La civilisation du végétal chez les derniers chasseurs-cueilleurs préhistoriques du Sud-Est asiatique

Hubert Forestier

p. 159-166


Texte intégral

1Ce texte a pour but de mettre en lumière la particularité de la culture matérielle des derniers chasseurs-cueilleurs paléolithiques des forêts tropicales, et de préciser en quoi la Préhistoire du Sud-Est asiatique s’inscrit en rupture avec le modèle euro-africain des industries de pierre taillée. Cette Préhistoire tropicale ne ressemble à aucune autre puisque ici le lithique n’est que le reflet d’un investissement technique orienté sur un support omniprésent mais périssable : le végétal.

L’unité dans la diversité : une paléoanthropologie plurielle en Asie du Sud-Est

2L’intuition originale de Darwin a été d’envisager l’émergence de l’homme sous les tropiques où, en effet, les grands événements rapportés à l’histoire du genre Homo ont eu lieu. C’est également sous ces latitudes que la biodiversité y est la plus grande, la plus complexe, y compris humaine. Cet angle chaud et humide de l’Asie, balayé par la mousson, s’est trouvé segmenté durant les derniers cycles glaciaires dessinant ainsi, au gré des changements eustatiques, un monde continental (sous-continent Sunda) ou insulaire (fig. 1). Impasses géographiques pour certaines espèces ou voies de passage pour d’autres, seules trois îles ont été colonisées par les hommes durant le Pléistocène moyen sans jamais avoir été reliées au Sunda : l’île de Sulawesi vers -200 000 ans (Talepu dans le bassin sédimentaire de Walanae), l’île de Flores (la grotte de Liang Bua) et celle de Luzon (le site de plein air de Kalinga) aux Philippines habitées dès -800 000 ans. Un bilan des recherches paléoanthropologiques fait aujourd’hui état de cinq espèces humaines dans cette région : Homo erectus, Homo sapiens, Homo soloensis, Homo floresiensis et Homo luzonensis. À l’instar de l’anthropologie biologique riche de plusieurs humanités, on attendrait de l’archéologie qu’elle répertorie plusieurs types d’industries lithiques conformes à des changements, des transitions ou des ruptures (galet, biface, éclat, lame, microlithe, hache, etc.). Ce scénario occidental, qui repose sur un découpage cognitif et évolutif, ne s’applique pas à l’Asie du Sud-Est où sur plus d’un million d’années persiste un outillage sur galet. C’est précisément par cette singularité technique que l’Hoabinhien (cf. province éponyme Hoa-Binh, Nord-Vietnam) s’impose comme la principale culture lithique d’Homo sapiens entre -40 000 et -4 000 ans.

Fig. 1 – Carte de l’Asie du Sud-Est avec la répartition du faciès hoabinhien et les principaux sites paléolithiques anciens et récents.

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Carte © H. Forestier.

Modalités tropicales et orientations asiatiques chez Homo faber

3La pérennité des assemblages sur galet requiert un regard différent quant au statut réel des objets lithiques qui ne renseignent en rien sur le bagage cynégétique des chasseurs-cueilleurs-foragers des forêts tropicales. Une énigme demeure : où sont les pointes pour la chasse ? Notre propos porte sur le statut particulier de l’outil-galet asiatique et sur le spectre végétal disparu qu’il implique autant qu’il l’explique (Forestier 2020). Les données de l’Extrême-Orient dérogent ainsi à l’écriture chrono-culturelle qui a cours en Occident et dont le modèle est contredit sous les tropiques, comme le montrent le contre-exemple hoabinhien et sa production continue d’outils lourds dans la durée (fig. 2). À l’échelle d’une région d’environ 2 millions de km2, l’homme moderne exprimera sa modernité en revisitant la matrice galet sous toutes ses faces, surfaces et interfaces pour produire d’autres objets, outils et armes apicales en matière végétale. Influencé par la permanence d’une biomasse imposante, ce choix expliquerait le continuisme d’outils massifs durant l’ensemble du Paléolithique, valant parfois à l’Asie du Sud-Est la qualification d’« aire marginale culturellement retardée » (Movius 1955 : 538-539). Alain Testart parle quant à lui de « modalités particulières » à propos de l’évolution technique de cette région du monde (Testart 1977 : 81). Ce qui va de soi puisqu’il n’y a tout simplement pas d’« évolution », au sens où l’entendrait une anthropologie évolutionniste occidentale. Au regard des restes lithiques, le terme d’involution est ici autant inapproprié que celui d’évolution car toutes deux sont soumises à des révolutions créatives motivées par des matériaux fibreux-ligneux périssables, alestés sinon inépuisables. Il est commun d’entendre parler d’une « civilisation du végétal » (Gourou 1948) pour qualifier la culture matérielle des chasseurs préhistoriques de la péninsule indochinoise. S’ensuit un âge du Bambou immanent au tropisme asiatique qui accompagnerait la pierre puis le métal au fil du temps. Quoi qu’il en soit, l’absence de pointe lithique dans les sites préhistoriques contraste avec la faune chassée, laquelle regroupe des taxons aériens forestiers et des gros mammifères terrestres (Auetrakulvit et al. 2004). L’hypothèse de l’existence d’armes confectionnées dans un matériau plus léger que la pierre autre que l’os, comme le bambou ou le bois, est avancée pour chasser ces animaux. D’ailleurs, on imagine assez mal une chasse à l’uniface de 250 g ou au chopper pour le rhinocéros, le sanglier, le singe ou les oiseaux de la canopée ! Il n’empêche que l’outil lithique ne peut, seul, informer sur ces comportements si ce n’est sur sa propre unité : celle d’un témoin muet autant que durable tapi dans la forêt.

Fig. 2 – Modèle de distribution des industries pour l’Occident et pour l’Asie du Sud-Est sur le temps long du Paléolithique.

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Schéma © H. Forestier.

Les traces du végétal dans l’ombre de la pierre

4L’outil sur galet suggère l’hypothèse d’une culture matérielle majoritaire mais périssable. En effet, insaisissable car éphémère, la boîte à outils des chasseurs hoabinhiens peut se comprendre en partant des données ethnologiques sur les activités de chasse spécialisée en milieu forestier tropical. Essentiel à la survie en forêt, l’arsenal pointu en bambou est toujours utilisé chez certaines minorités pour la chasse avec ou sans objets en fer associés (Jaraï, Agta, Sakai, Kubu, etc.). Matériau exogène, le métal est parfois échangé pour être réutilisé comme chez les hommes-fleurs de Mentawai (province de Sumatra Ouest) qui le considèrent comme une matière agressive servant occasionnellement à confectionner des pointes de flèche pour le gros gibier (Forestier et al. 2008). D’autre part, le travail du végétal préhistorique est confirmé par l’analyse tracéologique de galets tranchants (Bannanurag 1988) et d’éclats coupants, porteurs de micro-traces/polis de matières ligneuses et herbeuses comme le bambou (Xhauflair et al. 2016 ; Fuentes et al. 2019). De plus, de récentes analyses techno-fonctionnelles avancent que certains unifaces fonctionnaient plutôt en translation longitudinale, c’est-à-dire à la façon d’une hache (Forestier et al. 2021). Cela confirme les hypothèses d’abattage, de découpe et de fendage du bois ; mais aussi le « débitage » de lames et tiges de bambou qui serviront à la vannerie/sparterie, à l’affûtage de couteaux ou à l’appointage de projectiles de type sagaie, lance ou flèche (Pookajorn 1985 ; Trong Hiêu Dinh & Poisson 2020). On saisit alors le rôle multiple qu’a joué le galet taillé hoabinhien au service du végétal (fig. 3). Ainsi, l’Asie du Sud-Est préhistorique marque une rupture originale vis-à-vis de ce que la préhistoire a coutume d’appeler la modernité, l’évolution, le changement et le progrès technique chez Homo sapiens. Si à l’Ouest il faut attendre le Néolithique pour voir la maîtrise de l’homme sur le monde végétal et animal par la domestication, à l’Est, c’est le monde végétal, dans sa contingence solide-flexible et ses multiples conceptions musculaires de la matière, qui a inspiré très tôt des manières d’être aux hommes. On comprend mieux pourquoi, ici, l’outil de pierre doit être renvoyé à une significativité hors de son autoréférentialité strictement archéologique. N’est-ce pas là l’histoire d’un bien triste lithic sous les tropiques qui ne trouverait de sens que dans son dépassement vers les forces imaginantes d’un lignic aux formes périssables ?

Fig. 3

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Les armes végétales des chasseurs préhistoriques d’Asie du Sud-Est dans l’ombre des outils sur galet.

Dessin © H. Forestier.

Bibliographie

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Auetrakulvit Prasit, Brugal Jean-Philip & Desse Jean, 2004. « Exploitation des petites faunes par les chasseurs-collecteurs du Sud de la Thaïlande : application à la préhistoire régionale », in J.-P.Brugal et Jean Desse (dir.), Petits animaux et sociétés humaines. Du complément alimentaire aux ressources utilitaires, XXIVe Rencontres internationales d’archéologie et d’histoire d’Antibes, Juan-les-Pins, Éditions APDCA, p. 477‑482.

Bannanurag Rachanie, 1988. « Evidence for ancient woodworking. A microwear study of Hoabinhian stone tools », in P. Charoenwongsa et B. Bronson (éd.), Prehistoric Studies. The Stone and Metal Ages in Thailand, Paper in Thai Antiquity 1, Bangkok, Amarin Printing Group, p. 61‑79.

Forestier Hubert, 2020. La pierre et son ombre. Épistémologie de la préhistoire, Paris, L’Harmattan.

Forestier Hubert, Guillaud Dominique, Meyers Koen & Simanjuntak Truman, 2008. Mentawai. L’île des hommes fleurs, Paris, IRD Éditions/Romain Pages Éditions.

Forestier Hubert, Zhou Yuduan, Viallet Cyril, Auetrakulvit Prasit & Sophady Heng, 2021. « Reduction sequences from the Hoabinhian technocomplex in Cambodia and Thaïland. A new knapping strategy in Southeast Asia from terminal Upper Pleistocene to mid Holocene », Lithic technology, 46. DOI : <10.1080/01977261.2021.1981654>.

10.1080/01977261.2021.1981654 :

Fuentes Riczar, Ono Rintaro, Nakajima Naoki et al., 2019. « Technological and behavioural complexity in expedient industries: The importance of use-wear analysis for understanding flake assemblages », Journal of Archaeological Science, 112. DOI : <10.1016/j.jas.2019.105031>.

10.1016/j.jas.2019.105031 :

Gourou Pierre, 1948. « La civilisation du végétal », Indonésie, 1(5), p. 385‑396.

Pookajorn Surin, 1985. The technological and functional morphology analysis of the lithic tools from the Hoabinhian excavation at Ban Kao area, Kanchanaburi Province, Bangkok, Silpakorn University Press.

Movius Hallan, 1955. « Palaeolithic archaeology in Southern and Eastern Asia, exclusive of india », Journal of World History, 2(2-3), p. 520-553.

Testart Alain, 1977. « Ethnologie de l’Australie et préhistoire de l’Asie du Sud-Est. Évolution technique et milieu naturel », Journal de la Société des océanistes, 54‑55(33), p. 78‑85.

Trong Hiêu Dinh & Poisson Emmanuel, 2020. Le bambou au Vietnam. Une approche anthropologique et historique, Paris, Maisonneuve & Larose/Hémisphères.

Xhauflair Hermine, Pawlik Alfred, Gaillard Claire et al., 2016. « Characterization of the use-wear resulting from bamboo working and its importance to address the hypothesis of the existence of a bamboo industry in prehistoric Southeast Asia », Quaternary International, 416, p. 95‑125.


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