1Qu’est-ce qui est le plus important pour comprendre la trajectoire de l’humanité ? Les mots (les paroles, l’écrit) ou la matière (les productions, les vestiges) ? L’histoire préfère les mots, l’archéologie les témoins matériels, mais il serait vain de vouloir hiérarchiser ces deux sources documentaires. Corollaire : où mettre la césure entre Préhistoire et Histoire ? En général, dans ce genre de démarcation, les sociétés de l’oralité sont jugées inférieures et systématiquement dévaluées. Il est temps de sortir de ces préjugés idéologiques et de penser l’histoire de l’homme dans sa très longue durée et dans sa globalité universelle.

Une hiérarchisation orchestrée du passé

2Qu’est-ce que la Préhistoire ? Ce fut et continue d’être un fourre-tout, le résultat d’un refoulement orchestré par une « science » historique refusant de reconnaître, en son giron, une discipline qui porte sur des populations ignorant l’usage de l’écriture. On reconnaît là un comportement comparable au mépris dont certains Hellènes pouvaient faire preuve en qualifiant de « barbares » tous les peuples qui ne parlaient pas leur langue. L’écrit devenait ainsi l’alpha et l’oméga, la césure entre « barbarie » et « civilisation » pour reprendre un vocabulaire morganien. Ainsi l’histoire commençait à partir du moment où les humains pouvaient communiquer par un système de signes-sons apposés sur de l’argile, de la pierre, de l’os, des feuilles. Cette façon d’appréhender la vie des humains dénote déjà un sentiment de hiérarchisation disciplinaire : d’un côté une matière noble, l’histoire, fondée sur des sortes de preuves écrites, celles-ci étant considérées comme des témoins fiables, de l’autre une recherche archéologique réduite à ne manier que des vestiges matériels muets et, de ce fait, moins crédibles face à tout essai interprétatif. Ce faisant, c’est déjà positionner l’analyse des textes comme une entreprise jugée supérieure, dans l’élaboration d’un récit, à celle procédant de restes matériels ou oraux. Cette conception revendiquée et affichée de préséance explique sans doute pourquoi, lorsque l’archéologie a commencé à s’implanter en milieu universitaire, elle a été seulement considérée comme une « discipline auxiliaire » de matières installées, telles que l’histoire ou l’histoire de l’art, celle-ci s’étant frayé un chemin sur la base de jugements esthétiques et fondée notamment sur la considération, depuis la Renaissance, de productions de l’Antiquité gréco-romaine. En bref, histoire et histoire de l’art ont tout de suite tenté de s’annexer l’archéologie en la mettant sous leur tutelle, en colonisant ses apports matériels éventuels mais en même temps en la tenant en laisse, retardant d’autant son émancipation. L’ethnologie, attachée à l’analyse des cultures de tradition orale, a pu parfois connaître semblable ostracisme.

3Et alors, dans un tel système hiérarchique, que penser de la préhistoire, cette partie de l’archéologie qui ne peut même pas confronter ses données à celles de l’écrit ? Un monde étrange, à rejeter dans un halo brumeux sans grand intérêt. Certes l’on sait aujourd’hui que cette très très longue période recouvre quelque 98 % de la trajectoire de l’humanité, mais autant juger négligeable cet interminable itinéraire « oral ». Et certains de penser que l’on ne peut « faire de l’histoire » qu’à partir de 2 000 à 3 000 ans. Et encore ! Un exemple précis : la belle Histoire de France Hachette, publiée entre 1987 et 1990, ne commence qu’avec les Capétiens. Certes l’éditeur, et j’en fus témoin, souhaitait la faire débuter avec deux autres ouvrages, l’un consacré à la Préhistoire et à la Protohistoire, l’autre à l’Antiquité. Le directeur de la série, Georges Duby, y mit son veto arguant qu’avant le Moyen Âge on ne pouvait bâtir qu’un récit à base essentiellement archéologique… Même l’Antiquité ne trouvait grâce à son jugement. Tout ceci en dit long sur la conception d’un récit historique qui se voudrait pyramidal en fonction de ses sources, le texte étant toujours surplombant dans un positionnement gradué.

Écritures versus vestiges matériels

4Et pourtant je pense que l’archéologue est un historien et que la trame du discours qu’il propose, dans sa quête d’une restitution du passé, s’avère quelquefois supérieure à celle avancée par des textes dont l’objectivité peut être mise en doute. Écrits souvent à la gloire ou dans l’intérêt des dominants ou des possédants, les textes – les historiens le savent bien – doivent être soumis sans relâche à une analyse critique des plus pointilleuses pour distinguer l’affirmation de la réalité. Et tout particulièrement lorsqu’il s’agit de « versions officielles » dont la duplicité est manifeste ou dont la mise en condition des esprits est l’un des objectifs. C’est notamment grâce à l’archéologie médico-légale, à l’œuvre sur les charniers des génocides du xx^e siècle, que peut être restituée une saine révision d’un passé maquillé par les écrits officiels des dirigeants et des despotes. C’est souvent lors de la transition de pays vers un État démocratique que s’ouvrent de tels débats sur la fiabilité de l’histoire. Sans doute ceux-ci se heurtent-ils à un refus des politiques compromis avec les régimes précédents qui, dans un souci d’apaisement national, préfèrent donc jouer la carte de l’oubli, occultent des faits tragiques et refusent de regarder le passé brutal en face. Heureusement l’archéologie est là pour « réécrire l’histoire ».

5Cette longue introduction a pour objectif de discuter la portée de l’écrit comme témoin irréfutable. Évitons pour cela de déconsidérer ou d’amoindrir l’apport des disciplines engagées dans la même réélaboration du passé : archéologie et ethnologie. Et donc comment ne pas s’interroger sur la césure, surdimensionnée, entre écrit et oral, histoire et préhistoire ? Exemple : au II^e millénaire avant notre ère, les Mycéniens, possédant le linéaire, sont interconnectés avec les peuplades sicules ou nouragiques de Méditerranée centrale qui sont, elles, de tradition orale. Faut-il considérer que seuls les premiers sont « historiques » ? Ou encore quel crédit accorder à César dans la narration de ses confrontations avec les « barbares » gaulois ? Texte de qualité que la Guerre des Gaules mais au service d’une carrière politique et que l’on ne peut que suspecter de partialité. C’est ici que la « vision des vaincus » fait grandement défaut. Et dois-je considérer que ma grand-mère paternelle qui ne parlait qu’occitan et qui ne savait ni écrire ni lire était une « préhistorique » ? À l’école (religieuse) qu’elle avait fort peu fréquentée, on ne lui avait appris que des prières et des cantiques…

Idéologies dominantes…

6Ces questions de délimitation restent donc des plus contestables. Et l’on retrouve semblables problèmes de délimitation dans les découpages administratifs entre préhistoire et histoire. Tout au long de la seconde moitié du xx^e siècle, l’archéologie du territoire national français était découpée entre Antiquités préhistoriques et Antiquités historiques. La limite entre les deux sphères avait été fixée à 800 avant notre ère, date approximative de bornage entre âge du Bronze et âge du Fer. De fait aucune légitimation scientifique ne justifie cette date. La transition du bronze au fer est progressive, sans nulle révolution, et, dans le sud de la France, ce sont souvent les mêmes nécropoles qui sont en usage, sans solution de continuité, entre 1000 et 500 avant notre ère, dans un même continuum protohistorique. Le sens de cette « annexion » de l’âge du Fer aux Antiquités historiques doit être en réalité recherché dans une sphère extérieure à la Gaule : elle était légitimée par le fait que Grecs et Étrusques pouvaient avoir fréquenté nos populations autochtones. Ainsi la césure n’était pas fondée sur la cohérence de l’évolution des populations gauloises du I^er millénaire mais sur une sorte de supériorité accordée à quelques importations étrangères d’origine méditerranéenne, jugées suffisantes pour intégrer l’âge du Fer aux séquences historiques. Même mineurs statistiquement et géographiquement, ces quelques témoignages suffisaient à créer une césure dans un déroulement culturel globalement autochtone. Ce n’est là qu’une des facettes d’une forme de pouvoir intellectuel imposant une primauté idéologique dans un questionnement scientifique.

7Dans cette perspective, on trouverait facilement des exemples plus contemporains qui montrent qu’au sein même de la seule discipline archéologique, certaines périodes se considèrent comme étant supérieures à d’autres et l’affichent. On connaît ainsi des musées d’archéologie romaine au sein desquels une petite place est accordée à la protohistoire (entendue ici au sens de préhistoire très récente). Le message est clair : bien sûr, il existait sur place, avant l’arrivée des Romains, sur quelque proche oppidum, des peuplades « barbares » dont on vous montre les misérables restes. Heureusement Rome leur a apporté la lumière, tout a alors été transformé et est allé pour le mieux. On évite évidemment d’ajouter que les centurions et les trafiquants romains n’étaient pas là pour des raisons de philanthropie mais pour exploiter les territoires conquis selon un comportement de type colonial. Cette image dévalorisante pour les sociétés de l’oralité n’est que l’expression d’une vision idéologique aboutissant non seulement à un trucage de l’histoire, mais aussi à un outil de propagande en faveur d’un système institutionnel avec ses privilèges. Or chaque période, chaque culture ne saurait être analysée qu’en fonction de sa propre identité, de ses productions, de sa créativité culturelle et matérielle. En archéologie comme en histoire, aucune période ne peut se dire supérieure à une autre. Chacune est un pan de l’aventure humaine avec ses réussites et ses échecs. Certaines sont bien documentées par les textes et/ou des vestiges divers, d’autres moins. Raison de plus pour tâcher de mieux étudier celles sur lesquelles notre ignorance est la plus épaisse. Mais effectuer une classification visant à hiérarchiser les périodes ne peut correspondre qu’à une sélection dogmatique : tout le contraire de l’objectivité historique. Apprenons donc à respecter tous les temps des populations du passé. Et n’introduisons pas d’inégalités qui finissent toujours par déboucher sur des structures de pouvoir.

… et périodes invisibles

8Toujours dans cet esprit, on ne peut que regretter que la « vision » que l’on donne aujourd’hui au public de la recherche archéologique soit trop souvent déséquilibrée. Dans le Sud de la France notamment, les musées consacrés à l’Antiquité romaine occupent une place écrasante (Internet répertorie 39 « musées antiques » pour la seule Provence). En revanche d’autres périodes demeurent – « muséalement » parlant – sous-représentées, voire carrément « invisibles ». Une telle situation est préjudiciable car elle finit par occulter divers moments de l’histoire de l’homme alors que d’autres sont glorifiés. S’ensuit une pyramide en fonction du degré de visibilité : la « hiérarchisation visuelle » conduit à une « hiérarchisation idéologique » ouvrant sur une classification en degrés d’intérêt. Ainsi s’est mis en place un système dont tirent bénéfice les représentants de la période valorisée, l’archéologie se trouvant embrigadée dans la reproduction de structures obéissant à un certain ordre institué avec ses prés carrés.

9De la même façon, existent des dénivelés entre archéologie des « hautes » (?) civilisations et archéologie nationale (celle-ci incluant la Préhistoire). Il est symptomatique de constater que les grands musées présents au cœur de Paris ne renferment que des collections issues de pays étrangers. Au Louvre ne sont exposés que des vestiges de Mésopotamie, d’Égypte, d’Étrurie, de Grèce, de Rome, etc. ; au musée du quai Branly, des pièces de civilisations africaines, asiatiques, amérindiennes, etc. Pour voir les documents se rapportant à l’histoire de la France, il faut aller en banlieue, à Saint-Germain-en-Laye ; quant aux témoins ethnographiques des populations françaises, après la fermeture du musée national des Arts et Traditions populaires, c’est à Marseille, au Mucem, qu’ils ont été déplacés. Un peu comme si le pays avait honte des premières empreintes de son histoire et accordait sa préférence à des cultures extérieures à son sol. Je sais : on va me dire qu’il s’agit de sa vocation universaliste. Mais en quoi celle-ci, par ailleurs tout à fait respectable, devrait-elle sous-classer les apports culturels français et les éloigner de la curiosité (et de la manne) touristique ? Tout ceci est affaire de choix culturel et porte un nom : domination intellectuelle de certains secteurs sur d’autres.

La préhistoire en question

10Revenons à la préhistoire, longtemps malmenée et laissée aux mains d’amateurs alors que les élites n’avaient d’yeux que pour l’Orient, la Grèce et Rome. Il est vrai qu’il s’agit d’un bien étrange conglomérat. Quel lien peut-il unir les premières espèces humanoïdes, les cultures des grands chasseurs du Paléolithique récent et leurs magnifiques œuvres picturales, les agriculteurs bâtisseurs de mégalithes ou les habitants des cités fortifiées de l’âge du Bronze ? Peu de chose, tellement les contextes sont différents. C’est pourquoi le terme préhistoire s’apparente à une sorte de caverne d’Ali Baba, un capharnaüm où s’entremêlent des populations que l’on fait cohabiter malgré elles mais dont l’identité et le degré de développement culturel n’ont absolument rien à voir : l’amalgame dans le refoulement. Pour sortir de cette permanente ambiguïté et intégrer la trajectoire humaine dans un découpage plus rationnel, mais qui évidemment a aussi ses limites, il serait possible de s’accorder autour de trois grandes étapes :

• La Préhistoire stricto sensu est constituée par la masse des millénaires au cours desquels l’homme ne modifie pas la nature : le temps des chasseurs-cueilleurs.
• La Protohistoire est le temps des premières civilisations agricoles, des villages, des avancées métallurgiques.
• L’Histoire (dans son sens restrictif) est le moment de la ville, des États, des empires (accessoirement de l’écriture).

11Certes chaque stade n’élimine pas les pratiques antérieures. Au sein des cultures « historiques » peuvent subsister des chasseurs-cueilleurs (jusqu’à aujourd’hui) et il y a toujours (et heureusement) des agriculteurs pour nourrir les urbains. Mais on ne voit pas en quoi le tournant décisif de la révolution agricole qui allait changer la face du monde sur les plans économique, social, génétique, linguistique, serait toujours cantonné dans la Préhistoire alors qu’il signe l’amorce d’une histoire rurale qui se poursuit sous nos yeux. Quant à l’écriture, bien que généralement considérée comme élément clé d’une césure, on ne dira jamais assez que la plus grande partie de la population mondiale n’a pas su écrire avant notre xx^e siècle et ne l’a donc pas utilisée pour témoigner.

Histoire universelle versus romans nationaux

12Mais au fait, pourquoi vouloir systématiquement découper, cataloguer, mettre des barrières dans le déroulement de l’histoire de l’homme ? Pourquoi, à l’inverse, ne pas rassembler, unifier au lieu de cloisonner ? N’oublions pas le mot de Braudel dans L’Identité de la France : « Ne dites pas que la Préhistoire n’est pas l’Histoire ! » Ne pourrait-on tâcher de penser une histoire de l’humanité dans sa globalité depuis l’émergence du genre Homo jusqu’aux événements les plus contemporains ? Certes les récits « nationaux » y apparaîtraient parfois comme quelque peu dérisoires. En revanche un relief tout particulier s’attacherait aux temps forts de cette trajectoire planétaire avec ses avancées et ses dérapages, ses universaux et son étonnante diversité culturelle. Cette vision en très longue durée démontrerait sans doute à quel point certains épisodes, considérés jusqu’ici comme primordiaux, sont manifestement surévalués dès que s’exprime un certain recul. Elle aurait l’avantage de mieux faire apparaître des thèmes historiques majeurs et, dans cet objectif, préhistoire et protohistoire y trouveraient dès lors une place éminente (ainsi : apparition du feu, de l’art, de l’agriculture, de la métallurgie). Les sujets d’intérêt mondial y tiendraient un rôle fondamental : grandes civilisations, philosophies, avancées scientifiques, guerres mondiales, pandémies, etc. Une telle initiative ramènerait le chemin emprunté par notre espèce à des problématiques essentielles dont l’une nous est contemporaine : la nécessité mondiale d’un combat contre le réchauffement climatique et d’une remise en question de nos styles de vie, extrême perversion de l’engrenage néolithique. Le protohistorien que je suis, sachant combien les millénaires qu’il appréhende ont été décisifs dans la construction du monde qui est le nôtre, appelle de ses vœux cette histoire globale et universelle.

Statue-menhir masculine de « La Jasse du Terral 1 » (hauteur : 1,60 m), commune de Miolles dans le Tarn.