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    Plan détaillé Texte intégral Qu’est-ce qu’une trace ? Lire les traces dans la matière Décrire les traces, les éclats de pensée de l’art paléolithique Bibliographie Auteur

    Préhistoire. Nouvelles frontières

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    L’esprit des traces

    Michel Menu

    p. 247-252

    Texte intégral Bibliographie Auteur

    Texte intégral

    1L’art paléolithique ne peut, selon moi, être compris que si l’on examine les techniques qui ont contribué à sa réalisation. Pour cela il faut étudier les différents matériaux, leur origine, leurs transformations, leur élaboration mais aussi les contraintes de la matière support des œuvres, les outils ensuite pour dessiner, peindre, graver. Il faut enfin examiner les manières de créer les formes, pour ainsi comprendre les différentes étapes de la chaîne opératoire.

    2Giorgio Agamben, dans L’Homme sans contenu, soutient que la « structure originelle de l’œuvre d’art est aujourd’hui voilée » (Agamben 1996 : 166), et ce jugement s’applique tout particulièrement à l’art préhistorique, un art privé d’archives, privé des idées, des intentions qui ne nous sont pas parvenues. Il nous reste les traces subtiles qu’il nous faut apprendre à voir, les traces sur la matière qui témoignent de la présence de celui qui a réalisé les œuvres autrefois, en gravant et en peignant sur les parois des grottes, en sculptant, en gravant, en peignant les objets d’art mobilier en pierre ou dans des substances osseuses animales, ou plus rarement en argile modelée.

    3En effet, s’appliquer à considérer les traces nous rapproche de l’artiste, nous rapproche des multiples étapes de la production de l’œuvre, et c’est assurément de cette manière que « l’attention que nous accordons à l’opération d’exécution […] nous amène à admettre la perpétuation de la présence de l’artiste » (Rosand 1993 : 77).

    Qu’est-ce qu’une trace ?

    4Jakob Baron Uexküll a écrit en 1934 un petit livre fort accessible et magnifiquement illustré par son collègue Georg Kriszat (Uexküll & Kriszat 2010). L’ouvrage en allemand Streifzüge durch die Umwelten von Tieren un Menschen (Incursions dans les milieux des animaux et des hommes) a pour sous-titre « Un livre d’images de mondes invisibles » (Ein bilderbuch unsichtbarer Welten). Ces « mondes invisibles », ce sont les milieux (Umwelten) propres à chaque espèce vivante, et que les autres espèces – dont la nôtre – ne peuvent percevoir, justement parce que chacune vit dans son propre milieu, et ce même si toutes les espèces vivent pourtant dans un même environnement (Umgebung). Ceci est vrai non seulement pour les différentes espèces à une époque donnée, mais aussi pour une même espèce à des moments différents. C’est pourquoi, sous toutes leurs formes, et à toutes les échelles, seules les traces nous permettent de visiter les « mondes invisibles » propres aux cultures du passé. Jean-Michel Geneste et Boris Valentin soulignent que c’est vrai pour les outils, les parures, mais aussi pour les œuvres d’art qui sont, selon Jean Rouaud, les « fossiles de pensée paléolithique » ; pour les assemblages, pour « le petit fragment de vie paléolithique de Combe-Saunière », c’est chercher à « capter l’invisible » comme nous y engage aussi Boris Valentin (Geneste & Valentin 2019).

    5Dans son essai sur Léonard de Vinci, l’historien d’art américain David Rosand (1938-2014) écrivait :

    Le créateur de l’image, lui, n’est plus là. Il est parti en laissant sa trace… L’émotion ressentie devant la trace nous met face à l’artiste. […] En regardant une ligne tracée, nous observons le parcours décrit par le mouvement, et notre regard fait intervenir, à plusieurs niveaux, une trajectoire de la vision, les déplacements de l’œil. Mais nous réagissons aussi, voire surtout, aux particularités de la ligne, à la façon dont elle est tracée, à la nature de la marque laissée, à son matériau, à la pression et la vélocité de la main qui l’a faite, à sa physionomie et à sa résonance affective plus générale (Rosand 1993 : 9-10).

    6Aussi, l’histoire de l’art s’est jusqu’alors penchée essentiellement sur l’icône et le symbole (Aby Warburg), dans une relation d’une image sans contact avec ce qu’elle représente. Pour l’icône, il y a encore ressemblance et continuité d’une analogie au sens large ; dans le cas du symbole, la relation de ressemblance est aussi rompue.

    7S’agissant de la trace, ne serait-on pas alors dans l’indice – ce que Charles Sanders Pierce définit comme un « signe arraché à la chose, réellement affecté par elle » ? (Pierce 1978) Cette question de l’image (icône) entre spectre (symbole) et trace (indice) est travaillée, sinon résolue. Les objets anciens, les œuvres d’art, transcendent les trois niveaux du signe. Ces derniers sont à la fois symbole, icône et indice, soit fantôme, image et trace – ce qui me suggère un « mariage » de raison entre Aby Warburg, le « père » de l’iconologie, et André Leroi-Gourhan, que tout archéologue connaît bien. Cette association me semble féconde pour aborder les œuvres d’art quelles qu’elles soient, les représentations de l’art paléolithique en particulier, et pour les considérer non seulement comme des images mais aussi comme des objets matériels fabriqués, aboutissements d’une chaîne opératoire.

    Lire les traces dans la matière

    8En 1990, avec Jean Clottes et Philippe Walter nous avions publié dans le Bulletin de la Société préhistorique française un article intitulé « La préparation des peintures magdaléniennes ariégeoises », en lequel nous avions montré, par une analyse physico-chimique des matériaux constitutifs des peintures des grottes, mais aussi des objets d’art mobilier, que les artistes avaient mis au point des recettes de fabrication d’une vraie peinture, mélange élaboré de pigments, de charges et vraisemblablement de liants. Ces recettes, ils les suivaient scrupuleusement – ce qui nous permet aujourd’hui de distinguer des ateliers, de comprendre la réalisation de sanctuaires sur une durée plus longue qu’on le croyait jusqu’alors. Ainsi, à Niaux, on a pu distinguer deux ensembles principaux. D’une part, des œuvres isolées, inspirées par des singularités de la roche mises en valeur grâce à l’éclairage des Magdaléniens, réalisées de chic avec la même recette que nous avons attribuée au Magdalénien moyen ; d’autre part, le sanctuaire du Salon Noir, réalisé au Magdalénien final avec une seule et même recette pour l’ensemble du sanctuaire : les animaux (bisons, bouquetins, chevaux) qu’on y trouve sont des pièces d’un ensemble conçu, pensé a priori, d’ailleurs préparé par un dessin au charbon de bois puis recouvert d’une vraie peinture (Clottes et al. 1990 : 170-192).

    9De la même manière, l’analyse de la peinture a permis de retrouver les différentes étapes de réalisation de la Scène du Puits à Lascaux, où le rhinocéros se distingue des autres figures de par la nature du pigment, des oxydes de manganèse de provenance différente, mais aussi du fait de la technique d’application (Chalmin et al. 2002 : 5-11) (fig. 1). À Lascaux encore il nous a été possible de conclure que chaque partie des Blasons du Panneau de la Vache Noire, dans la Nef, avait été peinte avec un « pot de peinture » différent (Chalmin et al. 2004 : 571-592) (fig. 2). Nous avons introduit cette notion de « pot de peinture » caractérisant la matière picturale grâce à la détermination précise des pigments (noirs de manganèse ou de charbon de bois, rouges d’oxydes de fer), associés à une charge spécifique, avec une mise en œuvre particulière (tri, broyage, mélange…). Toutes ces étapes de la chaîne opératoire témoignent donc de l’intention délibérée des artistes d’obtenir une matière avec la teinte et la consistance souhaitées.

    Fig. 1 – Scène du Puits de Lascaux.

    Image

    L’analyse de la matière picturale a révélé deux étapes de réalisation. Le rhinocéros a été réalisé avec une matière différente de celle des autres figures et le mode d’application non plus n’est pas le même.

    © Cliché N. Aujoulat – Centre national de préhistoire / ministère de la Culture

    Fig. 2 – Les Blasons du Panneau de la Vache Noire de la Nef, grotte de Lascaux.

    Image

    L’analyse démontre que chacun des différents carreaux des Blasons a une composition particulière, un « pot de peinture » spécifique pour chaque carreau, révélant une recherche de teintes et de textures. Les Blasons sont ainsi le nuancier des teintes que l’on retrouve dans l’ensemble de la grotte.

    © Cliché Jean-Michel Geneste – ministère de la Culture

    10Une observation in situ au microscope ainsi que des macrophotographies des peintures pariétales permettent en outre de retrouver les outils utilisés pour déposer la peinture sur le support, de reconstituer les différentes façons de peindre : au pinceau, au couteau (os façonné), au doigt, au tampon, au soufflé soit par la bouche, soit à l’aide d’une sarbacane (un ou plusieurs os creux) (Menu 2009 : 547-558).

    Décrire les traces, les éclats de pensée de l’art paléolithique

    11Un fait technique, une œuvre d’art doit être considérée comme un « objet-frontière » : objet suffisamment flexible pour s’adapter aux besoins et aux nécessités spécifiques des différents acteurs qui l’utilisent, et qui est suffisamment robuste pour maintenir une identité commune. Dans un article devenu célèbre, en 1989, Susan L. Star et James R. Griesemer fondaient cette notion (« boundary object ») à partir d’une étude ethnographique des mécanismes de coordination du travail scientifique, qui impliquait des acteurs appartenant à des mondes sociaux hétérogènes, coopérant sur une longue période à la réalisation d’un musée zoologique à San Francisco (Star & Griesmer 1989 : 387-420).

    12L’objet-frontière peut révéler le rôle de toutes sortes d’artefacts – répertoires, classifications, représentations matérialisées (cartes, ­dessins), méthodes standardisées – intervenant dans la collecte, la gestion et la coordination de connaissances distribuées. Les acteurs réunis autour d’objectifs communs réussissent à se comprendre et à travailler ensemble en se retrouvant autour d’objets, tout en maintenant une pluralité de points de vue, chacune des parties gardant son identité, ses enjeux et menant ses travaux tout en les articulant avec les autres. Ainsi les œuvres de l’art paléolithique sont autant d’« objets-frontières » autour desquels la réunion des multiples acteurs ouvre des pistes nouvelles d’interprétation sur les traces qui étaient restées invisibles jusqu’alors, enfouies dans les vestiges du passé. C’est l’esprit des traces que l’on traque enfin pour proposer une image sensible de ce qui fut. L’esprit n’est-il pas l’élément d’une matière très subtile, légère et chaude, mobile et invisible, considéré comme agent de la vie ? L’esprit est souffle vital mais aussi essence, vapeur délicate qui éclaire à nouveau les traces de la présence de l’artiste paléolithique. C’est justement l’absence de texte en préhistoire qui nécessite de se pencher sur les traces, de les faire parler, dans un temps arrêté. Jean-Michel Geneste et Boris Valentin s’accordent à dire qu’à Chauvet, on a « l’impression que le temps s’est arrêté ».

    13Tel est l’enjeu de l’effort à accomplir afin d’intégrer les différentes méthodes d’approche des œuvres d’art paléolithiques autour desquelles tous les partenaires, préhistoriens, analystes, sont associés pour éprouver l’esprit des traces, pour comprendre les différentes étapes de leur réalisation, tout en surmontant les difficultés complexes liées aux langages que développe chaque discipline. Jean-François Billeter, sinologue et philosophe, dans son travail sur Tchouang-Tseu, penseur chinois du ive siècle avant notre ère, soutient que les problèmes liés à la traduction – ici du chinois au français – sont considérables, et il nous rappelle que le sens d’un mot fondateur est une synthèse, rassemblant une expérience personnelle et collective. Cette synthèse est toujours le résultat d’une histoire particulière. Ainsi « une pensée qui se meut de façon naturelle dans sa propre langue devient incommode et boiteuse dans l’autre » (Billeter 2010 : 15). Il précise (ibid. : 17) qu’une définition ne suffit pas à faire comprendre le sens d’un mot nouveau lorsqu’il est chargé de sens.

    14Seule l’analyse des traces nous permet de sortir de notre environnement pour pénétrer les milieux des autres espèces. Leur description précise ouvre les mondes « invisibles » du passé. Pour « penser une histoire à venir, [il faut] s’approprier le passé, s’ouvrir généreusement aux éclats de pensée du passé, chercher les traces, creuser ses sens multiples, inventer et réinventer l’ombre portée des vies d’hier » (Bonnet & Judde de Larivière 2018 : 10).

    Bibliographie

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    Bonnet, C., & D’Andrea, B. (2023). Introduction. In Anabases (1–, Issues 37, pp. 89-93). OpenEdition. https://doi.org/10.4000/anabases.15496
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    Clottes, J., Menu, M., & Walter, P. (1990). La préparation des peintures magdaléniennes des cavernes ariégeoises. In Bulletin de la Société préhistorique française (Vols. 87, Issues 6, pp. 170-192). PERSEE Program. https://doi.org/10.3406/bspf.1990.10434
    Menu, M. (2009). L’analyse de l’art préhistorique. In L’Anthropologie (Vols. 113, Issue 3-4, pp. 547-558). Elsevier BV. https://doi.org/10.1016/j.anthro.2009.09.011
    Bonnet, Corinne, and Bruno D’Andrea. “Introduction”. Anabases. OpenEdition, April 30, 2023. https://doi.org/10.4000/anabases.15496.
    Chalmin, Emilie, Michel Menu, Marie-Pierre Pomiès, Colette Vignaud, Norbert Aujoulat, and Jean-Michel Geneste. “Les blasons de Lascaux”. L’Anthropologie. Elsevier BV, December 2004. https://doi.org/10.1016/j.anthro.2004.12.001.
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    Menu, Michel. “L’analyse de l’art préhistorique”. L’Anthropologie. Elsevier BV, July 2009. https://doi.org/10.1016/j.anthro.2009.09.011.
    Bonnet, Corinne, and Bruno D’Andrea. “Introduction”. Anabases, no. 37, OpenEdition, 30 Apr. 2023, pp. 89-93. Crossref, https://doi.org/10.4000/anabases.15496.
    Chalmin, Emilie, et al. “Les blasons de Lascaux”. L’Anthropologie, vol. 108, no. 5, Elsevier BV, Dec. 2004, pp. 571-92. Crossref, https://doi.org/10.1016/j.anthro.2004.12.001.
    Clottes, Jean, et al. “La préparation des peintures magdaléniennes des cavernes ariégeoises”. Bulletin de la Société préhistorique française, vol. 87, no. 6, PERSEE Program, 1990, pp. 170-92. Crossref, https://doi.org/10.3406/bspf.1990.10434.
    Menu, Michel. “L’analyse de l’art préhistorique”. L’Anthropologie, vol. 113, no. 3-4, Elsevier BV, July 2009, pp. 547-58. Crossref, https://doi.org/10.1016/j.anthro.2009.09.011.

    Cette bibliographie a été enrichie de toutes les références bibliographiques automatiquement générées par Bilbo en utilisant Crossref.

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    Billeter Jean-François, 2010. Notes sur Tchouang-Tseu et la philosophie, Paris, Allia.

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    10.4000/anabases.15496 :

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    Chalmin Émilie, Menu Michel, Pomiès Marie-Pierre, Vignaud ­Colette et al., 2004. « Les Blasons de Lascaux », L’Anthropologie, 108(5), p. 571-592.

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    Pierce Charles Sanders, 1978. Écrits sur le signe, Paris, Éditions du Seuil.

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    Uexküll Jakob Baron & Kriszat Georg, 1939. Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen. Bedeutungslehre, Berlin, Springer.

    Uexküll Jakob Baron & Kriszat Georg, 2010. Milieu animal et milieu humain, Paris, Rivages.

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    Menu, M. (2023). L’esprit des traces. In J.-M. Geneste, P. Grosos, & B. Valentin (éds.), Préhistoire. Nouvelles frontières (1‑). Éditions de la Maison des sciences de l’homme. https://doi.org/10.4000/books.editionsmsh.56190
    Menu, Michel. « L’esprit des traces ». In Préhistoire. Nouvelles frontières, édité par Jean-Michel Geneste, Philippe Grosos, et Boris Valentin. Paris: Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2023. https://doi.org/10.4000/books.editionsmsh.56190.
    Menu, Michel. « L’esprit des traces ». Préhistoire. Nouvelles frontières, édité par Jean-Michel Geneste et al., Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2023, https://doi.org/10.4000/books.editionsmsh.56190.

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    Geneste, J.-M., Grosos, P., & Valentin, B. (éds.). (2023). Préhistoire. Nouvelles frontières (1‑). Éditions de la Maison des sciences de l’homme. https://doi.org/10.4000/books.editionsmsh.55940
    Geneste, Jean-Michel, Philippe Grosos, et Boris Valentin, éd. Préhistoire. Nouvelles frontières. Paris: Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2023. https://doi.org/10.4000/books.editionsmsh.55940.
    Geneste, Jean-Michel, et al., éditeurs. Préhistoire. Nouvelles frontières. Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2023, https://doi.org/10.4000/books.editionsmsh.55940.
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