URL originale : https://books.openedition.org/editionsmsh/55698

Administration et musiciens : un dialogue délicat
p. 67-77
Texte intégral
1Dans son ouvrage La Culture comme vocation, Vincent Dubois présente les métiers dits « de la culture » (soit les administrateurs culturels) comme étant attirants, non pas pour la sécurité ou le confort matériel qu’ils sont susceptibles d’offrir mais en vertu de l’image positive qu’ils représentent. C’est l’engagement personnel dans ces métiers, vécu comme désintéressé et prenant le pas sur l’intérêt matériel, qui autorise V. Dubois à parler de vocation pour ordonner les questions qu’il pose autour des métiers de l’administration culturelle (Dubois 2013).
Des métiers valorisants et valorisés1
2Les entretiens menés avec le personnel administratif des orchestres entrent particulièrement en résonance avec cette définition proposée par Vincent Dubois. Les individus qui embrassent ces professions invoquent très vite, sans doute plus que les musiciens, leur appétence pour « la culture », leur volonté de s’inscrire dans ce domaine très large, assez vague, mais auréolé d’une image infiniment plus « poétique » que celle attribuée par la plupart des musiciens au domaine de l’administration mais également à leur propre métier. Les musiciens entrent souvent rapidement, presque brutalement, dès le plus jeune âge, dans un domaine déjà précis et technique : jouer d’un instrument. Les administrateurs, quant à eux, passent par des étapes successives, souvent en touchant différentes zones de compétences, avant d’être réellement insérés dans la réalité d’un orchestre2. Cette entrée dans l’orchestre, que l’on pourrait presque qualifier de « molle », semble davantage déterminée par les opportunités se présentant dans le champ étendu de la culture que par une volonté propre, anticipée. Il s’agit avant tout d’établir un parcours, de bâtir un domaine de compétences le plus vaste possible, grâce à l’obtention de multiples points d’accroche dans le champ culturel :
En fait, moi, j’ai fait une école de commerce et j’avais toujours envie de travailler dans la culture, donc mes premiers stages, je les ai faits déjà dans la culture. Et puis, quand j’ai fini mon école de commerce, j’ai cherché un emploi, on m’a dit qu’on ne pouvait pas travailler dans la culture avec un bagage commercial, de management…
J’ai repris mes études, j’ai refait un master de développement culturel et puis mon premier stage, je l’ai fait à l’Orchestre de Caen, ça s’est plutôt bien passé et puis, du coup, après, ils m’ont recrutée et ça a duré à peu près deux ans. Ensuite, je suis partie au Louvre Lens, et puis après je suis arrivée ici. (Nadine, responsable du département mécénat et relations entreprises d’un orchestre national parisien.)
Quand je suis sortie de la fac avec un master de gestion et administration de la musique, j’ai trouvé un stage et puis je me suis fait embaucher à la suite de ce stage. C’était une agence qui s’occupait de festivals, d’artistes ;
on faisait la promotion d’artistes qui nous payaient pour qu’on s’occupe de leurs relations presse. J’ai fait ça pendant deux ans et demi. Après, j’ai travaillé pendant quatre mois avec Medici TV. Après, j’ai cherché du boulot, et je suis tombée sur Naïve3. Là, j’ai travaillé pendant quatre ans. L’orchestre, c’est venu vraiment après les études. Ça s’est présenté comme ça. (Odile, responsable du département communication d’un orchestre national parisien.)
Moi, au départ, j’aurais bien aimé être comédienne. Après, quand j’ai compris que ça ne marcherait pas, j’ai voulu faire quelque chose qui liait l’artistique à mes projets. J’ai alors voulu être art-thérapeute […] Finalement, j’ai fait une licence des arts du spectacle à Rennes, puis un master de recherche en théâtre à Bordeaux. Je voulais faire des stages dans la culture ; ça, c’était plus à visée créative que gestionnaire. Mais comme je savais que je ne voulais pas enseigner, j’ai préféré ne pas faire de thèse pour faire un master professionnel d’ingénierie de projets culturels. C’est là que j’ai commencé à bosser comme ouvreuse à l’Opéra. Rapidement, je suis passée cheffe de salle puis responsable de l’accueil et de là, j’ai glissé vers le poste de responsable des formations musicales de l’orchestre. […] J’aimerais bien revenir vers le théâtre, mais cela dépend quand même pas mal des opportunités qui se présentent. Je n’envisage pas nécessairement en tout cas de rester dans l’orchestre.
(Noémie, régie d’un orchestre national.)
3Cet ancrage initial dans un domaine aussi vaste que celui de « la culture » contribue à donner l’image d’un groupe professionnel aux contours vagues, qui incarne plus « une constellation » professionnelle qu’une véritable entité, un espace social réellement déterminé. Néanmoins, si le fait de s’orienter vers l’orchestre ne relève pas d’un désir précoce et se trouve davantage être l’aboutissement d’évolutions tâtonnantes, une véritable inclination pour cet art peut naître, puis conduire à un positionnement plus pérenne dans ce secteur. Le parcours de Sidonie est particulièrement éloquent à cet égard : étudiante « modèle », elle aime le violon depuis le plus jeune âge, mais n’a pas reçu d’éducation musicale classique dans son enfance. Elle s’oriente tout d’abord vers les sciences politiques et découvre le monde de la musique classique lors de ses études. Son entretien laisse transparaître un fort attachement au monde de l’orchestre et de l’opéra. Sidonie ne rejette pas l’idée de revenir vers ce dernier ou de se reconvertir en restant proche du monde musical :
— Tu avais une idée, lors de ton insertion professionnelle, de vouloir travailler vers la culture ? La musique ?
— Non, ni culturel ni musical, plutôt politique au départ, je voulais passer les concours de cadre d’Orient. C’est pour ça que j’ai passé Sciences Po […] et, au bout de six mois là-bas, j’ai très vite compris que c’était pas du tout de la politique que je souhaitais faire. C’était flou,
à 20 ans, je savais pas ; je me disais, le monde des idées, de la culture, mais ce n’était pas défini. Pour moi, la musique, c’est ce que j’adorais, c’était le jardin secret et du coup, je me souviens que mon petit ami à l’époque, qui est mon mari maintenant, a rencontré alors Gérard Mortier4 et il s’est mis à travailler avec lui au sortir de Sciences Po, et je me suis dit – mais je savais pas qu’on pouvait faire un métier si intéressant et tellement politique aussi parce que c’est vraiment de la politique aussi et je savais pas qu’on pouvait faire de ça un métier finalement – et là ça a été un peu la découverte et le début des questionnements. Donc je suis arrivée à la fin de mon master recherche, ça faisait deux ans que mon mari travaillait avec Gérard Mortier et quand il a su que j’avais terminé, il m’a dit : « Et bien écoutez, rejoignez-nous » et ça a été vraiment pour moi le coup de foudre. Et après forcément, ça dessine une carrière. J’ai commencé avec lui, un an à Paris et deux ans à Madrid au Teatro Real. Ensuite, je suis revenue et, en rentrant en France, j’ai trouvé directement, et ça fait quatre ans maintenant que je suis ici. Au même poste aussi, donc là, je me pose un peu des questions aussi !
— […] si on te proposait maintenant une occasion de revenir à la chose politique dont tu me parlais, quelque chose comme attachée à la culture d’une ville ou un truc du genre ?
— C’est impossible, non, je l’ai su du jour où j’ai commencé à travailler avec Gérard Mortier, je ne pourrais plus quitter ce milieu maintenant. Et c’est drôle parce que j’étais en formation hier sur la question des contrats avec un avocat qui connaît bien les problématiques du droit dans le spectacle vivant, moi qui ai toujours rêvé par ailleurs d’être avocate, eh bien ça, par exemple, si je devais me reconvertir, vraiment un jour, je réaliserais mon rêve d’être avocate mais pour le spectacle vivant ! Sinon je rêve de revenir un jour à l’Opéra. Je dis pas que ça me manque ici, mais le concept de l’art total avec la mise en scène, les lumières, les décors qui viennent englober quelque chose de tout à fait musical qui a cette dimension qui moi m’attire. (Sidonie, chargée de mission dans un orchestre permanent parisien.)
4Dans une optique stratégique, viser une carrière peut prendre le pas sur l’envie de travailler dans un orchestre : mieux vaut un poste plus élevé, quitte à envisager de changer de domaine culturel, que de « stagner » dans un même grade. J’ai pu observer dans les parcours professionnels d’administrateurs que plus les postes sont orientés vers ce qui relève des sciences économiques (marketing, management, mécénat), plus le turn-over vers des entreprises éloignées du secteur culturel s’accentue. Au contraire, dans le cadre de postes aux attributions plus « floues » (chargé[e] de mission, attaché[e] de gestion, de programmation) ou aux compétences plus orientées vers la gestion du public (médiation, communication, attaché[e] de production), les individus ont tendance à demeurer dans des sphères similaires. Néanmoins, si la question de l’évolution des carrières reste en toile de fond, la plupart d’entre eux insistent sur un fort attachement au spectacle vivant. Cet attachement est souvent justifié par un sentiment de valorisation. Sans jamais oser se revendiquer partie prenante dans le processus de création, le personnel administratif verbalise nettement le caractère valorisant qu’il y a à œuvrer à l’édification d’une structure artistique. Ce qui est souvent décrit comme anodin, banal par les instrumentistes eux-mêmes (le travail de répétition, l’enchaînement des concerts, le simple fait de savoir jouer de la musique), est au contraire ré-enchanté dans le discours de l’administration. Il ressort des entretiens avec le personnel administratif un haut niveau de satisfaction vis-à-vis de leur travail. Le fait que celui-ci s’effectue au contact des artistes participe au sentiment d’être membre d’un « monde différent » de celui des entreprises traditionnelles, d’être aux côtés des artistes pour que l’Art se mette en place et, ce faisant, de vivre des expériences peu communes.
5Ces discours peuvent s’expliquer de plusieurs manières : la satisfaction d’être immergé dans un monde de l’art, même par un autre biais que l’artistique – surtout pour ceux qui peuvent se prévaloir d’une pratique artistique dans l’enfance ou, aujourd’hui, en tant qu’amateur –, la promotion sociale que suppose l’appartenance à un milieu « glamour » ou encore l’adhésion à un discours convenu sur la sublimation de l’art, travers professionnel qui tend systématiquement à valoriser un produit, ici l’orchestre, mais également, au passage, à valoriser celui qui le présente. Quoi qu’il en soit, je ne crois pas qu’il s’agisse toujours d’un émerveillement désintéressé chez le personnel administratif, alors qu’au contraire les instrumentistes eux-mêmes seraient toujours les tenants d’un discours distancié, pouvant être interprété comme un désenchantement systématique. J’aurais plutôt tendance à saisir dans les métiers de l’administration une forme de justification, un moyen de « poétiser » des métiers qui restent dans l’ombre des bureaux, par le biais d’un discours et d’une rhétorique qui peinent à se départir d’une teinte professionnelle ; il faut garder à l’esprit que l’objectif de ces métiers est de présenter au mieux l’orchestre, de le vendre. La confusion entre l’engouement personnel et le récit professionnel n’est pas exclue. Elle relève, me semble-t-il, de la même ambivalence que les « coquetteries » entretenues par les musiciens. Par « coquetteries », j’entends ces attitudes qu’ils se plaisent parfois à adopter lorsqu’ils minimisent le capital qu’on leur accorde – par exemple cette propension à répondre : « Oh, ce n’est qu’un travail comme les autres » à ceux qui s’exclament : « Quelle chance de jouer de la belle musique tous les jours ! » – tout en goûtant très bien, dans le fond, le privilège d’une position d’artiste. Il ne faut pas oublier non plus que les musiciens peuvent exprimer leur amour de l’orchestre, s’ils le possèdent, tout simplement sur scène. À rebours d’une culture de l’expression verbale, l’enseignement classique de la musique, et surtout des instruments de musique, est un enseignement qui, comme je l’ai montré, ne passe pas par la parole, mais par le geste. Il est important d’avoir conscience de cette différence fondamentale entre la culture professionnelle des instrumentistes et celle des cadres administratifs dans l’usage qu’ils font de la rhétorique. Leur virtuosité ne se situe pas au même endroit. Les administrateurs, par leur utilisation stratégique de la langue, sont immédiatement suspects pour les musiciens.
Le profil de l’emploi
6Si les fonctions administratives furent longtemps occupées par des individus aux parcours très divers, voire atypiques, cette particularité tend à disparaître. Désormais, études, parcours et fiches de postes sont normés selon des critères, des compétences et des attributions de plus en plus précis et segmentés. Avec le développement du nombre d’orchestres ces quarante dernières années, le besoin en professionnels du travail artistique a augmenté, les niveaux de compétences se sont affinés. Preuve en sont l’ouverture d’écoles spécialisées et de départements ou la création de cycles d’études dédiés à l’administration artistique. HEC en 1984 et l’université Paris-Dauphine en 1985 ont été les premières institutions de formation à la gestion à créer des cursus spécialisés. L’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 avec son département de médiation culturelle créé en 2014 illustre particulièrement cette évolution, reflet à la fois d’une demande et d’une offre. Les institutions culturelles, et particulièrement les orchestres classiques, sont de plus en plus invités à étendre leurs propositions à de nouveaux publics, à conquérir de nouveaux spectateurs afin d’élargir leurs ressources propres. Ce travail croissant nécessite de nouveaux spécialistes, des professionnels de ces métiers en pleine expansion consistant à tisser des liens avec autrui, à créer un contact entre des mondes peu habitués à dialoguer les uns avec les autres.
7Vincent Dubois a étudié le développement de ces formations ; il a examiné la sociologie des postulants, leurs raisons de s’orienter vers ces filières, les débouchés professionnels concrets qui s’offrent ensuite à eux. Il note la très forte prédominance féminine dans ces études. De fait, j’ai retrouvé cette composition lors de mes entretiens. Ainsi, les bureaux de l’Orchestre de Paris comptent quarante personnes réparties en huit pôles5 : direction générale (qui est la direction de la Philharmonie de Paris, où l’orchestre est accueilli en résidence), direction de l’Orchestre, production, technique, publics et actions culturelles, mécénat et relations avec les entreprises, communication, et administration (la comptabilité, le standard et les ressources humaines). Sur ces quarante personnes, on compte douze hommes, soit 30 % de l’effectif. Les deux postes les plus élevés de la hiérarchie sont paritaires : Olivier Mantei est le directeur général de la Philharmonie de Paris depuis le 1er novembre 2021 et Anne-Sophie Brandalise est depuis juin 2018 la directrice de l’Orchestre. Pour le reste, on observe une répartition « genrée » des attributions : aux hommes la régie, la technique, le webdesign et, jusqu’à peu, les postes de direction les plus importants.
8Cette répartition avait été analysée par Paul DiMaggio dès la fin des années 1980 : les postes de direction étaient majoritairement tenus par des hommes, avec des parcours scolaires très normés (prépas, grandes écoles), originaires de catégories socioprofessionnelles supérieures (DiMaggio 1987)6. Le même phénomène s’observe encore aujourd’hui. Si la nomination d’Anne-Sophie Brandalise7 traduit la volonté d’ouvrir les postes de direction (ou la présidence) d’établissements culturels aux femmes, ces derniers sont encore très largement tenus par des hommes. En 2019, seuls 9 % d’entre eux étaient confiés à des femmes pour le spectacle vivant8. En revanche, on compte toujours une majorité de femmes dans les postes administratifs « subalternes ». De plus, à niveau d’études comparable, lorsqu’elles atteignent des postes de direction, c’est dans des institutions moins prestigieuses. Les hommes ont plus de chances d’atteindre directement, après leurs études, des postes élevés.
9Dans les maisons d’orchestre et d’opéra, on trouve ainsi aux postes de direction générale des manageurs répondant à des parcours à la fois assez codifiés (écoles supérieures de commerce, grandes écoles françaises) et généralistes. Ainsi n’est-il pas rare que des directeurs d’orchestre (et maintenant quelques directrices) soient issus d’autres champs de compétences que l’orchestre, ou même que du secteur musical9. Les candidats dotés de tels profils sont recrutés non pas tant pour leur potentiel d’expertise artistique que pour leurs compétences en gestion et en management. La situation est quelque peu différente dans les maisons d’opéra où la direction peut s’accommoder de profils « hybrides », à mi-chemin entre parcours artistique et gestionnaire. De la même manière que pour le théâtre, certains artistes particulièrement reconnus peuvent briguer les postes de direction générale des maisons d’opéra, tels Nicolas Joel10 ou, plus récemment, Marc Minkowski11. Les profils des hauts postes administratifs sont donc non seulement assez variés, et de ce fait difficilement identifiables, mais surtout, ils ne s’incarnent aux yeux des musiciens que dans une représentation touchant à une véritable lutte des classes. Les musiciens s’exprimant lors des entretiens sur ces profils soulignent un défaut d’histoire commune, le fait qu’ils évoluent dans des sphères différentes.
10Lorsque je suis venue jouer pour la première fois en tant que musicienne supplémentaire à l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine, les musiciens qui me faisaient faire le tour du bâtiment afin que je me repère m’ont montré en premier lieu la majestueuse volée d’escaliers montant vers une éclatante verrière et menant aux bureaux de l’administration et de la direction : « Là tu vois, c’est la partie de l’administration. Au premier étage, tu as la bibliothèque et la régie, au second, les bureaux, et, tout en haut, la direction. Maintenant, les musiciens, c’est par là. » Et ils m’emmenèrent vers les escaliers en béton conduisant aux sous-sols et à l’arrière-scène de l’auditorium. Le ton était plutôt ironique… Si les relations restent assez cordiales, voire amicales entre certains membres de l’administration et certains musiciens dans les orchestres que j’ai observés, la rupture est donc nettement consommée dès lors que l’on monte dans la hiérarchie administrative. Il oppose deux mondes qui tentent de collaborer en dépit de rapports de force pouvant rapidement se tendre.
Fig. 8

« De la terre au ciel » : l’escalier des bureaux administratifs de l’Orchestre national de Bordeaux Aquitaine, juin 2017.
(Photo Delphine Blanc.)
11À ce sujet, il faut remarquer de nettes différences entre orchestres permanents et ensembles par projet. Dans ces derniers, l’équipe administrative est la seule à bénéficier de postes permanents. D’une certaine manière, l’orchestre, « c’est eux ». Eux seuls sont en contact constant avec le continuum de l’orchestre, eux seuls forment la vie quotidienne du groupe. L’arrivée de chaque nouvelle production apparaît alors comme un microaboutissement périodique, une rencontre circonscrite dans le temps, avec des artistes, et des lieux, qui sont amenés à changer pratiquement à chaque fois. Ce travail, continu mais parsemé de rencontres vouées au changement et à la diversité, possède une dimension éminemment festive. Effectivement, chaque projet est un événement en soi, qui vient à la fois s’inscrire dans le fil historique de l’ensemble, tout en ayant une dimension de « remise en jeu » perpétuelle qui contribue à rompre l’effet de routine.
12Dans les orchestres permanents, les événements artistiques s’écoulent, au contraire, de manière soutenue et régulière. Il en résulte que les rapports avec la production et les équipes artistiques ne sont pas les mêmes. Les relations avec le chef, également, sont fondamentalement différentes. Dans les orchestres par projet, la personnalité du chef est une composante essentielle de la construction du collectif puisqu’il incarne à lui seul tout à la fois le pouvoir artistique et le pouvoir social. Travailler dans l’administration d’un ensemble par projet, c’est travailler dans l’empreinte d’un ego, d’une direction dictée par un pouvoir centralisé. Au contraire, le personnel administratif d’un orchestre permanent relève d’une hiérarchie plus pyramidale obligeant les individus à se référer à une structure plus codifiée. La préservation des attributions correspondant à chaque poste et leur définition même apparaissent comme des enjeux de poids :
Mon poste, c’est responsable des formations musicales. Mais qu’est-ce que ça veut dire en définitive ? « Formations », déjà, on peut penser plus à l’enseignement qu’aux structures. Et puis, en fait, cela veut dire que je devrais m’occuper de l’orchestre et du chœur. Mais en fait, je ne m’occupe que de l’orchestre. Et par rapport à un poste comme celui de X, je ne sais pas très bien encore comment me placer. Parfois, j’ai peur qu’on se marche un peu sur les pieds. (Noémie, régie d’un orchestre national.)
13Que ce soit sous l’angle des formations et des parcours ou sous celui des modes de management, on peut donc observer avec attention le poids du monde administratif dans le collectif global de l’orchestre. Pour Ève Chiapello, le verdict est sans appel : la vie dans les orchestres permanents est difficile, et l’un des paramètres majeurs de cette pénibilité est l’incompréhension patente qui existe entre les artistes et l’administration :
L’hostilité est généralement forte entre les musiciens et l’administration. Celle-ci se dit souvent désabusée par le « comportement de fonctionnaires » des musiciens du rang et ceux qui étaient venus à la musique pour « l’élévation de l’âme » découvrent un peuple mesquin qui négocie chaque demi-heure passée en plus, sans attention à la musique […] Et les administrateurs interrogés ne se font guère d’illusions sur la façon dont leurs services sont perçus par l’orchestre : rigides, procéduriers, à l’horizon limité. (Chiapello 1998 : 193.)
14Tempérons cependant ce constat : Ève Chiapello a été professeure à HEC où elle a contribué à fonder la spécialisation « Alternative management ». Le titre de son ouvrage Artistes versus managers. Le management culturel face à la critique artiste indique à lui seul le point de vue de l’auteure : les artistes sont ceux qui se posent « contre », ceux qui critiquent. Les administrateurs, les manageurs doivent affronter les foudres de ceux qui, comme le démontre Ève Chiapello, sont néanmoins prompts, lorsque l’intérêt matériel le réclame, à quitter leurs oripeaux d’artistes. Certes, les musiciens d’orchestre adoptent des codes et des comportements qui parfois renvoient davantage au monde de l’entreprise classique qu’à l’univers de la bohème. Mais les musiciens, et c’est en cela que je me méfie du terme « vocation », ont-ils fait vœu, tels de pieux bénédictins, de s’adonner à l’art au mépris de toutes les triviales réalités de ce bas monde ? En vertu de quoi devraient-ils être des créatures désintéressées, de surcroît sommées d’élever à tout prix l’âme d’autrui ? Les personnels administratifs ont fait état dans chacun de nos entretiens de leur amour de l’art et parfois de leurs éventuelles « vocations » manquées ; ils peuvent se trouver d’autant plus choqués de voir que les artistes ne font pas preuve de toute l’abnégation qu’ils leur prêtent. Mais, placés dans un univers de croyances, ils doivent accepter en entrant dans le monde de l’orchestre d’affronter la réalité de ce qui, souvent, n’était qu’une vision mythifiée.
Notes de bas de page
1 Selon l’expression employée par Vincent Dubois dans son ouvrage (Dubois 2013).
2 Vincent Dubois rappelle en premier lieu qu’il n’est pas évident de définir les activités professionnelles dont il est ici question : « Ces métiers se définissent d’abord en creux, puisqu’ils ne relèvent ni de la création artistique (comédien ou écrivain), ni d’un travail technique (éclairagiste ou correcteur), ni du commentaire ou de l’analyse (critique, historien de la littérature), ni d’une fonction pédagogique (enseignant de la musique ou d’arts plastiques). Même s’ils s’en rapprochent sous certains aspects, les administrateurs culturels se distinguent des métiers d’intermédiaires culturels les plus établis, comme les bibliothécaires ou les conservateurs de musée : leur apparition est beaucoup plus récente, et, contrairement à eux, ils ne sont pas constitués en professions dotées d’une filière de formation unifiée débouchant sur un statut spécifique, et organisées en un corps leur assurant une représentation collective. » (Dubois 2013 : 11.)
3 Label indépendant français fondé en 1997.
4 Directeur de l’Opéra national de Paris de 2004 à 2009.
5 D’après l’organigramme de la saison 2020-2021.
6 Les quelques femmes aujourd’hui titulaires de tels postes présentent ce même profil social et scolaire.
7 Précisons également que le conseil d’administration de l’association Orchestre de Paris est présidé par Francine Mariani-Ducray, présidente de l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, qui a succédé à Florence Parly, ministre des Armées.
8 Source : Observatoire de l’égalité entre les femmes et les hommes dans la culture et la communication, 2019.
9 À l’instar de Bruno Hamard, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, titulaire d’un DESS de gestion et d’administration des entreprises, qui a tout d’abord travaillé à la Réunion des musées nationaux et au musée du Louvre avant d’être administrateur de la danse à l’Opéra national de Paris, puis directeur général de l’Orchestre de Paris jusqu’en juin 2018. Son successeur, Anne-Sophie Brandalise, fut auparavant directrice des Publics et du Développement de l’Opéra national de Bordeaux (2006-2013), puis directrice générale adjointe Administration, Finances et Développement de la même institution culturelle (2013-2016). Depuis 2016, elle était directrice de la mission Rayonnement et Grands Équipements métropolitains de Bordeaux Métropole.
10 Nicolas Joel, né le 6 février 1953, est metteur en scène. Il a dirigé le théâtre du Capitole de Toulouse de 1990 à 2009, puis l’Opéra national de Paris de 2009 à 2014.
11 Marc Minkowski, né le 4 octobre 1962, est chef d’orchestre et a été nommé à la direction générale de l’Opéra national de Bordeaux depuis 2015.
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