Les premiers arts premiers et leur problématique muséalisation
p. 203-219
Remerciements
Je remercie les directeurs de cet ouvrage de m’avoir invité à participer à une mémorable journée au Louvre. Mes travaux sont financés par le Conseil norvégien de la recherche (SFF Centre for Early Sapiens Behaviour, projet 262618), par l’ERC Synergy Grant QUANTA (n. 951388), le grand programme de recherche « Human Past » de l’initiative d’Excellence (IdEx) de l’Université de Bordeaux et le programme Talents de cette même université (n. 191022-001).
Texte intégral
1Depuis deux décennies, la civilisation occidentale découvre, contrairement à ce qui a été longtemps considéré comme un axiome, que les plus anciennes pratiques symboliques n’ont pas émergé sur le territoire européen. Quel statut et quelle place donner aux premiers arts premiers dans un contexte postcolonial qui empêche désormais de s’approprier l’objet « beau », typique, rare ou plus ancien pour le « muséaliser » en le transformant en icône du patrimoine éternel d’une nation ?
2L’objectif de cette contribution est double, d’un côté il est de résumer ce que nous savons sur les plus anciennes cultures matérielles symboliques, dans lesquelles certains pourraient reconnaître des manifestations artistiques, et de l’autre côté il est de répondre, en m’appuyant sur ces évidences, à la grande question posée par le colloque qui a donné naissance à ce livre : quelle place pour l’art préhistorique dans des grands musées nationaux tels que le Louvre ? Je défendrai le point de vue, qui pourra surprendre et sera peut-être considéré comme hérétique, qu’il n’y a pas de place pour l’art préhistorique au Louvre. Ce point de vue tient en premier lieu à la nature ambiguë du concept d’art, en deuxième lieu aux découvertes faites au cours des vingt dernières années sur l’origine des comportements symboliques et aux questions nouvelles qu’elles suscitent, enfin en troisième lieu à la nature et vocation d’un musée comme le Louvre dans un monde en plein changement ou, au moins, à la perception qu’a de cette institution un archéologue comme moi, intéressé par l’origine des comportements symboliques et de la cognition moderne.
L’art : un concept ambigu
3Je ne surprendrai personne en rappelant qu’on ne sait pas très bien ce qu’est l’art (Adajian 2021 ; Lamarque & Olsen 2018 ; Fokt 2017), que ce concept a changé au cours du temps, qu’il n’existe pas chez bon nombre de cultures humaines et que vous pouvez, sans le posséder ou sans avoir l’intention de produire de l’art, générer une œuvre qui sera reconnue comme artistique par les membres d’une autre culture. Les peintures réalisées par des chimpanzés représentent un exemple extrême mais très parlant du fait qu’on peut reconnaître comme art contemporain des œuvres qui n’ont sans doute pas été conçues avec les motivations d’un artiste contemporain (Seghers 2014).
4Bon nombre d’entre nous associent l’art au concept de beau mais ce concept a beaucoup évolué et la nature est pleine de beauté sans qu’on reconnaisse dans ce qui nous entoure un produit artistique. Certains considèrent qu’il s’agit d’art si l’œuvre suscite en nous des émotions qui changent notre relation avec le monde. Pour d’autres, c’est dans la créativité de l’artiste et dans le caractère novateur de son œuvre qu’il faut chercher la frontière entre ce qui est art et ce qui ne l’est pas. Quelques-uns considèrent que c’est à la qualité technique et au degré d’investissement d’un artiste ou d’un artisan qu’on reconnaît une œuvre d’art. Pour d’autres, surtout dans le passé, le vrai artiste était celui qui était capable d’innover tout en respectant des règles imposées par le genre artistique qu’il pratiquait. À l’inverse, bon nombre d’entre nous identifieraient une œuvre d’art par la capacité de l’artiste à transgresser plus ou moins radicalement les règles et la vision du monde établies. Une vision plus anthropologique et sociologique consiste à penser qu’il n’y a pas d’art sans artiste, en entendant par là qu’on peut parler d’art seulement dans des sociétés qui reconnaissent le rôle social de l’artiste, lui donnent des moyens pour subvenir à ses besoins et reconnaissent collectivement ce qu’il produit comme une œuvre d’art.
L’art préhistorique : un concept qui se délite
5Ce qu’on entend communément par art préhistorique pouvait rentrer jusqu’à il y a une vingtaine d’années dans ces différentes définitions. Il était en effet possible d’identifier précisément le début du phénomène – il y a 40 000 ans –, le lieu – l’Europe occidentale –, l’auteur – l’homme de Cro-Magnon. En arrivant en Europe à cette époque, nos ancêtres auraient presque tout inventé : gravure, sculpture, peinture, musique, ainsi que les arts de la mode. Il y aurait donc eu un avant et un après le début de l’art.
6En effet, la maîtrise technique de certaines représentations pariétales ou mobilières paléolithiques les fait entrer dans toutes les cases que je viens d’évoquer. Elles suscitent des émotions, on reconnaît dans certaines des innovations créatrices, la soumission à des canons acceptés par une communauté, mais aussi la volonté de certains « artistes » d’échapper à ces règles. Le temps nécessaire à l’acquisition des compétences requises pour produire de telles œuvres et les espaces qui leur étaient réservés à l’intérieur des grottes nous invitent à penser que leurs auteurs devaient jouir d’un statut social particulier.
7Mais il y a plus. L’apparition soudaine de ces manifestations n’était pas seulement vue comme la preuve qu’il y avait un avant et un après l’origine de l’art, mais aussi comme celle que les débuts de l’art devaient ouvrir la capacité propre aux humains de créer et transmettre des symboles et de les incorporer dans leur culture matérielle. Pour bon nombre de chercheurs, ces œuvres devenaient aussi la preuve d’une origine soudaine du langage comme nous le connaissons à présent, ce qui s’accordait à l’époque à la vision chomskyenne de l’origine de cette autre capacité typiquement humaine. On arrivait ainsi à la conclusion que le début de l’art aurait marqué un saut cognitif majeur, peut-être à cause d’une mutation génétique qui nous aurait rendus à la fois éloquents, symboliques et artistes. Que constater de mieux sinon que cet homme nouveau était un Homo europeus qui, avec ses nouvelles capacités cognitives et ses œuvres d’art, illuminait l’ensemble de l’humanité et l’appelait à un nouveau destin ? C’est à ce moment, peut-être, que l’art paléolithique aurait pu, aurait dû, entrer au Louvre. Maintenant c’est trop tard, et cela pour plusieurs raisons.
8La première raison tient au fait que les découvertes effectuées au cours des deux dernières décennies ont détaché l’origine des cultures matérielles symboliques et d’une cognition moderne de l’origine des manifestations paléolithiques européennes, dans lesquelles un théoricien de l’art pouvait reconnaître une activité artistique première (d’Errico 2021). Les premières traces d’utilisation de pigments remontent en Afrique et en Europe à au moins -300 000 ans et se font de plus en plus nombreuses, surtout en Afrique, à partir de -120 000 (fig. 1).
Fig. 1

Sites africains ayant livré des artefacts (ocres, parures, gravures, dessins, peintures, systèmes de notation) indiquant une émergence ancienne de pratiques symboliques (d’après d’Errico 2021).
9Les plus anciens pots de peinture attestant de l’utilisation de plusieurs types d’ocre et d’autres ingrédients pour produire des mélanges pigmentés, découverts en Afrique du Sud, remontent à -100 000 ans. Les plus anciennes pratiques funéraires remontent à au moins -430 000 en Europe et à -335 000 en Afrique. Les plus anciennes sépultures primaires à -120 000 au Proche-Orient et à -78 000 en Afrique. Les plus anciennes gravures et dessins abstraits pourraient dater de -450 000 en Indonésie et sans doute de -100 000 en Afrique australe, comme le montrent les fragments d’ocre gravés des grottes de Klasies River, de Blombos et les œufs d’autruche gravés de Diepkloof et Klipdrift en Afrique australe. Les plus anciens objets de parure, souvent couverts d’ocre ou chauffés pour en changer la couleur, remontent à -140 000 en Afrique du Nord et à au moins -80 000 en Afrique australe. À cela s’ajoute la découverte en Indonésie de sites d’art pariétal plus vieux de plusieurs milliers d’années que les plus anciens témoignages acceptés d’art pariétal en Europe.
10La deuxième raison tient au fait qu’il est devenu difficile de relier ces innovations à une origine africaine soudaine de l’homme moderne, datée à -200 000, comme on le pensait encore récemment. On sait maintenant que les caractères anatomiques modernes s’affirment en Afrique au cours d’une période de plus de 200 000 ans, entre au moins -300 000 et -100 000, et qu’il s’agit d’une évolution en mosaïque au sein de populations génétiquement structurées (Bergström et al. 2021). L’affirmation graduelle de cultures matérielles symboliques dans ce continent suggère une coévolution complexe et asynchrone entre adaptations biologiques et culturelles, modulées et parfois tronquées par des changements climatiques. En somme, on ne peut transplanter en Afrique l’ancien modèle européen, en suggérant que, suite à son origine soudaine, le premier Homo africanus aurait été à la fois loquace, symbolique et artiste. Nous sommes face à des dynamiques longues, pour lesquelles il nous manque une partie de la documentation, et dont nous ne connaissons pas encore clairement les mécanismes.
11Il devient difficile dans ce contexte de savoir qui, en Afrique, est anatomiquement moderne et qui ne l’est pas. Il est également difficile d’établir à quelles manifestations symboliques il sera possible de conférer un statut artistique. Si, par exemple, l’art de la mode devait être pris comme un art à part entière, alors le Louvre ou, au choix, le musée du quai Branly, devrait intégrer les premiers coquillages africains utilisés comme objets de parure ainsi que les plus anciens fragments d’ocre, utilisés sans doute pour des peintures corporelles ou pour le coloriage des peaux à revêtir.
12En outre, bon nombre d’innovations reconnues en Afrique entre -300 000 ans et -40 000 sont maintenant reconnues chez des populations archaïques contemporaines, avec lesquelles les hommes modernes ont systématiquement échangé leurs gènes au cours de leur expansion en Eurasie. Les Néandertaliens ont eux aussi, depuis -300 000, utilisé des pigments, enterré leurs morts, fait des gravures abstraites sur des objets et sur les parois des grottes ; ils ont construit, il y a 176 000 ans, avec des fragments de stalagmites, de grandes structures circulaires au fond des grottes, paré leur corps avec des plumes ou des griffes de rapaces et avec différents types de dents et fossiles percés, juste avant de rencontrer des hommes modernes. Nous sommes aussi plusieurs à penser qu’ils ont à maintes reprises marqué avec de l’ocre des coulées stalagmitiques dans des grottes (Pitarch Marti et al. 2021). Et si le premier artiste n’était ni un Homo europeus ni un Homo africanus, mais tout simplement un Homo, notre être symbolique trouvant ses racines dans notre genre plutôt que dans notre espèce ? Y a-t-il une place pour les Néandertaliens au Louvre ou au quai Branly ?
La décolonisation des arts premiers
13Mais passons à la troisième raison, ou plutôt à l’ensemble des raisons pour lesquelles l’art préhistorique n’a pas sa place au Louvre. Le Louvre, comme d’autres grands musées d’ex-puissances impériales et coloniales, s’est créé selon une logique précise : recueillir et conserver ce qui a été produit de mieux dans le pays et y ajouter un échantillonnage, le plus significatif possible, de ce qui a été fait ailleurs et qui était reconnu de façon consensuelle, à l’époque de son acquisition, comme un patrimoine éternel de l’humanité. Plus cet échantillon était large, plus il pouvait donner du lustre au pays et refléter sa puissance (d’Errico & Rigaud 2021). Pour réussir cette équation, trois éléments étaient et sont toujours nécessaires : le public national et international, lequel devient la caisse de résonnance de cette puissance, le fait qu’on possède des originaux et enfin qu’on puisse les exposer.
14À une époque où les populations traditionnelles mondiales étaient vues comme l’exemple vivant et attardé du processus ayant propulsé certaines sociétés européennes au rang restreint de civilisations (d’Errico & Rigaud 2021), cette œuvre d’acquisition et de prédation s’exerçait soit entre pays européens, au gré des guerres qui déchirèrent l’Europe durant les cinq derniers siècles, soit aux dépens des pays qu’on considérait comme les berceaux des civilisations européennes, soit encore au détriment des grandes civilisations de la Méditerranée et de l’Orient.
15Pendant un temps, la découverte de l’art préhistorique n’a pas échappé à cette logique. Une des plus belles collections françaises d’art mobilier paléolithique est au British Museum et plusieurs musées allemands ont acquis des objets et des restes humains découverts par Otto Hauser au cours de ses fouilles en Dordogne. De plus, à cette époque, la logique, déjà évoquée, de l’échantillonnage et de l’original à tout prix l’emportait sur toute autre considération. Chaque grand musée du monde possédait à ce titre quelques bifaces découverts à Abbeville par Boucher de Perthes ou quelques galets aziliens, vrais ou faux d’ailleurs, vendus comme provenant du Mas-d’Azil.
16Dans un monde où, désormais, l’intégrité des assemblages archéologiques l’emporte sur l’impératif d’avoir un exemple de tout et sous la forme d’un original, où 80 % des découvertes concernant les plus anciens comportements symboliques se font en dehors de l’Europe, et où les relations entre pays ne permettent plus d’acquérir ou simplement de s’approprier aussi facilement les biens culturels des autres, présenter de telles œuvres dans des grands musées occidentaux devient inenvisageable, ou forcément limité à des expositions temporaires. Dans un monde où les acquisitions douteuses deviennent impossibles et où il ne reste, sous la pression du pouvoir, que le transfert forcé d’objets entre musées d’un même pays pour poursuivre cette logique, quelle place pour l’art préhistorique dans de grands musées nationaux comme le Louvre ?
17De plus, une grande partie des œuvres les plus récemment découvertes – peintures, gravures et structures dans des grottes – ne sont pas transportables dans un musée. Ajoutons que, du fait de son caractère progressif, la création des premières cultures matérielles symboliques a laissé d’elle des traces éphémères. Quelques fragments d’ocre raclés ou abrasés, un pot de peinture, quelques marques rouges sur une stalagmite, des coquillages et des dents percées, quelques dessins et morceaux d’ocre et d’œuf d’autruche gravés. Dans quelle mesure les institutions et le public sont-ils prêts à donner de l’importance à un matériel qui ne correspond pas à bon nombre des définitions de l’art que nous avons données au début de cet exposé, mais sans lequel tout ce qui a suivi n’aurait pas été possible ? Se pencher sur ce matériel signifie mettre en perspective ce qui est communément appelé art, ou les arts, qu’ils soient ou non premiers, et s’interroger sur les processus à long terme qui ont rendu la création d’une institution comme le Louvre possible. En d’autres termes, ces objets nous interrogent sur la place des humains dans la nature, sur le devenir de notre espèce et sur les menaces qui pèsent actuellement sur ce devenir. Une telle réflexion demande un décloisonnement disciplinaire auquel peu sont prêts. Voici une énième raison pour penser qu’il n’y a pas de place pour l’art préhistorique au Louvre.
Bibliographie
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10.1073/pnas.2021495118 :Seghers Eveline, 2014. « Cross-species comparison in the evolutionary study of art: A cognitive approach to the ape art debate », Review of General Psychology, 18(4), p. 263-272. DOI : <10.1037/gpr0000015>.
10.1037/gpr0000015 :Auteur
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