1La pertinence des échelles du temps et des différentes notions qui l’accompagnent en archéologie préhistorique ont varié selon les époques de la recherche. Si le temps intervient dans les sciences physiques et mathématiques, il est fondamental en archéologie, science du passé par excellence. La faible granularité du temps calculé par les méthodes de datation reste suffisante pour l’étude des paléo-environnements et des changements lents, mais elle s’avère inadaptée à la perception des durées plus courtes dans lesquelles s’inscrivent les phénomènes sociaux.

Bouleversements originels

2Les grands bouleversements techniques et intellectuels du xix^e et du début du xx^e siècle influencent encore notre perception du monde ; ils ont donné naissance à nos plus profondes convictions archéologiques et aux démarches qui en découlent. C’est l’époque lors de laquelle s’établit la profondeur historique de l’homme à travers la naissance de la géologie, de la paléontologie et des premières chronologies préhistoriques.

3C’est dans ce contexte qu’en 1889, Auguste Rodin, parvenu au sommet de son art, imagine la sculpture de marbre blanc : Pygmalion et Galathée. Elle s’inspire d’un mythe multimillénaire (d’Huy 2012) qui symbolise la dramatique création d’une image qui ne parvient pas à être dotée de vie, ou la difficulté d’animer l’inanimé ou encore l’impossible passage de la matière à la pensée. La même année, un jeune professeur, Henri Bergson, publie un doctorat ès lettres qui s’intitule Essai sur les données immédiates de la conscience. Bergson y distingue épistémologiquement les notions de temps et de durée. Il reviendra tout au long de son œuvre sur cette découverte inattendue et bouleversante : le temps que la physique et les mathématiques instrumentent pour le mesurer, le rendre neutre et abstrait pour les besoins de la science, est différent de la durée vécue. Le temps est ainsi isolé vers le pôle de la science, et la durée, qui concerne seulement le vivant, vers celui psychologique de la conscience (Bergson 1889).

Le mythe du temps neutre

4L’archéologie préhistorique manipule des échelles de temps qui varient selon les références qui sont utilisées pour les établir ; les notions de temps employées pour le Paléolithique sont le plus souvent abstraites en ce sens qu’elles sont issues de calculs, rigoureusement quantifiées et, dès lors, sans rapport avec le temps vécu. Ces échelles temporelles, au sein desquelles on positionne les données archéologiques dans des systèmes chronologiques, déforment notre perception du passé et influencent nos idées et nos constructions intellectuelles.

5Ainsi en est-il de ce que nous appelons le temps long, qui puise son origine dans les premières séquences géologiques et paléontologiques qui ont donné naissance à la préhistoire. Si cette notion est commode pour désigner une temporalité qui s’étend au-delà de la mémoire et des textes écrits, comme notamment les temporalités paléolithiques, elle a aussi tendance à expulser dans un au-delà anté-historique les sociétés concernées. Ce concept en apparence inoffensif introduit une distinction anthropologique au terme de laquelle les sociétés passées concernées sont repoussées hors du temps de l’histoire. Son usage fréquent en archéologie n’est donc pas sans conséquence pour la préhistoire puisque les processus sociaux qui y voient le jour sont en quelque sorte naturalisés (Kaeser 2008). La notion reste commode pour étudier l’évolution des techniques et des traditions artistiques, mais le pouvoir de résolution des méthodes qui cernent ce temps long est d’une granularité trop grossière pour accéder au temps vécu et au temps social.

Manipuler le temps en archéologie : méthodes de datation absolue

6Positionner les phénomènes sur une longue échelle de temps est de plus en plus aisé grâce à l’innovation incessante des méthodes de datation dont la précision augmente, mais il n’en est pas de même de la quantification de la durée.

7La plus connue et la plus utilisée des méthodes de datation absolue est celle du radiocarbone (ou carbone 14) qui est privilégiée pour les périodes du Paléolithique récent et de la fin du Paléolithique moyen. Elle permet de dater de la matière organique contenant du carbone (charbon, os, coquille, dent) jusqu’aux alentours de -50 000 ans, raison pour laquelle elle est la méthode par excellence pour dater directement l’art rupestre réalisé avec du charbon de bois ; elle positionne les objets dans un temps qui, quand il est exprimé en millénaires, possède une précision de quelques siècles. La datation de l’art rupestre bénéficie par ailleurs de l’usage de la méthode de l’uranium-thorium (U/Th) qui permet de dater les minces films de calcite composant les stalagmites (fig. 1), et aussi ceux qui se déposent sur les parois rocheuses ornées conservant les pigments des dessins et peintures préhistoriques. Croisée avec celle du carbone 14 lorsque c’est possible, cette datation très performante permet de remonter aux périodes les plus anciennes des expressions artistiques d’Homo sapiens. L’incertitude de ces comptages demeure sur ces tranches de temps assez épaisses de l’ordre minimal de centaines d’années sinon plus, d’autant que ce ne sont pas les œuvres qui sont directement datées mais des lamines de calcite supportant ou encadrant immédiatement les œuvres ou leur très proche environnement. Des minéraux, distincts de la calcite, peuvent en polluer la composition, rendant ainsi les mesures délicates à interpréter.

Fig. 1 – Stalagmite translatée de la zone d’entrée de la grotte Chauvet-Pont d’Arc.

Fig. 2 – Grotte de Lascaux, Dordogne, France. Panneau de la Vache Noire.

Le temps court ou événementiel

8L’archéologue possède, depuis que les méthodes de fouille ont été considérablement améliorées, la possibilité de mettre en évidence des événements ponctuels d’une précision extrême par la dissection du sol ainsi que par des analyses spatiales et fonctionnelles des objets archéologiques.

9On peut en plus accéder à l’estimation de durées particulièrement courtes pour certaines périodes archéologiques telles que le Néolithique avec la dendrochronologie (sur la base du comptage des cernes d’arbres), une méthode de datation absolue qui permet de mesurer la durée de fonctionnement d’un micro-système socio-économique tel qu’une habitation, un village. La dimension de la durée est alors introduite dans le temps de sorte que celui-ci est converti dans les termes de la réalité vécue par les populations. « En entrant de plain-pied dans l’événementiel, la dendrochronologie a donc fait passer la préhistoire dans un ordre de temporalité absolument inédit, qui était jusqu’alors l’apanage de l’histoire » (Kaeser 2008 : 211).

10Une autre méthode de datation très récente, la fuliginochronologie, cette fois applicable aux époques plus anciennes qui nous intéressent le plus souvent dans ce livre, permet d’approcher un temps court de dimension saisonnière à partir des encroûtements carbonatés qui ont piégé, sur les parois rocheuses des sites occupés, des particules de charbon contenues dans les fumées des foyers (Vandevelde 2019 ; Vandevelde, ce volume).

Datations et durées dans le cas des grottes ornées

11Les deux registres, celui de la datation d’un objet ou d’un événement par son positionnement sur une échelle temporelle et celui de l’estimation d’une durée, relèvent donc de méthodes distinctes dont les résultats, n’étant pas du même ordre, peuvent difficilement s’intégrer les uns aux autres.

12Examinons le cas de la grotte ornée de Lascaux en Dordogne dont l’occupation est actuellement stabilisée autour de -21 500/-21 000. Cette date permet d’affirmer que les industries lithiques de Lascaux sont à rattacher à la transition entre le Badegoulien et le Magdalénien (Ducasse & Langlais 2019). La datation radiométrique de plusieurs ossements de renne recueillis dans le sol de la grotte peut raisonnablement être étendue au dispositif pariétal qui ne peut pas être daté directement (impossibilité d’utiliser le radiocarbone pour des peintures qui sont exclusivement composées de pigments minéraux). À ce stade, on remarque que la datation des œuvres de Lascaux est donc effectuée par extrapolation, en postulant leur contemporanéité avec les vestiges osseux conservés dans le sol. La démarche, courante en archéologie, est recevable : elle consiste à lier les deux dimensions de l’espace et du temps qui souvent interagissent et se coproduisent.

13Comment, dans ce contexte, peut-on appréhender la durée véritable de réalisation de cette grotte ornée ? Les réponses à cette question ne résident pas dans des datations mais dans l’étude artistique et technique des œuvres (Aujoulat 2013) ainsi que dans des analyses techniques et physico-chimiques (Aujoulat et al. 2002 ; Vignaud et al. 2006). La temporalité globale qui résulte de l’étude de l’ensemble des panneaux ornés indique une durée qui pourrait s’exprimer en années ou en saisons (Aujoulat 2013). Fait supplémentaire concernant cette durée : plusieurs panneaux peints ont fait l’objet d’une reprise thématique par de grands bovidés peints au pigment noir en aplats uniformes. Ils sont superposés à des frises préexistantes de figurations animales aux tonalités chaudes (chevaux et aurochs peints à l’ocre jaune, brune ou rouge).

14Dans la Nef, la grande vache noire a été superposée avec vigueur à une harmonieuse théorie de chevaux de petite taille. Sa forme générale et son contour ont fait l’objet de nombreuses reprises (fig. 2). Ainsi, ostensiblement disposée, elle capte infailliblement le regard et marque un changement, une différence.

15Sur quelle échelle de temps exprimer et rassembler ces événements qui jalonnent la durée générale d’ornementation et de fonctionnement de ce site ? Certainement pas sur celle qui affiche sa datation de façon abstraite : -21 500/-21 000. Nous ne disposons cependant que de cette datation absolue à appliquer à l’ensemble figuré et à ses multiples temporalités. Or c’est peu satisfaisant tant par l’échelle de cette datation que par son pouvoir de résolution. La durée qui s’est écoulée entre les deux nappes de peinture, dont la plus récente a modifié certains thèmes formels, a aussi bien pu être très brève, de l’ordre de quelques saisons ou années, que bien plus longue, vu la lente évolution qui marque les temps artistiques du Paléolithique récent. Plusieurs générations ont pu s’écouler avant que des besoins mythographiques nouveaux ne soient ressentis et puissent se matérialiser par des symboles aussi visuellement saillants, parmi les expressions codifiées de l’art de Lascaux, que ces grands bovidés en aplats noirs.

16De fait, nous ne sommes pas ici face à la durée très courte d’un geste technique : taille d’un bloc de silex ou aménagement d’un outil. Il s’agit de quantifier la durée d’un phénomène social, celle d’un changement progressif ou d’un ébranlement plus soudain affectant le registre des idées et des pratiques dans un domaine que nous qualifions aujourd’hui d’artistique. C’est le progrès d’une pensée en action qu’il s’agit d’appréhender.

Temps et durée en archéologie

17En archéologie préhistorique, le pouvoir de résolution des datations est encore très contraignant pour traiter de problématiques qui ont besoin de données temporelles fines, ceci afin d’étudier la durée de phénomènes événementiels et synchroniques. Malgré le développement de nouvelles méthodes de datation apportant d’incontestables résultats et érodant le mur du lointain passé encore inconnu, l’archéologue se heurte encore, à l’instant de l’interprétation, à la quantification de la durée.

18L’archéologie préhistorique doit se satisfaire de documenter au mieux la durée en la ponctuant, avec les méthodes d’étude du contexte qui lui sont propres, d’un semis de plus en plus serré et précis de références temporelles qui, néanmoins, restent des stations dans le temps et qui ne sont pas de la durée à proprement parler (Bergson 1889 : 104.). C’est seulement par ses méthodes spécifiques (remontages d’objets taillés par exemple) que l’archéologie peut réintroduire le temps vécu et les processus qui relèvent de la durée.

19Si la durée que Bergson séparait si catégoriquement du temps en l’attribuant à la seule conscience s’inscrit dans une temporalité éloignée, alors elle reste pour le moment hors de portée de la démarche archéologique, quand on ne peut pas s’appuyer sur les percées que représentent la dendrochronologie et la fuliginochronologie.