, en 1949, constituent deux grandes épopées historiques qui ont remué le monde, autant que la Révolution française. Bien que celle-ci, en particulier dans sa phase montagnarde, ait eu un grand souci des masses déshéritées, en particulier à travers la Déclaration de 1793 et les décrets de Ventôse, il n’en reste pas moins qu’elle constitue essentiellement et globalement une révolution d’élite. Dans l’ancien système monarchique, féodal et religieux, cette élite ne pouvait plus tenir – elle avait besoin de renouveler les principes de la vie publique. Si on malaxait les trois déclarations françaises des droits de l’homme, nous aurions une idée globale de la teneur des principes pour lesquels cette révolution a eu lieu. Mais le grand problème de la véritable égalité, l’égalité sociale et la disparition de la misère, ne figure pas comme une disposition forte des trois déclarations françaises. Il manquait quelque chose à cette révolution pour en faire une révolution pleinement démocratique. L’égalité était limitée au statut juridique des citoyens et non au souci de l’équilibre, ce qui signifie en réalité l’exigence d’un niveau minimum de fortune en dessous duquel la dignité humaine ne serait plus respectée. Le monde avait besoin d’un complément. Comme le souligne Jean Jaurès à propos de la Déclaration de 1789 : « Le lit du fleuve était plus vaste que le fleuve, et il faudra un flot nouveau, le grand flot prolétarien et humain, pour que l’idée de justice enfin soit remplie. C’est le socialisme seul qui donnera à la [D]éclaration des droits de l’[h]omme tout son sens et qui réalisera le droit humain36. »

17Ce complément fut donc apporté par la suite, au cours du Printemps des peuples en 1848, avec la Commune de Paris en 1871, avec la révolution mexicaine de 1910, mais surtout avec l’apparition du marxisme, nouvelle doctrine, dite scientifique, qui prédomina au xix^e siècle. Cette doctrine se fragmenta évidemment en plusieurs versions allant du socialisme anarchique au socialisme centralisateur. Ce dernier prit au sérieux l’idée d’une dictature du prolétariat ou « dictature de la classe ouvrière » apparue chez Marx dans Les Luttes de classes en France (1848-1850) et développée dans La Guerre civile en France (1871)37. L’idée d’une dictature du prolétariat fut tellement exploitée, notamment par l’Union soviétique de Joseph Staline (1878-1953), qu’elle se retourna contre l’ensemble du projet et signa sa chute. Mais pour combien de temps ?

18La question se pose parce que le libéralisme, quelles que soient ses performances et ses réussites scientifiques, économiques et technologiques, mais surtout ses capacités d’adaptation et d’évolution pour la plus large justice distributive possible, ne pouvait quand même pas répondre aux besoins de certains pays sud-américains, asiatiques ou africains qui se trouvent globalement dans un état « d’arriération » culturelle, économique et sociale et dans lesquels l’écrasante majorité de la population vit dans le dénuement. Quant au marxisme, qui entendait précisément résoudre la question centrale de la justice distributive, il fut conçu pour la révolution dans une société industrielle inégalitaire (bourgeois, commerçants, entrepreneurs, ouvriers, paysans, sans travail) techniquement évoluée. De ce fait, il demandait à être révisé pour s’adapter aux conditions économiques, sociales et culturelles des pays ruraux ou latifundiaires. La révolution mexicaine a montré que les paysans en armes pouvaient représenter une force révolutionnaire. Cependant, ce n’est pas au Mexique que l’adaptation du marxisme fut pensée et mise en exécution, mais dans le plus grand des pays asiatiques. Cela fit écrire à Maud Chirio : « La révolution aurait pu éclater sur les rivages de la mer de Chine, aux embouchures des fleuves jaune et bleu, là où s’est développée une Chine urbaine, industrialisée, politisée, tournée vers l’extérieur et travaillée par les idées de nation, de modernité et de progrès. Mais c’est de l’intérieur des terres, d’une Chine pauvre et rurale, que vient la deuxième grande révolution communiste du xx^e siècle38. »

L’expérience chinoise et les retournements de « l’idéologie » révolutionnaire

19Même si les thèses « linéaristes » de John Fairbank39 sur la Chine peuvent paraître excessives, la Chine a été secouée, comme tant d’autres nations, par une succession de cycles « révolutionnaires » depuis le début du xix^e siècle qui marqua la montée sans concurrence des puissances européennes. Le nationalisme et le réveil du peuple constituent sans doute le ciment unificateur de tous ces cycles. Toutefois, les révolutions commencent au xx^e siècle. Dans une première phase, la Chine a connu une période réformiste constitutionnaliste qui s’est manifestée notamment par le plan de réforme constitutionnelle du gouvernement impérial du 27 août 1908, puis par les deux constitutions provisoires républicaines de 1911 et 1912. Pour cela, il fallait réinventer le langage, comme l’a fait Liang Ki-chao (1873-1929), défenseur, avec Kang Youwei (1858-1927), d’une monarchie constitutionnelle, pendant son exil au Japon, avec son Journal du nouveau citoyen publié entre 1900 et 190740.

20La révolution de 1911 est une révolution républicaine de type libéral « réformé », inspiré par certains idéaux révisés des révolutions américaine et française. Cette révolution, incarnée par le personnage de Sun Yat-sen (1866-1925), devenu le premier président de la république de Chine – qu’il proclama le 1^er janvier 1912 à Nankin –, a mis fin au règne de la dynastie mandchoue des Qing inexorablement atteinte dans sa légitimité. Cette révolution s’est manifestée par un soulèvement des provinces chinoises, en particulier Yuhan, animée à la fois par les révolutionnaires et par l’armée et notamment par la société secrète Zhongguo Tongmenghui créée à Tokyo, en août 1905 par Sun Yat-sen et Song Jiaoren (1882-1913). Sun Yat-sen sera également le fondateur du Kuomintang, le parti nationaliste, républicain, démocratique et socialiste de la Chine. Il est connu pour avoir formulé dans plusieurs conférences prononcées en 1924 « les trois principes du peuple » qui sont le nationalisme41, la démocratie et le socialisme (non marxiste). Sa conception de la démocratie est élitiste. Il pense que le peuple est constitué de trois classes, selon leur intelligence – la classe des « pré-voyants », les architectes de la société, la classe des post-voyants, celle, en quelque sorte, des entrepreneurs, et la classe des non-voyants, celle des ouvriers. Il revient au peuple composé majoritairement de non-voyants de choisir, par une délégation de pouvoir, l’élite qui conduira la machine. Dans ce système, le peuple dispose de quatre droits, un peu à la manière américaine – le droit de suffrage, le droit de révocation, le droit d’initiative, le droit de référendum. Ceux-ci sont contrebalancés par les pouvoirs du gouvernement qui sont le pouvoir juridique, le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif, le pouvoir d’examen et le pouvoir de censure42. Cette théorie des droits et des pouvoirs est inspirée des traditions politiques de la culture chinoise.

21Le réformisme constitutionnaliste ne s’est jamais véritablement acclimaté au contexte chinois. En revanche, dans cette société paysanne, inégalitaire, structurée par la tradition impériale, militaire et mandarinale, soumise à un néocolonialisme avide incarné par les concessions et les légations étrangères, le marxisme trouvait un contexte propice. Le Parti communiste chinois (PCC) a été fondé en 1921 à Shanghai par treize militants marxistes (dont Mao Tsé-toung, 1893-1976), avec le soutien du Komintern, dans un contexte de crise politique et sociale (la manifestation des étudiants du 4 mai 191943), dans une république vulnérable soumise à des tensions très fortes. Les deux plus importants fondateurs du Parti communiste chinois, Chen Duxiu (1879-1942) et Li Dazhao (1889-1927), avaient pris part au mouvement du 4 mai. D’abord allié au Kuomintang dans sa lutte contre les seigneurs de la guerre, le PCC en devient l’adversaire lorsque le Kuomintang accéda au pouvoir en Chine en 1928. Ce conflit provoqua une guerre civile entre les nationalistes, dirigée par Tchang Kaï-chek (1887-1975), et les marxistes-léninistes qui réussirent en novembre 1931 à fonder la République soviétique chinoise dont Mao Tsé-toung deviendra le président. En 1934, la République soviétique chinoise est défaite par les armées de Tchang Kaï-chek. L’Armée rouge et les cadres du parti communiste entament alors la Longue Marche (1934-1935) au cours de laquelle l’autorité de Mao Tsé-toung sur le Parti communiste chinois deviendra prédominante. C’est au Yan’an, étape ultime de la Longue Marche, que se construit le maoïsme entre 1935 et 1948. Ce collectivisme paysan s’élaborera à partir de son noyau sociologique, la paysannerie. La guerre civile, interrompue en raison de la guerre sino-japonaise en 1936, s’achèvera par la défaite du gouvernement nationaliste, discrédité par l’usure du pouvoir et la corruption, épuisé par la guerre contre le Japon. Les nationalistes se réfugièrent à Taïwan et la république populaire de Chine fut proclamée à Pékin le 1^er octobre 1949.

22Cette république fut dominée par la figure du Grand Timonier, soumise au culte de la personnalité, aux campagnes d’épuration et aux campagnes désastreuses du grand bond en avant et de la Révolution culturelle qui laissèrent des millions de victimes44. Les citations de Mao Tsé-toung rassemblées dans le Petit livre rouge qui fut distribué dans toutes les langues, à travers le monde entier, sont un signe de cette formidable machine de propagande au service d’une idéologie, mais surtout d’un homme.

23Conçu dans le climat de la révolution industrielle et capitaliste européenne et des crises qu’elle a engendrées, le projet marxiste, avec la fondation du Parti communiste chinois en 1921 à Shanghai et de la république populaire de Chine en 1949, a connu un profond retournement idéologique. Il est devenu un instrument de lutte pour la justice sociale et l’émancipation des sociétés à prédominance rurale qui ne sont pas rentrées dans le cycle de la modernité scientifique, industrielle et technologique. Au cours de la guerre civile en Chine, et en vue d’adapter le marxisme-léninisme aux circonstances socio-économiques de la Chine, Mao Tsé-toung a refusé le concept de « prolétariat » urbain défendu par Staline et le Komintern, pour introduire la paysannerie comme la force révolutionnaire principale, moteur de la révolution. À ce titre, et malgré ses revers bien cadrés par Lucien Bodard45, il est devenu potentiellement « édifiant » pour les sociétés asiatiques, africaines, ou d’Amérique latine, d’autant plus attrayant que la Chine, qui a échappé de très peu à la domination coloniale totale, s’est trouvée, contre l’impérialisme post-colonial, sur un terrain favorable. Les naxalites en Inde46, le New People’s Army aux Philippines47 et le Sentier lumineux48 fondé par Abimael Guzmán au Pérou s’inspirent directement du maoïsme et de ses théories de la guérilla, du rôle de la paysannerie et du bloc des quatre classes dans la nouvelle démocratie49. Mais le maoïsme a trouvé des adeptes dans l’ensemble du « tiers-monde ».

Autre retournement – la « révolution tiers-mondiste »

24Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay placent le théoricien du communisme musulman Mirsaïd Sultan Galiev (1892-1940)50, exécuté par Staline en 1940, aux origines de la « révolution tiers-mondiste ». Sultan Galiev a, le premier, théorisé et mis en pratique cette difficile alliance entre religion et révolution51. Ce retournement va connaître un grand avenir au xx^e siècle.

25Toutefois, après la Seconde Guerre mondiale, c’est la Chine maoïste qui s’est trouvée dans la situation de pays leader, tout d’abord dans la lutte contre le colonialisme et ses suites, puis dans la course au développement et la lutte contre la pauvreté. Autrement dit, l’idée de révolution s’est déplacée, pour la deuxième fois, du niveau interne au niveau transnational. Forcément, elle perdait l’essentiel de son substrat idéologique pour devenir simplement l’inspiratrice des États colonisés qui formeront ce qui s’appelait alors le « tiers-monde », c’est-à-dire le nouveau monde de ceux qui rejettent le système capitaliste dans sa forme coloniale ou néocoloniale. À partir de ce moment, le marxisme allait se pulvériser en une poussière de socialismes. La date clé remonte à la conférence afro-asiatique de Bandung, en Indonésie, qui a réuni en avril 1955 des dirigeants nationalistes de mouvements de libération nationale, comme Hocine Aït Ahmed (1926-2015), représentant le FLN (Front de libération nationale) algérien, Salah Ben Youssef (1907-1961), représentant le Destour tunisien ; les grands leaders d’États indépendants asiatiques, comme Soekarno (1901-1970), président de l’Indonésie, Zhou Enlai (1898-1976), Premier ministre de la république populaire de Chine, Norodom Sihanouk (1922-2012), roi du Cambodge, Jawaharlal Nehru (1889-1964), Premier ministre de la République indienne ; et les leaders des pays africains indépendants, comme Gamal Abdel Nasser (1918-1970), le président de la République égyptienne, et Kwame Nkrumah (1909-1972), le chef du gouvernement de la Côte-de-l’Or, qui deviendra la république du Ghana. Bandung, comme l’a affirmé Arthur Conte, fut un tournant de l’histoire52. En effet, c’est là, au lendemain de la bataille de Diên Biên Phu, que se précipita le sort du colonialisme.

26Dix ans après Bandung et toujours dans sa lignée se tint, malgré l’embargo américain sur Cuba, en pleine guerre du Vietnam, malgré l’hostilité de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) et même de la Chine, la conférence tricontinentale de La Havane, en janvier 1966. Elle porte officiellement le titre de « Conférence de solidarité des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine ». Cette conférence fut la révélation d’un esprit nouveau qui tentait de convaincre le monde que, malgré les grandes révolutions européennes des xvii^e et xviii^e siècles, et malgré les grandes révolutions socialistes de la Russie et de la Chine, des injustices flagrantes persistaient – la plus grande partie de la Terre constituait une zone de pauvreté, l’inégalité des races était encore la loi de certains pays, comme l’Afrique du Sud ou les États-Unis, les grandes nations riches ne se souciaient que de leurs intérêts, faisant obstacle à la souveraineté des nations sur leurs ressources naturelles et économiques. Pour cela, les puissances capitalistes, États-Unis en tête, étaient prêtes à fomenter coups d’États et assassinats politiques, à écraser les révolutions populaires, et à financer les contre-révolutions, relayées sur place par des gouvernements à leur solde, ayant très peu le sens de leur propre dignité, notamment au Chili ou au Nicaragua.

27Le concept de révolution, avec ses retournements idéologiques, a produit une énergie mobilisatrice diffuse à travers le monde. C’est ce phénomène que certains historiens appellent la « circulation des révolutions53 », soit la circulation des idées révolutionnaires par la presse, les médias et les autres moyens de communication, partis politiques, internationales ouvrières, internationales confrériques ou religieuses, groupes armés internationaux. Les révolutions ne manquent pas de ressources pour s’étaler dans le temps et l’espace, mais en s’étalant elles se délavent, au point de parfois se dissoudre dans une creuse abstraction.

28Mais le plus étonnant, lorsqu’on examine la question du socialisme, dont l’idée a dominé le xix^e siècle et dont la pratique a pesé sur le xx^e siècle, c’est de le voir périr en si peu de temps, sans quasiment laisser de traces. Ses excès l’ont emporté vers les fonds. L’expérience des révolutions marxistes en URSS, en Chine, en Corée du Nord, à Cuba, en Afghanistan ou au Yémen a réussi ce tour de force de laisser s’identifier communisme et dictature. Si certains leaders politiques comme le slovaque Alexandre Dubček (1921-1992) ont émis le vœu d’un « socialisme à visage humain », c’est que le socialisme était devenu inhumain. C’était le meilleur cadeau que les communistes pouvaient offrir à la propagande de leurs adversaires. La dictature stalinienne, relayée par ses héritiers soviétiques, provoqua des résistances en Hongrie (révolution hongroise de 1956), en Yougoslavie (politique de Tito), en Tchécoslovaquie (Printemps de Prague, 1968), de nouveau en Tchécoslovaquie (révolution de Velours, 1989), en Roumanie (chute de Ceauşescu en décembre 1989), dans les partis communistes d’Europe centrale, enfin à l’intérieur même de l’URSS jusqu’à sa fin en 199154. La Chine garde encore l’apparence et la constitution d’un État communiste, mais s’est intégrée avec un grand succès au mécanisme de l’économie capitaliste mondialisée. Quant aux expériences communistes dans le monde arabe et musulman, leur seul effet a été soit de plonger leur nation dans la guerre civile, soit de préparer le terrain à des régimes islamistes présentant l’image la plus rétrograde de l’islam. À ce titre, l’expérience communiste afghane est édifiante.

Les significations

29Aujourd’hui, le mot « révolution » garde tout d’abord sa signification astronomique, celui d’une rotation orbitale avec retour au point de départ55.

30Il désigne également un changement important d’une situation donnée, une rupture, une transformation profonde, un bouleversement. Comme le souligne Robert Pelloux56, le terme révolution est essentiellement utilisé par opposition à tradition et à évolution. À la tradition d’une part57, dans la mesure où il marque une discontinuité alors que l’idée de tradition évoque la continuité des idées, des mœurs et des institutions à travers le temps. La révolution s’oppose d’autre part à l’évolution dans la mesure où cette dernière réfère au développement régulier et au changement continu, y compris de la tradition elle-même. L’évolution est fondée à la fois sur la nécessité, la prévisibilité et la régularité des changements sociaux. Au contraire, l’idée de révolution repose sur la rupture du cours des événements, à la fois imprévisible et dépassant, par son intensité, les cycles réguliers du changement social. C’est ce bouleversement que nous visons lorsque nous évoquons la « révolution biologique », « la révolution industrielle », « la révolution scientifique », « la révolution transhumaniste », « la révolution technologique », « la révolution cognitive », « la révolution agricole »58. À travers ces expressions, nous visons des phénomènes de changement à très long terme. Cela peut aller des révolutions politiques, qui se situent sur des périodes plus ou moins courtes, jusqu’aux changements paléontologiques, qui œuvrent sur des millénaires. Ainsi, le dénominateur commun à toute révolution est la rupture d’une continuité, le bouleversement d’un état existant.

31Mais ce critère est insuffisant. Au-delà, nous constatons une diversité d’espèces, englobant des phénomènes historiques d’une très grande variété, appartenant au religieux, au culturel, à l’économique, à l’artistique ou à la philosophie. Pour pouvoir comparer, nous ne pouvons prendre pour exemples que des espèces particulières de révolutions – comme les révolutions scientifiques ou politiques. L’unité de l’espèce, malgré la diversité des faits, des moyens et des circonstances, permet seule la comparaison.

32Par ailleurs, même à l’intérieur de la catégorie « révolutions politiques », des sous-catégories existent, également incomparables les unes par rapport aux autres. Certaines révolutions concernent exclusivement le changement d’un régime politique ; d’autres sont plus profondes et constituent de véritables bouleversements sociaux globaux engageant les rapports de classes sociales, la propriété de la terre, le développement économique et l’idéologie dominante. Comme l’a rappelé Theda Skocpol, ces bouleversements sociaux peuvent avoir lieu sans impliquer directement les structures de l’État, ni entraîner de révolution politique directement en lien avec la révolution sociale59. Il en est ainsi des révolutions industrielle, technologique, numérique ou transhumaniste. Mais, dans d’autres cas, ils engagent à la fois une déstructuration et une restructuration de l’État, c’est-à-dire qu’ils impliquent en même temps une révolution politique. Il en est ainsi de la Révolution française, de la révolution russe ou de la révolution chinoise qui ont fait l’objet d’une remarquable analyse comparative de Theda Skocpol, States and Social Revolutions. A Comparative Analysis of France, Russia and China60. On pourrait y ajouter la révolution mexicaine de 1910-1920, la révolution cubaine de 1959, la révolution vietnamienne de 1945 à 1954. Dans tous ces cas, les révolutions s’expliquent aussi bien par leurs causes similaires que par leurs conséquences ; d’un côté la crise de l’ancien régime et son incapacité à résoudre les conflits politiques et de classes, d’un autre côté l’émergence, après la révolution, d’un État bureaucratique, centralisateur, autonome, plus adapté au contexte interne et au contexte international et donc plus efficace.

33Finalement, un principe de comparabilité s’impose. Nous ne pouvons pas considérer le modèle d’une révolution politico-sociale globale pour analyser une révolution politique. Theda Skocpol a raison d’affirmer : « Social revolutions are set apart from other sorts of conflicts and transformative processes above all by the combination of two coincidences: the coincidence of societal structural change with class upheaval; and the coincidence of political with social transformation… Political revolutions transform state structures but not social structures, and they are not necessarily accomplished through class conflict61. »

Révoltes et révolutions

34Tout en exprimant notre réserve sur le concept « totaliste » de révolution, nous admettons évidemment la distinction entre révoltes et révolutions. Dans un cas, le système politique survit à la révolte ; dans l’autre, il se trouve aboli. C’est là que réside toute la différence. Une révolution est une révolte qui réussit62 ou encore une répétition de révoltes. Et ces dernières en sont souvent les signes annonciateurs, puisque, comme le disait Albert Camus, le souci de toute révolte « […] est de transformer. Mais transformer, c’est agir…63 ». La révolution est donc une révolte en action, une révolte qui se projette dans l’histoire et qui passe dans le droit. C’est encore Albert Camus qui, avec les si belles formules de L’Homme révolté, écrivait : « La conscience vient au jour avec la révolte64. » Révoltes et révolutions sont les révélateurs, dans l’histoire, d’une éthique de l’indignation, thème que nous reprendrons dans ce qui suit.

35Les révolutions sont précédées de révoltes de différentes natures et de différents degrés de gravité. C’est ce qui les rend prévisibles. Peut-on toutefois comprendre pourquoi certaines révoltes se brisent sous la répression et pourquoi d’autres finissent par produire des secousses si fortes qu’elles aboutissent à des révolutions ? Quel est leur lien de connexité ? On ne peut le savoir avec exactitude.

36En Tunisie, il existe probablement une relation entre la révolution de 2011 et les révoltes des régions centre et nord-ouest, que ce soit celle d’Ali Ben Ghedhahem en 1864, celle de Kasserine et Thala en 1906, celle des Oudernas en 1915, ou des Merazighs en 194465. Mais il existe une causalité plus forte entre la révolution tunisienne et les mouvements protestataires syndicaux contre le parti socialiste destourien et ses milices, et d’une manière plus générale contre le système bourguibien essoufflé, qui aboutirent au carnage du Jeudi noir, laissant plus d’une centaine de morts, et à la proclamation de l’état d’urgence, le 26 janvier 1978. Il existe aussi certainement une filiation entre la révolution et les émeutes du pain le 27 décembre 1983, gagnant Tunis le 3 janvier 1984 et qui aboutirent, également après un carnage, à une reculade paradoxalement triomphale du pouvoir avec le discours de Bourguiba du 6 janvier 1984 – mêmes foyers à partir du sud et du centre-ouest (Kebili, Douz, Gabès, Kasserine), mêmes causes, même carnage. Et certainement, plus que toute autre chose encore, il existe un signe précurseur de la révolution dans la révolte du bassin minier de 2008, en particulier dans la ville de Redayef, révoltée à partir du 5 janvier 2008.

37La révolte des décembristes à Saint-Pétersbourg en décembre 1825 peut-elle être considérée comme le début du mouvement révolutionnaire en Russie ? Au moment de l’accession au pouvoir du tsar Nicolas I^er (1796-1855), les militaires insurgés, révoltés contre l’autocratie tsariste, réclamaient l’abolition du servage, la liberté d’expression et une Constitution. Cette révolte fut impitoyablement réprimée. Celle d’Emelian Pougatchev (1742-1775) et de Salavat Ioulaïev (1754-1800) en 1773-1774 et la « révolution » de 1905, avec son Dimanche rouge, entrent-elles dans la prérévolution russe de 191766 ?

38La Révolution française a également eu ses signes annonciateurs. Les émeutes parisiennes de mai 1750 qui répondent aux arrestations d’enfants participent à la désacralisation de la monarchie67. De même, Joachim Cérutti, à la fin de 1785, après avoir dressé le constat des vices de l’Ancien Régime (le démon fiscal, le démon féodal)68 et de la superstition religieuse69, énonçait ainsi les principes qui deviendront ceux de la révolution de 1789 : « […] Des lois faites pour le peuple, et non pour les grands ; moins d’inégalités dans les tributs et les fortunes ; plus de proportion entre les impôts et les revenus, entre les travaux et les salaires ; l’agriculture honorée comme le premier bienfait de l’industrie ; la noblesse réduite à son véritable honneur, celui de s’immoler pour la nation ; la corvée, la taille, et la roture, avant tout, extirpées de la terre, comme trois arbres pestilentiels qui ne produisaient que des fruits de mort. – Mais, Monsieur, tout cela arrivera-t-il ? – Tout cela arrivera. La France, depuis deux cents ans, est grosse d’une révolution ; elle accouchera avant la fin du siècle70. » Une telle prédiction repose, comme on le voit, sur les signes précurseurs s’incarnant dans les révoltes. La guerre des farines d’avril-mai 1775 est-elle un signe annonciateur de la Révolution française71 ? Et pourquoi pas la révolte du papier timbré de 167572 (révolte des Bonnets rouges) en Bretagne, ou celle des Sabotiers de 165873 sous Louis XIV (1638-1715), le roi absolu ? Que dire de la journée des Tuiles du 7 juin 178874 ? Et que dire des 8 528 rébellions répertoriées par Jean Nicolas de 1661 à 178975 ?

39Il reste difficile de savoir à partir de quoi, quand et comment le lien se tend, se distend ou se rompt entre révoltes et révolutions. Combien de temps faut-il remonter pour conclure que telle révolte est liée à une révolution et que telle autre ne s’explique pas ? Toute réponse à ce type de question ne peut être formulée qu’en termes de proposition hypothétique, bien que la relation entre révoltes et révolution ne puisse être niée.