Déchiffrer la matérialité de l’art paléolithique pariétal in situ
p. 253-259
Texte intégral
1L’étude de l’art paléolithique fait appel, au-delà d’une approche stylistique, à l’analyse de la matérialité des vestiges préservés. Des recherches interdisciplinaires à l’interface entre la physico-chimie et la préhistoire peuvent révéler le savoir-faire et les matériaux utilisés par les hommes préhistoriques. Deux cas d’étude in situ réalisés dans deux grottes paléolithiques ornées illustrent le potentiel informatif des analyses physico-chimiques concernant l’art pariétal et sa réalisation.
Œuvres pariétales paléolithiques et leurs analyses in situ
2Une partie de l’art paléolithique se trouve sur les parois des falaises et au fond des grottes. Leur analyse physico-chimique fait aujourd’hui partie intégrante des recherches en préhistoire car elle permet d’obtenir une autre vision de la matérialité des œuvres, complémentaire d’une analyse stylistique, et apporte ainsi un nouvel éclairage sur les étapes de réalisation des expressions graphiques. L’art pariétal peut être considéré comme un récit, une sorte de langage légué par nos ancêtres (Le Quellec 2021). Contribuer à mieux déchiffrer ces expressions et ce récit est un des objectifs de l’analyse physico-chimique de l’art pariétal. Différentes méthodes analytiques permettent l’identification des matières colorantes utilisées pour chacun des tracés et des couches picturales. La composition chimique des matières colorantes peut servir d’élément de comparaison et ainsi distinguer des expressions graphiques similaires à l’œil nu, mais différentes du point de vue de leur matérialité.
3Depuis plusieurs dizaines d’années, les analyses sont pratiquées avec beaucoup de succès sur des prélèvements d’art pariétal (Menu & Walter 1992 ; Vignaud et al. 2006). Étant donné les contraintes liées au classement des grottes ornées par l’Unesco et les nécessités concernant la préservation des sites, les analyses non invasives sans prélèvement et l’imagerie scientifique portable sont aujourd’hui appréciées et explorées. L’analyse non invasive peut être complétée par des analyses sur prélèvement lorsqu’elles sont nécessaires, notamment pour répondre à des questionnements sur la provenance de la matière première et sur les modes de préparation et d’application de la matière colorante.
4Ces nouvelles approches et leur potentiel informatif sont illustrés ici par deux cas d’étude réalisés en grottes ornées paléolithiques. Le premier exemple concerne l’étude des dessins figuratifs noirs du grand plafond de la grotte de Rouffignac (Plassard & Plassard 2016 ; Gay et al. 2020). Le second cas d’étude est l’analyse des tracés noirs du décor polychrome de la grotte de Font-de-Gaume. Ce dernier décor est plus complexe que celui de Rouffignac car il présente des gravures, des dessins et des peintures polychromes, souvent superposés (Trosseau et al. 2021).
Utilisation de différents noirs au sein d’un ensemble pariétal
5Les analyses des dessins noirs du grand plafond de Rouffignac, à Rouffignac-Saint-Cernin-de-Reilhac, dans le Périgord (Plassard & Plassard 2016), ont été réalisées avec un spectromètre de fluorescence X (FX) portable afin d’identifier la nature chimique des matières colorantes utilisées. Sur une soixantaine de dessins noirs du grand plafond, quarante-quatre ont été analysés. Cela représente plus de 210 points d’analyse accompagnés d’un enregistrement photographique. Trois éléments chimiques directement liés à la matière noire ont été quantifiés : le manganèse (Mn), le fer (Fe) et le baryum (Ba). Leurs concentrations ont été exprimées sous forme d’oxyde (MnO, Fe2O3, BaO) et la somme des concentrations de ces trois oxydes a été normalisée à 100 %. Trois groupes de matières colorantes à base de différents oxydes de manganèse se distinguent parmi les résultats en fonction de leur teneur respective en BaO : entre 2 et 5 % massique (groupe I), autour de 10 % (groupe II), et de l’ordre de 20 % (groupe III). Les trois groupes ne semblent aucunement liés au thème animalier considéré, le bison, le mammouth, le cheval et le bouquetin se retrouvant dans les trois groupes de matériaux (Gay et al. 2020).
6Une zone du grand plafond semble montrer trois sous-ensembles stylistiques, parfois superposés. Un sous-ensemble est caractérisé par l’association de mammouths et de bouquetins (mammouths 107 et 111, bouquetins 106, 109, 110, 112). Un deuxième groupe représente un triptyque de bisons (bisons 100, 101 et 126, seules la bosse et les cornes à double courbure de ce dernier étant visibles) tandis que le troisième ensemble monothématique est composé de bouquetins (bouquetins 102 à 104) (fig. 1).
Fig. 1 – Photo d’un sous-ensemble du grand plafond de la grotte de Rouffignac (© Frédéric Plassard), modifiée par Ina Reiche avec l’indication des numéros de sujet et leur groupe chimique correspondant.

La couleur verte indique le groupe chimique de l’oxyde de manganèse pauvre en baryum, la couleur noire le groupe chimique avec des teneurs intermédiaires de baryum, et la couleur blanche le groupe chimique avec des teneurs autour de 20 % massique en baryum.
7Or leurs empreintes chimiques indiqueraient un autre scénario. Les mammouths 107, 111, le rhinocéros 108 et les bouquetins 109 et 112 appartiennent au groupe chimique I et forment un sous-ensemble cohérent de ce point de vue. Quant aux deux bouquetins 106 et 110 tournés à gauche, auparavant associés stylistiquement au premier sous-ensemble, ils appartiennent au groupe chimique III et rejoignent de ce point de vue le groupe monothématique des bouquetins 102 à 104 tournés principalement à droite. Enfin, le triptyque des bisons ne forme pas un groupe chimique cohérent et les animaux sont différents d’un point de vue stylistique. Le bison 100 appartenant au groupe chimique I est différent des deux bisons 101 et 126 ayant une même empreinte chimique correspondant au groupe III.
8En considérant de plus la superposition des dessins de cet ensemble, il semble que le bison 101 ait été dessiné avant les mammouths 107 et 111, tout comme le bouquetin 109, qui ont tous été dessinés avec une même matière colorante différente. Le bouquetin 106 et le mammouth 111 ont été dessinés après, avec le même type de matière colorante que le bison 101.
9Tous ces résultats semblent indiquer que le grand plafond a été créé en plusieurs sous-ensembles plutôt monothématiques. Nous retrouvons aussi ce principe d’ensembles monothématiques dans les frises observées dans les autres galeries de la grotte de Rouffignac, comme la Frise des Dix Mammouths et la Frise des Rhinocéros (Gay et al. 2020). Des groupes monothématiques d’animaux superposés ont également été retrouvés dans d’autres décors pariétaux comme dans l’ensemble emblématique de la Rotonde des Taureaux à Lascaux, en Dordogne, au sujet de laquelle Norbert Aujoulat a proposé plusieurs étapes de réalisation successives : une première composée de chevaux, une deuxième de grands aurochs noirs, puis une autre avec des vaches rouges et enfin une dernière avec des bouquetins bichromes (Aujoulat 2004). On pense aussi à la superposition en cinq étapes des vingt-cinq animaux noirs (chevaux, bisons, mammouths et aurochs) dans la grotte du Pech-Merle, dans le Lot (Lorblanchet 2010).
Imagerie scientifique : un niveau de lecture s’ajoutant aux analyses
10La méthodologie analytique non invasive a été complétée par l’imagerie scientifique pour les recherches menées sur le décor complexe des galeries principales de la grotte de Font-de-Gaume (Les Eyzies-de-Tayac, Périgord) (Capitan et al. 1910).
11L’imagerie permet d’observer des matières colorantes à l’échelle des figures. Dans le cas où la lecture visuelle est compliquée, l’association d’une image à des relevés archéologiques rend possible une meilleure lecture du décor de la paroi. De même, le traitement des images, par exemple en imagerie infrarouge fausse couleur (IRFC), rend parfois plus facile la distinction des figures les unes des autres au sein d’un même panneau. Ce traitement correspond à l’association d’une prise de vue en lumière visible et d’une autre en infrarouge. L’image composite permet une première différenciation de certaines matières colorantes au sein des figures sans les identifier chimiquement pour autant. Les points d’analyse physico-chimique peuvent ensuite être judicieusement choisis. Ceci permet d’en limiter le nombre nécessaire et d’extrapoler les résultats à l’ensemble de la figure. Ce niveau de lecture supplémentaire permet de discuter différents aspects liés à la matérialité des figures, à leurs techniques et séquences de réalisation au sein d’un ensemble pariétal.
12Le Panneau des Rennes Affrontés 11 et 12 à gauche de la galerie principale juste avant le carrefour est très caractéristique du décor de Font-de-Gaume. Son image en IRFC permet d’identifier différents types de matières colorantes utilisées et révèle une figure, probablement un cheval noir, encore inconnue sous le renne 12 (fig. 2).
Fig. 2 – Photographie en lumière visible (gauche) et image traitée en infrarouge fausse couleur (IRFC, droite) du renne 12 sur la paroi gauche de la galerie principale de Font-de-Gaume (© Anne Maigret C2RMF) avec l’indication d’une figure de cheval possible sous le renne 12.

13Généralement, les tracés noirs de Font-de-Gaume sont à base d’oxydes de Mn comme dans la grotte de Rouffignac et à Lascaux. Ceci a déjà été montré par Henri Moissan en 1902, qui a réalisé les premières analyses chimiques juste après la découverte de Font-de-Gaume et a permis de reconnaître l’art des cavernes en tant qu’art préhistorique (Moissan 1902). À quelques rares exceptions, un seul type de matière noire peut être déterminé pour chaque figure et il peut différer d’une figure à l’autre. Cela signifie que l’on peut, comme à Rouffignac, former des groupes composés de différentes expressions graphiques dont la nature chimique est très similaire : trois groupes d’oxydes de Mn avec différentes teneurs en oxyde de Ba ont notamment pu être identifiés (Trosseau et al. 2021). Il semblerait que les mêmes types de matières premières qu’à Rouffignac aient pu être exploités et qu’ils diffèrent de ceux utilisés pour la grotte de Lascaux (Vignaud et al. 2006).
14Ainsi, l’approche non invasive et l’imagerie in situ, premières étapes avant de passer à des prélèvements, sont très utiles pour déchiffrer la matérialité de l’art paléolithique pariétal, permettant de distinguer la matière colorante (mais pas d’en déterminer la provenance et la préparation ni l’application). Ce type d’approche, applicable à d’autres matières colorantes que le noir ainsi qu’à des objets mobiles, contribue à décoder plus précisément les récits paléolithiques.
Bibliographie
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Aujoulat Norbert, 2004. Lascaux. Le geste, l’espace et le temps, Paris, Éditions du Seuil.
Capitan Louis, Breuil Henri & Peyrony Denis, 1910. La Caverne de Font-de-Gaume aux Eyzies (Dordogne), Monaco, Imprimerie A. Chêne.
Gay Marine, Plassard Frédéric, Müller Katharina & Reiche Ina, 2020. « Relative chronology of Palaeolithic drawings of the Great Ceiling, Rouffignac cave, by chemical, stylistic and superimposition studies », Journal of Archaeology Science: Report, 29, 102006. DOI : <10.1016/j.jasrep.2019.102006>.
10.1016/j.jasrep.2019.102006 :Le Quellec Jean-Loïc, 2021. Avant nous le déluge ! L’humanité et ses mythes, Bordeaux, Éditions du Détour.
Lorblanchet Michel, 2010. Art pariétal. Grottes ornées du Quercy, Arles, Éditions du Rouergue.
Menu Michel & Walter Philippe, 1992. « Prehistoric cave painting PIXE analysis for the identification of paint “pots”, Nuclear Instruments and Methods in Physics Research Section B: Beam Interactions with Materials and Atoms, 64(1-4), p. 547-552. DOI : <10.1016/0168-583X(92)95531-U>.
10.1016/0168-583X(92)95531-U :Moissan Henri, 1902. « Sur les matières colorantes des figures de la grotte de Font-de-Gaume », Compte rendu de l’Académie des sciences, 134, p. 1539‑1540.
Plassard Frédéric & Plassard J., 2016. « Le grand plafond de Rouffignac : de nouveaux indices sur l’organisation des images », PALEO, numéro hors-série « hommage à Norbert Aujoulat », p. 143-151. En ligne : <https://www.researchgate.net/publication/326505326_Le_grand_plafond_de_Rouffignac_de_nouveaux_indices_sur_l%27organisation_des_images>.
Trosseau Antoine, Maigret Anne, Coquinot Yvan & Reiche Ina, 2021. « In situ XRF study of black colouring matter of the Palaeolithic figures in the Font-de-Gaume cave », Journal of Analytical Atomic Spectrometry, 36(11), p. 2449–2459. DOI : <10.1039/D1JA00202C>.
10.1039/D1JA00202C :Vignaud Colette, Salomon Hélène, Chalmin Émilie, Geneste Jean-Michel & Menu Michel, 2006. « Le groupe des “bisons adossés” de Lascaux. Étude de la technique de l’artiste par analyse des pigments », L’Anthropologie, 110(4), p. 482-499. DOI : <10.1016/j.anthro.2006.07.008>.
10.1016/j.anthro.2006.07.008 :Auteur
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