1Au sein des orchestres, les compétences de la «  régie  » recouvrent à la fois l’organisation matérielle et technique d’un spectacle, lors de sa préparation, comme durant le déroulement de la représentation elle-même.

L’assistant de régie, le directeur technique, le régisseur de production ou le régisseur général mettent en place, coordonnent et supervisent l’organisation des différents services logistiques et techniques des spectacles. Ils participent à l’implantation d’éléments de décor et de matériel technique, en accord avec les impératifs de production. Ils sont également responsables de l’application de la réglementation sécurité.
Le régisseur général est chargé de la préparation, de l’exploitation et de la coordination matérielle, humaine et technico-administrative des représentations artistiques. Il gère la régie son, lumière et plateau, mais il s’occupe aussi de l’organisation des plannings, de la location de matériel, de la gestion des stocks et du suivi du budget.
Il est également chargé de faire le lien entre le directeur de production et les équipes techniques et artistiques. Il travaille sous la responsabilité du directeur technique.
Le régisseur lumière s’occupe de la gestion du matériel et dirige une équipe technique d’électriciens. Il est responsable de l’installation lumière qu’il doit réaliser en fonction de la demande de l’éclairagiste (chargé de concevoir la lumière).
Le régisseur son est chargé de la sonorisation d’un spectacle. Il enregistre des sons, musiques, paroles, bruits de fond, les mixe en studio, les diffuse pendant le spectacle. Il choisit l’implantation des micros et installe les appareils de sonorisation en fonction du spectacle.
Le régisseur plateau est responsable de la scène  : son montage et toute la machinerie qui lui correspond. Rangement des accessoires, démontage des panneaux, changement de décor  : le régisseur de plateau supervise tout. (Librement adapté d’une fiche du Centre d’information et de documentation jeunesse [CIDJ]  ; Assurance formation des activités du spectacle [Afdas].)

2La régie est une activité, mais elle est aussi le lieu et l’être  : «  la régie, tu les trouves au troisième étage  », «  demande à la régie, c’est eux qui s’occupent de ça  », «  ça, c’est le travail de la régie  » sont des expressions que l’on entend à longueur de journée autour d’un plateau d’orchestre. Dans le monde du théâtre, le travail de la régie est valorisé depuis longtemps et a su trouver sa place au sein du dispositif de création. La régie y bénéficie de l’effet de «  troupe  » inhérent aux compagnies théâtrales où, contrairement à la tradition orchestrale, il est d’usage, par exemple, de faire applaudir l’équipe technique lors des saluts, même si elle n’est pas directement représentée sur le plateau, l’acteur ou l’actrice principale levant les mains vers la régie lumière ou faisant un geste qui désigne les coulisses. Un tel usage est absent du monde de la représentation symphonique. L’orchestre, le chef, l’éventuel soliste saluent, mais tout est fait comme si la création ne s’était jouée que sur scène, uniquement dans l’espace visible par le public.

3L’univers de l’organisation pratique et de la technique n’est pas cité à comparaître au moment de la reconnaissance publique. La régie se doit donc d’être omniprésente – elle doit avoir tout préparé, anticipé, et être disponible à la moindre sollicitation des artistes –, tout en demeurant absolument invisible, sa capacité à se faire oublier étant d’autant plus appréciée qu’elle est efficiente. «  Une bonne régie est une régie qui ne se voit pas, qui ne pèse pas sur les musiciens, mais qui est capable d’apparaître dès qu’ils claquent des doigts. La bonne régie, c’est un peu la lampe d’Aladin  !^» Cette remarque d’un technicien met en exergue le contraste opéré entre pesanteur et légèreté, les situations difficiles et délicates que chaque protagoniste tente de résoudre avec les moyens dont il dispose.

Chemins menant à la régie

4Les parcours menant aux métiers de la régie d’orchestre sont d’une grande hétérogénéité. Les données que j’ai réunies font apparaître deux constantes propres à cette population  : des origines sociales plus populaires que celles des artistes et du personnel administratif, et des parcours nettement moins normés, car moins organisés scolairement1. Ce dernier aspect évolue légèrement avec l’augmentation de cursus spécialisés2, mais, si ces cursus m’ont été cités lors de mes entretiens, ce qui indique que leur existence est connue, la plupart des individus de mon échantillon n’étaient pas passés par ce type d’apprentissage. Phénomène assez remarquable  : dans le cas où ils avaient bénéficié d’une formation spécialisée, comme un BTS ou un master d’ingénierie, ils ne lui accordaient systématiquement que peu de crédit. Les métiers de la régie d’orchestre, estimaient-ils, ne s’apprennent pas dans les formations professionnelles, mais sur le terrain. Les parcours que j’ai relevés étaient donc souvent dans la veine de celui de Mathis, aujourd’hui régisseur de production à la Philharmonie de Paris. Avant de travailler avec les plus grands orchestres de la scène internationale et de bénéficier d’un statut de cadre, Mathis a entamé sa carrière avec un emploi qui, s’il ne lui semblait pas spécialement destiné, lui a pourtant permis de débuter une formation «  sur le tas  »  :

– Ben, j’ai un BEP3 dans la maintenance et un niveau bac STI4 Génie énergétique.
– Ça en jette  !
– Ouais  ! C’est un truc pour tout ce qui est flux. Flux d’eau, d’air, ce genre de trucs, quoi.
– Pourquoi t’as fait ça  ?
– Parce que je savais pas quoi faire  ! Après la troisième, j’ai trouvé un BEP qui m’a accepté, je pouvais être à l’internat, je trouvais ça bien et après, voilà, je me suis dit, je vais faire un bac comme mes potes, mais c’est un truc qui m’a jamais intéressé au final. Donc voilà, j’ai pas eu mon bac, je suis allé ramasser des fraises en Angleterre [...]. Et je suis rentré, je me suis posé sur Paris et j’ai trouvé un taf pour du tri de courriers dans une entreprise. Pareil, j’ai tenu un an et j’ai démissionné, ça m’a saoulé  ! Je suis allé à la mission locale, le truc pour les jeunes, et je suis tombé sur une conseillère plutôt sympa qui m’a dit  : «  Vous voulez faire quoi  ?  » – «  Ben, j’aimerais bien travailler dans la musique.  »
– Ah, ça, tu le savais déjà alors  ?
– Ouais, j’avais un groupe de rock, je voulais être chanteur, quoi (il dit ça en riant, en se moquant de lui-même). Je faisais de la musique à côté et je voulais bosser là-dedans. Et du coup, j’ai passé un test pour être assistant ingé son, que j’ai réussi, et, au final, le fait que je n’avais pas mon bac, j’ai pas pu avoir cette formation. En fait, sans bac, ça te bloque des trucs. Donc c’était chiant, mais c’est pas grave. On m’a dit au conservatoire de Versailles, ils cherchent un BEP électricien pour être régisseur. Je me suis présenté là-bas et du coup, l’entretien avec Paul Méfano5 c’était assez cool, plutôt drôle. Il me dit  : «  Musique classique, vous connaissez un peu  ?  » Moi je lui dis que pas du tout, je fais du rock, quoi. Et il m’a embauché  !
– Super.
– Carrément. Premier jour, on me dit  : «  Voilà, installation de l’orchestre.  » Je débarquais dans l’auditorium, j’avais un plan et je choppe un mec et je lui dis  : «  Désolé, mais c’est quoi un hautbois, en fait  ?  » J’y connaissais que dalle  ! Alors il me dit  : «  Ben voilà, ça se met là ça, là t’as un basson.  » Et j’ai appris comme ça, en fait. (Mathis, régisseur de production.)

5Autre cas de figure rencontré au cours de l’enquête  : les musiciens reconvertis. Le sociologue Paul DiMaggio soulignait également ce phénomène dès les années 1980  : des anciens musiciens professionnels qui, après une carrière musicale plus ou moins longue, opèrent une bifurcation (DiMaggio 1987). Se reconvertir dans les métiers de la production ou de la régie d’orchestre permet de demeurer dans un secteur d’activités familier, tout en mettant en application une connaissance empirique du terrain. Ainsi, Francis, aujourd’hui directeur technique d’un orchestre permanent parisien, a eu une première vie en tant que violoniste d’orchestre. Rodé au métier, il exprime un clair dédain envers les formations aux métiers de la régie et de l’administration, formations peuplées selon lui de rêveurs et d’étudiants décalés. Ayant une formation de musicien, il met plutôt en valeur son aptitude à comprendre ceux qui furent ses camarades de conservatoire, puis ses collègues, dont il doit à présent organiser l’existence au sein de l’orchestre  :

– J’ai été au conservatoire. Lille et puis après Paris. […] Après, rapidement, je me suis placé  ; à 17 ans, on m’a proposé d’être violon solo à Tours. J’ai fait trois ans là-bas et c’était formateur  ! À tous points de vue, d’ailleurs  ! Sociologie de l’orchestre, le syndicalisme, les règles, les égos, certaines formes de maladies mentales  ! (Il rit.) C’est très pratique, ceci dit. Puis je suis parti quinze ans en Espagne, à Madrid où j’étais soliste à la Radio nationale6, et à San Sebastian au symphonique du Pays basque7, et puis, voilà, mer, montagne, sauf que je continuais à me faire chier  !
– Au violon  ?
– Au violon. J’aimais l’orchestre, sauf que dans ce genre d’orchestres, c’est assez redondant, c’est toujours le même style de programmes, dans toujours le même circuit de petites villes avec assez peu de tournées, donc une certaine lassitude qui s’installe. […] J’avais 33 ans, je me voyais pas comme ça jusqu’à la retraite  ! Finalement, j’ai eu la chance de débarquer un jour à l’administration, je leur ai dit que bon, «  voilà, vous allez me licencier, je vais vous expliquer pourquoi et comment  » et, en trois semaines, c’était fait et je suis parti comme ça à l’aventure, sur des fantasmes d’autres métiers que je voulais faire, plutôt dans le disque et en me démarquant le plus possible du classique.
– Mais les études, en revanche, ça vous aviez fait une croix dessus  ?
– J’ai même pas mon bac. […] Ma mère, essentiellement, décidait pour moi. Donc en troisième, elle a décidé de me mettre par correspondance […] et j’ai donc arrêté en première. J’ai toujours eu une très forte rancœur de m’avoir privé de ces études que j’aimais beaucoup et qui ne me posaient pas de problème et de m’avoir privé de ces années essentielles, et de m’avoir formé en solitaire.
– Oui, c’est souvent le lot de beaucoup de musiciens.
– Oui, les gens que je gère aujourd’hui, j’entends ce qu’ils me disent parce qu’on a des parcours un peu similaires. Toute une bande, on était ensemble à l’Orchestre des prix8  ! Sauf que, du coup, moi, j’ai tout lâché. J’ai même revendu mon violon […]. Après, j’ai repassé un diplôme tout de même, non pas parce que j’avais envie de l’avoir, mais parce que les Français aiment les diplômes  ; on vous demande jamais ce que vous savez faire, mais «  quelle est votre formation  ?  ». Donc voilà, comme contrepoids à un CV exclusivement musical, donc pas crédible pour une certaine catégorie d’employeurs, j’ai fait valoir des acquis, puis je suis passé en master 2 d’ingénierie culturelle, blabla, un truc pompeux, je sais plus comment ça s’appelle. Là, j’ai rencontré des types qui fantasmaient complètement, des espèces de cultureux, jeunes ou vieux. Une vraie usine à fantasmes. Ça allait du petit étudiant qui déboule de sa province et qui sait pas quoi faire d’autre, mais qui se voit bien vaguement artiste, au gars qui s’est tiré d’EDF  ! […] Bon, j’ai eu mon papier, bisous, au revoir. Mais voilà, je voulais me démarquer du classique et c’est le classique qui m’a rattrapé parce qu’un festival m’a appelé. Ça a commencé comme ça, et puis après je suis passé par la direction de la musique à Radio France, et puis après j’ai pris une création de poste à l’Orchestre national des Pays de la Loire, ils cherchaient un numéro 2 qui devait être obligatoirement musicien à la base. (Francis, directeur technique.)

6Les métiers de la régie, contrairement à ceux de l’administration, offrent moins de mobilité à l’intérieur des mondes de l’art. Une fois que les individus sont inscrits dans un champ artistique particulier, quel que soit le parcours qui les y a conduits, ils demeurent dans la même zone d’activité. Les compétences techniques, assez circonscrites, requises pour la régie d’orchestre nécessitent le développement d’un savoir-faire spécifique. Celui-ci, une fois acquis, reste, en quelque sorte, le savoir-faire d’une vie autour duquel peuvent s’agréger des connaissances qui gagnent en acuité, mais toujours dans le champ orchestral. Ainsi, les régisseurs d’orchestre restent attachés à une compétence, celle de l’orchestre, au sein duquel, en revanche, il leur est possible d’évoluer. Mathis a ainsi pu débuter sa carrière comme simple «  garçon d’orchestre9  » dans un conservatoire, avant, peu à peu, tout en apprenant le métier, de tisser un réseau et de se hisser dans la hiérarchie des orchestres professionnels. Son passage à l’Opéra de Paris lui a alors permis de découvrir les orchestres de fosse*, tandis que son expérience à la salle Pleyel l’a familiarisé avec les spécificités liées aux instruments anciens10. Désormais, fort d’une connaissance empirique des divers modes de fonctionnement des orchestres, il n’envisage absolument pas de quitter le monde symphonique, cela même si sa culture «  initiale  » le portait davantage vers les musiques amplifiées  :

– À Versailles, je suis resté deux ans et c’est Sylvio Gualda11 en fait, qui m’a dit  : «  Vas-y, vas voir ailleurs, je te donne un contact à l’Opéra.  »
Donc je suis rentré au dispo là-bas, en fosse.
– C’est quoi, «  au dispo  »  ?
– C’est la régie d’orchestre, en fait. Tu sais, tu installes toutes les chaises, les pupitres… les dispositifs musicaux, quoi.
– Ah, d’accord  !
– Donc à partir de là, tu rencontres des gens, j’ai rencontré un pote, Jean-Noël, qui m’a dit  : «  Vas-y, appelle Patrice.  »
– Il était à Radio France, non, Patrice  ?
– Ouais, il était à la radio, donc du coup je suis allé y bosser. J’ai fait l’OFJ12, j’ai rencontré des gens, quoi. […] Je pouvais bosser genre le dimanche matin au Châtelet, et le soir j’allais bosser sur un opéra à Bastille.
– Mais à chaque fois il faut que tu apprennes… le travail en fosse, par exemple, c’est pas la même chose.
– Ah, pas du tout  ! Tous ces trucs d’opéra, tu vois, installer une Italienne*, ce genre de trucs, moi, je connaissais pas du tout ce que ça voulait dire.
– Et du coup, tu es resté dans le classique.
– Oui.
– Tu t’es jamais dit que tu basculerais bien à un moment, genre j’irais bien au Bataclan ou je sais pas.
– Ouais, au début, je me disais  : «  Vas-y, ça me fait chier, qu’est-ce que je fous là, quoi  ? Ça me cause pas.  » Et au final, maintenant, quand on m’a dit  : «  Ça te dirait pas de bosser sur des amplifiés  ?  » J’ai dit  : «  Mais non, moi je suis bien en fait dans le classique. Les concerts rock, je préfère les voir.  »
– Tu ne veux pas y bosser  ?
– Non, ça me fait chier, il y a trop d’ego, je crois. Ça se la pète quand même pas mal. Et puis le classique, c’est un noyau, bien sûr, t’as certaines personnes qui se la pètent, mais tu vas toujours trouver quelques personnes sympas. Dans le rock, tu peux accueillir un groupe de quatre personnes, parfois tu peux avoir quatre connards, donc là t’es en galère, quoi  ! Non, moi, je suis bien là-dedans.
(Mathis, régisseur de production.)

7Mathis tout comme Francis sont représentatifs de parcours transversaux effectués à l’intérieur du champ de l’orchestre. Qu’ils aient commencé comme artistes ou directement, je serais tentée de dire «  les mains dans le moteur  », les individus à l’œuvre dans les métiers de la régie bénéficient rapidement d’une expérience solidement ancrée dans le terrain. Ce sont ainsi souvent des figures qui font en quelque sorte «  partie du paysage  ». Lorsque je me suis entretenue avec Mathis, étant moi-même musicienne, je connaissais déjà les régisseurs attachés à chaque maison d’orchestre qu’il me citait  : lorsqu’il me parle de «  Jean-Noël et de Patrice  », je sais qu’ils travaillent à la Maison de la Radio depuis de nombreuses années. Je peux même ajouter que je les ai rencontrés lors de ma première série de concerts à l’Orchestre français des jeunes, alors que j’avais 18 ans et eux sans doute à peine plus. Cette connaissance n’est pas anodine en ce qu’elle révèle les liens qui existent entre musiciens et régisseurs. Ces deux catégories professionnelles ont en effet en commun le fait de construire et de partager une expérience des mêmes aires  : les orchestres et, plus particulièrement, les plateaux d’orchestre. Cependant, la relation qui s’instaure entre elles, par ce voisinage quotidien au long cours, semble paradoxalement plus distanciée et moins teintée d’affect que celle qui rattache les musiciens aux métiers de l’administration.

Les responsabilités de la régie

8Plus que pour programmer ou piloter ce qu’ils doivent faire, la régie est surtout là pour «  installer  » les musiciens. Si relation de force il y a, c’est avec les métiers de la régie situés davantage à la jonction des prérogatives administratives (telle la production) qu’elle advient13. La scène suivante, à laquelle j’ai assisté dans un orchestre national de province, peut illustrer ce type de situation  :

Journal de bord, répétition du 27 février 2016  :
Aujourd’hui, B., un régisseur, nous signale en début de répétition que le concert prévu le lendemain pourrait être l’objet d’une captation vidéo. En raison de cela, la répétition générale prévue le lendemain matin pourrait être décalée de quinze minutes afin d’installer les caméras. La levée de boucliers est immédiate. Un musicien prend immédiatement la parole et interpelle le régisseur  : «  On n’a pas été prévenus. Vous n’avez pas à décider comme ça. Qui a décidé ça  ?  » Le régisseur tente de justifier la situation, mais le brouhaha augmente. Le chef d’orchestre intervient  : «  Nous  allons arranger cela avec le réalisateur. Je suis certain qu’il est possible d’organiser les caméras sans déplacer tout l’orchestre. On laisse la répétition comme c’était prévu.  » C’est l’assentiment général. Le chef se tourne donc vers le régisseur et lui dit juste  : «  On voit ça à la pause. Tu appelles C. [le directeur général].  » Le régisseur hausse les épaules, et, sans un mot de plus, sort de la salle.

9Ici, les musiciens entrent dans un rapport de force avec le régisseur, car il devient soudain le relais de la production et prend alors de l’ascendant. Si ce dernier est visiblement prêt à affronter une situation de conflit, le chef d’orchestre, diplomate et soucieux de la sérénité de la répétition qui va suivre, préfère couper court au débat et renvoyer le problème vers le réalisateur et la direction générale de l’orchestre.

10Par ailleurs, bien que tout le personnel technique que j’ai pu rencontrer ait fait état de relations cordiales, voire amicales, avec le personnel artistique, une délimitation nette existe cependant entre chaque corps de métier à l’intérieur des maisons d’orchestre. Si les relations amicales entre les artistes et les autres métiers peuvent plus aisément s’établir dans les petites structures où le personnel est relativement réduit et où l’on trouve un effet «  petite maison  », cette convivialité semble plus délicate à entretenir dans les maisons d’orchestre parisiennes. Les raisons ne sont pas à chercher dans une quelconque attitude de dédain ou d’orgueil que l’on pourrait être prompt à associer aux usages parisiens, mais dans des considérations tout d’abord pratiques  : une machinerie généralement lourde à démonter pour les techniciens, ce qui peut leur prendre plusieurs heures après la fin de la représentation, tandis que, de leur côté, les musiciens domiciliés à Paris et en région parisienne ont souvent un temps de transport pour rentrer chez eux qui fait obstacle à une sociabilité d’après-concert. Ce décalage dans les emplois du temps participe à l’entretien de la méconnaissance qu’ont les musiciens de la logistique qui les entoure. Ces derniers, légitimement préoccupés par la performance instrumentale à assurer, n’ont qu’une conscience limitée du monde technique qui s’agite autour d’eux. Comme le faisait remarquer le technicien que je citais précédemment, ils savent que la régie est là pour eux, mais «  chacun son métier  ». Quitte à établir une comparaison qui peut paraître outrancière, ou même violente, il existe à mon sens une possible analogie entre la régie et le personnel domestique des grandes maisons bourgeoises. Si l’on considère que les salons sont des espaces de représentation de la même façon qu’une scène d’orchestre, un parallèle se dessine entre les cuisines, zones réservées à la préparation qui doit rester cachée, et les coulisses. De même que les domestiques empruntent les escaliers de service et ne se rendent au salon que pour servir, la régie possède la maîtrise de l’arrière, des «  communs  », participe à toute l’élaboration de la représentation, mais ne doit y apparaître que discrètement, rapidement, en faisant tout pour faire oublier sa présence. Si l’on observe attentivement la rapidité et la précision des changements de plateau d’orchestre14, on y trouvera facilement un art du service comparable à celui des grandes maisons de luxe ou de la restauration haut de gamme, par exemple. Il faut donc avoir conscience de ce rapport de service unilatéral qui sera toujours à l’intention du musicien, du moins dans le cas d’un orchestre permanent (j’observerai un peu plus loin qu’il en va autrement pour les orchestres par projet). Dans la hiérarchie, le plus corvéable est le technicien d’orchestre (que l’on nommait anciennement «  garçon d’orchestre  »), le grade suivant est occupé par le régisseur plateau, tandis que, au-dessus, le directeur technique ou le régisseur de production seront les plus à même de nouer un dialogue collaboratif, ou de résoudre un conflit15. Car les tensions peuvent vite monter si la réactivité de la technique est jugée peu satisfaisante par les musiciens.

11À l’intersection entre «  terre et ciel  », les régisseurs de production représentent l’interface de gestion entre le plateau, où règne le monde artistique, et les coulisses où se trouvent tous les autres acteurs impliqués dans l’exécution pratique du concert. En cas de problème, c’est vers eux que se cristallisent immédiatement les réclamations et que se fait sentir alors une hiérarchie qui place à son sommet, y compris à l’égard du personnel technique, le chef d’orchestre. Mathis explique ainsi comment il lui arrive parfois de devoir rendre des comptes directement aux chefs d’orchestre  :

– […] C’est toi qui fais tampon aussi avec le chef qui pète les plombs.
– T’as un exemple  ?
– Ben, il y a trop d’air sur le plateau. T’appelles une boîte extérieure parce que c’est sous-traité tout ça. Les mecs, ils répondent pas et lui, il est là, il attend et ça répet’ pas, quoi, et toi tu commences à péter les plombs là… (il mime un appel via le casque)  :
«  Cofely16 pour la régie, Cofely pour la régie  ! Vas-y en urgence là, ça joue plus au plateau  !  »
– Ah, t’as eu ce plan-là  ? Ils arrêtent de jouer  ?
– Oui, certains chefs, Gergiev17, faut pas l’énerver. Donc là faut se magner parce que ça répet’ plus et il y a un concert tout à l’heure, quoi. Et là t’as le chef qui te lâche pas du regard et t’es pas bien, quoi.
– C’est sur toi que ça tombe, ça  ?
– Ben, t’es le référent de la salle, quoi. 

12On voit donc que le régisseur de production doit assumer des responsabilités lourdes de conséquences sur le déroulement de la répétition. Il occupe en effet un poste qui exige des connaissances tant sur le registre musical que sur le plan technique. Si la première des compétences requises est la maîtrise du lieu et de ses particularités, des qualités telles que l’aptitude à diagnostiquer les contraintes, à encadrer à la fois son équipe et l’équipe artistique dont il a la charge, ainsi qu’à assumer la gestion du temps (cruciale dans le cas d’un concert), sont également primordiales. Néanmoins, la plus grande souplesse exigée de sa part est de devoir accepter une hiérarchie qui se tourne immédiatement vers lui en cas de dysfonctionnement technique, mais qui, en ne lui reconnaissant pas de droit de cité au «  générique  », le place en position subalterne par rapport au personnel artistique.

13Il convient cependant de nuancer considérablement cette répartition des attributions et cette hiérarchie selon le type d’orchestre. La situation varie en fonction des structures, de leur taille ou du fonctionnement de leurs équipes. Ainsi, dans les orchestres baroques, la même personne peut être amenée à endosser des fonctions, et donc des responsabilités, très variées. Prenons l’exemple d’un orchestre baroque qui se réunit à l’occasion de quelques projets par an  : les attributions d’un poste de régisseur de production peuvent y être très étendues, allant de ce que l’on définirait dans un orchestre permanent du travail de garçon d’orchestre (installation des chaises, des pupitres, des praticables…) à des tâches relevant véritablement de la production (recrutement, organisation des plannings, prise en charge des musiciens lors des tournées, etc.). Il existe d’ailleurs pléthore de titres pour désigner de tels postes  : chargé(e) de production, administrateur ou administratrice de production, chargé(e) de production et de communication, responsable de production, directeur ou directrice de production, attaché(e) de production… Sous l’un de ces divers titres, le régisseur devra gérer tout autant l’installation technique (transports, pupitres, instruments, partitions, lumières, etc.) que le recrutement des instrumentistes. Les musiciens se trouvent alors inscrits dans une relation de reconnaissance et de dépendance vis-à-vis de celui qui a la maîtrise du «  carnet d’adresses  » et qui, lui, bénéficie d’un CDI, ou au moins d’une reconduction tacite de ses fonctions. Effectivement, le développement des ensembles par projet doit beaucoup au système de l’intermittence qui a représenté, et représente encore, non seulement le principal vivier d’instrumentistes spécialisés dans un certain répertoire, mais également un moyen de fidéliser différentes catégories de personnels administratifs et techniques, dont le coût d’entretien est assumé par le régime de l’assurance chômage. Les régisseurs forment la grande majorité de ces «  permittents  » qui bénéficient de CDD constamment renouvelés par un même employeur, cumul qui garantit leur maintien «  permanent  » dans le statut de l’intermittence.

14Au sein des ensembles fonctionnant par projet, la régie peut ainsi représenter une sorte de prolongement de la volonté du chef d’orchestre, l’incarnation pratique de décisions dont la direction artistique ne souhaite pas endosser la charge, comme le recrutement, mais surtout le renvoi des musiciens. En se déchargeant de cette mission, les chefs peuvent demeurer dans la zone symbolique d’une transcendance artistique dégagée des contingences triviales, et autoriser que naissent des doutes sur les motivations du renvoi, ou plutôt du «  non-réengagement  ». Ce dernier passe en effet par le filtre d’un intermédiaire (la régie), qui peut lui-même arguer qu’il n’a en réalité pas la maîtrise des décisions.

15Il découle automatiquement de ce type de situations une inversion des rapports de force en comparaison de ce que l’on peut observer dans les orchestres permanents. En devenant à la fois représentante du «  droit régalien  », tout en étant assurée d’un engagement plus pérenne que celui accordé aux musiciens, la régie prend le pas sur ces derniers. Les relations qui président à l’élaboration du collectif ne sont pas sans effets sur le comportement quotidien du groupe au travail. Il est plus difficile pour un musicien de faire preuve de mauvaise volonté ou de laxisme dans tout ce qui a trait à l’organisation pratique, dès lors qu’une seule et même personne supervise aussi bien l’installation des pupitres que la liste de recrutement de la prochaine production, comme le sous-entend Francis  :

Dans les ensembles de musiciens intermittents, ben, tout le monde a envie de bosser parce que, ben voilà, on est dépendant de… hein, donc voilà, on y va, quoi. Alors s’il faut que je mette ma chaise, que je déplie mon pupitre, ben, je le déplie. Dans les orchestres permanents, personne va trop bouger son cul. On va appeler le garçon d’orchestre et voilà.

16Dans les orchestres par projet, le recrutement des musiciens est un sujet constamment discuté. La régie a beaucoup plus la main sur les questions d’engagement, certes en accord avec les desiderata du chef d’orchestre, mais ce dernier reste une sorte de figure de l’ombre, dont les choix nébuleux sont souvent inconnus des musiciens. C’est sans doute là que réside le principal pouvoir de la régie d’un ensemble par projet  : c’est à elle seule que le chef fait part de ses choix et de ses décisions, et elle seule les transmet aux musiciens dont elle est la seule interlocutrice. C’est par sa voix que les musiciens savent s’ils sont pris pour une production, c’est par conséquent à elle qu’ils sont directement redevables. Si certains musiciens (quelques chefs d’attaque de cordes ou les solistes des pupitres de vents) bénéficient d’un dialogue privilégié avec le chef, ce n’est donc pas le cas de la plupart des instrumentistes. En revanche, dans un orchestre permanent, les éventuels recrutements de musiciens supplémentaires sont du domaine de la régie générale, mais non sans qu’elle tienne compte des avis que lui donneraient les musiciens permanents qu’elle doit satisfaire au mieux. Dans ce type d’orchestre, les musiciens supplémentaires18 sont beaucoup plus redevables envers leurs collègues titulaires qui valident ou non leur appel par la régie. On le voit donc, les conséquences induites par la diversité des modes d’engagement contractuel se retrouvent dans la construction du lien collectif.

17La régie est un ensemble finalement assez mouvant. À ses marges se rencontrent des personnes aussi différentes que le garçon d’orchestre, qui passe ses journées à se démener pour ajuster les éléments du plateau et assurer le confort des artistes, le régisseur de production ou le directeur technique. Sans se départir des attributs communs à la profession (vêtements, rhétorique, attitude), ces deux derniers types de régisseurs réunissent les compétences nécessaires pour assumer des responsabilités permettant de bénéficier de postes de cadre et des salaires correspondants.

Fig. 6

Fig. 7