Devenir musicien d’orchestre
p. 25-52
Texte intégral
1Comment arrive-t-on un jour au statut de musicien d’orchestre ? Par quoi cette trajectoire est-elle conditionnée ? Prédestination ? Engagement vocationnel ? Les représentations du « sens commun » ont tendance à occulter les constructions sociales à l’œuvre dans les parcours des musiciens. Dans les représentations ordinaires du monde artistique domine l’idée de la réussite liée à un talent naturel. Pourtant, devenir musicien nécessite avant tout un engagement précoce, intensif, ayant souvent peu à voir avec le « don » tel qu’il est fantasmé, notamment depuis l’époque romantique. Le propos de ce premier point est donc d’observer les conditions sociales bien particulières qui favorisent un tel investissement.
Fig. 2

Mozart enfant est installé au piano devant son père Léopold qui l’accompagne au violon.
Léopold fut le professeur de Mozart qui était un enfant remarquablement doué. Ce dernier bénéficia des impressionnants talents de pédagogue de son père, également très bon musicien. Avec le jeune Mozart, c’est toute l’imagerie de l’enfant prodige qui s’enclenche.
Mozart enfant jouant au piano avec son père et sa sœur, Louis Carrogis dit Carmontelle, 1762, œuvre conservée au musée Condé de Chantilly. (Reproduction René-Gabriel Ojeda, RMN-Grand Palais.)
L’entrée en musique
2Parmi les private jokes que les musiciens se plaisent à raconter, la plaisanterie suivante peut introduire ce qui me préoccupe :
Un jeune élève en violon questionne un jour son professeur sur les chances qu’il a de réussir à devenir, un jour, un grand violoniste. Le professeur lui demande : « Qui veut le plus que tu deviennes musicien ? Ta mère, ou toi ? » L’enfant hésite, puis avoue, un peu honteux : « Ma mère. »
Le professeur lui répond alors : « C’est bon, tu vas réussir. »
3Cette petite histoire met en relief l’un des problèmes rencontrés lorsque l’on souhaite mener une enquête auprès de personnes dont la fonction principale repose sur l’idée de faire rêver les autres. Être artiste, c’est produire quelque chose qui doit être nécessairement extra-ordinaire. Avant de pouvoir l’offrir aux autres, il faut y croire soi-même, se mettre en scène, au sens propre et au sens figuré. Pourtant, les musiciens naviguent constamment entre une présentation enchantée de leurs récits de vie et la volonté d’inscrire leurs aptitudes dans une simple disposition sur laquelle, finalement, ils n’ont eu que peu de prise.
4Nombre d’entre eux mentionnent un univers qui, s’il n’était pas nécessairement musical au départ – tous n’ont pas des parents musiciens ou mélomanes –, permettait du moins d’instaurer un climat propice qu’ils qualifient volontiers de « naturel ». La famille est le lieu où la naturalisation de la croyance dans l’artiste trouve des conditions particulièrement favorables, où les dispositions de l’enfant sont censées se réaliser pleinement. Dans la situation où l’individu ne peut se prévaloir d’avoir bénéficié d’un contexte favorisant l’épanouissement de sa pratique (parents peu disponibles, désengagés ou ne disposant pas des outils linguistiques et des codes culturels nécessaires pour pouvoir suivre la progression de leur progéniture), il existe toujours la possibilité de donner un rôle au hasard, ce dernier étant néanmoins systématiquement tempéré par l’idée qu’ » on était bon à rien d’autre », qu’ » on ne savait faire que ça ». Derrière la modestie ou la volonté de démythification se retrouve l’idée d’une « élection » : puisque l’on ne sait faire que cela, c’est que cela nous était destiné. À mi-chemin entre ces postures, une des explications les plus fréquemment avancées afin de reconstruire le parcours musical est la présence d’un contexte familial favorable, de parents qui, face à un enfant témoignant d’aptitudes, décident pour ce dernier, ou laissent le corps professoral, les spécialistes, décider pour lui :
Je chantais tout le temps, donc ma mère, comme il y avait un centre de musique juste à côté, s’est dit : « Tiens ! on va peut-être lui faire faire de la chorale. » En fait, on m’a toujours dit ce que je devais faire, plutôt que des choix au départ. Parce qu’après on a dit à mes parents que ça marchait bien, donc qu’il fallait que j’aille en horaires aménagés,
donc j’y suis allée. Mes profs au lycée m’ont dit : « Mais il faut continuer la flûte. » Donc j’ai continué. (Anne, flûtiste1.)
5La question du choix, ou du non-choix, est ainsi souvent mise en avant, inscrivant encore l’individu, même s’il s’en défend, en position d’élu. La mythification collective peut s’emparer par la suite de l’histoire, mais auparavant, le « on » qui choisit s’exprime dans la famille, l’école ou l’école de musique. L’investissement des parents dans la réalisation du « choix » de leur enfant demande, sans aucun doute, à être vu comme un support matériel et affectif indispensable. Par ailleurs, l’orientation s’effectue déjà par la seule inscription de la pratique musicale dans l’organisation familiale du temps. Les discours de musiciens portent, pour la plupart, la trace d’une présence prégnante de l’un ou l’autre des ascendants qui va être le garant du temps. Au travers des entretiens, on comprend tout ce qui a pu se jouer d’implication familiale. L’omniprésence des parents se perçoit lors des différentes séquences jalonnant l’apprentissage comme l’accompagnement jusqu’au lieu d’étude, la surveillance des répétitions, la présence aux auditions et aux examens, l’achat ou la location des instruments :
– Ma mère s’est tapé des milliers d’allers et retours pour nous emmener jusqu’à l’école de musique, c’est à vingt kilomètres tu vois, alors souvent elle restait toute la journée à attendre que l’un ait terminé son cours de clarinette pendant que l’autre commençait le cours de solfège.
– Et elle bossait, non, ta mère, en plus ?
– Oui, mais bon, tu vois, entre les six enfants, elle était souvent en congé mat’, ou elle prenait des mi-temps, c’était comme ça.
(Stéphane, clarinettiste.)
6La présence parentale prend alors l’allure d’une mise à disposition de l’adulte auprès de l’enfant, auquel les parents, ou l’un des parents, accordent une part importante de leur temps, même sans nécessairement s’y consacrer entièrement, comme dans le cas du « parent-coach » que l’on trouve dans le sport mais également en musique. Cette configuration entre pleinement dans l’élaboration de l’artiste en devenir. Dans ce processus, les parents, les professeurs, l’entourage et l’individu lui-même participent à la construction d’une croyance et à l’écriture d’un mythe. C’est peut-être dans la création de ce mythe qu’il faut chercher le hiatus qui existe toujours entre le musicien tel qu’il se fabrique initialement et le musicien tel qu’il doit vivre ensuite son existence professionnelle, en particulier lorsque cette dernière se fait collectivement. Car l’idée de collectif dans les orchestres professionnels français quels qu’ils soient, permanents ou par projet, se heurte irrémédiablement à un même problème : la dimension a priori inconciliable entre le stéréotype de l’artiste et la vie réelle de musicien. Ce dernier, lorsqu’il commence à se professionnaliser, est confronté à une réalité qui entre parfois en contradiction avec les valeurs artistiques qui, pourtant, ont pu lui servir de modèle. De plus, devoir jouer dans un orchestre – donc être constamment entouré d’autres musiciens – représente un état contradictoire avec l’apprentissage instrumental classique tel qu’il est dispensé en grande majorité : individuellement. Nier la dimension profondément individuelle et solitaire inhérente à la découverte, puis à l’approfondissement de la musique, reviendrait à exclure l’une des idées éducatives principales modélisées par le Conservatoire depuis plus de deux siècles. Pour comprendre une des composantes essentielles du jeu d’ensemble dans les orchestres classiques, il faut d’abord saisir la manière dont s’éduquent individuellement les instrumentistes professionnels.
7L’enseignement des disciplines musicales, comme les transmissions artisanales, se transmet de maître à élève. Les méthodes françaises de la première moitié du xixe siècle rappellent ce qui, à l’époque et sans doute encore aujourd’hui, était considéré comme la bonne manière d’apprendre : celle dispensée par le Conservatoire2. Ce dernier, créé en pleine période révolutionnaire, a été conçu pour prodiguer un apprentissage démocratique et rationalisé. Ainsi, la nouvelle institution républicaine s’appuyait-elle sur un enseignement par les « méthodes », un ensemble de principes régulateurs de l’enseignement musical, exposés de manière rationnelle.
Fig. 3

À la manière des études académiques de peinture ou des planches anatomiques de médecine, les schémas des méthodes pour apprendre la tenue du violon semblent bien austères ! Des oreilles devant être dans l’alignement du talon, à la position des pieds lorsque l’on se tient assis, tout est rigoureusement détaillé.
Planche de la méthode de Pierre Baillot (1771-1842), extraite de Violon. Volume III, Courlay, J. M. Fuzeau, 2001.
8Leur publication établit une politique de légitimation et rappelle les ambitions de l’établissement : le Conservatoire n’est plus seulement un outil chargé de l’exécution des fêtes républicaines, il a pour but de faire émerger une « musique nationale » (Hondré 1995). L’enseignement dispensé actuellement aux futurs musiciens professionnels prend donc ses racines dans une histoire vieille de deux siècles, dont le principe même est la transmission de traditions instrumentales, de « classes » dont les généalogies remontent parfois à la création du Conservatoire : les « classes » désignent toujours certains des cours d’instruments des CNSMD3 – en particulier les instruments à vent. On ne va pas, par exemple, « en » classe de basson, mais à « la » classe4. Il ne s’agit pas de définir un lieu, mais une école, une tradition.
9Les méthodes instrumentales s’inscrivent ainsi dans un processus historique. Il est remarquable que ce processus ait connu un tel apogée au xixe siècle et que ces ouvrages restent encore des références en matière d’instruction des techniques instrumentales. Pour le violon ou l’alto, les méthodes d’Otokar Ševčik datent de 1881 ou celles de Henry Schradieck de 1899, et elles sont toujours utilisées aujourd’hui ! Dès lors que l’instrumentiste parvient à un certain niveau et se destine à une pratique professionnelle, on a recours aux préceptes écrits voilà plus d’un siècle. De fait, une grande partie du répertoire classique provient du xixe siècle. Les méthodes écrites à cette époque permettent de travailler les difficultés posées par les grands concertos. Pour le violon, elles abordent l’apprentissage des problèmes techniques occasionnés par l’instrument : les différentes positions que doit tenir la main gauche (ce qui implique en particulier le travail de la justesse et de la vélocité) et le bras droit qui manipule l’archet (ce qui signifie entre autres le travail du son et des multiples articulations possibles : le staccato, le spiccato, le spiccato volant, etc.). Toute la culture héritée du romantisme focalise l’attention sur la qualité technique du joueur, l’expression passant de ce fait par la perfection du jeu et la vélocité.
10Les conservatoires de musique sont toujours en France les principaux centres de formation des musiciens classiques professionnels. Construit selon un mode d’organisation pyramidal, le système éducatif prépare les instrumentistes tout au long d’un parcours extrêmement normé qui, pour une large majorité d’entre eux, se déroule selon les mêmes étapes : l’initiation et les premières années dans le conservatoire ou l’école de musique de la ville natale, l’obtention d’un premier prix dans un, voire plusieurs conservatoires à rayonnement régional (CRR), puis le passage, désormais quasi obligatoire, par l’un des deux CNSMD ou par un conservatoire supérieur à l’étranger. Les instrumentistes professionnels débutent, pour la plupart, leur apprentissage vers l’âge de 7 ou 8 ans et l’achèvent au plus tard vers 25 ans. Il résulte de ce système qu’un musicien passe ainsi au moins seize ans dans l’univers des conservatoires. Au cours de ces nombreuses années, les jeunes apprentis sont soumis à l’influence de l’institution, de ses agents et de ses rites de passage (examens, concours, auditions, concerts). Dès leur enfance, ils sont pris dans un processus de modelage qui, pour ceux qui s’orientent vers une professionnalisation, dépasse rapidement le simple apprentissage instrumental de loisir ou même le stade de l’éducation, pour s’inscrire dans une dimension plus proche d’une disposition intériorisée de manière inconsciente, ce que Pierre Bourdieu nomme l’hexis corporelle5. Les pratiques sociales naissent, entre autres, des effets de cet apprentissage corporel, de la façon dont celui-ci est intériorisé et reconduit dans un inconscient individuel et collectif. « Nous apprenons par corps », selon l’expression de Bourdieu dans ses Méditations pascaliennes (Bourdieu 1997). L’enfant qui apprend un instrument, puis l’adolescent qui se destine à une pratique musicale professionnelle, apprend bien plus qu’à jouer : il apprend à se contraindre, à dresser son corps dans l’espace. Trente ans après, Andrée se souvient encore très bien de ses premières sensations au contact du violon, instrument qu’elle a débuté à l’âge de 7 ans :
Pour moi, ça m’a semblé tout de suite quelque chose de très naturel. Ça n’a jamais été un problème. Il fallait caler l’instrument sur l’épaule, contre le cou, et puis voilà, apprendre à tenir l’archet, à poser les doigts sur les cordes. Tout ça, ça ne m’a jamais paru compliqué. Je ne me souviens pas de m’être posé la moindre question. Je me souviens juste que j’aimais les sensations […], j’aimais l’odeur de la colophane, l’odeur du bois et du vernis, des partitions, jusqu’à l’odeur de la salle de cours. Je sais pas comment dire, c’était un tout. Du coup, j’étais curieuse, c’était agréable. Produire des sons, c’était le seul truc qui m’intéressait. […] Après, ma professeure était très vieux jeu, très stricte. Gentille, mais bon il fallait que ça marche. Je me souviens qu’elle nous corrigeait beaucoup la position des doigts, qu’il fallait se tenir bien droit, qu’elle s’embarrassait pas à nous expliquer pourquoi, c’était comme ça. Et c’était très progressif. Du coup, j’ai jamais eu mal et les doigts, si, j’ai eu mal, mais bien plus tard, quand j’étais étudiante et que là, même si cela fait huit ans que tu as eu le temps de te faire de la corne, ça chauffe quand même au bout de six heures par jour.
11En revanche, pour Thibaut, percussionniste ayant commencé son parcours musical par le violon, l’apprentissage d’un instrument à cordes n’est pas allé de soi. Rebuté par les contraintes trop lourdes de ce qui ne lui semblait « pas naturel » (à l’exact opposé d’Andrée !), c’est finalement avec le piano que l’envie et la patience du travail corporel ont pu faire leur chemin :
Oh là, le violon c’était pas gagné ! Je comprenais pas comment marchait ce truc. Je trouvais ça inconfortable, pas naturel. Non, mais tu vois… c’est quoi cette position ? D’avoir les bras tout le temps en l’air, les poignets tordus, vraiment ça m’allait pas. J’arrivais pas à bien attraper l’archet. Je revois le prof m’expliquer des tonnes de fois, mais moi, j’avais les doigts qui juste comprenaient pas comment tenir ce machin […] C’était comme si tout mon corps avait pas envie tu vois ? […] J’ai jamais eu le problème avec le piano ou les percus. Le piano c’était chiant aussi parfois : « Et mets les doigts ronds, et la paume des mains, et tiens-toi droit, fais-ci fais-ça. » Mais bon, j’avais plus envie, ça me paraissait moins insurmontable […] C’est venu peu à peu. Un jour tu réalises que ben oui, tu te tiens comme il faut pour que ça marche.
12Dès leurs premières pages, les méthodes d’apprentissage font toutes état de la juste manière avec laquelle l’élève doit se positionner, se tenir lui et son instrument.
13La méthode de Paul Rolland (1974) n’est pas récente. Si, désormais, la présentation et les photographies des méthodes sont moins « datées », cette dernière montre clairement ce qui, néanmoins, est toujours exigé dans l’apprentissage du violon ou de l’alto. Le professeur aide l’élève à se positionner dans l’espace et met rapidement en œuvre le travail de posture nécessaire au bon jeu de l’instrument.
Fig. 4

Si elles présentent aujourd’hui des schémas moins sévères que ne le faisaient celles de Pierre Baillot, les méthodes possèdent toutes en préambule des illustrations visant à montrer le positionnement strict du corps et de l’instrument.
Extrait de Je débute l’alto, méthode de Valérie Bime-Apparailly, Paris, Éditions musicales Alphonse Leduc, 2010. (Reproduction Hamelle / Éditions musicales Alphonse Leduc, avec la permission de Hal Leonard Europe Ltd.)
14Durant leurs longues années d’études, les musiciens sont donc éduqués dans le cadre d’une posture instrumentale très normative et avec les codes d’une sociabilité particulière, celle des conservatoires. Avec la pratique intensive de l’orchestre, qui intervient dans un second temps, les instrumentistes doivent intégrer des manières d’être qui peuvent entrer en contradiction avec cette première socialisation. Le jeu au milieu des autres requiert des facultés différentes de celles acquises par le travail solitaire quotidien et peut venir contrarier, même inconsciemment, des gestes et des manières profondément ancrés. En cela, « apprendre l’orchestre », qui plus est dans une perspective professionnelle, demande au corps de s’adapter à de nouvelles contraintes et d’ajuster ses dispositions initiales.
15Ainsi, s’il existait une méthode pour apprendre à jouer au sein d’un orchestre, sa première mission consisterait en un exercice périlleux. Il lui faudrait en effet d’abord déconstruire, ou tout du moins questionner, ce qui constitue la colonne vertébrale des instrumentistes : une technique corporelle bâtie dans la solitude ou la seule interaction avec le professeur. Une des grandes épreuves qu’impose la pratique d’orchestre, pour des musiciens ayant fait l’expérience d’un apprentissage classique traditionnel, est la promiscuité. L’instrumentiste doit résoudre cette dichotomie : apprendre à jouer est une affaire qui se mène seul, alors qu’apprendre à se tenir dans un orchestre se joue à plusieurs. Si l’on pense à l’exemple des sports collectifs, peut-on imaginer un joueur de football que l’on aurait entraîné seul sur le terrain durant dix ans, puis que l’on entourerait soudainement d’équipiers ? Même dans les sports individuels, le contact avec « l’adversaire » est immédiat. Apprendre à « flairer », à sentir les mouvements de « l’autre », est inhérent à l’éducation des corps. Les instrumentistes, eux, sont principalement seuls. Pourtant, dès lors qu’ils entrent dans le corps orchestral, ils doivent nécessairement renoncer à une part de leur autonomie et accepter l’ascendance du groupe. Devenir musicien d’orchestre, parvenir à entrer dans un orchestre et à s’y fondre est en quelque sorte le climax d’une quête de perfection technique, puis d’uniformisation : apprendre l’orchestre, la musique d’ensemble, c’est apprendre de nouvelles contraintes physiques. Non seulement l’instrumentiste peut être amené à se tenir différemment, il doit se positionner dans un espace autre, mais il doit également adapter ses fonctions auditives à de nouvelles perspectives.
16Dans le cadre des conservatoires de musique, l’apprentissage instrumental s’effectue selon la méthode traditionnelle du cours individuel, dans l’espace d’une salle de classe qui n’accueille la plupart du temps que l’élève et le maître. Cette disposition engendre un rapport d’exclusivité du musicien avec son environnement spatial et sonore : l’interaction se présente juste sous la forme du dialogue avec le professeur ; l’instrumentiste est seul à se mouvoir dans la pièce – personne ne fait les mêmes gestes à côté de lui, si ce n’est parfois le professeur –, et il est le seul producteur des sons qu’il entend. Même s’il peut être rapidement mis en situation de jeu collectif, par le biais de petits ensembles constitués au sein de la même famille d’instruments, par la musique de chambre, par des fanfares, ou même déjà de petits orchestres, l’apprenti instrumentiste ne se trouve dans la situation d’être placé dans un « grand » orchestre symphonique que plusieurs années après son entrée en pratique. En outre, si les jeunes instrumentistes sont coutumiers des épreuves et des classements, le jeu en orchestre les place dans un état particulier « d’évalué » et « d’évaluateur ». Jouer aux côtés d’instrumentistes qui interprètent la même partie (les cordes) ou une partie qui au contraire distingue plusieurs voix (les vents) induit une insertion dans un tissu stratégique où se croisent de nouveaux rapports de force. Les musiciens doivent alors gérer les tensions au sein même des sections instrumentales quand ils sont « dans le vif du sujet », à l’instar des sportifs lorsqu’ils entreprennent un match, une course ou un combat. Apprendre à jouer en orchestre consiste donc non seulement à savoir mobiliser des capacités techniques et musicales – garder la pulsation d’ensemble, tempérer les nuances selon le son du pupitre* et de l’orchestre, adapter ses places et ses coups d’archet* mais aussi l’articulation de la phrase musicale à l’entendement commun et, bien entendu, suivre le chef –, mais également à être capable de « se tenir » dans le groupe, à savoir « décoder » le langage somatique des autres musiciens.
17Je souhaite insister sur cette approche de l’incorporation corporelle. Il me paraît possible effectivement d’expliciter certains aspects des relations régnant au sein des pupitres d’orchestre en ayant recours à un type d’observation proche de l’anthropologie d’un sport de lutte, ou de la sociologie du sport de façon plus générale. Lors du cours d’instrument, le professeur montre et corrige autant que possible en jouant la musique. Noyer l’élève sous des explications et des démonstrations théoriques est souvent critiqué par les manuels pédagogiques comme étant contre-productif. À l’encontre du « verbe » sont favorisées l’observation, la reconnaissance et la mémorisation des sons, des gestes et des sensations. « Ne parle pas, fais-le », « joue avec moi », sont des paroles que j’ai entendues de mes professeurs et que je me surprends à dire aujourd’hui lorsqu’il me faut, à mon tour, transmettre à de plus jeunes.
18Ce scepticisme à l’égard du discours se vérifie dans la pratique collective de plusieurs manières, notamment à travers la méfiance des musiciens d’orchestre vis-à-vis d’un chef trop bavard, car trop verbaliser laisse soupçonner un manque de technique gestuelle ; le « vrai » musicien, le chef tout particulièrement, n’a pas à expliquer : il montre, il doit emporter dans son projet par le seul vecteur du geste artistique dont la parole est exclue. Cette exigence prévaut également dans la hiérarchie à l’intérieur des pupitres, où seul le chef d’attaque* (le musicien qui, assis devant au « premier pupitre », dirige par exemple tous les violonistes ou altistes assis à ses côtés et derrière lui) est autorisé à dialoguer avec ses homologues dans l’orchestre et avec le chef, afin d’établir des mises au point artistiques. Dès lors que le chef d’attaque doit transmettre les instructions reçues, un minimum de paroles s’impose, ne serait-ce déjà que pour la fluidité et le calme de la répétition. Un code gestuel prend alors le relais en une sorte d’onde circulant à travers tout le pupitre, le chef d’attaque pouvant mimer avec son instrument en balançant de haut en bas ou de droite à gauche la tête de son violon, le pavillon de sa clarinette, en marquant le rythme dans l’archet, avec les bras ou avec tout son buste comme peuvent le faire les instrumentistes à vent. J’ai joué ainsi aux côtés d’un alto solo capable de marquer avec tout son dos et les tressaillements de sa tête les moindres pizzicati et tous les accords que nous devions placer rigoureusement ensemble ! L’apprentissage du métier de musicien d’orchestre passe par l’intégration de ces codes, tant pour être capable de s’y conformer, que pour les reconnaître et les reproduire : théoriquement, un chef d’attaque doit être capable non seulement de jouer les solos qui lui sont impartis, mais aussi de diriger tout le pupitre, le mener, l’infléchir. Un musicien du rang* – soit tous les autres musiciens non solos – doit, quant à lui, apprendre à scruter, à identifier et enfin à réagir aux indications envoyées, tant par le chef d’orchestre que par le chef d’attaque.
19Pour le jeune instrumentiste qui n’a jamais joué que seul, avec son professeur ou en petit groupe, cette organisation constitue un véritable bouleversement de l’hexis. Seul, il aura appris à développer sa sonorité et sa posture d’une certaine manière ; en groupe, il doit apprendre différemment. Cette promiscuité ne va d’ailleurs pas sans difficulté. Un orchestre classique est une somme d’individus élevés dans une conscience très aiguë des signaux corporels ; soudain, ces mêmes individus doivent composer avec ce que véhiculent d’autres corps : rappelons que dans un orchestre, les musiciens jouent à environ trente centimètres les uns des autres, au coude à coude. Cette contrainte, souterraine, enfouie sous les peaux, est d’autant plus difficile à saisir qu’elle échappe aux codes politiques de l’orchestre (les éléments de langage, de culture et de comportements formant les règles de la vie commune), et que sa compréhension relève plus d’une forme d’anthropologie du sport. L’orchestre peut très bien s’envisager à la fois comme une équipe sportive faisant œuvre commune, tout comme il est possible d’y déceler des jeux d’adversité rappelant les sports de face-à-face tels que la boxe, l’escrime ou le tennis.
20Par exemple, à l’instar d’un joueur de football qui, en observant les gestes des autres membres de son équipe, comprend la stratégie en train de se construire, un musicien d’orchestre doit percevoir l’action commune à laquelle il doit s’intégrer. Cette action, toujours en mouvement, fluctue selon les impulsions extrêmement fines qui circulent d’un corps à l’autre. Ainsi, à l’ordre donné par le geste du chef d’orchestre de façon explicite : « più forte ! », le groupe répond « en bloc », mais aussi par des frémissements plus souterrains : cela peut être un des membres du groupe qui commence à douter ou qui, à l’inverse, prend trop de place ; ou encore le regard du chef qui se pose sur un individu bien précis qui, s’il réagit exagérément à ce qu’il suppose être demandé, transmet une information discordante à son voisin qui, lui-même, peut choisir de suivre ou, au contraire, d’aller à l’encontre du mouvement de son collègue.
21Un musicien qui joue très bien de manière individuelle, mais n’est pas capable de percevoir ou de répondre à ces conventions coopératives, crée une zone de contact où se croisent incertitude et adversité. Pour filer la métaphore sportive, je dirais que la rencontre des musiciens au pupitre peut correspondre tour à tour, soit à un sport où des partenaires se passent la balle, soit à une lutte où des adversaires cherchent à tout prix à marquer l’un sur l’autre. Ainsi, dès les années d’apprentissage, se pose la question des rapports de force induits peu à peu par la dimension corporelle. Il faut remarquer que ces relations se construisent également sous l’angle de la « désignation ». Par ce terme, je veux souligner l’impact des assignations effectuées par les professeurs sur les élèves (encore une fois, de la même façon qu’entre les entraîneurs sportifs et leurs recrues). Ces derniers sont amenés dès leurs premiers pas dans la pratique collective à entrer dans des rôles et des stéréotypes qui varient d’autant moins qu’ils sont entretenus par le corps enseignant, comme c’est le cas par exemple avec le choix des chefs d’attaque.
22Quelles sont les qualités requises d’un bon chef d’attaque, et comment reconnaître qu’un musicien les possède ? Dans les orchestres d’étudiants, les professeurs désignent ceux qu’ils estiment les plus légitimes pour tenir ce rôle. Dès leurs années d’apprentissage, les jeunes instrumentistes intègrent, au sens propre et au sens figuré, cette « désignation » ; très tôt, des catégories se forment et distinguent les élèves qui, systématiquement, sont placés « à l’avant » des pupitres, ceux qui y accèdent parfois, et ceux qui n’y vont jamais. Les premiers sont au départ repérés sur la base de certaines aptitudes techniques (soit une stabilité du rythme et de l’intonation assez puissante pour ne pas se laisser déstabiliser par les fragilités éventuelles du groupe et, le cas échéant, une personnalité assez solide pour contraindre le groupe à suivre ses impulsions). Mais l’accumulation progressive d’une expérience de leader va contribuer à la création d’une « révélation » ; l’élève est alors entretenu dans un rôle pour lequel il semble tout destiné, comme en témoignent Augustin, contrebasse solo d’un orchestre national parisien de 2012 à 2016, et Gaston, violoniste free-lance :
Le rôle de chef de pupitre, c’est un truc qui m’a toujours attiré et ça, ça me vient de l’OFJ [Orchestre français des jeunes] parce que c’est ici que je l’ai vraiment fait pour la première fois. Et en fait ici, je me suis rendu compte que c’était une vraie vocation. (Augustin, contrebassiste.)
Je sais que ça peut sonner un peu prétentieux, mais c’est vrai que j’aime bien être devant […] ; toujours, au conservatoire, on me mettait devant et c’est un peu comme si, maintenant, c’était pas possible que je fasse autre chose. (Gaston, violoniste.)
23Les entretiens révèlent néanmoins la distance qui existe entre l’idée que l’élève se fait de cette inclination et la réalité concrète, dès les études. En effet, si les professeurs peuvent donner quelques « tuyaux » sur la manière d’emporter musicalement le pupitre, rien de ce qui concerne les relations hiérarchiques et l’appréhension sociale du collectif n’est abordé. C’est à chacun de trouver ses trucs, d’apprendre sur le tas, de faire ses « classes ». Augustin mentionne ainsi la bienveillance initiale de ses collègues, tout en ne cachant pas la difficulté d’une position exposée. Son champ lexical n’est d’ailleurs pas sans rappeler un jargon militaire attaché à des valeurs traditionnelles, où l’étoffe des chefs se mesure à l’aune d’une certaine virilité : « encaisser », « avoir les épaules », « faire ses classes » :
Moi, j’ai eu du mal à encaisser le rythme quand je suis rentré à l’orchestre. Je sortais de mes années de conservatoire et, d’un seul coup, on est plongé dans le monde des adultes, c’est pas les mêmes priorités. Mais après, les gens le savent et te protègent. […] Donc j’avais pas du tout les épaules, en tout cas pour ce rôle-là, même si je l’avais fait dans un orchestre de jeunes. Donc j’ai fait en quelque sorte mes classes. (Augustin, contrebassiste.)
24Dans une pratique déjà extrêmement sélective et propice à l’esprit de compétition, les places de chef d’attaque nécessitent un degré supplémentaire d’adhésion à la croyance d’une certaine disposition. Si cette disposition peut trouver les moyens de s’épanouir lors des études, elle peut aussi, lors de l’entrée dans le monde professionnel, ne pas suffire pour répondre à la liste des exigences requises. Être capable d’insuffler et de faire circuler une énergie dans un pupitre contenant jusqu’à quatorze autres musiciens est une qualité qui n’est pas formalisée et qui, en conséquence, n’est pas dispensée lors de l’enseignement instrumental. Si l’on considère de surcroît que cette capacité ne représente que la partie la plus identifiable du rôle d’un chef de pupitre, cela laisse présager ce que la confrontation au métier, lorsqu’elle arrive, peut engendrer de ruptures et de conflits. Si les études musicales apprennent a minima à jouer ensemble, à percevoir déjà les rapports de force qui s’expriment dans la communication silencieuse des corps disposés, elles n’offrent en aucune façon la possibilité d’anticiper les ruptures de coopération, les diverses formes de négociation qui s’imposent entre tous les acteurs : chefs, instrumentistes tuttistes*, solistes, administration de l’orchestre.
Fig. 5

Un clarinettiste se « chauffe » dans les coulisses avant un concert à Santander (Espagne), en 2019. Ces moments sont importants, car ils permettent aux musiciens de ne pas arriver « à froid » sur scène. Chacun se prépare à sa manière, en accomplissant des exercices techniques ou en répétant des extraits de grands morceaux écrits pour leurs instruments.
(Photo Florence Grandidier.)
25Les musiciens du rang quant à eux, s’ils sont moins exposés, connaissent des décalages comparables entre ce qu’ils auront appris et ce que leur métier sera réellement. Il n’est pas anodin de consacrer la plupart de son temps d’apprentissage à l’étude des parties solistes des grands concertos écrits pour son instrument, puis, aussitôt son diplôme obtenu et lancé dans le monde professionnel, de soudainement ne plus jamais jouer ces concertos, si ce n’est la partie orchestrale. De nombreux musiciens font ce constat lors des entretiens : il peut paraître surprenant qu’une aussi grande part des études instrumentales soit toujours dédiée à l’étude du répertoire soliste, alors que l’occasion de se produire en soliste au cours de sa carrière n’est offerte qu’à une infime minorité d’instrumentistes parvenus à clôturer leurs études musicales par un prix de conservatoire. Tout comme il peut sembler presque ironique de demander lors des concours d’entrée dans les orchestres l’interprétation d’un mouvement de concerto, alors que la plupart des musiciens en joueront l’accompagnement plutôt que la partie soliste. Il n’est pas rare, juste avant un concert, si l’on se promène dans les coulisses et les loges autour de la scène, alors que les musiciens se préparent, d’en entendre certains se « chauffer » à grand renfort d’extraits de concertos célèbres : Dvořák ou Lalo pour les violoncellistes, Beethoven ou Brahms pour les violonistes, Bartók ou Stamitz pour les altistes, et ainsi de suite. Quelques-uns s’enhardissent même, sur le ton de la plaisanterie, mais assez distinctement pour être entendus, à reprendre des passages du concerto qui s’apprête à être joué le soir même par un soliste plus ou moins renommé. Ces petites manies, effectuées sous couvert de simples boutades, en disent long : tous les musiciens placés sur un plateau* d’orchestre ont travaillé le répertoire soliste de leur instrument et, à un certain moment, le maîtrisent assez bien pour réussir un concours d’orchestre, ou tout du moins pour faire partie des « appelés » à jouer dans cet orchestre. Néanmoins, ces œuvres qu’ils ont tant répétées, qu’ils connaissent très bien, ils ne les ont exécutées, pour la plupart d’entre eux, que devant un auditoire réduit, accompagnés d’un piano. Ce sont ces mêmes œuvres pourtant (les extraordinaires concertos pour violon de Beethoven, Mendelssohn, Brahms, Mozart ! pour ne citer qu’eux) qui, souvent, les ont incités à devenir musiciens. De cet abandon peuvent naître divers sentiments : soulagement pour les uns, mélancolie et regrets pour les autres, et au pire une acrimonie certaine pour ceux que leurs collègues nomment en soupirant les « solistes de salle de bains ».
26Les musiciens d’orchestre, malgré la qualité de leur jeu, n’exercent pas le même métier que les quelques solistes qui parsèment le marché de la musique classique. Jouer une symphonie de Beethoven ne demande pas la même forme d’investissement physique, intellectuel et instrumental que jouer un concerto. Le comprendre, intégrer ces nouvelles dispositions, représente un des grands enjeux de l’entrée dans le monde professionnel de l’orchestre. Le répertoire que doit maîtriser un musicien d’orchestre diffère considérablement de celui qui a marqué ses années d’apprentissage. On lui demande donc de savoir jouer parfaitement non plus le concerto avec lequel parfois il a réussi son concours, mais une partie de l’œuvre interprétée au milieu de plusieurs autres musiciens reprenant, du moins pour les cordes, la même partie que lui. Exécuter ces parties d’orchestre, en orchestre, demande ainsi des compétences très différentes de celles qu’exige un concerto de Paganini seul dans sa chambre, ou face à un professeur. L’hexis, la manière de se tenir, de se mouvoir, lorsque le jeune musicien apprend à jouer de son instrument, se trouve bousculée, contrariée dans la situation, la disposition, que requièrent le jeu, l’attitude d’orchestre. Dans les « relations frémissantes6 » qui parcourent les rangs de l’orchestre, dans les tensions et les luttes qui peuvent s’engager pour le choix de simples coups d’archet, se révèle tout ce qui se rapporte à mon sens à une socialisation construite durant les années passées dans les conservatoires.
Quels moyens pour apprendre, puis entrer dans un orchestre ?
27Les conservatoires se répartissent au sein d’une structure hiérarchique qui va des conservatoires municipaux agréés aux Conservatoires nationaux supérieurs de musique et de danse (CNSMD), en passant par tout un maillage d’établissements aptes à délivrer divers niveaux de récompenses. Les conservatoires à rayonnement régional (CRR) et les CNSMD détiennent le quasi-monopole de la formation des interprètes professionnels que l’on retrouve par la suite dans les orchestres. Les instrumentistes qui entrent dans les orchestres sont, en grande majorité, pourvus de diplômes de conservatoires supérieurs7. Ces établissements représentent des passages obligés à différents égards. Ils demeurent aujourd’hui des références pratiquement incontournables, qui facilitent l’accès aux réseaux, aux bourses, aux formations pédagogiques ou aux diplômes d’enseignement, à tout un système d’alliances qui, lorsque les musiciens débutent leur carrière, peut être considéré comme une véritable rampe de lancement. Un diplôme de CNSMD ne donne pas nécessairement un poste dans un orchestre, mais offre tout du moins la garantie de bénéficier du plus haut diplôme musical d’enseignement public existant en France. De plus, être passé par un CNSMD confère un capital non seulement académique mais également social. Être lauréat d’un prix de conservatoire n’est souvent qu’une distinction parmi d’autres : orchestres de jeunes, formations dispensées par les orchestres professionnels en France ou à l’étranger, notamment en Allemagne, avec le système du Praktikum8, Orchestre des lauréats du Conservatoire de Paris, sont autant de jalons dont l’accumulation, une fois encore, ne permet pas automatiquement d’accéder à un poste permanent, mais tout du moins de s’inscrire dans le champ des musiciens d’orchestres professionnels. Au-delà de ces institutions académiques, il subsiste en France une tradition d’apprentissage de l’orchestre « sur le tas ». Devenir professionnel impose d’intégrer les conservatoires et les formations les plus reconnues, mais cela induit également un parcours initiatique au sein des orchestres professionnels, permanents ou non.
28Actuellement, la tradition française repose donc davantage sur un apprentissage par le « cacheton » – soit le fait de jouer directement dans une formation, et surtout en étant rémunéré – que sur une formation professionnelle encadrée. Ainsi, le système allemand du Praktikum est difficilement transposable en France en raison de son incompatibilité fondamentale avec la conception française de protection sociale des employés et le système de l’intermittence. Les cachets sont par conséquent considérés comme une forme double d’insertion professionnelle : tout d’abord, ils permettent aux jeunes étudiants de se former directement sur le terrain, en « situation », en leur offrant une vision de leur profession future qui n’est pas édulcorée par la relation tour à tour protectrice ou condescendante que peut revêtir la relation de tutorat des académies ; ensuite, ils valident une sorte de reconnaissance préprofessionnelle en permettant aux étudiants de se faire connaître avant même d’entrer sur le marché du travail. « Cachetonner » permet non seulement de financer les études mais surtout représente une introduction, un moyen de se rendre visible aux yeux du monde professionnel grâce à la mise en place d’un maillage réticulaire indispensable à la construction d’une carrière. Les conservatoires peuvent alors faire office de sésame ou « d’agents de liaison » entre les élèves et les orchestres, par l’entremise des professeurs ayant eux-mêmes un poste dans un orchestre. Devenir l’élève d’un musicien cumulant une place de soliste dans un orchestre et un poste de professeur au conservatoire est le gage d’avoir ses chances au sein de cet orchestre. Cette forme de parrainage s’observe particulièrement dans le milieu des instruments à vent. Une ancienne élève de la classe de cor du CNSMD de Paris explique ainsi que son entrée au Conservatoire a été synonyme pour elle de travail rémunéré et de carte d’entrée dans les orchestres professionnels :
Au cor il y a pas mal de travail et, quand tu rentres au CNSMD, les professeurs font tout pour t’intégrer au milieu professionnel assez vite et, du coup, j’ai vite cachetonné. Donc, les sessions d’orchestre du conservatoire, j’étais contente de les faire, mais j’étais plus contente encore d’aller travailler dans des vrais orchestres, et du coup c’est même mieux, parce qu’en plus j’étais payée ! (Cécile, corniste.)
29Dans le cas de Cécile, c’est le professeur, lui-même soliste d’un grand orchestre parisien, qui donne le nom de ses étudiants à la régie d’orchestre qui peut les engager sans plus de formalités. Il faut remarquer alors qu’un étudiant engagé au cachet touche exactement le même salaire qu’un supplémentaire professionnel et bénéficie d’une déclaration similaire établie auprès des services du Pôle emploi, lui permettant de cumuler des heures d’intermittence. Aussi les étudiants ne voient-ils pas toujours l’intérêt de suivre des formations telles que celles proposées par d’éventuelles académies d’orchestres.
30L’intermittence est un facteur primordial à prendre en compte lorsque l’on observe l’insertion professionnelle des jeunes instrumentistes en France. Soucieux de gagner rapidement leur vie, d’entrer sur le marché du travail, et théoriquement bardés de tous les diplômes nécessaires garantissant leurs compétences instrumentales, les jeunes musiciens briguent l’entrée dans les orchestres permanents comme une sorte de Graal. « L’entrée en intermittence » constitue en quelque sorte un premier palier d’accès vers ce que beaucoup considèrent comme un aboutissement. Si l’Allemagne professionnalise les jeunes musiciens grâce au système des académies et des Praktikum, la France professionnalise au moyen de l’intermittence. Le droit à l’assurance chômage, s’il est obtenu, permet par ailleurs une entrée sur le marché professionnel français plus « attrayant » et plus assuré que l’entrée professionnelle en Allemagne qui, elle, s’effectue d’une certaine manière « sans filet ». Là, une fois sortis du système académique, les étudiants n’ont d’autre choix que d’entrer dans un orchestre, de devenir professeur, ou de se lancer dans une carrière free-lance autrement plus précaire qu’en France. Leslie, altiste française, a effectué un séjour d’études de plusieurs mois en Allemagne lors d’un échange Erasmus. Pendant ces quelques mois, elle a également été reçue pour un Praktikum à l’Orchestre de la Norddeutscher Rundfunk9 (NDR) de Hambourg. Dans le cadre de la Musik Hochschule10 comme dans celui de l’orchestre, elle relève des différences entre étudiants français et allemands ainsi que dans le traitement respectif des musiciens académistes, supplémentaires ou titulaires de l’orchestre :
En fait, ce qui m’a frappée, c’est qu’en France les gens sont stressés de trouver du boulot, de pas rentrer trop tard dans les CNSMD et de pas sortir trop tard11, alors que là-bas ils préfèrent vraiment étaler les études, parfois ils prennent même des Urlaubssemester, des semestres de congé. Ils prennent un an de congé, où ils travaillent que l’instrument, et ils continuent d’avoir des cours avec le professeur. Du coup, ça fait au moins cinq ans. […] Après, ils ont créé encore les académies, maintenant. Là, ça oblige à la fin du master à refaire une académie un ou deux ans et ça rallonge encore les études. Mais là au moins, tu as une bourse de 800, 900 euros par mois. Le Praktikum, tu es payé à la série, mais très en dessous des autres. En gros, on est au bas de l’échelle. Et on n’était pas défrayé non plus. Pour eux, c’est de grosses économies et pour les étudiants, c’est un moyen de pas être à la rue. (Leslie, altiste.)
31En France, les stages dans les orchestres ou les académies restent, en revanche, pratiquement inexistants. Pour les jeunes diplômés des conservatoires supérieurs, la recherche d’emploi revient souvent à accepter quelques heures de cours (cours particuliers, dans des associations, des conservatoires pour ceux qui ont passé leurs diplômes d’enseignant), à se constituer un réseau de « cachetons » ou à essayer d’intégrer un orchestre.
32Pour les jeunes instrumentistes, le concours peut être en partie assimilé à un rituel de passage ou à un rite initiatique : il fait passer du statut d’étudiant ou d’aspirant à celui de professionnel intégré. Le fait même de « passer des concours » ouvre la carrière : on commence sa carrière de musicien d’orchestre en se plaçant dans la compétition.
33Un orchestre permanent qui décide de créer un poste de musicien titulaire doit systématiquement ouvrir un concours. L’annonce paraît dans les revues et sur les sites Web spécialisés, elle est souvent affichée dans les lieux d’enseignements, et, bien entendu, dans les maisons d’orchestre12 elles-mêmes. La plupart du temps, le simple « bouche à oreille » fait circuler l’information avant même sa publication. Que le concours soit organisé pour créer un poste, remplacer un départ en retraite ou un musicien qui a démissionné, le premier signal de la bonne insertion d’un instrumentiste professionnel est la densité de son réseau, le fait qu’il soit au courant du concours avant même sa publication officielle. La maîtrise rapide de ces connaissances témoigne de sa bonne intégration dans ce maillage réticulaire, et lui permet d’anticiper la préparation du concours. Posséder l’information sans même avoir à la consulter par voie d’affichage, c’est déjà être dans la course.
34Environ six semaines avant le concours, les inscriptions sont ouvertes. En France, il est possible de s’inscrire sans sélection préalable, contrairement aux pays anglo-saxons où les candidats doivent d’abord envoyer leur curriculum vitæ pour avoir une chance d’être invités à passer le concours. Aux Pays-Bas, l’Orchestre royal du Concertgebouw d’Amsterdam n’auditionne quant à lui que des musiciens ayant fait au moins un troisième cycle dans un CNSMD (ou un équivalent à l’étranger), et pourvus d’une solide expérience. À l’inverse, les orchestres français sont, théoriquement, ouverts à tous. Dans la pratique, seuls les musiciens pouvant se prévaloir au moins d’un prix de CRR se présentent et, pour la grande majorité d’entre eux, ils sont souvent en cours de scolarité dans les établissements supérieurs français ou européens, ou déjà titulaires d’un prix délivré par ces derniers.
35À la suite de son inscription, le candidat reçoit la liste des morceaux imposés qu’il devra interpréter, ainsi que les partitions d’orchestre dont il devra jouer des extraits13. Après un mois et demi de préparation intensive vient le jour du concours dont les conditions sont décrites par deux musiciens, Clotilde et Erwann, rencontrés lors d’un entretien commun :
Donc t’arrives, t’as bossé comme un fou, tu t’es tellement pris la tête sur chaque note que même Au clair de la lune, ça te paraîtrait compliqué comme du Wagner. Et là, t’as quatre-vingts autres types qui sont autant à fond que toi. On fait le tirage au sort pour l’ordre de passage, et tout le monde va se chauffer. Les conditions sont différentes d’un orchestre à l’autre, mais parfois c’est horrible, ils nous mettent tous dans la même pièce, et c’est parti. Tout le monde s’observe. (Clotilde, violoniste.)
Il y a toujours les mecs qui jouent leurs traits [extraits] super vite et super fort et qui énervent tout le monde ! C’est le moment où il faut pas se laisser impressionner et rester à la fois très tonique et très calme. Après, ça dépend beaucoup de ta position. Parce que si tu as tiré le numéro 80, il vaut mieux sortir, aller boire un café, mais c’est pas génial de devoir trop attendre. […] En moyenne, tu joues deux minutes du concerto, et les deux traits qui font deux minutes aussi. C’est l’écrémage le premier tour, dès les premières notes, ils savent si tu passes ou pas. Moi, pour le premier tour je pense juste à la justesse et au rythme, que à ça, enfin beaucoup. Et puis pour les traits, tu sais ce qui se fait, ce qui est attendu. […] À la fin de la journée, t’as les résultats prononcés. Les dix qui passent, ils foncent direct retravailler, et ceux qui ont loupé, ils repartent la queue entre les jambes, en ayant bossé comme des malades pour rien. […] Au deuxième tour, tu peux déjà un peu plus montrer qui tu es et jouer, et puis au troisième tour si t’y vas, c’est là où il faut pas craquer. Souvent, il reste plus que deux ou trois candidats. C’est sur le mental que ça se joue. (Erwann, violoniste.)
36Mentionnons que Clotilde est actuellement titulaire d’un poste dans un orchestre permanent. Avant d’obtenir ce poste, elle a passé une quinzaine de concours sans succès. Intermittent, Erwann est engagé régulièrement comme musicien supplémentaire dans les orchestres parisiens. Il a déjà passé une dizaine de concours et arrive systématiquement en finale, ce qui ne lui donne pas le poste, mais lui permet de se faire remarquer et donc de venir « cachetonner ». Leur récit illustre les similitudes entre les concours d’orchestres et les compétitions sportives. Les expressions employées rappellent celles que l’on peut entendre dans les commentaires que les sportifs font eux-mêmes sur leurs matchs, leurs courses, leurs combats. Sont ainsi mentionnés les conditions d’échauffement, la préparation mentale et le fait de demeurer impassible face aux tentatives d’intimidation des autres musiciens qui, lors du concours, se présentent comme de véritables adversaires. Tout comme pour une épreuve sportive, des stratégies sont développées : dans l’interaction sociale (l’observation des adversaires, la promiscuité des salles d’échauffement), dans la configuration psychique individuelle (s’isoler au milieu des autres, gérer la concentration durant le temps des trois tours), dans la prestation musicale (savoir répondre aux attentes du jury).
37Remporter une telle épreuve nerveuse inscrit le musicien dans le clan des initiés : il a gagné de haute lutte sa légitimité et, désormais, il est reconnu par ses pairs qui l’ont officialisé comme étant digne d’être des leurs. Quoi qu’il advienne, il est membre du groupe qui, lui-même, se légitime en restreignant les conditions d’intégration. Le fait que le concours débouchera sur un engagement lui donne également toute sa valeur : l’épreuve est difficile, mais le vainqueur est certain d’obtenir un contrat, qui plus est un contrat à durée indéterminée.
38Rien de tel n’existe pour les musiciens voulant jouer dans des orchestres dits par « projet », qui incluent tous les orchestres spécialisés dans le répertoire baroque, mais également quelques orchestres jouant exactement le même type de répertoire que les orchestres nationaux permanents, comme l’orchestre Les Siècles ou l’orchestre Les Dissonances. Les musiciens y sont recrutés par cooptation et, parfois, à la suite d’auditions. Ils obtiennent alors un contrat à durée déterminée, le temps d’une seule production. Chaque production peut remettre en jeu leur rappel dans l’orchestre. Initialement, ce mode de recrutement était un moyen pour les orchestres baroques de se démarquer de la rigidité et de l’élitisme des concours d’orchestres permanents. Mais désormais, l’évolution de ces ensembles a fait surgir de nouvelles problématiques. Les places sont devenues extrêmement prisées ; leur conquête « informelle » occasionne alors immanquablement des interrogations sur la probité de ceux qui les briguent et de ceux qui les attribuent : sur quels critères peut-on engager un musicien si on ne l’a jamais entendu lors d’une audition ? Cette question se pose notamment dans des orchestres où les musiciens sont supposés maîtriser certaines règles d’interprétation : on y joue comme cela se faisait par exemple au xviie ou au xviiie siècle, ce qui demande bien entendu un apprentissage spécial (c’est aussi pourquoi on parle d’ensembles « spécialisés »). Mais qu’arrive-t-il quand certains musiciens sont recrutés en dépit du fait qu’ils n’ont jamais étudié ces règles d’interprétation ? Sont-ils recrutés parce qu’ils sont « amis » avec le chef ? Parce qu’ils sont de bons instrumentistes et que cela doit bien suffire, après tout, pour jouer tous les répertoires ? Les suspicions ne manquent jamais alors de s’installer dans les rangs de l’orchestre et, très vite, chacun juge de la légitimité des autres, de leur bon droit à être là, ou non. L’absence du véritable rite d’introduction que représente le concours contribue par conséquent à faire disparaître un marqueur fort de reconnaissance pour les musiciens, tant pour eux-mêmes que vis-à-vis de leurs pairs. La cooptation induit le doute sur les compétences et crée un déséquilibre structurel dans la légitimité que les musiciens s’accordent entre eux. Le concours, même s’il peut être remis en question (« c’était truqué », « ils savaient déjà qui ils voulaient prendre »), reste un symbole plus difficile à remettre en cause qu’un simple coup de fil passé à une relation. Il replace la compétence musicale, ce qui fait le musicien, au centre du dispositif. Néanmoins, les ensembles spécialisés continuent à privilégier la cooptation en s’appuyant sur le fait que les musiciens ont théoriquement reçu en amont, par leurs études, une certaine légitimité. Ils ne passent pas de concours, mais d’autres instances, spécialisées dans la musique ancienne, les ont validés en tant que pairs : en musique ancienne, les carnets d’adresses se construisent dès le conservatoire ; les professeurs, qui eux-mêmes jouent dans les ensembles, y introduisent leurs « poulains », et les chefs y repèrent les instrumentistes qu’ils appelleront par la suite dans leurs ensembles.
39En règle générale, le cursus moyen d’un instrumentiste spécialisé en musique ancienne (ou baroque) est constitué d’un premier parcours traditionnel (diplômes théoriques et instrumentaux de conservatoire de région et/ou de conservatoire supérieur), complété par deux ou trois années d’études supplémentaires dans un département de musique baroque14. À l’ère des premiers « tâtonnements baroques » dans les années 1970, cet apprentissage était encore très marginal – le CNSMD de Paris ne s’est doté d’un département de musique ancienne qu’en 1984 – et certains pionniers, tel le chef Jean-Claude Malgoire, venaient directement du monde de la musique moderne sans avoir bénéficié du moindre enseignement ou de la moindre expérience des instruments anciens, bien loin de ce qui est requis aujourd’hui. Désormais, il existe des départements de musique ancienne dans pratiquement tous les conservatoires français, proposant un apprentissage assez complet. Pour cette raison, ne pas bénéficier d’un de ces « labels » et pourtant être introduit dans le monde baroque peut être source de nombreuses incompréhensions et acrimonies, comme l’atteste le discours de cette musicienne intermittente :
Ça me rend dingue quand tu t’es cassé le cul à faire toutes ces études, en plus, de voir des types arriver comme ça, et de devoir jouer à côté d’eux. Les mecs, ils croient avoir tout compris parce qu’ils ont mis trois cordes en boyaux et taxé un archet, et tu dois supporter leurs conneries, des temps forts mal placés, des mauvaises places d’archets parce qu’ils ont rien compris ni à l’archet ni au style, du vieux vibrato qui ressort. (Charlène, altiste.)
40La perméabilité entre les mondes modernes et baroques existe depuis longtemps. Elle s’observait, en particulier, dès la fin des années 1950 lors de la création des premiers ensembles, en un temps où l’on manquait tout simplement de main-d’œuvre. Puis, avec l’émergence des départements de musique ancienne dans les conservatoires, différentes écoles de technique sont apparues, extrêmement spécialisées, et qui, elles-mêmes, ont éduqué de nouvelles générations de musiciens : l’apparition de ces généalogies d’instrumentistes est un des marqueurs témoignant de l’institutionnalisation du mouvement. Ces écoles constituent autant de jalons délimitant des champs théoriques et stylistiques : il ne sera – en théorie – plus possible de faire « n’importe quoi ». Prendre un instrument ancien et en jouer ne suffit plus, il faut avoir étudié. Dans la pratique, le marché de la musique ancienne a longtemps généré une telle manne que de nombreux musiciens se sont engouffrés dans ce « créneau », sans pour autant pouvoir témoigner d’un apprentissage particulier. Cependant, à partir des années 2000, le marché du travail dans le secteur de la musique ancienne a commencé à s’altérer. La forte croissance des effectifs s’est accompagnée d’une progression plus modeste du volume de l’emploi. Plus sévère encore, la concurrence est d’autant plus mal perçue par les musiciens spécialisés qu’elle provient d’instrumentistes issus d’un autre « sérail » (que l’on peut résumer par « moderne »), non formés aux techniques de musique ancienne.
41La mesure des compétences crée donc de la confusion. Dans des ensembles sans autre mode de recrutement que la cooptation, comment juger des qualités d’un musicien ? L’absence d’instance collégiale de validation des candidats – la seule validation qui tienne étant toujours, actuellement, celle du chef d’orchestre – constitue une faiblesse qui peut gangréner le collectif. Pour résoudre ce problème, certaines formations baroques ont donc décidé d’organiser des « auditions ». Il s’agit alors non pas de concours entendus au sens des orchestres modernes – d’ailleurs le mot « concours » n’est jamais employé –, mais d’auditions flirtant toujours avec l’officieux. De ce fait, la validité des auditions peut tout autant être discutée que le système réticulaire, et peut même discréditer auprès des musiciens les ensembles qui y ont recours, comme l’explique Angélique, violoniste qui a passé déjà plusieurs auditions sans obtenir de contrat, ou alors des années après, sans qu’aucune relation de cause à effet ne soit établie avec l’audition :
J’en ai fait des auditions ! J’avais fait celle du Concert d’Astrée, par exemple. Ils faisaient ça au Châtelet, ça avait l’air plus sérieux que les autres, il y avait un claveciniste pour accompagner ! Bon, enfin, il y avait pas de salle de chauffe, tu déballes dans le couloir, et il n’y a pas d’affichage. Tu sais pas qui est là, tu sais pas quand tu joues, combien on est, tu croises juste un ou deux copains et chacun se raconte ce qu’il sait, mais c’est le grand flou. […] Il fallait juste préparer une pièce baroque et une pièce classique. Bon, ça c’est pas mal passé, ils m’ont remerciée ; le jury, c’était la cheffe, l’administratrice et deux musiciens fidélisés à ce moment-là et puis voilà quoi, je suis repartie, et j’ai jamais eu de nouvelles. J’ai appelé quand même au bout d’une semaine, on m’a dit qu’il y avait pas de résultats vraiment, qu’ils avaient fait une liste comme ça et qu’on ne manquerait pas de me tenir au courant. Mais c’est toujours les mêmes qui sont appelés, ça n’a rien changé sur le coup […]. Le pire, c’est [l’Ensemble] Matheus : ils m’ont auditionnée à Roissy !
Ils partaient en tournée, alors ils nous avaient donné rendez-vous là.
Je trouvais ça bizarre bien sûr, mais bon, comme c’est toujours tordu, j’étais pas plus choquée que ça, je croyais que ça serait dans un salon réservé. Eh ben non, quand je les ai rejoints, le chef m’a dit : « Bon, ben, vas-y, on t’écoute, on va se mettre dans le petit coin, là » et c’était au pied d’un escalator un peu à l’écart. J’étais tellement surprise, ben, que je l’ai fait. (Angélique, violoniste.)
42L’audition au pied d’un escalator est l’exemple le plus extrême que je connaisse. Mais, à l’instar du système de cooptation des ensembles de musique ancienne en général, il corrobore le fait qu’il n’y a finalement que le nom des ensembles qui soit baroque. Il n’y a pas d’ensembles, il y a des chefs. Les cooptations relèvent de l’autorité du chef, seul habilité à les valider, et ne s’effectuent pas, comme on pourrait le penser, d’instrumentistes à instrumentistes. Quant aux auditions, par leur absence de protocole et, surtout, par l’absence de contrat permanent à la clé, elles sont un contresens. En voulant offrir l’aspect d’une règle, d’un cadre, elles révèlent au contraire de manière encore plus aiguë la précarisation des musiciens. Ces derniers, qui espèrent pouvoir se distinguer dans le cadre d’une audition par la présentation de leur travail et de leur niveau instrumental, dont dépend la possibilité de leur embauche, se retrouvent en réalité confrontés à leur vulnérabilité : leur compétence instrumentale n’est que le prétexte d’un processus unilatéral où tout peut leur être demandé (jouer au pied d’un escalier), sans qu’ils soient assurés de trouver en face un engagement minimal (s’engager à engager). On retire ainsi aux musiciens leur dernier moyen d’éprouver leur puissance, entendue au sens d’un pouvoir d’action. Apparaît là un immense malentendu avec lequel les instrumentistes passent leur temps à composer. Les auditions viennent encore renforcer la zone d’incertitude des musiciens déjà établie par le fonctionnement en cooptation. L’entrée dans ces orchestres est donc à considérer à la lumière d’injonctions à une ultra-adaptabilité constante. Saisir les parcours, les choix puis les comportements des musiciens évoluant dans ces structures passe par la connaissance de ces enjeux.
Notes de bas de page
1 J’ai pris le parti d’anonymiser le témoignage de la plupart de mes informateurs en recourant à des pseudonymes. D’autre part, je n’ai pas jugé pertinent de modifier les noms des chefs d’orchestre qui m’ont expressément autorisé à retranscrire leurs propos. Dans les entretiens, mes propos figurent en italique.
2 Le Conservatoire de musique de Paris, fondé le 3 août 1795, avait pour mission initiale de former les musiciens militaires, mais présentait dès sa création la volonté de former les musiciens aux spectacles publics et aux concerts.
3 Conservatoire national supérieur de musique et de danse. Il n’y a que deux CNSMD en France (contrairement à la plupart des pays, notamment l’Allemagne, où l’on trouve des établissements d’enseignement supérieur de la musique dans chaque grande ville). L’un est à Paris et l’autre à Lyon.
4 Initialement, les cours d’instruments étaient dispensés de manière collective, d’où l’origine de ce terme de « classe ». Tous les étudiants inscrits assistaient à « la classe » en même temps. Cette pratique a peu à peu disparu au cours de la seconde moitié du xxe siècle pour laisser place aux leçons individuelles.
5 Hexis : du grec ἕξις, mot féminin, qui signifie « manière d’être », « état ».
6 Par « relations frémissantes », je désigne tout ce qui, selon moi, ne peut être appréhendé que de l’intérieur de la structure, ce qui circule de manière impalpable entre deux personnes, ce ressenti quasi animal qui ne tient qu’à une posture, l’impression qu’il est possible de faire ressentir à l’autre un état profond sans recourir au vecteur de la parole ou d’un geste explicite.
7 En 2012, j’ai relevé que 71 % des musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen étaient titulaires d’un prix de CNSMD, et 18 % d’un prix de conservatoire supérieur étranger. (Chiffres de l’enquête quantitative réalisée lors de mon mémoire de master 2 auprès des musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen : Delphine Blanc, « Organisation et compétitivité des pratiques orchestrales en France aujourd’hui. Des musiciens entre héritage et innovation », mémoire de master 2, École des hautes études en sciences sociales, octobre 2012.)
8 Le Praktikum, système propre aux orchestres professionnels allemands, est un stage de longue durée (un an en règle générale), accessible sur audition, qui doit permettre l’apprentissage pratique de l’orchestre à l’intérieur d’une formation. Les étudiants participent aux répétitions et à certains concerts. Ils peuvent être en effectif surnuméraire, mais, la plupart du temps, ils occupent une place du pupitre, ce qui n’est pas sans poser quelques questions : dans les faits, leur salaire qui équivaut à un quart de celui des permanents permet d’accéder à une main-d’œuvre meilleur marché que d’éventuels musiciens supplémentaires. L’Orchestre de Paris, l’Orchestre de l’Opéra de Paris, et l’Orchestre du Capitole de Toulouse se sont intéressés à ce système et ont créé leurs propres académies d’étudiants, mais sans commune mesure avec ce qui existe en Allemagne. L’académie Aïda de l’Orchestre du Capitole n’existe d’ailleurs plus désormais.
9 Sinfonieorchester des Norddeutschen Rundfunks : orchestre de la radio du Nord rattaché au service public audiovisuel pour les Länder de Basse-Saxe, Mecklembourg–Poméranie-Occidentale, Schleswig-Holstein et la ville-État de Hambourg. Cet orchestre a été renommé NDR Elbphilharmonie Orchester à l’occasion de l’ouverture en janvier 2017 de la nouvelle salle de concert de Hambourg, la Elbphilharmonie, où l’orchestre est le principal résident
10 Conservatoire de musique.
11 Au CNSMD de Paris, la limite d’âge pour le concours d’entrée en premier cycle est de 22, 24 ou 26 ans selon les instruments (par exemple : 22 ans pour le violon ou le piano, 24 pour les percussions, l’alto ou la clarinette, et 26 pour le trombone basse). Au CNSMD de Lyon, la limite d’âge, longtemps fixée à 24 ans, a été élevée à 29 ans. En Allemagne, les conditions sont variables d’une Musik Hochschule à une autre, mais, en règle générale, s’il y a une limite d’âge, elle est fixée à 30 ans.
12 Terme d’usage pour désigner les établissements de résidence des orchestres et surtout des opéras.
13 Un concours se déroule en trois tours éliminatoires. Il est souvent demandé au premier tour un concerto ou une sonate d’époque classique, ainsi que deux extraits (des « traits ») de partitions d’orchestre ; au deuxième tour, un concerto d’époque romantique ou moderne ; et, au troisième tour, il n’y a que des extraits de partitions d’orchestre.
14 Les CNSMD de Paris et de Lyon possèdent ainsi tous deux leur département de musique ancienne, de même que de plus en plus de conservatoires et d’écoles de musique en France. Ces départements sont encore relativement restreints en comparaison du nombre de cours, de professeurs, de concerts proposés par les établissements qui furent les premiers à s’ouvrir à la musique ancienne en Europe : la Schola Cantorum de Bâle (créée en 1933), le Conservatoire royal de La Haye, le Conservatoire royal de Bruxelles et la Haute École de musique de Genève.
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