1Pour comprendre le rapport entre l’avant-garde et le soi-disant « retour à l’ordre » qui se propage dans l’entre-deux-guerres, il faut identifier le rôle joué par la critique d’art dans les relations entre art et politique à Paris à cette époque. En effet, dès la fin du xix^e siècle, de nombreux critiques d’art liés plus tard à l’École de Paris s’aventurent dans des querelles qui marqueront un tournant majeur dans la politisation des discours sur l’art. On assiste, d’une part, à une profusion de débats associant art et nationalisme xénophobe et antisémite d’extrême droite ; d’autre part, à des affrontements très vifs sur l’existence d’un « art juif ». Animés par des personnalités telles que Louis Vauxcelles, Camille Mauclair, Waldemar-George et Gustave Kahn, ils témoignent de choix intellectuels polyphoniques et déroutants, et confirment le caractère ambivalent de ces décennies.

2Ces tensions font suite à la transformation de la profession d’« écrivain d’art » à la fin du xix^e siècle. Selon Françoise Lucbert, cette activité polymorphe a cessé d’être l’apanage de poètes et de lettrés ; elle est désormais pratiquée par des journalistes qui collaborent à des quotidiens, par des historiens de l’art qui aspirent à une critique spécialisée, par des artistes qui veulent défendre leurs théories, par des amateurs d’art, des collectionneurs et des marchands qui visent souvent à promouvoir leurs propres intérêts1. L’éclectisme de ces profils correspond alors à une explosion des supports et des formats éditoriaux : les comptes rendus, les préfaces des catalogues d’exposition, les monographies d’artistes, les écrits sur l’art, les textes théoriques, les romans ou encore les films sont autant d’espaces permettant la circulation massive de propositions critiques2.

3En raison d’une diffusion toujours plus large de la presse, le critique obéit aussi très souvent aux lois du marché pour assurer sa stabilité financière3. Les articles paraissant dans la presse spécialisée et les courtes monographies consacrées aux artistes contemporains sont ainsi les principales sources de rémunération des protagonistes de Montparnasse qui nous occupent. Leur lien avec le marché de l’art repose sur le soutien réciproque entre artistes, galeristes et critiques, qui forment une sorte de système autonome. Ainsi, les « plumes » sont liées aux estimations du marché – et donc aux effets de mode – et subissent inévitablement l’influence des nouvelles tendances.

Paris fait école

4Ces mutations s’accomplissent à Paris dans la première moitié du xx^e siècle : tous les styles, écoles, mouvements, manifestes et dogmes qui s’y succèdent sont autant de signes révélateurs d’une communauté artistique en effervescence et irréductiblement hétérogène. L’abondante littérature sur les avant-gardes a montré, à juste titre, une multiplicité de langages à l’œuvre dans un contexte cosmopolite, en soulignant les effets bénéfiques de cette situation sur le travail des artistes. Ce récit attribue ainsi à Paris un rôle central dans le développement de la vie artistique de l’époque et décrit la ville comme un épicentre culturel, louant ses qualités d’agrégateur et de source d’inspiration. Si l’imaginaire collectif a retenu cette image, c’est largement grâce à des ouvrages ou à des projets d’exposition tels que « Paris, capitale des arts (1900-1968)4 », qui ont confirmé l’importance de la capitale française (Montmartre, Montparnasse et Saint-Germain-des-Prés) dans les grands moments de rupture et d’expérimentation de la peinture et de la sculpture internationales.

5À partir des années 1980, les historiens de l’art ont toutefois commencé à porter un regard nouveau sur ce chapitre de l’histoire, en introduisant des clés de lecture inédites. Non seulement le périmètre d’analyse a été élargi à d’autres esthétiques, dont le réalisme de l’entre-deux-guerres est sans doute l’exemple le plus significatif5, mais la recherche s’est aussi mise à déconstruire un discours prioritairement centré sur l’histoire des formes pour avancer une lecture plus « identitaire ». C’est le cas notamment de l’exposition du Jewish Museum de New York, intitulée « The Circle of Montparnasse. Jewish Artists in Paris (1905-1945)6 », qui a présenté en 1985 une sélection de travaux d’artistes juifs à Paris en revendiquant le critère de judaïté comme seul principe de sélection et comme fil rouge de l’analyse critique. Cette approche « ethnique » de l’histoire de l’art s’est attardée sur les identités de certaines de ces figures et a permis d’évaluer l’impact des équilibres politiques contemporains sur leur vie et sur leur travail.

6De nombreuses études ont aussi été consacrées à l’École de Paris dans le contexte géographique particulier du quartier de Montparnasse ; des contributions anglophones ont notamment étudié les influences du nationalisme et de l’antisémitisme sur la construction des discours artistiques. Si elles ont apporté un éclairage fondamental, elles ont également eu tendance à réduire la complexité des critiques d’art à une catégorisation trop figée et à les restreindre aux seuls courants d’extrême droite. Il en résulte une opposition binaire entre l’école cosmopolite de Paris et une présumée « École française », où s’affrontent, dans une fatale imperméabilité, les artistes français et les artistes étrangers, les artistes juifs assimilés et les non-assimilés, les artistes défenseurs de la tradition nationale et les « dégénérés ».

7Kenneth Silver évoque ainsi ces thématiques en reconstituant les stratagèmes utilisés pour définir un art « national » à Paris après la Première Guerre mondiale. Selon lui, l’opposition entre un art cosmopolite et un art national doit se lire à la lumière de la rhétorique antiallemande. Elle se serait radicalisée avec le conflit entre la France et l’Allemagne, l’une se rapportant à l’univers latin et l’autre au « Nord ». De plus, l’Allemagne était associée à la barbarie et s’opposait à la France « civilisée », fille de l’humanisme. Toute influence étrangère, et notamment juive, était alors perçue comme une tentative de désacraliser la tradition nationale7.

8Romy Golan, en s’appuyant sur ces conclusions, s’attache à démontrer que le concept d’art national s’est élaboré au sein des mouvements du « rappel à l’ordre », sous l’influence de l’extrême droite. Elle insiste sur l’intérêt des artistes et des critiques pour les maîtres de la tradition. L’orientation classique s’inscrivait dans une tendance plus générale qui s’était volontairement opposée, selon Golan, aux avancées avant-gardistes des années précédant la Première Guerre mondiale. En outre, l’auteure met en relation l’importance accordée à l’esprit latin supposé de la société française avec les nouvelles tendances d’inspiration classique, dont Jean-Dominique Ingres et Pierre Puvis de Chavannes étaient les modèles8.

9Ces recherches doivent cependant être croisées avec les études plus récentes sur l’histoire de l’histoire de l’art en France au xx^e siècle. La nécessité s’y fait jour de considérer toute la diversité des politiques culturelles touchant à la relecture de l’art gothique du xiii^e siècle, du classicisme des xvii^e et xviii^e siècles, et de l’explosion des arts du xix^e siècle. C’est en effet aussi au sein des structures officielles, éloignées des extrémismes de droite, que se développent d’autres tendances « nationalisatrices9 ». Beaucoup d’historiens de l’art et de critiques d’art nourrissaient l’imaginaire d’un « art national » et glorieux fondé sur ces trois grandes périodes où, selon Louis Réau par exemple, la « francité » s’était librement exprimée et imposée en tant que style et culture10. Cette forme d’appropriation nationale du discours sur l’art confirme certes l’apparition du mythe de la « renaissance », mais elle ne se résume pas exclusivement au discours xénophobe et antisémite de l’extrême droite.

10En présentant un premier bilan de l’histoire de la critique d’art en France dans l’ouvrage Perspectives croisées. La critique d’art franco-allemande (1870-1945), Pierre Vaisse a salué avec enthousiasme l’intérêt de l’historiographie pour les tendances nationalistes, mais il a également souligné qu’une orientation idéologique parfois excessive était à l’origine de ces études. Il s’agit souvent d’assimiler les lectures de l’art national à des positions esthétiques et politiques réactionnaires : le cas est fréquent, mais ne devrait pas constituer un principe absolu11.

Le contexte instable de l’entre-deux-guerres

11Durant l’entre-deux-guerres se succèdent des faits politiques, sociaux et économiques de première importance, dont le krach boursier de Wall Street en 1929 est le plus emblématique. La longue dépression qui s’ensuit fragilise les systèmes politiques des années 1930 et favorise la naissance de mouvements nationalistes, ouvrant la voie aux grandes dictatures fascistes. On assiste alors aux prémices de l’évolution radicale de la critique d’art, en réponse au durcissement du discours xénophobe, racial et antisémite. L’année 1925 est en effet un tournant majeur pour les débats sur l’art national. Dans ce contexte, la présence juive dans le panorama artistique parisien fait l’objet d’attaques répétées. Ces thématiques commencent à occuper, avec toute leur portée propagandiste, les pages des revues spécialisées et des quotidiens. Dans une France de plus en plus confrontée au retour des « valeurs pures » de la tradition, l’étranger – et tout particulièrement le Juif – est devenu la cible privilégiée d’une partie de la critique xénophobe et antisémite liée à l’Action française.

12Malgré l’accession au pouvoir du Cartel des gauches en 1924, de nombreux mouvements ou associations de droite, tels les Croix-de-Feu ou la Fédération nationale des camelots du roi, se sont affirmés sur la scène politique française en professant des idéaux antiparlementaires et en participant à un « réveil national » influencé par des visions racistes12. Ces orientations politiques ont eu un fort impact sur la construction culturelle de la nation et sur la défense du genius loci artistique, comme l’illustre le débat, né en 1925, sur l’existence d’un art juif. Fritz Vanderpyl a en effet provoqué cette polémique dans un article du Mercure de France, où il attribuait l’incapacité des artistes juifs à produire des œuvres valables au caractère fondamentalement aniconique de leur culture d’origine13. Pierre Jaccard a ensuite renchéri en interprétant le deuxième commandement du Décalogue comme l’expression d’une inaptitude à représenter les formes plutôt que comme une loi imposée14. Ces théories fallacieuses ont été volontairement instrumentalisées pour défendre l’image d’un art – et d’un artiste – national et chrétien, donc français, et pour justifier la marginalisation des artistes étrangers. Les penseurs de droite s’en sont alors emparés pour développer leurs propos discriminatoires.

13Les réactions des critiques d’art d’origine juive n’ont cependant pas tardé. Adolphe Basler, Marek Szwarc, Gustave Kahn et Louis Vauxcelles se sont à leur tour lancés dans le débat ; leurs prises de position, allant du rejet des théories antisémites à une forme de soumission aux pressions assimilationnistes, permettent d’évaluer les différentes perceptions de l’art et de l’artiste juifs à cette date15. Entre le refus et l’assimilation, les critiques d’art explorent un large spectre d’attitudes qui seront au centre de ce livre. Bousculés entre la liberté qui avait marqué le cosmopolitisme de Montparnasse et l’essor des politiques autoritaires, de nombreux critiques d’origine juive proposèrent une redéfinition identitaire sans cesse renouvelée. Les conséquences en furent considérables sur certains comportements, dont l’apparente duplicité révèle un clivage qu’il va s’agir d’expliciter. C’est pourquoi nous avons choisi d’assigner à notre étude la date butoir de 1933. Cette année constitue en effet une rupture radicale : Adolf Hitler proclame sa dictature totalitaire, fondée sur le racisme biologique et l’antisémitisme, et l’horizon vers lequel se tournent les orientations idéologiques européennes s’assombrit dangereusement. Comme Éric Michaud le souligne avec justesse, les sociétés de cette période semblent avoir été touchées par un mythe national composé de deux éléments : le prestige de l’art et l’incarnation chrétienne. On les retrouve dans beaucoup de textes rédigés par des idéologues et l’on comprend dès lors que le national-socialisme avait inauguré une nouvelle formule, la « dictature du génie », qui pouvait donner corps, et donc forme, aux motivations idéologiques des nouvelles nations16. Les conséquences d’un tel changement permettent aux voix extrêmes de s’imposer brutalement. Un nouveau chapitre de l’histoire débute, enclenchant une violente et irréversible dynamique discriminatoire.

14Le point de départ de cette étude se situe quant à lui au milieu des années 1920, avant l’uniformisation autoritaire des discours sur l’histoire. Nous assistons alors à de véritables querelles critiques, symptômes de l’explosion des nationalismes. Le terme de nationalismes est ici employé au pluriel, car nous nous intéressons aux différentes expressions de cette doctrine, qui vont de l’influence de l’extrême droite française sur la critique d’art au rôle joué par le mouvement sioniste dans le questionnement des notions d’art ou d’artiste étranger, juif, français ou parisien. Jusqu’à présent, ces définitions ont essentiellement été analysées sous l’angle d’une histoire du tournant conservateur en France ou à partir de lectures immergées dans les milieux sionistes ; elles n’ont pas été assez interrogées selon des perspectives croisées et comparées.

La politisation des discours sur l’art

15De toute évidence, il existe une vraie frange radicale de droite à Paris, comme l’a si bien démontré Neil McWilliam, qui a longuement travaillé sur les relations entre l’Action française, le classicisme et le traditionalisme en France. Ses études confirment que, sous l’égide de Charles Maurras, des hommes clés tels que Lucien Chantal, Henri Mazet et Louis Dimier définissent de façon dogmatique le style calme et équilibré, la force des proportions et le retour aux formes classiques comme nécessaires à l’esthétique nationale17. Une rhétorique propagandiste et protectionniste qui dénonce la présence « métèque » et juive s’accorde avec une résurgence de l’extrême droite à l’époque. À partir de 1929, ces théories se retrouvent dans les écrits de Camille Mauclair et de Maurice Feuillet parus dans Le Figaro et Le Gaulois artistique. La critique d’art associée à ces orientations idéologiques n’a cependant pas encore fait l’objet d’une approche prosopographique. Les auteurs laissent rarement place au doute et écartent souvent toute hypothèse d’ambivalence ou de contradiction. Tout se passe comme si les critiques d’art avaient vécu dans un inexorable déterminisme idéologique.

16Il faut puiser dans les travaux sur l’éveil d’une « critique d’art juive » proche des mouvements sionistes français, comme l’ont définie les études pionnières de Dominique Jarrassé18, pour élargir cette analyse à un « autre » discours nationaliste s’appuyant sur le même principe de catégorisation d’art et d’artiste étrangers et juifs. En prenant comme angle la catégorie d’artiste juif, il devient possible de porter un regard transversal sur l’élaboration d’un double discours critique. D’un côté, la propagande d’extrême droite développe une rhétorique fondée sur la xénophobie et l’antisémitisme afin de discréditer l’art des « métèques », vu comme une déformation des notions d’ordre et d’équilibre propres aux formes classiques. De l’autre, ce durcissement idéologique éveille une « critique d’art juive » qui s’est emparée de ces mêmes catégories pour en faire un point de force de son analyse. La judaïté des artistes et de leurs œuvres a été transformée en facteur positif pour leur promotion. Ici, le renversement de perspective permet d’exalter la découverte d’une histoire et d’une tradition juives dans la description des œuvres et dans le traitement biographique de leurs auteurs19. La parution de La Revue juive (1925) et la diffusion des tribunes artistiques de périodiques tels que L’Univers israélite (1844-1940) et Menorah (1922-1933), proches du sionisme, ont introduit un nouveau style critique qui privilégie des lectures « ethniques ». À cette époque, le sionisme culturel promu par André Spire s’impose et pousse les artistes à concevoir des œuvres inspirées par les traditions, la liturgie ou le folklore juifs. S’appuyant volontairement sur l’idée de « race », ces orientations fondent donc la réflexion critique sur une dimension « ethnique » de l’art juif20. Cette approche se développe alors dans la collection « Artistes juifs » de la maison d’édition Le Triangle entre la fin des années 1920 et le début des années 1930. Parmi les « plumes » qui participent à cette nouvelle aventure, on retrouve des figures jusqu’à présent décrites comme appartenant exclusivement aux courants conservateurs : Adolphe Basler, Waldemar-George et Louis Vauxcelles n’en sont que les exemples les plus connus. Force est de constater que des critiques d’art ont pu, dans une même période, s’exprimer aussi bien en faveur d’un extrême que de l’autre. Cet ouvrage s’attache à questionner ces incertitudes et ces hésitations en proposant une lecture qui traverse la riche variété de réactions face aux faits les plus sombres de l’histoire sociale et politique de la France de l’entre-deux-guerres.

Des critiques d’art aux parcours singuliers

17Il n’est donc pas envisageable de livrer un récit univoque sur la critique qui a accompagné cette période. Il s’agit plutôt de comprendre comment ces histoires se croisent perpétuellement et échappent souvent aux grandes catégorisations. Aussi examinerons-nous la production des discours sur l’art par des acteurs dont certains sont connus et d’autres moins, et suivrons-nous la figure du critique d’art aux prises avec les équilibres instables de l’entre-deux-guerres. En effet, contrairement à certaines idées reçues, la première moitié du xx^e siècle se caractérise davantage par une multitude de contradictions et de malentendus que par une série d’oppositions nettes entre avant-garde et « retour à l’ordre », rupture et continuité, ou encore classicisme et modernité.

18Dans l’abondante littérature consacrée à l’École de Paris ou, plus généralement, à Montparnasse, il n’existe quasiment aucune étude approfondie sur les raisons qui ont amené beaucoup de critiques d’art à adopter des postures parfois contradictoires. Si la thèse de l’opportunisme est valable dans un certain nombre de cas, il est aussi vrai que les conditions de subsistance matérielle ont largement influencé leurs positionnements. Pour bien comprendre ces critiques, il faut donc non seulement analyser leurs textes, mais encore reconstituer le maillage de leurs connaissances, leur ancrage dans le tissu socio-politique et les besoins matériels ou identitaires à l’origine de leurs choix.

19Tout cela requiert une approche prosopographique, dont l’efficacité a déjà été soulignée par Marie Gispert et Catherine Méneux. Selon celles-ci, en effet, la critique d’art matérialiserait « la socialisation des acteurs de la vie culturelle, leurs débats et la polysémie de leurs positionnements. Les écrits des critiques d’art ont pourtant souvent été cités comme de simples sources sans tenir compte du contexte de leur énonciation et surtout de l’identité et de la personnalité de leurs auteurs21 ». Afin de mieux saisir l’individu et ses relations avec l’histoire politique et sociale, nous nous attacherons à mettre en lumière les aspects qui déterminent la trajectoire des critiques, les omissions et les non-dits, en croisant les données personnelles, religieuses, géographiques, économiques, politiques, culturelles et linguistiques. Nous verrons que cette approche permet de mesurer l’influence du critique sur l’évolution de l’art et sur sa réception par le public, ainsi que la perception qu’il avait lui-même de l’art de son époque22. La prise en compte de tous ces éléments a été rendue possible par le dépouillement systématique des revues, quotidiens, catalogues d’exposition et monographies. L’étude des périodiques permet non seulement de repérer les collaborateurs des rédactions, mais aussi de reconstituer les réseaux d’influence dont ils bénéficiaient. Le travail minutieux qui a été mené ainsi sur les sources, pour la plupart inédites, révèle très clairement la diversité des acteurs et la complexité de leurs personnalités. Il s’agit à la fois de suivre l’histoire individuelle et humaine du critique d’art et, plus largement, de comprendre son ancrage dans l’histoire politique afin d’élargir les perspectives monographiques.

20À partir de 1925 environ, par exemple, Maurice Feuillet, Marcel Hiver et Camille Mauclair se font les porte-parole de la rhétorique d’extrême droite, à laquelle ils adhèrent pour des raisons et avec des objectifs très différents. Si Maurice Feuillet incarne véritablement la figure institutionnelle du conservateur engagé dans le financement et l’élaboration des suppléments artistiques des quotidiens Le Figaro et Le Gaulois – journaux de droite appartenant à François Coty –, Marcel Hiver et Camille Mauclair semblent quant à eux avoir emprunté cette voie pour des raisons plus personnelles. Le premier, acteur peu connu de la scène de Montparnasse, fonde en 1929 sa revue indépendante CAP (Critique Art Philosophie), tirée à très peu d’exemplaires et essentiellement produite pour régler des comptes personnels. En fustigeant le cosmopolitisme et en criant au complot juif, il réagit à la crise économique par le repli sur un chauvinisme extrême. De son côté, à partir des années 1920, Camille Mauclair rejoint les puissantes rédactions des journaux de François Coty, suscitant la perplexité dans le milieu artistique de l’époque. Poète symboliste et intellectuel d’avant-garde, il n’avait jamais donné auparavant le moindre signe d’adhésion aux idéaux de droite. Il se lance néanmoins dans une campagne conservatrice, nationaliste et xénophobe contre les arts contemporains dans Le Figaro et L’Ami du peuple. Si cet aspect de la personnalité de Camille Mauclair a généralement été évoqué comme un simple état de fait, nous questionnerons la radicalisation de ses positions critiques en lien avec le caractère financier de sa collaboration avec François Coty23 et la précarité de sa situation professionnelle.

21Loin de minimiser la portée des propos de Mauclair, il faut pourtant comprendre les dynamiques qui sont à l’origine de la radicalisation de sa pensée. À cette fin, nous analyserons les réseaux d’influence auxquels il a participé. Il en va de même pour Maurice Feuillet, qui collabore lui aussi avec François Coty, et pour Marcel Hiver, seul représentant d’un militantisme critique indépendant. L’hétérogénéité de ces profils montre que, si la posture, le langage et le vocabulaire sont communs, chaque critique d’art relève d’une histoire différente – preuve qu’on ne saurait interpréter les voix de l’extrême droite comme formant une seule entité.

22Un cas très frappant à cet égard est celui d’Adolphe Basler, critique d’art d’origine juive polonaise, qui a vécu et travaillé à Paris dans l’entre-deux-guerres et a été naturalisé français24. Initialement proche des groupes et des esthétiques d’avant-garde, il s’en éloigne à partir des années 1920 pour revendiquer une vision nationaliste, xénophobe et antisémite de l’art. Ce changement radical pourrait sembler à première vue irréversible, mais il se double en réalité d’une forte ambiguïté. Malgré de violentes attaques contre l’avant-garde, non seulement Basler a continué à fréquenter ses protagonistes, mais il a encore publié des textes élogieux (bien que rares) sur leur travail. Ses oscillations apparaissent alors comme le symptôme d’une situation complexe, où la dimension identitaire et les pressions sociale et politique se révèlent déterminantes dans la genèse d’un tel comportement. Plus on élargit la recherche à d’autres figures de la critique d’art de cette époque, plus il devient évident qu’il ne s’agit pas là d’un cas isolé. Suivre les sinuosités de ces parcours individuels est essentiel pour comprendre tant la nature de ces changements que l’ensemble de leurs raisons et de leurs motivations.

23On retrouve les mêmes ambiguïtés dans le cas de Waldemar-George. Comme Basler, ce dernier est d’origine juive polonaise et très actif dans les débats sur l’art et l’artiste étrangers et juifs. Dans ses écrits, il affiche pourtant des positions xénophobes et antisémites. Son parcours a été décrit comme une trajectoire allant de l’avant-gardisme international du début du siècle à l’adhésion aux principes « néoconservateurs » de l’entre-deux-guerres. Cette interprétation se fondait sur la conviction qu’il avait opté pour une assimilation totale à la tradition française, en embrassant également les connotations nationalistes et xénophobes d’une partie du milieu intellectuel de l’époque. Il convient cependant, en s’appuyant sur un travail inédit sur les sources primaires liées aux cercles sionistes, de proposer une vision nuancée de cette lecture, désormais nourrie de preuves documentaires surprenantes. En pleine période « assimilationniste », Waldemar-George, aussi bien qu’Adolphe Basler, côtoie les rédactions des revues et des maisons d’édition proches du sionisme en offrant des lectures « juives » de l’art contemporain.

24Aussi, dans sa monographie consacrée à Waldemar-George, Yves Chevrefils Desbiolles définit-il ce dernier comme un homme-symptôme de sa génération, le décrivant comme « un homme au destin sinueux qu’on ne peut toutefois réduire ni à son antijudaïsme bien réel – et non à un quelconque antisémitisme – ni à son ralliement enthousiaste à la figure de Mussolini ». Son parcours est marqué par une certaine outrance « provoquée par les perpétuelles oscillations d’un Don Quichotte qui s’épuise à prendre fièrement et à contretemps le contre-pied de tout25 ». Il s’agit ici de montrer que ces contretemps et ces contre-pieds sont déterminés tant par la pression de la politique xénophobe de l’époque sur le métier de critique que par des questions de subsistance matérielle liées à l’économie de l’art, sans pour autant perdre de vue les réelles ambitions littéraires qui animent ces personnages.

25C’est grâce aux découvertes faites dans les archives du critique d’art italien (d’origine juive) Guido Ludovico Luzzatto que nous avons pu comprendre et approfondir l’ampleur de l’éveil d’une « critique d’art juive » et reconstituer les réseaux de revues, rédactions et galeries vouées à cette cause. Luzzatto a travaillé avec les éditions Le Triangle, notamment sur la collection « Artistes juifs », et contribué à une diffusion internationale des artistes juifs contemporains. Ses échanges avec Michel Kiveliovitch, fondateur et mécène de la maison d’édition Le Triangle, jettent en effet un nouveau regard sur les stratégies et les ramifications de cette entreprise promotionnelle, en permettant de resituer les contributions d’Adolphe Basler et de Waldemar-George.

26Enfin, l’étude des discours critiques élaborés dans les cercles intellectuels promouvant la notion « d’art, d’artiste et de critique d’art juifs » est complétée par l’évocation de personnalités telles que Gustave Kahn, Marek Szwarc, Louis Vauxcelles, Joseph Milbauer, Jacques Biélinky et d’autres auteurs moins connus. Dans le cas de Gustave Kahn, Dominique Jarrassé a déjà montré que le critique a proposé une analyse formelle de l’art dans des tribunes officielles comme le Mercure de France, tout en s’engageant, avec un langage aux références « ethniques », dans la promotion des artistes juifs à travers l’organisation d’expositions, la rédaction d’articles et le soutien économique de leurs pratiques dans Menorah ou L’Univers israélite26. De là, on s’aperçoit que le périmètre d’analyse peut être étendu à l’Aide amicale aux artistes. Cette association créée pour soutenir des artistes en difficulté, et dont Gustave Kahn était justement le président, permet de reconstituer tout un réseau de relations et d’intérêts qui éclaire la complexité de ces liens.

27L’étude des organes de diffusion (revues, maisons d’édition, monographies), des efforts de promotion (expositions et ventes) et des dispositifs d’aide (associations et mécénat) aux « artistes juifs » montre à quel point les stratégies rhétoriques de l’entre-deux-guerres se répondent dans un contexte d’instabilité qui favorise des discours et des pratiques extrêmes. Ces éléments permettent non seulement de révéler les contradictions et les paradoxes inhérents aux parcours de chaque auteur, mais aussi de faire émerger un réseau parallèle d’artistes, de galeristes et de critiques né en opposition aux pressions nationalistes et antisémites, et enfin de dévoiler les multiples strates de discours construits au contact étroit de la grande histoire et de celle, personnelle, des hommes qui l’ont traversée.